En tête de la note qu'il consacre à ce texte dans l'édition 2009 de la Pléiade des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud, André Guyaux ne manque pas de préciser : "Dialogue fictif avec soi-même, puis avec de supposés réfutateurs de l'appel à la 'sagesse de l'Orient', 'L'Impossible' est le moment idéologique de la Saison." Il s'agit en effet d'un texte décisif à partir duquel tout semble basculer, puisque dans "L'Eclair" le poète considère quue l'abîme où il est plongé s'éclaire de temps en temps, puis dans "Matin", il affirme en avoir fini avec "la relation de [s]on enfer", tandis que le finale "Adieu" où il s'agit de "tenir le pas gagné" parle d'une "victoire" même si "l'heure nouvelle est au moins très sévère". Qu'est-ce qui a bien pu se jouer de décisif dans "L'Impossible" ? Le lecteur peut trouver cela quelque peu suspect, tant le livre Une saison en enfer est fait de ressassements, de retours d'idées similaires d'un bout à l'autre de la narration. Nous pourrions considérer que le discours n'évolue pas réellement, qu'il s'agit d'une espèce de pantomime où, pour clore son livre, le poète fait semblant d'avoir résolu son problème initial. Mais, pour l'heure, nous n'allons pas chercher d'emblée à élucider par une lecture ligne à ligne ou par une synthèse raisonnée le mystère du texte intitulé "L'Impossible", car la confrontation au sens ultime du livre rimbaldien ne peut décidément pas se faire sans poser des jalons préalables. Notre idée est ici de mettre à jour une trame parallèle qui permet de rapprocher les sections 5, 6 et 7 de "Mauvais sang" avec "L'Impossible". L'idée d'une reprise de "Mauvais sang" dans "L'Impossible" est connue. Par exemple, dans l'unique article rimbaldien que je lui connaisse, le spécialiste de Victor Hugo, Pierre Laforgue a écrit que, "dans la section L'Impossible de la Saison", "la problématique de Mauvais sang est reprise, pour être transposée sur un autre plan." Toutefois, ce qui est comparé par Laforgue c'est surtout la "rêverie sur l'histoire" de "Mauvais sang et celle "de nature géographique" organisée "autour de l'opposition entre Occident et Orient" de "L'Impossible".
L'idée est ici de mettre en avant une trame parallèle entre une partie seulement de "Mauvais sang" et l'ensemble de la section "L'impossible". Toutefois, il s'impose au préalable de commenter quelque peu la présence intercalaire des sections 5 à 7 de "Mauvais sang" entre deux sections 4 et 8 qui initialement s'enchaînaient.
Même si les remarques sur la genèse du texte rimbaldien ne sont pas indispensables pour délimiter la partie de "Mauvais sang" qui va faire l'objet d'un rapprochement, rappelons que des ébauches du futur livre Une saison en enfer nous sont parvenues. Dans le cas de "Mauvais sang", il s'agit précisément des seules sections 4 et 8. Nous ne possédons aucun brouillon des trois premières sections : "J'ai de mes ancêtres gaulois [...]", "Si j'avais des antécédents [...]", "Le sang païen revient ! [...]", ni des sections 5 à 7 dont nous allons parler. En revanche, sur le brouillon, nous découvrons que les sections 4 et 8 n'en formaient qu'une seule : "On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici [....]" et "Assez ! Voici la punition. [...]"
