Ne se contentant pas d'être poète, François Coppée a écrit pour le théâtre. Le succès fut au rendez-vous pour son premier essai, la comédie en un acte Le Passant "Représentée pour la première fois sur le théâtre de l'Odéon le 24 janvier 1869". La pièce fut interprétée en province, et notamment à Charleville. Rimbaud a-t-il assisté à une représentation et a-t-il dû supporter le jeu lourd et incroyablement exagéré de l'alors débutante "Mlle Sarah Bernhardt", future maîtresse de Jean Richepin ? En tout cas, il a connu le texte de cette pièce dont il reprend partiellement un vers dans son poème "Les Etrennes des orphelins" composé tout à la fin de cette même année 1869. Rimbaud, dans ses premiers poèmes, s'est d'ailleurs inspiré des premiers recueils, autrement dit des recueils déjà parus, du poète François Coppée. Il a suivi son activité de près, décidément. Longtemps proche de Coppée, Verlaine a cité plus tard un vers du Passant dans un dizain que Rimbaud a recopié en septembre 1872 sur un carnet de Félix Régamey à Londres. Rimbaud aurait par ailleurs écrit à Verlaine avant de se rendre à Paris qu'il serait "moins gênant qu'un Zanetto", nom du héros de la pièce Le Passant, à une époque où Verlaine comme Rimbaud doivent juger sévèrement les positions d'hostilité à la Commune de l'auteur François Coppée, car cette citation a dû être faite dans une situation de connivences qui supposait une raillerie à l'égard de Coppée. Hélas ! nous n'avons pas cette lettre qui prouverait probablement que la symbiose du discours politique était déjà engagée entre Verlaine et Rimbaud.
Cette pièce Le Passant a-t-elle pu inspirer d'autres écrits de Rimbaud et Verlaine ? En-dehors de la réécriture de certains vers, nous pouvons envisager l'angle thématique, ainsi la figure revendiquée du bohémien dans Le Passant justifie à tout le moins les comparaisons avec le sonnet "Ma Bohême" de Rimbaud, ne fût-ce que pour établir les différences de traitement ou les éventuelles filiations. Peu importe que les emprunts de "Ma Bohême" impliquent d'autres oeuvres, d'autres auteurs : la comparaison n'a rien d'illégitime.
Un tel travail serait d'autant plus important qu'en 1872 dans ses poèmes en vers très particuliers Rimbaud repense l'idée du poète bohémien, mais un simple rapprochement des mots clefs ne permettra peut-être pas de bien cerner le lien à la comédie de Coppée. Cela dit, les mots clefs permettant d'établir des liens manquent-ils à l'appel ?
Dans "La Rivière de Cassis", il est question d'un "passant", ce qui serait déjà un lien subreptice, mais surtout dans "Comédie de la soif", poème contemporain de "La Rivière de Cassis" avec des thèmes proches, nous avons une "auberge verte" qui, dit le poète, "Jamais" "Ne peut bien m'être ouverte". Cela figure dans le quatrième poème de l'ensemble "Comédie de la soif" et cela s'intitule "Chanson". Le lecteur pense immédiatement à un poème contemporain de "Ma Bohême" le sonnet "Au Cabaret-vert", rapprochement fondé qui justifie déjà une comparaison thématique avec "Ma Bohême", mais le lecteur ne voit pas encore le lien avec le thème du bohémien de la comédie Le Passant. Pour cela, il convient d'avoir à l'esprit certains vers de la pièce. Après une première scène où Silvia monologue jusqu'au surgissement du chant de Zanetto, nous avons une scène deux où Silvia est en retrait sur sa terrasse, écoutant le nouveau venu Zanetto qui se demande où il va dormir. Il déplore de ne pas connaître pour la nuit un lit confortable tout en chantant la liberté d'oiseau que lui procure sa condition. Et Zanetto s'écrie d'un vers sur l'autre : "[...] l'auberge / Est sourde au poing qui frappe et s'ouvre avec ennui." Le jeune vagabond choisit alors un banc et il salue la "belle étoile", "Auberge du bon Dieu qui fait toujours crédit."
