Préambule
Je ne suis évidemment pas le premier à avoir remarqué avec quels autres poèmes de Rimbaud associer les mots rares du sonnet "Voyelles" : "bombinent" avec "Les Mains de Jeanne-Marie", "virides" avec "Entends comme brame..." ou le couple "clairon" et "strideurs" présent dans "Paris se repeuple", repris à un poème "Spleen" du recueil Feu et flamme de Philothée O'Neddy (Fongaro), lui-même inspiré par sa présence dans un texte de Buffon sur le chant du cygne (Bienvenu).
En revanche, j'ai eu cette idée clef que je revendique très clairement de considérer que de tels liens invitaient à une lecture communarde du sonnet "Voyelles", puisque "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Paris se repeuple" traitent tous deux de thèmes communards, et les "strideurs" du "clairon" sont liées à la représentation de Paris, la ville insurgée, en tant qu'orage de "suprême" poésie. Et j'argumente à nouveau dans ce sens au sujet du quatrain "L'Etoile a pleuré rose..." qui figure à la suite de "Voyelles" sur une copie manuscrite de Verlaine, l'unique leçon manuscrite connue du quatrain au demeurant. Ce quatrain, Yves Reboul en a défendu la lecture communarde et je soutiens bien évidemment cette lecture qui tombe sous le sens.
Face à cela, les rimbaldiens ont préféré considérer que le problème n'était pas posé, qu'il ne se voyait pas. Il faut comprendre à quel point il est cruel pour un rimbaldien d'avoir publié des tonnes de livres ou d'articles sur Rimbaud sans avoir jamais su quoi dire de "Voyelles" et sans pouvoir répondre à un problème d'images communes entre quelques poèmes aussi nettement défini, aussi incontournable. Le silence dédaigneux ne peut sauver aucun orgueil, quand on songe que les livres publiés seront toujours un tant soit peu lus dans l'avenir et qu'on s'étonnera avec force de cette dérobade, de ce refus même d'évaluer les travaux sur cette question.
Passons maintenant au sujet du jour, c'est mon je ne sais quantième article sur "Voyelles". Je propose une mise en relation avec Hésiode.
"Voyelles", une théogonie !
Une des premières choses qu'on apprend sur Rimbaud, c'est que le petit bonhomme, il voulait être "voyant" (pardon du jeu de mots)et qu'il avait toute une théorie de freluquet pour oser y croire.
En réalité, le thème est un poncif romantique, un peu issu des spéculations philosophiques germaniques, sinon suédoises ou autres, et Victor Hugo, Alfred de Vigny, en ont fait leur bonheur avant Rimbaud. D'ailleurs, le mot ne fait même pas partie des écrits littéraires de Rimbaud au sens strict, mais de deux lettres qui par exception sont devenues des morceaux de bravoure littéraires. Maintenant, quand je dis que le mot est issu un peu des romantiques allemands et de certaines tendances de philosophie illuminée brumeuse, il faut corriger, le poncif remonte à bien plus loin encore, à l'Antiquité. Ronsard aussi associait le poète à une fonction sacrée, à une sorte d'aura de voyant. Ce substrat antique a été enseigné à Rimbaud à l'école, puisque parmi sa poignée de compositions latines connues, nous avons un poème sur l'élection du poète inspiré d'Ovide.
Récemment, j'ai sorti une idée forte selon laquelle "Génie" était la réécriture à l'âge de la maturité poétique du poème des débuts "Credo in unam" et entre les deux on sait que je place "Voyelles" comme une sorte de réécriture lui aussi de "Credo in unam" qui s'enrichit de la perception tragique de la semaine sanglante.
Je reviens à la signification communarde de "Voyelles", mais je revendique aussi une deuxième contribution originale : "Credo in unam", "Voyelles" et "Génie" sont en quelque sorte des poèmes-variations l'un par rapport à l'autre, même si le premier est fort méprisé, au contraire des deux autres qui sont adulés, l'un en tant que phénomène célèbre, l'autre en tant que poème le plus estimé d'un nombre considérable de lecteurs de Rimbaud qui privilégient avant tout sa prose.
