samedi 9 septembre 2017

Au seuil d'Une saison en enfer

Revenons sur la prose liminaire du livre Une saison en enfer.
Il y a d'abord l'établissement du texte.
L'imprimeur Poot a laissé passer quelques coquilles : "le clef du festin ancien" ou "Cette inspiration prouve que que j'ai rêvé !" Les corrections de telles bévues se font mécaniquement. En revanche, on a beaucoup glosé sur les guillemets qui ouvrent le récit, mais qui ne se referment jamais. Citons par exemple les réflexions de Jean-Luc Steinmetz dans son article "Passage des voix" recueilli dans le volume collectif "Je m'évade ! Je m'explique.", Résistances d'Une saison en enfer (études réunies par Yann Frémy, Classiques Garnier, 2010) :

Il y a là, sans doute, une intention de la part de Rimbaud, et bientôt le signe d'une négligence (à ne pas les avoir refermés). Si bien que la Saison prend une valeur citationnelle qui, de suite, met à distance ce que nous avons sous les yeux, à moins que la marque de ces guillemets n'introduise un discours du sujet, mais quel sujet ? Car si Rimbaud parlait en son propre nom (au nom de sa personne même) il n'aurait pas besoin de ce signe premier. [...] Il pourrait en résulter une façon d'expliquer la Saison qui consisterait à lire à haute ou moins haute voix, pour constater, de soi-même, les inflexions du texte, ses différentes hauteurs, ses apartés, sa ventriloquie.