On me dira que je ne prends que le mot "auberge" comme prétexte à un rapprochement ténu.
Libre à d'autres de chercher un rapprochement plus convaincant à leurs yeux dans la vaste littérature. Je ne vais pas perdre mon temps à expliquer pourquoi le champ peut se restreindre jusqu'à rendre finalement crédible mon propre rapprochement. On remarque que le dizain de Verlaine "L'Enfant qui ramassa les balles..." recopié par Rimbaud en septembre 1872 cite un vers voisin de la scène 2, puisque c'est sur la page voisine de l'édition Lemerre que j'ai en main que je peux lire le vers suivant dans la bouche de Silvia : "Pauvre petit ! Il a sans doute l'habitude." Elle parle précisément de la situation sans auberge de Zanetto, puisqu'elle s'apitoie sur le fait qu'il dorme sur son banc, et elle a tout entendu. Le dizain de Verlaine montre qu'une relecture récente de la pièce de Coppée avait dû avoir lieu avec un intérêt accru pour cette scène 2.
Déjà, dans l'Album zutique, Rimbaud s'inspirait maximalement des oeuvres de Coppée pour cause de parodies de Coppée lui-même justement. Dans "Les Remembrances du vieillard idiot", dont le titre est une réécriture Les Contemplations de Victor Hugo, mais tournée contre Coppée, auteur auquel le poème est attribué par une fausse signature, nous avions des emprunts à plusieurs poèmes de Coppée, avec une imitation de ses marqueurs psychologiques. Rimbaud y reprend notamment le pronom personnel indéfini "on" à la césure et le rejet du verbe "Troubler" d'un vers à l'autre, deux procédés que nous trouvons dans la scène 2 du Passant.
On y dort, et si l'on a froid dans son sommeil,Le matin on se chauffe en dansant au soleil.Cette nuit parfumée et cet enfant qui dortMe troublent. On dirait que mon coeur bat plus fortEt qu'une émotion nouvelle le soulève.Ah ! je suis folle ! (Regardant Zanetto de plus près.) Hélas ! il ressemble à mon rêve.
Les soulignements sont nôtres. La première citation est coincée entre les deux vers du Passant mentionnés plus haut qui contiennent le mot "auberge", au sein d'un espace de huit vers, autrement dit à l'intérieur d'un espace de quatre rimes d'écart.La seconde citation suit immédiatement la rime "habitude"::"solitude" avec le fameux vers repris partiellement par Verlaine dans "L'Enfant qui ramassa les balles..."
On me répliquera que, malgré tout, thématiquement la pièce "Les Remembrances du vieillard idiot" nous éloigne de "Comédie de la soif" ou de "La Rivière de Cassis". Certes, mais je prétends montrer deux choses. Premièrement, ce sont des formes prosodiques psychologisantes que "Les Remembrances du vieillard idiot" reprennent à la scène 2 du Passant. Peu importe que les thèmes ne soient pas les mêmes. Deuxièmement, il est visible que Rimbaud et Verlaine ont régulièrement reporté leur attention sur le début de la comédie Le Passant. Par conséquent, un indice de rapprochement doit être pris au sérieux, même si de prime abord il a l'air ténu comme une mention minimale "passant" dans "La Rivière de Cassis". Rappelons que l'expression "chers corbeaux délicieux" figure dans un poème "Les Corbeaux" dont la fin est une réécriture de la fin du poème hostile à la Commune "Plus de sang".
Dis-leur cela, ma mère, et messagère ailée,
Mon ode ira porter jusque dans la mêlée
Le rameau providentiel,
Sachant bien que l'orage affreux qui se déchaîne,
Et qui peut d'un seul coup déraciner un chêne,
Epargne un oiseau dans le ciel.
Mais, saints du ciel, en haut du chêne,Mât perdu dans le soir charmé,Laissez les fauvettes de maiPour ceux qu'au fond du bois enchaîne,Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir,La défaite sans avenir.