Je vais aussi passer à une troisième revendication. Contre beaucoup d'avis rimbaldiens, j'ai refusé de considérer que Rimbaud combattait le dualisme. Très influencé par une pensée meschonnicienne, ce qui finirait pas tourner au phénomène de fascination pour un gourou, Bruno Claisse, auteur d'articles excellents sur les Illuminations, a fini par développer un discours critique abstrait dans les années 2000 qui fait comme une chape de plomb par-dessus ce que disent explicitement les poèmes de Rimbaud, et il parle de vérité moniste et d'un combat de Rimbaud contre le dualisme. Personnellement, je suis incapable de trouver un début de combat contre la pensée dualiste dans la poésie de Rimbaud, sauf à jouer sur la ficelle élastique facile qu'il rejette le dualisme platonico-chrétien puisqu'il tape sur tout le système de la pensée chrétienne. Je suis incapable d'exhiber une structuration moniste au fil de ma lecture des poésies de Rimbaud. Mario Richter considère également que Rimbaud combat le dualisme dans Une saison en enfer, avec toujours cette extension abusive à l'attaque contre la pensée chrétienne nourrie en partie de Platon. Or, j'ai très tôt fait remarquer, dès 2002 ou 2004, dans des entretiens de couloir entre rimbaldiens lors de colloques à Charleville-Mézières que la phrase finale d'Une saison en enfer a une formulation explicitement dualiste : "et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps."
Je sais que des petits malins soutiendront que cette phrase est moniste parce que la vérité est à la fois dans l'âme et dans le corps et qu'elle unit tout le tout. Mais il faut être sérieux. Le dualisme ne conteste pas le mystère de l'unité et, pour n'importe qui qui a fait des études, cette phrase est dualiste. Il y a un moment donné où il faut arrêter le sketch. Cette phrase, je la vois d'ailleurs au passage comme une allusion aussi à l'idée latin d'un esprit sain dans un corps sain, mais passons !
Il existe enfin un autre niveau, c'est celui de considérer que Rimbaud est un poète matérialiste et positiviste. L'idée que Rimbaud puisse être un positiviste est soutenue explicitement par Christian Moncel, lequel écrit sous divers pseudonymes : Alain Dumaine, etc.
Et pourtant, non seulement, Rimbaud ne remet pas en cause le dualisme ou le fonctionnement traditionnel de la formulation dualiste de nos pensées, mais en plus j'ai soutenu qu'il n'était ni matérialiste, ni positiviste. La poésie de Rimbaud est porté par un spiritualisme manifeste. Quand Rimbaud dit que l'avenir sera matérialiste, c'est certainement à cause de la religion, mais les poèmes mêmes de Rimbaud ne sont pas matérialistes. Evidemment, on peut être tenté de penser que le spiritualisme est lié à la défense active ou passive, déclarée ou dissimulée, de la religion chrétienne. Le spiritualisme, on va en trouver chez Victor Cousin, chez des penseurs chrétiens, etc. Toutefois, au dix-neuvième siècle, beaucoup de révolutionnaires furent un temps tournés vers la religion et leurs discours athées ou laïcs révolutionnaires s'habillèrent des fastes d'une sorte de parole liturgique qui avait l'expression de sa foi et une providence à défendre. Je n'apprends rien, c'est un fait bien connu. Il est assez évident que Rimbaud joue avec l'ancien modèle religieux quand il crée ses contre-modèles. "Génie" réplique au christianisme en lui reprenant des éléments de rhétorique, etc. La réappropriation est d'autant plus indiquée que le poème est dans la réplique, la parodie, la satire, parfois l'opposition terme à terme, etc.
Mais on pourrait se dire que le spiritualisme de Rimbaud n'est que dans l'habillage parodique et qu'à la fin des fins la critique du poème de Rimbaud contient en lui-même la ruine de la pensée spiritualiste.
En fait, non !
