Il existe de Rimbaud un sonnet sans titre "Morts de Quatre-vingt-douze..." qui est accompagné d'une épigraphe tirée d'un article publié le 16 juillet 1870. En voici le texte, tel qu'il a été délivré par Rimbaud :
"... Français de soixante-dix, bonapartistes, républicains, souvenez-vous de vos pères en 92, etc..."
-Paul de Cassagnac
-Le Pays.-
Le poème est suivi d'une autre épigraphe en-dessous de la signature : "fait à Mazas, 3 septembre 1870."
L'unique version manuscrite connue de ce sonnet, avec bien sûr cette épigraphe, a été remise à Paul Demeny à Douai et il va de soi que, à moins d'avoir été mis sur cette piste, Rimbaud n'avait aucune raison de relire en septembre le détail de la presse quotidienne du mois de juillet et des journées ayant précédé la guerre. On peut toujours imaginer qu'il le fasse pour mieux apprécier comment la presse s'enflammait à la veille d'un événement aussi majeur que la guerre franco-prussienne. Mais le professeur Izambard a apporté son témoignage en 1911. Selon lui, le poème lui a été remis le lundi 18 juillet 1870, "après la première classe". Et la composition datait vraisemblablement de la veille, puisque la composition ne pouvait pas avoir été faite pendant les heures de cours. Izambard intitulait également cette composition "Aux morts de Valmy". Izambard semble avoir été marqué par cet événement et on peut se demander si cela ne l'a pas effrayé, puisque le manuscrit d'Izambard ne nous est pas parvenu. On peut se demander si entre le 18 juillet et la chute de l'empereur à Sedan Izambard n'a pas préféré faire disparaître cette pièce compromettante. Mais peu importe. L'idée qui s'impose, c'est qu'il y aurait eu deux versions distinctes du poème, dont une première dans la foulée de l'article de Cassagnac. Il va de soi que le sonnet n'a pas pu être composé dans la prison de Mazas un 3 septembre, lieu où Rimbaud n'avait sans doute pas accès à un exemplaire ancien du journal Le Pays d'où il tire son épigraphe. L'idée assez naturelle, c'est que Rimbaud a composé ce sonnet sous une première forme soit le 16 juillet même, soit du 16 juillet au 18 juillet au matin (Izambard bornant la composition au seul 17 juillet par une approche hypothétique un peu sommaire). Le titre était-il "Aux Morts de Valmy" ? Rien ne le prouve. Izambard a très bien pu donner un titre de son cru en se penchant sur le trimètre assez évident du milieu de premier tercet : "Morts de Valmy, Morts de Fleurus, Morts d'Italie[.]" Puis, en septembre, éventuellement en octobre, à Douai, Rimbaud a recopié son sonnet et l'a remis à Demeny. Lorsqu'il nous est possible de comparer avec des versions antérieures, Rimbaud a toujours apporté des modifications, il est donc probable que ce sonnet ait subi quelques remaniements, mais il a en tout cas joui d'une adjonction finale : "fait à Mazas, 3 septembre 1870". Il est clair qu'en relisant son poème Rimbaud s'est rendu compte de l'opportunité satirique que représentait cette façon d'antidater la composition. Du 16 juillet au 3 septembre, nous passons de l'exaltation du régime à sa chute, et le tour de force consiste à superposer l'idée des voix muselées par le second Empire au sort particulier de Rimbaud qui était effectivement incarcéré à Mazas le 3 septembre même, mais pour ne pas avoir payé son transport en train et apparaître comme un enfant vagabondant en pour dire vite toute illégalité.
Le titre "Aux Morts de Valmy" proposé par Izambard a fait envisager à Steve Murphy que cela pouvait être l'indice d'un remaniement profond du poème. Dans son édition critique Oeuvres complètes I Poésies de 1999, il fait le développement suivant dans une note page 254 "Sur la datation du poème et sur une version perdue" :
le titre [donné par Izambard] comporterait des implications politiques moins radicales, répondant à l'objurgation de Paul de Cassagnac : "républicains, souvenez-vous de vos pères en 92", sans forcément ajouter à l'évocation des "Morts de quatre-vingt-douze" l'invocation des morts de 93, dont les connotations révolutionnaires sont très différentes. Comme l'a écrit J.-F. Laurent, "dès le premier vers, en mettant sur le même plan "Quatre-vingt-douze" et "Quatre-vingt-treize", [Rimbaud] se démarque clairement de Hugo" [1988]. Et aussi, sans doute, du républicain modéré qu'était Izambard, ce qui expliquerait probablement le verbe perpétr[er] qu'il emploie en évoquant le sonnet, la connotation péjorative visant en tout état de cause le contenu politique et non la forme du poème.