Le brouillon de la section 4 ne comportait pas d'allusion initiale à l'impossibilité du départ et ne développait pas l'injonction de cheminer à nouveau dans les sentiers de ce monde-ci. Il s'agit visiblement de phrases importantes pour l'articulation entre les étapes du récit, mais pour le reste le texte correspond. J'ai déjà travaillé sur les brouillons pour mettre à jour les articulations et le sens de plusieurs sections d'Une saison en enfer ("Les ébauches du livre Une saison en enfer", Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer de Rimbaud, sous la direction de Steve Murphy, Didact Français, Presses Universitaire de Rennes, 2009, p. 187-198). Je me suis alors opposé aux interprétations du "vice" qui faisaient fi du récit très suivi d'Une saison en enfer. Le vice, ce n'est pas l'homosexualité, la masturbation, la condition de prolétaire, autant de réponses spéculatives extérieures à ce que dit le texte, le vice, c'est le "Mauvais sang" et le "cœur infirme" (mention reprise au brouillon) de celui qui s'identifie à un "gaulois" et qui sent qu'il n'est pas résolument "chrétien", tout simplement. Et c'est le sentiment de ce vice qui l'amène à rechercher la prière, mais avec une sorte d'imitation qui, n''étant pas à prendre comme une dérision de l'être purement insincère, n'en est pas moins une maladroite singerie : "Quelle bête faut-il adorer ?" qui décline ou dévie rapidement "Dans quel sang marcher ?". Le poète va prier, mais la foi n'y est pas, ce qu'illustre superbement la rencontre de la citation du psaume et le commentaire désabusé de la clausule de la quatrième section : "De profundis Domine, suis-je bête !" Dans l'état définitif, c'est au lecteur à deviner que la prière paraît ridicule au poète. Sur l'ébauche qui nous est parvenue, la tentative d'adoration pieuse est flanquée d'une considération désapprobatrice : "Ah ! je suis tellement délaissé, que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection. Autre marché grotesque."
Enfin, sur ce brouillon, la phrase : "De profundis, domine ! [que biffé] je suis bête ?" est directement suivie de ce qui correspond au début de la huitième section sur l'état définitif : "Assez. Voici [les corrigé en la] punitions !"
Cela est important, car justement il est question d'une soudaine montée de prières chrétiennes dans les sections 5 à 7 qui ont été intercalées. Nous comprenons clairement que les élans de la section 7 correspondent à un déploiement de l'appel à la religion de la section 4 : "Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant !", etc. Autrement dit, la formule "Assez ! Voici la punition" vaut pour les élans de la section 4 comme pour les élans des sections 6 et 7 qui ont pourtant l'air distinctes puisqu'elles font suite à la conversion forcée par le débarquement des "blancs". Les sections 5 à 7 sont bien une illustration du discours condensé dans la quatrième section avec l'impossibilité de partir y compris sur le continent païen, en Afrique subsaharienne, et avec le manque de foi du poète qui pourtant voudrait y mettre de la bonne volonté. Tout cela n'est jugé que comme une insupportable indiscipline par le peuple conquérant dans la huitième section, peuple conquérant assimilé à l'épopée napoléonienne par le calembour sur "Impossible n'est pas français" et pas l'idée finale du "sentier de l'honneur". A cette aune, le brouillon montre qu'il y a une coquille dans le texte définitif : il ne faut pas lire "Les outils, les armes", mais bien "les autels, les arme" [sic]. Nos citations proviennent du déchiffrement proposé par Aurélia Cervoni dans l'édition de la Pléiade en 2009.
Quant aux trois sections qui sont venues s'intercaler, elles contiennent la célèbre identification au nègre. Un lien visible sert d'articulation entre la cinquième et la sixième section : "Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant" (avant-dernière phrase de la cinquième section) et "Les blancs débarquent" (première phrase de la sixième section). La cinquième section fait le récit de la vie isolée et fière du poète qui dénonce le monde dans lequel il vit. Il décide alors de "quitter ce continent" et se transforme en sauvage : "Faim, soif, cris, danse, danse, danse !" Mais comme il nous en avait averti dans la quatrième section : "On ne part pas[,]" le poète est rattrapé par la colonisation, événement d'époque, et c'est l'objet de la sixième section : "Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler." Cette soumission, suite à une fuite, amène à rejouer quelque peu le discours des trois premières sections. L'horreur de l'habit vient rejoindre celles du baptême et du travail : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme[,]" "J'ai horreur de tous les métiers." Mais, cette fois, le poète joue la partition chrétienne sans rechigner, si ce n'est que son adhésion n'est pas sincère comme les soubresauts de la septième section vont nous le montrer de la phrase soumise "L'ennui n'est plus mon amour" à la crise finale : "Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous." Cette fin de septième section correspond à l'évidence à la phrase "Autre marché grotesque" qui n'est pas passée du brouillon à la mise au point définitive de la quatrième section de "Mauvais sang".