Rimbaud, poète en avance sur son temps, a encore des façons de penser d'un autre temps par rapport à nous. Et un passage d'Une saison en enfer permet de prouver que Rimbaud est spiritualiste et qu'il n'est pas du tout positiviste. Le positivisme se caractérise explicitement par le refus de la cause finale, une des quatre causes aristotéliciennes. C'est sa base définitionnelle. Et le spiritualisme n'a pas pour vocation de défendre les religions et l'existence de Dieu. Le matérialisme et le positivisme prennent les choses en partant de la matière, puis ils montent aux structures complexes par étapes. Par exemple, on va avoir la vie physique, les minéraux, l'apparition de la vie, le monde végétal, puis le monde animal, puis au niveau humain le positivisme et le matérialisme vont tendre à nous interdire de chercher à comprendre ce qui ne peut pas être observé objectivement, ce qui ne peut passer sous le scalpel. Le spiritualisme a vocation à refuser cette hypothèque. Rimbaud ne s'est sans doute pas mis en tête de défendre le mystère de la vie, gageons qu'il est plutôt dans une certaine continuité traditionnelle de la pensée qui fait qu'il pense naturellement dans un cadre spiritualiste. Il avait sans doute une pensée fine et subtile qui revenait sur cette essence spiritualiste, il devait la critiquer, etc., mais Rimbaud n'a pas fonctionné selon ces modalités nouvelles, et aujourd'hui banalisées, qui consistent à opposer la pensée matérialiste et positiviste à une pensée spiritualiste. Et ce n'est pas tout. Il n'a pas passé le pas, parce qu'il reste dans la conviction qu'il y a une cause finale, qu'il y a une providence au monde. Dans "Alchimie du verbe", Rimbaud fait allusion à "Voyelles" en mobilisant les mots "forme" et "mouvement". Le couple "forme" et "mouvement" se retrouvent dans "L'Impossible" Et si on compare les deux extraits, on observe qu'à "la couleur des voyelles" correspond le mot "lumière". Or, dans "L'Impossible", Rimbaud écrit qu'il ne croit pas "la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..." Je mets au défi un positiviste ou un matérialiste d'expliquer ce qu'est un "mouvement égaré", puisque dans la pensée positiviste et matérialiste le mouvement est là sans qu'on lui présuppose une cause finale. Dans la pensée positiviste et matérialiste, "lumière altérée, forme exténuée, mouvement égaré", ça ne veut rien dire ! Si vous vous réclamez d'un matérialisme de stricte obédience, d'un positivisme fidèle à Auguste Comte, vous ne pouvez lire ce passage qu'en mettant entre parenthèses vos principes.
J'espère ne pas empiéter sur l'intérêt de travaux à venir dans mes présents développements, mais j'ai lu récemment des textes sur le positivisme et j'ai depuis longtemps dans un coin de ma tête cette phrase : "Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..." comme preuve que Rimbaud a une croyance viscérale en une providence universelle.
Revenons maintenant à "Voyelles".
Ce sonnet en quatorze vers tient en une seule phrase qui tourne quelque peu sur elle-même. L'axe est le second vers, les douze derniers vers sont la reprise sous forme d'amplification du premier vers. Le premier vers énumère les cinq voyelles graphiques de l'alphabet de la langue française, le Y étant maintenu à part, ce qui était une façon traditionnelle de faire à l'époque, et il les énumère dans un ordre modifié pour imposer l'idée du Tout, de l'alpha à l'oméga. Les cinq voyelles sont personnifiées, puisque le poète les invoque, elles sont un peu comme cinq divinités, je ne suis pas le seul à avoir vu cela, mais j'insisterai aussi sur la liaison avec la toute fin du poème où il est fait mention d'une partie du corps d'une divinité ultime, divinité ultime cette fois évoquée à la troisième personne avec les majuscules de l'autographe en prime : "Ses Yeux". C'est un peu comme dans le cas des prières à un intercesseur, Jésus ou Marie, auprès de Dieu. "Vierge Marie, priez pour nous que Dieu nous veuille absoudre !"
Je l'ai développé, mais encore une fois cette énième contribution de ma part à la compréhension de "Voyelles" ne rencontre pas son public, que les cinq voyelles sont d'un côté une métonymie de la notion d'alphabet de lumière, la ribambelle des "A noir, E blanc,..." étant l'équivalent des sept lettres d'or johanniques de poèmes des Contemplations de Victor Hugo, et d'un autre côté les cinq briques pour construire le réel tout entier. Je ne pensais pas qu'il fallait un plus puissant tremplin pour comprendre que les cinq couleurs sont la palette pour se représenter toutes les images, toutes les couleurs, et donc le monde. J'ai eu l'immense tort de croire que c'était facile à comprendre.