"Les Corbeaux" et "La Rivière de Cassis" ne sont que de quelques mois postérieurs aux nombreuses parodies de Coppée contenues dans l'Album zutique, puisque l'un doit dater de janvier, février ou mars 1872, quand l'autre est daté de "mai 1872". Mais ils sont aussi contemporains de "Comédie de la soif". J'ai cité tout à l'heure l'auberge du quatrième des cinq poèmes constitutifs de l'ensemble "Comédie de la soif". Les troisième et cinquième poème intitulés "Les Amis" et "Conclusion" m'intéresseront maintenant dans la mesure où quelques vers semblent se démarquer de la chanson même que fredonne Zanetto à la fin de la première scène du Passant, moment de transition où nous passons du monologue-aparté de Silvia à l'aparté de Zanetto de la scène 2.
Ce premier couplet ferait plutôt songer au début de la parodie zutique de Pelletan "Avril, où le ciel est pur...", mais notons déjà l'exorde du printemps.Mignonne, voici l'avril !Le soleil revient d'exil ;Tous les nids sont en querelles.L'air est pur, le ciel léger,Et partout on voit neigerDes plumes de tourterelles.
Voici le second couplet après un aparté de Silvia.
Prends, pour que nous nous trouvions,
Le chemin des papillons
Et des frêles demoiselles.
Viens, car tu sais qu'on t'attend
Sous le bois, près de l'étang
Où vont boire les gazelles.
J'aime autant mieux, même,
Pourrir dans l'étang,
Sous l'affreuse crème,
Près des bois flottants.
Les pigeons qui tremblent dans la prairie
Le gibier, qui court et qui voit la nuit,
Les bêtes des eaux, la bête asservie,
Les derniers papillons !.... ont soif aussi.
Ajoutons à cela que si le titre a varié, sa forme "Comédie de la soif" désigne le genre auquel appartient la pièce Le Passant.
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Revenons maintenant au poème "Les Corbeaux". Nous avons montré que le discours politique de ce poème est à mettre en relation avec le discours de Coppée qui s'opposait à la Commune, mais qui voulait une réconciliation pour reprendre un jour l'Alsace et la Lorraine aux allemands.
Les morts de la guerre franco-prussienne doivent nous rappeler un devoir et si notre mémoire faillit les corbeaux sont là pour l'en empêcher. Le "devoir" du poème "Les Corbeaux", c'est celui prôné par Coppée, et il l'a prôné dans une autre pièce intitulé "Fais ce que dois" où le devoir est formulé sous une forme verbale.
Dans cette pièce, le devoir qui est désigné est celui de la revanche.
Coppée a déjà fait jouer quelques pièces, mais toutes n'ont pas eu leur première représentation à l'Odéon. Deux Douleurs a été représentée au Théâtre Français le 20 avril 1870 et L'Abandonnée le 13 novembre 1870 au théâtre du Gymnase. Par un entrefilet malveillant paru dans la presse, nous savons que Verlaine a assisté à cette pièce qui fut pourtant l'occasion d'une dispute violente avec sa femme.
On peut supposer que Verlaine était accompagné de Rimbaud.
Mais, les pièces jouées à l'Odéon, ce sont donc Le Passant et Fais ce que dois.
La pièce Fais ce que dois, assez courte, a été jouée pour la première fois à l'Odéon le 21 octobre 1871. Une femme en deuil de son mari après les événements de l'année terrible veut fuir pour l'Amérique avec son fils qu'elle couve, mais un professeur redresseur de torts intervient et malgré la mère il convainc l'enfant par des procédés rhétoriques de rester en France par devoir pour les morts, dans l'espoir d'une revanche, et dans les procédés figure le repoussoir qu'est la Commune. Le texte de la pièce a été publié au même moment, avant même qu'elle n'ait été vue jouée, dans Le Moniteur universel. Pas de suspense, on va communier dans un discours édifiant et rassembleur. L'Odéon est à deux pas de l'Hôtel des Etrangers, puisque la rue Racine aboutit à la place même où se trouve le théâtre.
Dans l'Album zutique, les poètes n'ont pas attendu le 21 octobre pour réagir, puisque dès les premiers feuillets, le titre de Coppée est évoqué de manière obscène par Camille Pelletan : "marques de mon doigt", ce qui au passage montre que Teyssèdre a tort de penser qu'une allusion à la pièce de Coppée et surtout à son titre était impossible avant le 21 octobre. Il oublie la publicité anticipée dans la presse et les affiches, sans oublier que le milieu des poètes sait se tenir informé à l'avance de l'actualité d'un collègue.