Venons-en maintenant au relevé des indices qui tendent à montrer que la construction est fortement parallèle entre nos trois sections de "Mauvais sang" et le récit de "L'Impossible".
Ainsi délimité, notre récit dans "Mauvais sang" débute comme celui de "L'Impossible" par une évocation de l'enfance : "Encore tout enfant,..." contre "Ah ! cette vie de mon enfance,..." Les descriptions sont similaires, si ce n'est que dans "Mauvais sang" nous avons une médiation dans la mesure où l'enfant admire un "forçat intraitable" auquel il cherche à s'identifier. Certaines comparaisons doivent être faites entre ce modèle et l'enfant de "L'Impossible", puisque si le "forçat intraitable" a "lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison", dans le second récit, l'enfant se rappelle qu'il était "fier de n'avoir ni pays, ni amis". Dans la comparaison entre les deux passages, remarquons encore que si nous passons, à cause d'un jeu sur les mots, du forçat à une hésitation radicale s'il faut nommer force ou faiblesse ce que vit l'enfant, dans "L'Impossible", celui-ci se fait le reproche d'une "sottise". Il faut bien rapprocher le questionnement intime : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force(,]" de l'exclamation "[...] quelle sottise c'était". En même temps, il est bien question des voyages de l'enfant sur la route dans l'un et l'autre texte, puisque le poète dès "Mauvais sang" se dit "Sur la route" qui "visitai[t] les auberges et les garnis" susceptibles d'avoir été honorés par le passage du "forçat". A "la grande route par tous les temps", au "sobre surnaturellement" de "L'Impossible" correspondent le "cœur gelé" de l'infirme. Dans "L'impossible", c'est la fierté "de n'avoir ni pays, ni amis" qui est taxée de sottise. Dans le passage correspondant de "Mauvais sang", la négation du "ni" est portée par la préposition "sans", et le rapprochement est éloquent qui justifie l'idée de sottise de l'enfant : "Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte,, sans habits, sans pain, [...]". Et à cette absence d'amis correspond plus durement l'absence d'attention avec des italiques grinçants qui valent aussi dénonciation à l'égard de prétendus chrétiens : "Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu."
Ce rapprochement permet déjà de dire des choses très fines sur Une saison en enfer, mais il convient de ne plus s'appesantir pour la suite, car nous voudrions rendre sensible au fait que nous allons signaler d'autres reprises de nos sections de "Mauvais sang" dans le récit de "L'Impossible" et surtout nous allons constater une progression identique, ces reprises étant livrées à peu de détails près dans le même ordre.
Le deuxième passage à rapprocher concerne les femmes. Dans "Mauvais sang", le poète relaie à ce point la figure de réprouvé du bagnard qu'avant de se décrire devant un "peloton d'exécution", il s'écrie : "Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon." Pour celui qui s'est révolté face à l'amertume de la "Beauté qu'il avait assise sur ses genoux, le thème est important. La Saison est fortement concerné par la figure du couple et de son éventuelle sincérité, comme l'atteste cette phrase de la conclusion d'ensemble du livre : "Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs." L'évocation des femmes surgit rapidement dans "L'Impossible", dès le second alinéa après une manifestation de mépris pour des bonshommes sans doute proches de ceux qui ne l'ont peut-être pas vu quand il avait l'air d'un cadavre gelé : "- J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous."
