Lundi 18 juillet, Izambard prétend que Rimbaud lui a remis un manuscrit du poème fraîchement pondu "Morts de Quatre-vingt-douze...". Izambard veut-il signifier que le titre original était "Aux Morts de Valmy ?" Nous n'en savons rien. Le 18 juillet, un événement politique a eu lieu distinct du conflit entre la France et la Prusse. Après de vifs débats, le Concile du Vatican a adopté le dogme de l'infaillibilité pontificale, une belle catastrophe.
Le 19 juillet, l'événement marquant, c'est la déclaration de guerre à la Prusse. Solidaire de la France, l'Autriche annoncera sa neutralité le 20 juillet. Ceci dit, il va falloir le temps que les armées se mettent en place. Les combats ne commenceront qu'au début du mois d'août. Il va d'abord y avoir la mobilisation. Par conséquent, entre le 19 juillet et le 28 juillet, tandis que Rimbaud va nous composer "Vénus Anadyomène", poème peu concerné par l'actualité, je vais publier des articles de synthèse sur la mobilisation et la préparation à la guerre des deux camps.
Je vais aussi faire quelques sondages dans la presse.
En attendant, vu que mon mal de tête est en train de passe, je donne le texte de l'article de Paul de Cassagnac ce 19 juillet, tant que c'est encore une date indiquée pour le faire. Je rappelle en en-tête l'épigraphe qui comme cela a déjà a été relevé (Cornulier,...) corrompt légèrement le texte original. Pour le texte original, je renonce à la marge de début d'alinéa. Les soulignements en gras sont miens pour attirer l'attention du lecteur sur ce que je commente ensuite.
"... Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc..."
Français de tous les partis, républicains, orléanistes, légitimistes, bonapartistes, écoutez, car d'ici peu d'instants le canon étouffera nos voix.
Unissons-nous pour la défense de la mère patrie, soyons frères devant l'ennemi.
Vous, républicains, souvenez-vous qu'à pareille époque, en 1792, les Prussiens entraient en Lorraine, et la Convention déclarait la France en danger. Vous fûtes grands et nobles ; souvenez-vous !
Vous, légitimistes, n'oubliez pas que vous êtes revenus en 1815 par ce même chemin qui garde encore vos pas. Ces traces, effacez-les !
Vous, orléanistes, vous avez tout à faire, mais vous pouvez tout faire, en pensant qu'un d'Orléans était vainqueur à Steinkerque et à Nerwinden, et qu'un autre d'Orléans était présent à Jemmapes et à Valmy.
Nous, bonapartistes, nous battrons des mains et nous nous contenterons de suivre ; nous avons assez longtemps occupé le premier rang pour le céder un jour.
Et chacun poussant son cri de guerre, faisant comme les preux du moyen âge, se précipitera tête baissée sur l'ennemi.
Après, quand nous serons vainqueurs, quand nous serons revenus de Berlin, eh bien, nous reprendrons nos querelles intestines, et nous ressaisirons nos haines.
Que c'est beau la guerre, quand elle plane au-dessus des intérêts particuliers et lorsqu'elle est déclarée pour la sécurité de la patrie !
C'est pour le passé, pour le présent, pour l'avenir, que nous allons nous battre !
C'est pour le passé ; c'est pour Waterloo, nom lugubre qui nous arriva comme un sanglot répercuté par deux générations d'hommes.
C'est pour le présent : c'est pour l'insulte froide et méditée.
C'est pour l'avenir : c'est pour que les chevaux prussiens ne viennent plus brouter nos blés et leurs maîtres violer nos filles.
Et quelle noble mission que cette mission de la France !
Elle a fait l'Alma, Sébastopol, pour sauver la Turquie.
Elle a fait Solferino pour délivrer l'Italie.
Et maintenant sa main généreuse va briser les fers de l'Allemagne. Hanovriens, Danois, qui depuis quatre ans tendez vers nous vos mains suppliantes chargées de fer, espérez ! Saxons, Bavarois, qui tremblez pour votre indépendance, rassurez-vous ! La France arrive, la France approche, vous allez être libres.
Ce n'est pas une guerre de conquête, ce n'est pas une guerre d'invasion, c'est une guerre de délivrance et d'honneur.
Et la grande Armée va reprendre la route qu'elle connaît bien. D'ailleurs, les jalons en sont marqués, et chaque grand arbre qui s'élève de Paris à Strasbourg a puisé sa sève nourrissante dans un cadavre de Prussien, tué par un paysan et enterré là.
Qu'elle se batte comme elle a l'habitude de se battre !
Nous sommes derrière elle, et si les boulets et les balles font de trop grands trous dans les rangs, nous les boucherons avec nos poitrines.
Paul de Cassagnac.
Rimbaud n'a pas gardé la mention de tous les partis, il n'a conservé que la confrontation des bonapartistes aux républicains. J'ai souligné l'idée qu'après la bataille les partis ressaisiraient leurs haines, car cela s'entend dans la pointe du sonnet rimbaldien : "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !"