La distinction révolutionnaire entre 92 et 93 est bien réelle et importe à Victor Hugo. Au début des Châtiments, il précise que le géant quatre-vingt-treize n'est grand qu'à condition de ne pas revenir. La Révolution française a été faite par des enfants de l'Ancien Régime, ce qui explique qu'il y ait eu Quatre-vingt-treize, mais, pour Hugo, nous savons d'autre chose, nous ne sommes tout de même pas immergés dans l'Ancien Régime, Quatre-vingt-treize ne saurait plus être naturel aux Français de 1870. Hugo ne publiera le roman Quatre-vingt-treize que quelques années plus tard, il n'en sera pas question ici. En revanche, l'organe de presse hugolien, c'était le journal Le Rappel qui a publié son premier numéro le 3 mai 1969, comme je l'ai évoqué dans les précédents articles de notre naissante saga "Il y a 150 ans". Le 4 mai 1869, Victor Hugo parrainait la naissance de cette revue en des mots cités par Francis Choisel dans sa chronologie La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour :
La légion démocratique a deux aspects : elle est politique et littéraire. En politique, elle arbore 89 et 92; en littérature, elle arbore 1830. Ces dates à rayonnement double, illuminant d'un côté le droit, de l'autre la pensée, se résument en un mot : Révolution.
La référence à 93 est clairement évitée dans le discours d'Hugo. Ceci dit, suite à cette guerre franco-prussienne, Rimbaud va écrire un certain nombre de poèmes satiriques saturés de reprises aux Châtiments de Victor Hugo et j'ai quelques réserves à émettre au sujet de l'idée d'un éventuel remaniement du poème. Quand on compare les manuscrits remis en 1870 à Banville, Izambard, Demeny et au journal La Charge, les modifications apportées aux vers ne modifient pas les logiques des poèmes. Il n'y a aucun moyen de vérifier une évolution du discours politique de Rimbaud entre juillet et septembre. Rimbaud peut très bien trouver la date "Quatre-vingt-treize" comme importante dès le mois de juillet 1870. L'hypothèse d'un remaniement ne repose sur rien et il n'y a aucune raison de se sentir obligés d'en tenir compte. D'ailleurs, prenons ce sonnet. S'il faut imaginer une première version qui ne contenait pas la mention "Quatre-vingt-treize", nous perdons tout le second hémistiche du premier vers et sans doute tout le second hémistiche du vers 3. Quant aux vers 10 en forme de trimètre, il met sur un même plan la bataille de Valmy (92), la bataille de Fleurus (94) et les batailles d'Italie qui impliquent précisément la référence de l'empire, l'oncle Napoléon Ier (première campagne de 96-97 puis seconde de 1799-1800). Cela fait trois vers qui auraient été bien différents de ce que nous connaissons, et en même temps dans la version définitive l'année "Quatre-vingt-treize" est mentionnée à la rime du premier vers, mais elle n'est plus mentionnée ensuite, pas même par clin d'oeil. Il y a des allusions voilées à la Marseillaise, sur lesquelles Benoît de Cornulier a insisté, mais la Marseillaise a été mise sur le devant de la scène durant l'année 1792 et puis au cours de l'année 1795 pour son statut d'hymne. Bref, je n'y crois pas du tout à un remaniement du poème. En tout cas, c'est une idée dont on ne peut rien faire. Le remaniement, il est dans l'épigraphe "fait à Mazas, 3 septembre 1870", remaniement qui s'est fait en marge du sonnet lui-même.
Pour moi, le témoignage d'Izambard m'autorisant à oser un discours un peu au-delà du manuscrit, tout porte à croire que ce sonnet a été composé le 16 juillet ou bien les samedi et dimanche 16 et 17 juillet... il y a 150 ans tout rond. Et même s'il y a des variantes dans le manuscrit Demeny, c'était sans aucun doute dans un état équivalent à ce qui nous est parvenu, tout comme les différences entre les versions de "Première soirée", "Ophélie", "A la Musique", etc., peuvent être considérées comme mineures.
