En juin 1870, d'après des recoupements fiables, Rimbaud avait composé un poème "A la Musique" où, sans savoir qu'un conflit allait éclater avec la Prusse le mois suivant, il se moquait déjà de l'espèce de "patrouillotisme" des habitants de cette ville voisine de Mézières qui était la sienne.
J'ai essayé dans les précédents articles de bien poser le caractère soudain de l'événement. Mais pourquoi ce poème "A la Musique" a-t-il eu un tel caractère prémonitoire, me direz-vous ? Il faut bien comprendre que tout au long de la décennie 1860 les tensions entre la France et la Prusse sont réelles. Il y a eu la victoire de Sadowa de la Prusse face à l'Autriche en 1866, guerre que la France n'a pas su empêcher. L'idée d'unité allemande est dans l'air du temps et il ne faut pas oublier que les prussiens vivaient aussi dans une idée de revanche par rapport à Iéna et tout le Premier Empire. C'est pour cela qu'il n'est pas absurde de considérer que le poème "A la Musique" peut marier sarcastiquement dans un alexandrin : "La musique française et la pipe allemande !"
Mais, ce poème "A la Musique" va accompagner le développement de la poésie de Rimbaud face à l'imminence puis le déroulement de la guerre franco-prussienne, et nous allons en parler plusieurs fois encore dans les semaines à venir sans doute. Dans "A la Musique", le poète se détourne de la foule en liesse devant la musique militaire pour penser à l'amour et, précisément, il reprendra explicitement la logique de son poème dans sa lettre à Izambard du 25 août qui contient la satire d'amour "Ce qui retient Nina" et qui parle de ne pas remuer les bottes. Nous y reviendrons à ce moment-là. Mais, justement, après la déclaration de guerre, quelles sont les compositions de Rimbaud qui semblent émerger ? La composition non datée du poème "Le Forgeron" a tout l'air de dater de la période juillet-août, comme si à l'actualité guerrière le poète opposait un sujet politique qui lui convient. Et il faut bien mesurer que "Morts de Quatre-vingt-douze..." et "Le Forgeron" sont tous deux des appels à la Révolution, par contrepoint à l'appel pour une guerre du régime impérial. Le poème "Trois baisers" publié dans la revue satirique La Charge correspond également au geste du poète dans "A la Musique" qui se détourne de la musique militaire sous le kiosque pour s'intéresser à la montée des désirs érotiques au passage des jeunes filles. Et puis...
Il y a les énigmes dans cette évolution créatrice.
Rimbaud va revenir à la guerre franco-prussienne, avec cette originalité de l'évoquer dans la forme de sonnets, un peu comme si Banville aurait pu écrire un peu après un recueil non d'Idylles prussiennes, mais de Sonnets prussiens. Cependant, il va y avoir aussi un infléchissement des sujets amoureux, puisque nous allons passer de "A la musique" et "Trois baisers", poèmes du désir proches quelque peu de l'esprit de "Sensation", à "Ce qui retient Nina" et pour ce jour du 27 juillet à "Vénus Anadyomène". Et il conviendrait encore de parler du récit en prose qualifié finalement de "nouvelle" qu'est Un coeur sous une soutane. Rimbaud parvenait visiblement à mettre la guerre entre parenthèses.
Du poème "Vénus Anadyomène", deux autographes nous sont parvenus. Un premier manuscrit daté du "27 juillet 70" a été remis à Izambard, un second l'a été à Demeny en septembre, sinon octobre 1870.