Je ne me suis pourtant pas arrêté en si bon chemin. J'ai essayé de montrer que les cinq briques avaient des échos entre elles et qu'elles étaient porteuses d'ambivalences. Le noir qui semble plutôt du côté de la mort et de la putréfaction est porteur de vie avec le "corset" des mouches qui se nourrissent de la putréfaction, y pondent. Les "golfes d'ombre" sont comme des ventres maternels et j'avais souligné à quel point le spectacle miniature des mouches faisait écho au spectacle géant de la Nature comme "^pâtis semés d'animaux". Chaque brique avait ses spécificités, ses dominantes, mais il y avait aussi moyen de voir des reprises entre les voyelles, ce qui veut bien dire que ce poème relève d'une élaboration intellectuelle tout à fait spectaculaire. Il faut bien mesurer que le E blanc n'a pas que la pureté de la Vierge dans les "candeurs", il a aussi l'idée de ces "Lances" qui transpercent, la menace trouble des "ombelles". Je me suis acharné à rappeler l'intérêt au centre du poème, en queue de quatrains avant les tercets, à la rime du vers 8, d'une alliance de mots "ivresses pénitentes". Je me suis battu pour dire que le "U vert" représente le monde sublunaire, la surface terrestre avec la mer et la Nature, quand le tercet du O bleu présentait ce qui le recouvre ce ciel étoilé avec en réponse aux "vibrements divins des mers virides", aux animaux qui parsèment le décor, la réplique des "strideurs étranges", le "Clairon" d'une autre sorte de berger dans ses propres "pâtis", avec "des Mondes et des Anges" qui sont bien l'équivalent de "pâtis semés d'animaux", avec des "strideurs" qui sont bien sur un autre plan des "vibrements divins".
Ce que je dis là, aucun rimbaldien ne le dit. Et si vous m'en trouvez qui le disent, montrez-moi qu'ils insistent là-dessus, montrez-moi que tous ceux qui rendent compte de ce qui a été écrit sur "Voyelles" s'évertuent à le rappeler comme un acquis critique fondamental.
Je pourrais continuer longtemps. Aujourd'hui, je vais vous parler d'Hésiode...
Je ne sais pas si Rimbaud a lu Hésiode, s'il a lu un peu, beaucoup, etc., j'en sais rien. On ignore la date naissance d'Hésiode et tout ce que nous savons de lui nous le tenons par quatre maigres extraits des quelques poèmes de lui qui nous sont parvenus. C'est un quasi contemporain d'Homère. Face à la poésie épique d'Homère, il est à l'origine de la poésie didactique, poésie didactique qui concerne Rimbaud avec l'influence de Lucrèce qu'il a dû traduire en vers français sur "Credo in unam", mais pas seulement.
Hésiode a écrit une Théogonie et un poème qui a pour titre Les Travaux et les jours. C'est l'essentiel de ce qui nous est parvenu de lui à peu de choses près, sachant qu'il y a eu pas mal d'attributions abusives habituelles, selon le vieil adage "on ne prête qu'aux riches".
Je regrette de ne pas avoir des traductions contemporaines de Rimbaud. Peu importe. Je vais faire avec ce que j'ai. J'ai une édition des oeuvres d'Hésiode de 1982, avec un "texte établi et traduit par Paul Mazon", Collection des universités de France publiée sous le patronage de l'association Guillaume Budé, Société d'édition "Les Belles Lettres".
La Théogonie d'Hésiode fait partie de ces poèmes des débuts d'une culture littéraire historique qui cherchent aussi à expliquer l'origine du monde. On retrouve l'idée de cause avec les récits "étiologiques" des premiers temps. N'oublions pas, et ceci est important, ce n'est pas une digression, que Leconte de Lisle publie quantité de poèmes qui mettent en vers les récits de création du monde des diverses cultures humaines, avec bien sûr des déformations, etc., mais il nous suffit de comprendre le principe, l'importance qui lui est conférée, car Leconte de Lisle fait bien sûr partie des lectures de Rimbaud.
La Théogonie d'Hésiode va inclure quelques récits annexes et va nous raconter quelques combats entre Dieux ou créatures diverses qui ne supposent pas de confrontation suivie avec le texte de Rimbaud.
En revanche, il y a de quoi montrer en quoi "Voyelles" est bien une variation du projet de composition d'une théogonie à la manière d'Hésiode. Le deuxième vers de "Voyelles": "Je dirai quelque jour vos naissances latentes" avec l'emploi de l'indicatif futur simple, n'est-ce pas ce que nous allons retrouver dans les traductions de certains vers d'Hésiode ?