Le poème "Etat de siège ?" épingle la pièce de Coppée avec une transposition du communard en "postillon" obscène, puis "débauché impur', et il est fait allusion à la représentation de la pièce par la mention de l'omnibus qui arrive en vue de l'Odéon.
Quelques pages plus loin, Valade produit un dizain à forte résonance politique intitulé "Epilogue" et juste en-dessous figure un poème intitulé "Exil" ou "Exils", car il est difficile de déterminer s'il y a un "s" ou non à ce titre, surtout si on compare avec les "s" de "s'intéressa" ou "instinct" sur la transcription. Mais peu importe, ce qui importe, c'est que ce fragment d'une épître en vers attribuée à Napoléon III contient une formule à fort relent coppéen "honnête instinct" et parle d'exil.
Nous avons vu que "Etat de siège ?" fait allusion à la pièce "Fais ce que dois", sans en reprendre le sujet, mais avec une petite transposition quand même au plan de la débauche.
Raoul Ponchon confirme le procédé allusif de la mention "Odéon" dans une parodie de septembre 1872 qui cite explicitement la première à l'Odéon d'une autre pièce de Coppée intitulée Le Rendez-vous.
Dans le cas d'exil, les vers sont déjà attribués à Napoléon III, mais Coppée est en train de publier un recueil intitulé Les Humbles dans lequel Napoléon III n'a pas sa place en principe. Or, Napoléon III subit effectivement les rigueurs de l'exil à cette époque, ce qui peut permettre l'expression d'une poésie triste coppéenne. Coppée est un proche de la princesse Mathilde justement. Enfin, dans Fais ce que dois, tout le récit s'articule autour de l'idée d'un exil. Je cite le premier vers. Le fils Henri, encore un prénom qui sonne bien, demande à sa mère : "Ainsi, nous émigrons ?" et la mère Marthe répond : "Oui, nous quittons la France." Je trouve que la situation est quelque peu parallèle entre les plaintes de Marthe et les plaintes de Napoléon III, ce qui me fait dire que les six vers de "Exil" sont à mettre en relation avec l'actualité théâtrale de Coppée.
Enfin, Daniel, conscience politique du drame Fais ce que dois, est un professeur qui enseigne l'alphabet à des enfants. Le sonnet "Voyelles" est la réponse communarde à cet enseignement. Ce Daniel rappelle aussi la devise de Paris "Nec fluctuat mergitur" et développe cette métaphore en évoquant le sort du Vengeur, ce qui a dû intriguer Verlaine auteur d'un poème peu connu sur ce sujet également.
Le poème "Le Bateau ivre" parle d'un "Poëme de la Mer" qui concerne la Commune et donc Paris, un poème qui est une réplique au discours final de Daniel dans le drame moralisateur de Coppée, où l'exemple communard est explicitement rejeté, voire présenté comme un repoussoir pour guider vers le bien et le devoir.
L'important dans toute cette étude, c'est de voir que la figure de Coppée très présente dans l'Album zutique est porteuse d'un modèle que Rimbaud conteste et cette présence n'a pas disparu d'un coup. Coppée est présent dans les vers de 1872, fort au second plan dans "Voyelles" et "Le Bateau ivre", mais au tout premier plan dans "Les Corbeaux", et sa valeur de repoussoir cette fois pour Rimbaud n'est pas à négliger dans "Comédie de la soif" ou "La Rivière de Cassis", voire dans "Aube" poème en prose où j'ai prétendu identifier une allusion à un dizain des Promenades et intérieurs. Ceci contribue à donner du sens aux mystérieux poèmes de 1872 et une transition s'établit avec la pratique contestataire des vers irréguliers qui se tournent vers le refus des règles et vers les formes de la chanson populaire. Cette période c'est précisément "l'histoire d'une de mes folies" racontée dans "Alchimie du verbe".
Voilà le fil que nous invitons tout lecteur de Rimbaud à bien considérer.
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