Quelles que furent ses lectures jusque-là de poètes anciens comme Ronsard, du Bellay et quelques autres, Rimbaud ne s'était pas encore strictement avisé des règles de composition du sonnet. Il était sans nul doute sous l'influence des livraisons du Parnasse contemporain et du premier volume de 1866. "Morts de Quatre-vingt-douze..." et "Vénus Anadyomène" n'ont pas les quatrains construits sur deux mêmes rimes. On peut répliquer qu'il peut connaître les règles et simplement appliquer les libertés de son époque, mais si Rimbaud a mis ensuite un point d'honneur à respecter la règle ancienne il y a fort à parier qu'il a appris les règles de manière buissonnante et qu'il se reprochait en 1871-1872 de ne pas l'avoir connue en 1870. Qui plus est, pour les tercets, si l'ordre chronologique des compositions est bien celui que nous pouvons plaider grâce au témoignage d'Izambard, Rimbaud a d'abord composé un sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..." de la forme parfaitement régulière mais minoritaire AAB CCB, la forme marotique, avant de s'intéresser pour "Vénus Anadyomène" à la spécificité du sonnet traditionnel français qui a une forme perçue comme irrégulière dans la distribution des rimes : AAB CBC. D'après un rapide survol, Rimbaud va ensuite au cours du mois d'août composer plusieurs sonnets dont les rimes de tercets adoptent des organisations non traditionnelles dans le droit fil du Parnasse contemporain, puis en septembre-octobre 1870 il privilégiera les deux modes traditionnels avec une préférence pour la distribution régulière marotique AAB CCB.
Avant le 27 juillet, Rimbaud a composé des poèmes de rimes plates avec "Les Etrennes des orphelins", le plagiat de Sully Prudhomme et "Credo in unam", mais il a aussi composé un certain nombre de quatrains à rimes croisées ABAB : les deux quatrains bientôt intitulés "Sensation", "Ophélie" et "A la Musique". Il y a quelques excentricités dans ces compositions, mais Rimbaud a bien respecté la règle d'alternance des cadences masculines et féminines dans les rimes.
La version manuscrite de "Vénus Anadyomène" remise à Izambard offre un exemple saisissant de non respect de l'alternance de ces cadences. Comme pour "Morts de Quatre-vingt-douze...", Rimbaud a respecté cette alternance dans les quatrains de rimes croisées, et il l'a respectée également dans le cas des tercets, mais pour "Morts de Quatre-vingt-douze..." le respect existe aussi dans le passage des quatrains aux tercets, du moins dans le seul témoignage qui nous soit parvenu du manuscrit remis ultérieurement à Demeny. En revanche, Rimbaud a commis dans "Vénus Anadyomène" ce qui était considéré à l'époque comme une faute de versification. Aujourd'hui, les collégiens ont pour seule consigne de composer des rimes pour l'oreille, sans contrainte orthographique, sans discrimination des rimes masculines et des rimes féminines, sans avoir à se soucier du nombre de syllabes ni des questions de césure, sans avoir à perdre leur temps à comprendre pourquoi la variante "encor" dans les poèmes des grands auteurs, mais à l'époque de Rimbaud les règles étaient respectées par les élèves et enseignées consciencieusement par les professeurs. Toutefois, la composition en classe d'un sonnet devait demeurer un phénomène relativement exceptionnel et on peut penser que Rimbaud n'a pas appris dans un cadre scolaire l'importance d'un respect de la règle d'alternance dans les cas de poèmes complexes qui changent de régime strophique. Il pouvait certes supposer que cette règle allait de soi dans le passage des quatrains à tercets, mais ce qui est sensible dans le résultat manuscrit qui nous est parvenu c'est qu'il lui a manqué un raisonnement tactique initial pour éviter toute bévue.
Je ne crois pas un instant qu'Izambard ait remarqué lui-même la faute pourtant. Je pense que Rimbaud a été travaillé par l'idée que si l'alternance était respectée pour des quatrains de rimes croisées elle devait l'être pour le passage de quatrains à tercets. Il a certainement pris le temps après le 27 juillet de pousser quelques vérifications et c'est ce qui fait que sur le manuscrit remis à Demeny il a corrigé son erreur. Rimbaud a alors appris à hiérarchiser les libertés métriques dans une composition. Dans le manuscrit remis à Izambard, l'alternance n'est pas respectée dans l'enchaînement de quatrains et tercets, puisque les vers 8 et 9 sont deux rimes masculines distinctes. Cependant, dans cette première version, si les quatrains n'ont pas les mêmes rimes, ils sont symétriques dans l'organisation de rimes croisées ABAB. Dans le manuscrit remis à Demeny, l'alternance des rimes masculines et féminines est respectée sur l'ensemble du poème, mais au prix d'une irrégularité dans les quatrains dont l'un est en rimes croisées et l'autre en rimes embrassées. Pour considérer que l'alternance était plus importante à respecter que la symétrie des quatrains, il suffisait à Rimbaud de lire, sinon Les Fleurs du Mal de Baudelaire, le premier numéro du Parnasse contemporain de 1866 qui lui montrait un peu ce qui était les règles intangibles et les excentricités permises. Le manuscrit de "Vénus Anadyomène" remis à Izambard serait une hérésie pour Banville et les parnassiens, mais celui remis à Demeny n'entraînerait aucune objection.