On le voit, une espèce de réflexion quasi métaphysique est développée à propos de ces défectueux guillemets. Toutefois, pas mal d'éléments posent problème dans la citation que nous venons de faire, et pas seulement l'adjectif "citationnelle" sorti tout droit d'un chapeau de magicien recréant la langue française. Qu'est-ce qu'une "valeur citationnelle" ? Il me semble devoir comprendre que le texte est exhibé comme de la parole rapportée, ce qui est donné beaucoup d'emphase à un constat de pure forme : les guillemets servent à délimiter une citation ou des propos rapportés. Steinmetz parle ensuite de mise à distance. Mais la seule mise à distance est celle de l'auteur par rapport aux paroles attribuées à un "je" énigmatique. Pour le lecteur, je ne vois pas en quoi les guillemets peuvent impliquer une mise à distance. Le texte est le même, il est dit par quelqu'un, qui peut être anonyme ou un alter ego de l'auteur au plan de la fiction. Si ce livre avait été mis en vente en 1873, les lecteurs n'auraient guère été avancés par la présence du nom de l'auteur sur la couverture. Enfin, même si je suis connu pour lire volontiers à haute voix n'importe quel texte dans n'importe quelle situation, je ne fais aucune différence pour la compréhension entre la lecture à haute voix et la lecture silencieuse, et je ne comprends donc pas en quoi la lecture à haute voix permettrait de mieux saisir des "hauteurs", des "apartés" et toute une "ventriloquie". Et tous ces effets, les hauteurs, les apartés, la ventriloquie, je les ressentirai dans la confrontation aux formulations du texte, pas dans la vague conscience de guillemets initiaux. En clair, Steinmetz parle pour ne rien dire. Tout ce qu'il dit est soit faux, soit une évidence présentée sous une lumière qui donne l'illusion de quelque chose d'étonnant. Revenons-en à des considérations plus simples. Les guillemets introduisent des paroles rapportées, que l'auteur ne prend pas en charge. Par conséquent, ces guillemets nous invitent à considérer que les premiers mots font eux-mêmes partie de la fiction. Le problème vient alors de ce qu'ils ne se refermeront jamais.
Ici, il faut opérer avec méthode. Si les guillemets doivent se refermer à la toute fin du livre, en clôture de la section "Adieu", ils ont un faible intérêt, ils ne font que gentiment souligner que l’œuvre appartient à la fiction et n'est pas une confession sincère à prendre au premier degré. Une fois écartée cette hypothèse, les guillemets ne peuvent être refermés qu'au plan de la seule prose liminaire. En effet, la prose qui ouvre le livre a une valeur rétrospective et elle introduit à la lecture d'un ensemble qu'il faut admettre déjà fixé sur le papier, puisqu'il s'agit des "feuillets" détachés d'un "carnet de damné". Les possibilités me semblent dès lors peu nombreuses. On pourrait imaginer que seul le premier alinéa était entre guillemets : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient." Cette idée n'arrive pas du tout à me convaincre, mais il faut bien ne pas s'interdire de piste par préjugé. Les guillemets mettraient ainsi dans une sorte de halo douteux le prétendu souvenir initial. Cependant, la restriction "si je me souviens bien" montre assez que le discours doit s'enchaîner.  Je n'arrive pas non plus à sérieusement envisager que les guillemets devaient se refermer après "l'affreux rire de l'idiot", ni après les propos de Satan, ce qui au passage impliquerait une succession de guillemets fermants, d'un côté pour les paroles de Satan, de l'autre pour les propos du poète. Mais pourquoi scinderais-je en deux le discours fortement charpenté de la prose liminaire, isolant arbitrairement quelques alinéas, soit parce qu'ils partent des événements récents, soit parce qu'ils reviennent à l'instant présent. Les guillemets ne peuvent se refermer qu'à la toute fin de la prose liminaire juste après "carnet de damné". Parfois, nous opposons le texte d'un roman à sa préface par le contraste des italiques et des caractères romains. Ici, les guillemets créeraient une opposition de cette sorte. Toutefois, à la lecture, il est sensible que la prose liminaire fait déjà partie de la fiction. En revanche, si nous tenons justement compte de cet argument de la fiction, la prose liminaire est un discours oral qui annonce une suite de textes écrits sur des feuillets. Pour cette raison, les guillemets peuvent très bien ouvrir et fermer le discours supposé oral de la prose liminaire qui introduit à la lecture des feuillets.
Une fois que nous avons dit tout cela, nous nous rendons compte qu'il est vain de s'engager dans des réflexions désespérées sur la négligence qui veut que ces guillemets n'aient pas été correctement refermés. Ces guillemets ne pouvaient être qu'un petit support à la lecture, mais ils ne changent rien au sens, il n'y a aucun enjeu de sens du tout les concernant.
Enfin, si nous revenons à la citation de Steinmetz dont nous avons montré qu'elle disait beaucoup de choses fausses ou impropres, nous pouvons penser qu'elle contient une erreur de plus dans le fait de considérer que la négligence a été de ne pas refermer les guillemets. Dans un article paru dans la revue Studi francesi, Christophe Bataillé a émis l'hypothèse inverse que la négligence aurait pu être bien plutôt celle du prote qui sur sa planche n'aurait pas retiré les guillemets d'un travail antérieur. L'imprimeur Poot éditait des textes de lois où très souvent des guillemets figuraient en tête de ligne.
On l'aura compris. Si j'ai parlé aussi longuement de ces fameux guillemets lançant Une saison en enfer, c'est pour mettre un terme à des réflexions qui ne consistent qu'à gamberger. Ces guillemets n'ont aucune importance cruciale, même s'ils ont été voulus par Rimbaud et qu'ils n'ont malheureusement pas été refermés tout au bas de la prose liminaire. Éditeur du texte, je traiterais ce problème, histoire de ne pas le passer sous silence, dans les notes et avertissements, mais j'éditerais le texte sans ces guillemets ouvrants. Certains seront réticents et voudront penser à l'originalité littéraire de guillemets jamais refermés, mais si on peut investir de sens tout ce qu'on veut, des guillemets pour introduire des propos rapportés n'ont de sens que si on peut délimiter les propos rapportés et donc refermer les guillemets à la fin de la citation. Des guillemets ouvrants en suspens, cela passerait encore, si on admet qu'implicitement ils doivent être refermés à un endroit précis. Mais ce qu'il faut évacuer, c'est toute réflexion sur le prétendu sens philosophique profond de guillemets qui créeraient un plan mystique où tout est dans la distance du propos rapporté. Ira-t-on jusqu'à considérer que les guillemets ne sont pas refermés, parce que Rimbaud a créé un signe de ponctuation suprême qui va plaisamment peser sur toute notre vie de lecteur ? Quel cirque !

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