Je cite la notice de Mazon à la page 9 de mon édition :
[Le poète] Il dira aussi comment ces nouveaux dieux se sont partagé les trésors du ciel (112), et, en remontant plus haut encore, comment ils se sont d'abord rendus maîtres de l'Olympe (113). Ce programme serait, en somme, simple et clair, si [...]
J'ai l'air de tricher puisque je cite une formule du commentateur "Il dira...", mais à peine plus loin sur la même page :
Il doit donc plutôt y avoir là une sorte de parenthèse : "Et, en même temps que ces dieux, je dirai la naissance des éléments qu'ils personnifient." Le mouvement général du morceau serait donc celui-ci : "Je dirai, sous l'inspiration des Muses, comment sont nés les premiers dieux - et le monde avec eux - puis comment des dieux nouveaux ont organisé le monde, après avoir pris possession de l'Olympe."
J'ai l'air de monter d'un cran dans la tricherie, puisque ces citations sont imaginées par le commentateur et ne sont pas authentiques. Il y a tout de même un style formulaire affiché par l'érudit.
Toutefois, essayons de tirer parti de la traduction du texte même d'Hésiode. Celui-ci commence par un prélude assez long qui un peu comme les invocations d'Homère en tête de l'Iliade et l'Odyssée attribue son inspiration aux Muses. Citons le passage suivant :
Ce sont elles qui à Hésiode un jour apprirent un beau chant, alors qu'il passait ses agneaux au pied de l'Hélicon divin. Et voici les premiers mots qu'elles m'adressèrent, les déesses, Muses de l'Olympe, filles de Zeus qui tient l'égide : "Pâtres gîtés aux champs, tristes opprobres de la terre, qui n'êtes rien que ventres ! nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités ; mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des vérités." Ainsi parlèrent les filles véridiques du grand Zeus, et, pour bâton, elles m'offrirent un superbe rameau par elles détaché d'un laurier florissant ; puis elles m'inspirèrent des accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut, cependant qu'elles m'ordonnaient de célébrer la race des Bienheureux toujours vivants, et d'abord elles-mêmes au commencement ainsi qu'à la fin de chacun de mes chants.
Mais à quoi bon tous ces mots autour du chêne et du rocher ? Or, sus, commençons donc par les Muses, dont les hymnes réjouissent le grand coeur de Zeus leur père, dans l'Olympe, quand elles disent ce qui est, ce qui sera, ce qui fut, de leurs voix à l'unisson. Sans répit, de leurs lèvres, des accents coulent, délicieux, et la demeure de leur père, de Zeux aux éclats puissants, sourit, quand s'épand la voix lumineuse des déesses. La cime résonne de l'Olympe neigeux, et le palais des Immortels, tandis qu'en un divin concert leur chant glorifie d'abord la race vénérable des dieux, en commençant par le début, ceux qu'avaient enfantés Terre et le vaste Ciel ; et ceux qui d'eux naquirent, les dieux auteurs de tous bienfaits ; puis Zeus, à son tour, le père des dieux et des hommes, montrant comme, en sa puissance, il est le premier, le plus grand des dieux ; et enfin elles célèbrent la race des humains et celles des puissants Géants, réjouissant ainsi le coeur de Zeus dans l'Olympe, les Muses Olympiennes, filles de Zeus qui tient l'égide.
[...]