Autographe remis à Izambard (en rouge, les deux rimes masculines qui se suivent)
Venus Anadyomène.
Comme d'un cercueil vert en ferblanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Montrant des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent, le dos court qui rentre et qui ressort
- La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
Et les rondeurs des reins semblent prendre l'essor...
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement. - On remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Vénus ;
- Et tout ce corps remue, et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
27 juillet 70 A. Rimbaud
Autographe remis à Demeny avec soulignement des deux vers intervertis et en rouge les rimes embrassées désormais du second quatrain :
Venus Anadyomène.
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
A. Rimbaud
Le sonnet "Venus Anadyomène" est encore remarquable à beaucoup d'égards. Il a une rime "Vénus"::"anus" extrêmement provocatrice. Et le mouvement du dernier tercet est impressionnant, puisque si on se représente visuellement l'action, la croupe se tend vers le lecteur ce qui justifie que le mot "anus" soit le dernier mot du sonnet. La Vénus se tourne vers le lecteur et quand la lecture du poème se termine on ne voit plus que son anus, et un anus vu "à la loupe" pour citer la fin du premier tercet. Penser à faire une chose pareille du point de vue de la composition relève du pur génie. Pourtant, c'est un sonnet qui sent encore l'élève en train de se former, pas seulement à cause du défaut d'alternance que nous venons d'évoquer. Ce sonnet est un cadre d'entraînement assez évident. Rimbaud apprend à calibrer des expressions courtes dans un hémistiche, on a les expressions lancées par des adverbes ou des adverbes et adjectifs en trois syllabes : "fortement pommadés", "assez mal ravaudés" ou les expressions ponctuées par un adverbe en "-ment" : "Horrible étrangement", "Belle hideusement". Nous relevons le travail de quelqu'un qui apprend dans tous ces recours aux adverbes en "-ment" comme dans les balancements binaires de mots courts autour d'un effet de coordination : "qui rentre et qui ressort", "Puis le col gras et gris", les échos des phonèmes confirment le caractère d'exercice et d'émulation pour un poète en train de se former. Rimbaud s'essaie encore à des effets assez premiers dans les rejets verbaux sur le modèle de Chénier : "D'une vieille baignoire + émerge...", "les larges omoplates / Qui saillent,..." Rimbaud apprend déjà à amplifier les effets, le rejet "Qui saillent" est repris dans une forme qui ne joue pas le rejet, mais la distribution claire d'un hémistiche : "les larges omoplates / Qui saillent, le dos court qui rentre et qui ressort". Rimbaud apprend aussi à jouer sur l'effet de balancement et d'unité de l'hémistiche à partir des initiales de mots, ce qui est là encore une pratique non pas classique mais de son siècle et plutôt parnassienne : "Et les rondeurs des reins". Le côté débutant se ressent dans le recours volontiers à des adjectifs d'une syllabe ou de deux syllabes mais avec un "e" final : "Puis le col gras et gris, les larges omoplates", "émerge, lente et bête," "et tend sa large croupe", etc. Les couples coordonnés par "et" et la répétition "large" trahissent bien une phase d'apprentissage d'un poète encore non expert. Il est évident que Rimbaud s'habitue au calibrage de mots et de tournures qui peuvent entrer aisément dans un vers, comme il est évident qu'il médite les petits rejets à la césure et à l'entrevers : "émerge", "Qui saillent", en n'oubliant pas de partir aussi dans la direction inverse : "une tête / De femme à cheveux bruns..." D'ailleurs, dans ce passage du vers 1 au vers 2, la forme "De femme" est à peine récupérée rythmiquement par "à cheveux bruns". En même temps, Rimbaud dans le premier vers montre qu'il comprend qu'un rejet peut facilement être solidaire d'un contre-rejet au sein d'un hémistiche avec la colocation "en ferblanc, une tête".