Rappelons un peu le contexte d'époque. Tout au long de la décennie 1860, la puissance de la Prusse augmente et il s'agit aussi de faire barrage à une unification des états allemands. Au début de juillet 1870, le régime, moins l'empereur que ses partisans et l'impératrice, s'est enflammé à l'idée que le trône d'Espagne pouvait passer à un Hohenzollern et renforcer la position prussienne en encerclant la France. La France avait le jeu diplomatique pour elle et le roi de Prusse Guillaume Ier avait accepté que le prince de Hohenzollern renonçât à la couronne espagnole. Même si Bismarck pouvait avoir envie d'en découdre, c'est bien le peuple français qui est responsable de cette guerre, tout comme les allemands sont les principaux responsables des deux guerres mondiales qui ont suivi. Alors que la guerre était évitée, les discours belliqueux persistaient dans les rues de Paris et le gouvernement français a demandé une confirmation au roi de Prusse de cette renonciation au trône d'Espagne, démarche française assez naturellement désapprouvée par la Grande-Bretagne. Le roi de Prusse a émis une dépêche où il a fait savoir qu'il refusait toute nouvelle discussion où il aurait apporté des garanties. La réponse du roi de Prusse est passée à Ems entre les mains de Bismarck qui l'a retouchée à la marge, pour la rendre plus agressive, et il faudrait croire que cela a précipité la guerre. Une fois vainqueur, Bismarck s'en vantera, mais tout cela n'a pas de sens. Les gens ne se sont en aucun cas pénétrés des prétendues finesses verbales de Bismarck, puisque les députés français n'ont pas voulu entendre que leur demande était déplacée et ont simplement pris acte d'une fin de non-recevoir du roi de Prusse pour précipiter une guerre. La dépêche d'Ems, c'est des fariboles pour séries télévisées, de l'épiphonème, un prétexte aggravant mais dans l'esprit des français désirant en découdre. Depuis le 6 juillet, une grande partie de la population française avait perdu son sang-froid et voulait la guerre, et c'est pour cela que, mécaniquement, il y a eu une guerre. Le Gouvernement espagnol lui-même avait pris acte de la renonciation. Or, le 14 juillet, le rappel des réserves était déjà ordonné, le 15 juillet le conseil des ministres décidait de lancer le pays la guerre (la déclaration aura lieu le 19) et Ollivier lit au Corps législatif une communication du Gouvernement valant justification de la future entrée en guerre, avec l'interruption et opposition de Thiers qui dénonce que la guerre est faite pour des questions de susceptibilité et de détail formel quand sur le fond la France avait gain de cause. C'est très précisément à cet avertissement de Thiers sur une précipitation qu'on pourra regretter amèrement plus tard, qu'Ollivier lancer la phrase célèbre : "Nous l'acceptons d'un coeur léger..."
Il convient donc de citer le texte de cette altercation entre Thiers et Ollivier, le "Compère en lunettes" du sonnet ultérieur "Rages de Césars", citation qui montrera clairement à tous ceux qui sont un tant soit peu intelligents que la dépêche d'Ems, la retouche bismarckienne, n'a pas causé la guerre, mais bien l'état d'esprit du gouvernement français :
Thiers : "J'ai le sentiment que je représente ici [Interruption] non pas les emportements du pays, mais ses intérêts réfléchis. [Interruptions] J'ai la certitude, la conscience au fond de moi-même, de remplir un devoir difficile, celui de résister à des passions patriotiques si l'on veut, mais imprudentes. [...] Est-il vrai, oui ou non, que sur le fond, c'est-à-dire sur la candidature du prince de Hohenzollern, votre réclamation a été écoutée, et qu'il y a été fait droit ? Est-il vrai que vous rompez sur une question de susceptibilité ? [Mouvement] [...] Voulez-vous que l'Europe tout entière dise que le fond était accordé et que pour une question de forme, vous vous êtes décidés à verser des torrents de sang ! [...] Le fond était accordé, et c'est pour un détail de forme que vous rompez ! [...] Je suis certain qu'il y aura des jours où vous regretterez votre précipitation. [...]"
Ollivier : "Oui, de ce jour commence pour les ministres, mes collègues, et pour moi, une grande responsabilité. Nous l'acceptons d'un coeur léger..."
[...]
M. Esquiros : "Vous l'acceptez d'un coeur léger ? Et le sang des nations va couler !"
Ollivier : "Oui, d'un coeur léger, et n'équivoquez pas sur cette parole, et ne croyez pas que je veuille dire avec joie ; je vous ai dit moi-même mon chagrin d'être condamné à la guerre, je veux dire d'un coeur que le remords n'alourdit pas, d'un coeur confiant, parce que la guerre que nous ferons, nous la subissons [Interruptions dont celle de Desseaux : Vous l'avez provoquée !] parce que nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de tenter pour l'éviter et enfin parce que notre cause est juste et qu'elle est confiée à l'armée française."
Dans "Rages de Césars", où Ollivier est évoqué par la périphrase "Compère en lunettes", il est justement question du "remords" qui ronge l'empereur déchu. En tout cas, ce 15 juillet, cette déclaration parvient au roi de Prusse qui signe de son côté l'ordre de mobilisation.
C'est dans ce contexte que Paul de Cassagnac publie un article auquel le sonnet de Rimbaud donnera la réplique. Rimbaud se sert d'une amplification, en englobant toute la famille dans le pluriel du dernier vers : "- Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous !" C'est amusant dans la mesure où Rimbaud deviendra plus tard un camarade d'exil londonien de l'historien de la Commune, Lissagaray, qui est un cousin germain de Paul de Cassagnac, si ce n'est que les Cassagnac et Lissagaray sont donc opposés au plan des opinions politiques.
L'article de Paul de Cassagnac est publié dans le journal Le Pays, "journal des volontés de la France" selon son sous-titre, le 16 juillet et il peut être consulté sur le site Gallica de la BNF.
La suite de l'article avec le commentaire de ce journal, je publierai cela d'ici ce soir. Mais je mets en ligne cette première version de l'article (je ne reviendrai pas sur ce qui précède) parce que je ne voudrais pas désappointer les lecteurs intéressés par ma saga "Il y a 150 ans" s'ils viennent consulter ce site dans la journée et s'étonnent tout frustrés que je ne fasse rien pour ce fameux article du 16 juillet 1870 cité par Rimbaud !
A tout à l'heure !
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