Nous ne nous attarderons pas à critiquer l'article pour lui-même. Il y a énormément de phrases sur lesquelles ironiser, énormément de phrases employées comme du verbe ronflant qui n'a pas lieu d'être, etc.
On remarque que la mention de "93" s'oppose précisément au texte de Cassagnac qui ne cite que "1792". Nous observons également que la mention de Valmy est liée aux orléanistes dans le texte de Cassagnac, mais Rimbaud en récupère naturellement la mention au profit de la cause républicaine. D'ailleurs, Rimbaud va jusqu'à citer des guerres qui impliquaient Napoléon Premier, les campagnes d'Italie, il retourne le système de Cassagnac travaillant à inclure les républicains et les orléanistes dans l'oeuvre bonapartiste. Pour information, la signification politique du mot "bonapartisme" vaut pour Napoléon III, pas pour Napoléon Ier. Le bonapartisme implique la référence à Napoléon Ier, mais c'est un mouvement né du Second Empire. En ne choisissant pas dans les dates révolutionnaires, Rimbaud fait sentir que la contradiction n'est pas dans son camp au sujet du sens de l'Histoire. C'est Napoléon Ier, puis Napoléon III qui ont pris l'histoire révolutionnaire à rebrousse-poil.
J'ai souligné l'idée que les républicains furent grands et nobles, puisque cet hommage qui ne rejaillit pas ainsi sur les orléanistes et légitimistes dans le discours de Cassagnac, est développé dans le sonnet de Rimbaud, lequel s'est donc abondamment inspiré des formules hugoliennes des Châtiments, mais sans oublier de multiplier les références à l'article d'ensemble de Cassagnac.
Notez que le vouvoiement des adresses de Cassagnac aux partis d'aujourd'hui est repris par Rimbaud, mais au profit des morts pris à témoin, encore une fois à la façon de certains poèmes des Châtiments.
Ensuite, quand notre adolescent ardennais parle de "bris[er] le joug", si là encore il faut songer au modèle hugolien, il est intéressant de noter que c'est une allusion fine au discours de Cassagnac avec reprise du verbe "briser" lui-même, et l'idée du "baiser fort de la liberté" double la référence au même alinéa de l'article du journal Le Pays : "va briser les fers de l'Allemagne", "vos mains suppliantes chargées de fer", "vous allez être libres". Le premier quatrain de Rimbaud répond à cet alinéa qui vient assez tard dans le discours de Cassagnac.
L'idée du sang qui lave vient d'autres horizons de lectures, Châtiments de Victor Hugo toujours, et c'est le cas également pour les Morts au combat devenus figures christiques. Toutefois, l'idée de Morts ayant un aspect de résurrection christique sont une inversion évidente de la phrase assez sotte de Cassagnac sur les arbres de France nourris du sang de Prussiens jadis tués par des paysans. Enfin, si on pouvait pressentir que cet article méritait d'être cité au sujet du sonnet "Le Mal", le dernier alinéa en donne la confirmation éclatante avec l'idée des balles qui font d'énormes trous dans les rangs. Le sonnet "Le Mal" n'est pas daté, mais il devient sensible qu'il ne doit finalement pas être de beaucoup postérieur à la composition de "Morts de Quatre-vingt-douze..." :
Tandis que les crachats rouges de la mitraille
Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;
Tandis qu'une folie épouvantable, broie
Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
[...]
Les six premiers vers du sonnet "Le Mal" sont encore une réplique amplifiée au discours léger de Cassagnac dans le dernier alinéa de son article. En même temps, "Morts de Quatre-vingt-douze..." et "Le Mal" sont des expériences littéraires singulières. D'une part, ces deux poèmes, bientôt suivis par quelques autres, sont saturés de reprises aux Châtiments de Victor Hugo. Il ne s'agit pas de plagiats, mais de compositions originales saturées de reprises lexicales ou d'allusions aux Châtiments de Victor Hugo. D'autre part, la forme adoptée est celle du sonnet : outre que le modèle Victor Hugo n'en a encore jamais publié un seul à l'époque, il s'agit d'une forme qui normalement (pas dans l'absolu, mais pour ce qui est des repères culturels à propos des valeurs d'emploi d'une ressource poétique) ne convient pas à des sujets politiques d'une telle importance traités satiriquement ou non. Le sonnet n'a pas vocation au discours épique, à secouer la nation. Rimbaud fait véritablement quelque chose de singulier avec un tel usage de la forme sonnet au plan de la raillerie politique. C'est complètement inattendu...