Que les choses soient claires. Je ne veux en aucun cas soutenir que Rimbaud a nécessairement lu ce texte dont je cite des extraits. Ce qui m'intéresse, c'est les lignes de force qui peuvent ressortir de la comparaison. Dans "Voyelles", Rimbaud utilise le mot rare "pâtis" auquel il recourt aussi dans "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs", pièce qui n'est pas sans liens explicites avec notre sonnet et le thème d'un langage coloré. On remarque dans la citation ci-dessus qu'il est question de la "voix lumineuse" des Muses et que l'adjectif "divin" a été sollicité un certain nombre de fois dans cette traduction : "l'Hélicon divin" (à noter au passage que du coup l'adjectif désigne de l'eau comme dans le poème de Rimbaud, ici une source, là des flots, mais on en reparlera des flots...), des "accents divins" (idée du poète exerçant un magistère au passage), et puisque je m'interdis d'associer à "divins" les nombreuses occurrences de "dieux" au pluriel, je précise que si j'avais cité les premières lignes de la Théogonie d'Hésiode, j'aurais pu récolter les mentions suivantes : "l'Hélicon, la grande et divine montagne", "l'Olmée divin". Je remarque que, dans "Voyelles", il y a une amorce de cadre antique avec la "Paix des pâtis semés d'animaux", à la limite avec la suggestion du "Clairon" pour garder le troupeau. Or, cette idée de pâtre, chère à la religion chrétienne, rencontre aussi les origines de la poésie didactique (Hésiode, mais aussi Virgile et tant d'autres latins). Dans notre citation plus haut, nous avons Hésiode, peint par lui-même, qui "paissait ses agneaux" et les Muses l'assimilent au groupe des "pâtres". La poésie n'est pas sa fonction principale dans la vie, mais on a la rencontre des fonctions de berger et poète qui prépare le terrain à de nouvelles assimilations métaphoriques. Contrairement à Rimbaud qui dans "Voyelles" prend l'initiative "Je dirai quelque jour...", le poète se soumet à l'inspiration des Muses, mais des Muses qui sont des prophètes : "elles disent ce qui est, ce qui fera, ce qui fut". On rappellera qu'un prophète n'est pas quelqu'un qui lit l'avenir, mais quelqu'un qui connaît les desseins du divin et qui peut dès lors lire le passé, le présent comme le futur. Rimbaud qui se veut "voyant se veut "prophète" également, un mage à l'instar de poètes antiques tels qu'Ovide ou Hésiode... Le poème d'Hésiode et le sonnet de Rimbaud ont tous deux des allures d'hymne et procèdent tous deux à la célébration des entités divines dont ils dépendent. Rimbaud s'adresse aux voyelles en leur annonçant son intention comme autonome, mais il ne pourra proférer qu'à mesure que les voyelles s'organisent en lui... Elles sont bien des Muses pour lui aussi, mine de rien. Il est question d'unisson quant aux voix des Muses et on note en passant cette idée, après la mention de la "voix lumineuse", d'une "cime" qui "résonne de l'Olympe neigeux", ce qui n'est pas sans écho aux "Lances des glaciers fiers" de l'autographe de "Voyelles", sachant qu'un appel à la rime suggère le nom "cimiers" et que tout cela concerne l'éclat du "E blanc". La fin du passage que nous avons cité d'Hésiode parle d'une harmonie entre les dieux et les hommes, ce qui est une idée explicite du poème "Credo in unam" très certainement transposable à la relation de rimes et de tercet à tercet entre "fronts studieux" et "Ses Yeux". Peu après notre citation, il est à nouveau question de Muses qui demeurent "près de la plus haute cime de l'Olympe neigeux".
Le prélude s'étend sur 115 vers initiaux et nous allons passer ensuite à l'origine du monde.
J'évite d'assommer mes lectures avec toutes les idées qui peuvent fuser en moi, car l'accumulation fragiliserait les rapprochements. Je passe ne particulier sur la question de l'apaisement par les sages. En revanche, au sein du prélude, je relève l'épithète homérique suivante : "la mer immense aux furieux gonflements". Il se trouve que dans le début des vers consacrés à raconter l'origine du monde l'épithète est reprise avec une légère modification : "la mer inféconde aux furieux gonflements". C'est marrant comme, au premier vers des tercets, au vers 9, vers de sonnet qui partage un peu avec le vers 8 l'idée de passage médian du poème, nous avons une épithète homérique qui n'est pas sans faire songer à Hésiode : "vibrements divins des mers virides" ! Une épithète homérique sur le modèle inversé prôné par du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française ! L'épithète passe devant le nom principal. Il va de soi que les épithètes homériques sont dans les traductions des textes antiques, sans rien préjuger de la grammaire des textes antiques eux-mêmes.
Passons maintenant à la citation de ce récit des origines par Hésiode, ce récit des commencements :
Donc, avant tout, fut Abîme ; puis Terre aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le coeur et le sage vouloir. D'Abîme naquirent Erèbe et la noire Nuit. Et de Nuit, à son tour, sortirent Ether et Lumière du Jour. Terre, elle, d'abord enfant un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière, Ciel Etoilé, qui devait offrir aux dieux bienheureux une assise sûre à jamais. Elle mit aussi au monde les hautes Montagnes, plaisant séjour des déesses, les Nymphes, habitantes des monts vallonnés. Elle enfanta aussi la mer inféconde aux furieux gonflements, Flot - sans l'aide du tendre amour. Mais ensuite, des embrassements de Ciel, elle enfanta Océan, aux tourbillons profonds, - Coïos, Crios, Hypérion, Japet - Théia, Rhéia, Thémis et Mnémosyne, - Phoibé, couronnée d'or, et l'aimable Téthys. Le plus jeune après eux, vint au monde Cronos, le dieu aux pensers fourbes, le plus redoutable de tous ses enfants ; et Cronos prit en haine son père florissant. [...]