Et pourtant, c'est bien de ce sonnet dont nous avons commenté l'effet vertigineux de composition visuelle de l'ultime tercet, ce qui avait déjà été fait dans l'étude de référence de Steve Murphy. Quant à l'écho entre "Horrible étrangement" et "Belle hideusement", tout en respirant l'art bien sonore du débutant sur des principes un peu faciles, il a le mérite malgré tout de mimer le caractère ampoulé d'expressions orales d'artistes fort affectés !
"Vénus Anadyomène", "Roman" ou "Bal des pendus" sont trois poèmes de Rimbaud qui ont l'immense intérêt de sentir à la fois le caractère de débutant qui apprend et l'intensité du génie de haute volée. Ce n'est vraiment pas des expériences de lecture courantes.
Dans la biographie Arthur Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère qualifie cette pièce de "sonnet misogyne et féroce". Et beaucoup de commentaires soutiennent que l'audace du sonnet est de faire un portrait hideux de la Vénus, de pratiquer une sorte de sacrilège.
Je ne suis évidemment pas d'accord avec ces interprétations. Le sonnet est certainement féroce, mais il n'est en aucun cas misogyne et il n'a rien d'un exploit sacrilège dans le portrait de Vénus.
Vous avez Internet, amusez-vous à lire "L'Antérotique de la vieille et de la jeune amie" de Joachim du Bellay. Rimbaud décrit une prostituée déchue, comme du Bellay peut décrire en vieille une ancienne beauté. Même sans parler de la "Charogne" de Baudelaire, on arrive à comprendre que Rimbaud n'a pas commis le premier un sacrilège dans la représentation esthétique d'une Vénus. En plus, il n'est pas question de Vénus elle-même, mais d'une prostituée qui essaie de tromper les ravages du temps et de sa condition. Si Rimbaud est un grand poète, pourquoi accepter de le lire n'importe comment et de faire dire à son poème ce qu'il ne dit manifestement pas ? Il n'est même pas misogyne, ce sonnet ! Autant, on peut se poser la question de la misogynie à la lecture de "Mes Petites amoureuses" ou de "Ce qui retient Nina", même si c'est pour finir par en relativiser l'idée, autant ici l'interprétation misogyne passe à côté du discours tenu, du message du poème. Cette prostituée n'est pas présentée de manière valorisante, mais cela ne suffit pas à en faire une pièce de haine contre les femmes. Nous avons la description d'une malheureuse et le dernier tercet implique clairement la société qui consomme cette prostituée, et par conséquent tout un mensonge social sur la prostitution. C'est un poème qui s'attaque à la prostitution, et non pas un poème qui rabaisserait le physique des femmes par caprice. Steve Murphy a fait une excellente lecture de ce sonnet, mais je ne comprends pas le problème évident des annotations au sujet de ce sonnet dans les biographies de Rimbaud ou dans les éditions courantes de ses oeuvres. Les gens savent-ils lire, oui ou non ?
Enfin, un aspect à ne pas négliger, c'est que ce sonnet, comme "A la Musique" s'inspire d'un poème-modèle d'Albert Glatigny. Mais, je considère aussi qu'il faut songer au dizain de Coppée qui figure dans le Parnasse contemporain, mais ne sera pas repris dans le volume Promenades et intérieurs avec l'application d' "vésicatoire à Vénus accroupie"...
Je m'arrête là, je voudrais publier l'article avant minuit pour respecter la date du "27 juillet 70" du manuscrit Izambard.
A suivre...
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