Pour observation, sur la première page du journal Le Pays du 16 juillet, le premier article sur la première colonne est aussi signé par Paul de Cassagnac, il s'agit de la séance au Sénat où le duc de Gramont s'indigne contre la dépêche d'Ems. Le second article signé Henri Maquet cite la riposte de Thiers, quoique sur un mode écourté et moins vif, qui dénonce le fait de partir en guerre pour une question de susceptibilité, de se pencher sur la forme quand sur le fond on a satisfaction. Préparant une transition pour l'article de Cassagnac, l'article de Maquet se termine par cet alinéa qu'il convient de citer, il intéresse l'épigraphe rimbaldienne.
La guerre est déclarée. Français de tous les partis, aux armes ! Vive la France !
Nous retrouvons la mention "Français de tous les partis" qui justifie le recours au pluriel dans la pointe du sonnet : "- Messieurs de Cassagnac [...]". Henri Maquet est un des messieurs de Cassagnac de la revue Le Pays et il est piquant de songer au texte de La Marseillaise dans la mention "aux armes !" Rimbaud l'a forcément envisagé puisque son poème contient plusieurs clins d'oeil, explicites ou moins (voir Cornulier), au fameux chant révolutionnaire. L'article suivant sur "Les Manifestations" souligne que les chants privilégiés dans la rue sont La Marseillaise, Le Chant du départ et Mourir pour la patrie. Les Parisiens ont de l'humour : "Les voyageurs pour Berlin en voiture !" Nous avons bien une scène digne de la fin du roman Nana de Zola, mais ici par un journaliste qui ne fait nullement un portrait-charge ironique et cinglant. Etnous relevons plusieurs le cri de "Vive l'Empereur" que Rimbaud va épingler dans "L'Eclatante victoire de Sarrebruck".
Il est piquant dans cet article de voir une reprise sans doute involontaire du discours de Thiers qui figure deux articles auparavant sur la même page : "On manifestait, non pas contre l'ordre de choses établi, mais contre une nation séculairement hostile et dont l'attitude insolent froisse au plus haut point les susceptibilités françaises." Cet article est signé Ruellan, lequel signe aussi l'article suivant sur la même colonne et qui est une citation du journal Le Figaro au sujet de Paul de Cassagnac. Nous pouvons bien penser que Rimbaud s'est fait une impression d'ensemble de cette page ou de ce numéro du journal Le Pays. Donc, pour l'intérêt d'une critique minutieuse et historienne, nous devons également citer ce passage :
On lit dans Le Figaro :
M. Paul de Cassagnac a été l'objet d'une manifestation d'autant plus flatteuse que, jusqu'à présent, on ne l'avait guère gâté à cet égard. On sait avec quelle vigueur il prêche, depuis l'origine des négociations, la croisade antiprussienne. Comme il débouchait de la rue Laffitte, il a été reconnu, entouré et littéralement acclamé. Cette ovation insolite a vivement ému notre jeune confrère, et aux cris enthousiastes de :- Vive Paul de Cassagnac !Il n'a pu que répondre :- J'avais besoin de ça pour me faire oublier d'être bonapartiste !Dans la journée, le rédacteur du Pays avait déjà reçu la visite d'une députation d'ouvriers qui venaient le consulter sur la conduite à tenir devant les hésitations du ministère. Le rôle était difficile, et nous ignorons la réponse que son patriotisme a dictée à M. Paul de Cassagnac.
Par un sentiment délicat que l'on comprendra, nous n'aurions pas reproduit ce récit, s'il ne s'y était glissée une petite erreur que nous devons rectifier :
M. Paul de Cassagnac n'a pas dit qu'il avait besoin de cette ovation "pour lui faire oublier," mais bien pour lui faire pardonner d'être bonapartiste.
Vous en connaissez beaucoup des écrits rimbaldiens qui vous donnent toute la matière méditée par Rimbaud pour composer son poème ? On sait que Rimbaud a lu ce journal, donc il faut le lire en entier pour vérifier qu'on ne laisse rien échapper d'important quant à la compréhension et à la genèse du sonnet "Morts de Quatre-vingt-douze..."
Toujours sur cette première page du journal en six colonnes, nous découvrons une lettre ouverte d'un "ancien soldat" adressée "A Monsieur Paul de Cassagnac".
Rimbaud n'a pas pu mettre tout le journal en son sonnet, mais sur la dernière colonne de la première page du Pays, cette lettre et la "chanson de circonstance" livrée aux lecteurs parlent toutes deux de "coeur chaud", quand le sonnet de Rimbaud décrit une tout autre étreinte : "Vous dont les coeurs sautaient d'amour sous les haillons[.]" Il est question aussi dans la chanson La Française de trinquer, motif repris dans le poème "La Rivière de Cassis" au sujet d'un "paysan matois". Vous pouvez vous reporter enfin aux trois autres pages de ce numéro du Pays, puisque j'en ai mis le lien dans mon article du 16 juillet, mais c'est vraiment la première page qui rassemblait toute la matière intéressante quant à la genèse de la réplique rimbaldienne.
A suivre...
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