Je vous épargne la naissance des Hékatonchires, bien qu'ils aient de l'importance dans le récit d'Hésiode.
On remarque que l'Amour est un dieu primordial. Voilà qui n'est pas pour déplaire à l'auteur de "Credo in unam" où il chante "Vénus, c'est en toi que je crois !" Je retiens aussi la très nette articulation de la Nuit au Jour sur laquelle s'attarde pas mal la notice de Mazon. Mazon fait remarquer qu'il va y avoir des contradictions dans le texte avec la naissance ultérieure de dieux concurrents, avec plus tard la naissance du soleil, du jour sur la Terre, etc. Mais, il insiste beaucoup sur l'idée que la nuit est première par rapport au jour et que c'est un gain de la subtilité de la pensée humaine que de faire naître le jour de la nuit. Ce n'est pas parce que des tonnes de textes rendent cela évident qu'il ne faut pas remarquer l'importance de la succession "A noir, E blanc" du sonnet "Voyelles" comme jour qui jaillit d'une nuit. Le traitement de Rimbaud est original tout en étant respectueux de l'idée archaïque d'un jour qui sort de la nuit... Je relève aussi les mentions lapidaires : "Elle dit", "Il dit" dans le texte d'Hésiode. Il ne s'agit pas du dire de la création comme dans la Genèse, mais d'un "dire" qui en impose : "Elle dit ; la terreur les prit tous, et nul d'eux ne dit mot." "Il dit, et l'énorme Terre en son coeur sentit grande joie." Mais revenons à l'extrait que nous venons de citer. Je viens de montrer l'écho de la succession Nuit/Jour entre la Théogonie d'Hésiode et le sonnet "Voyelles" d'un clampin carolopolitain. Mais, les tercets de "Voyelles", je le dis et répète comme quelque chose d'important, sans me faire entendre de la foule qui me croit bien naïf, c'est l'opposition du monde sublunaire au Corps étoilé, le binôme de la surface planétaire terres et mers avec l'étendue du Ciel qui nous domine avec une profondeur d'infini. Là, dans le texte d'Hésiode, juste après la succession Nuit/Jour, on passe à la Terre, tercet du U vert en gros, qui enfante "un être égal à elle-même, capable de la couvrir tout entière, Ciel Etoilé", bref le tercet du "O"...
Il y a peut-être d'autres choses à mettre en exergue, mais là je suis fatigué. Je vis dans un monde rétréci où Rimbaud réincarné ne pourrait que bercer sa blessure infinie avec la chanson tragique de Roky Erikson qui parle d'une nuit faite pour l'amour avec un tel accent qu'on comprend que cette nuit n'arrivera plus jamais, mais que ce qui sauve c'est d'en nourrir l'espoir.
Bon, voilà, c'est pas mal ça pour éclairer le sens de "Voyelles".
- sissanswasantesiss
- Hein, j'entends quelque chose ?
-sissanswaçantesiss
- Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit, je comprends rien ?
-sicensouaçantesiss, sicensouassantesiss !
- Qu'est-ce que c'est que ce taré ?
- sissansouassantesiss, sissansouaçantessis
- Hein , Quoi ? Ok, allez je vais me coucher !
-Sissansouassantesiss siçansouaçante siss siçansouaçante siss
sissansouassanttessiss
sissansouassantessissss
Rhââ, je suis le cosmos et l'olivier, rhââ hexakosioihexekontahexaphobie sur le monde.
Frémissez, il manque une virgule volontaire au premier vers de "Voyelles" de la copie faite par Verlaine.
Les rimbaldiens (la charité ensorcelée nous interdit d'égrener quelques noms) : - Ah ! le cosmos et l'olivier vient de nous sortir quelque chose, là, ça nous laisse sans voix, on va peut-être adhérer. On ferait pas une conférence avec le cosmos et l'olivier ?
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