En clair, dans le premier rapprochement, le poète a fui la société pour devenir un vagabond, mais un vagabond en souffrance bien différent de l'image du sonnet "Ma Bohême" de 1870. Dans le second rapprochement, nous tournons autour de la problématique du compagnon et de l'ami. Dans "Mauvais sang", il est question de l'empêchement à la vie de couple. L'errant est rejeté de la société et n'a pas droit à une compagne. Dans "L'Impossible", malgré le sentiment d'une "sottise", le poète se félicite d'avoir méprisé une société où la relation amoureuse est faussée. Nous pouvons même considérer que Rimbaud a volontairement reconduit le même jeu d'échos entre les fins de mots d'un passage à l'autre : "l'orgie et la camaraderie", "la propreté et la santé".
L'affrontement est alors entre une "foule exaspérée" (citation de "Mauvais sang") et les "dédains" du poète (citation de "L'Impossible").
Le troisième rapprochement est double; c'est celui des motifs de l'évasion et de l'explication. Tout le monde aura compris que je vais traiter de la suite sur trois alinéas : "[...] puisque je m'évade ! / Je m'évade ! / Je m'explique !"
Dans "L'impossible", le texte est quelque peu déconcertant. Le poète se reproche la "sottise" de sa vie errante de jeunesse, puis il se donne raison, car il a ainsi échappé au monde. L'évasion est clairement reliée au refus de ces "couples menteurs".
- J'ai eu raison de méprise ces bonshommes [...]J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !Je m'évade !Je m'explique !
La "sottise" que se reproche le poète ne porte donc pas sur l'évasion.
Avant de nous intéresser à la suite du texte "L'Impossible" qui est censée valoir explication, jouons à un nouveau rapprochement avec "Mauvais sang". Dans ce premier récit, nous avons laissé le poète au moment où il se désolait de l'interdiction de fréquenter les femmes, et même "en face du peloton d'exécution". L'idée d'évasion ne serait-elle pas naturelle à un poète ainsi prisonnier et tout près de la mort ? Justement, le poète prend la parole pour sauver sa peau et pour ce faire il cherche précisément à s'expliquer : "pleurant du malheur qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant ! Comme Jeanne d'Arc !" La comparaison avec Jeanne d'Arc est piquante, dans la mesure où, non seulement la pensée du poète n'est pas religieuse de la même veine, mais encore la pucelle d'Orléans n'a pas échappé au bûcher.
Certains pensent-ils que ce troisième rapprochement est moins probant que les deux précédents ? Le lien entre "qu'ils n'aient pu comprendre" et "Je m'explique !" ne leur semble-t-il pas lumineux ? Poussons pourtant plus loin ce rapprochement. Dans "Mauvais sang", le poète qui veut se faire comprendre prend la parole. Nous avons des propos rapportés entre guillemets dans les deux cas : "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice." Par anticipation, remarquons que les "prêtres, professeurs, maîtres" correspondent aux "gens D’Église" et "philosophes" auxquels le poète va répondre dans "L'Impossible". Et alors que, dans "Mauvais sang", la prise de parole consiste à ne pas se laisser damner par la foule : "[...] je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez....", dans "L'Impossible", il s'agit de compassion pour les damnés par opposition à la cruauté des "faux élus" : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! [...]" Une phrase comme "La charité nous est inconnue" correspond quelque peu à la phrase "je n'ai pas le sens moral". Et le basculement se fait tout naturellement de la compassion pour le damné ou les damnés à la critique féroce des "faux nègres" et "faux élus". Nous avons bien encore un développement parallèle avec les mêmes types de succession entre les deux textes. Nous pouvons les litre en miroir. D'un côté, "Vous êtes de faux nègres" pour ne retenir qu'une citation, et de l'autre, "Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace et de l'humilité pour les aborder." Et le parallèle est à ce point que si dans "Mauvais sang" le constat de fausseté invite au départ : "quitter ce continent" c'est cette phrase de "L'Impossible" qui justifie le mieux cette idée de fuite : "Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !"
Pour récapituler, j'ai opéré un troisième rapprochement d'une certaine étendue, parallèle qui impliquait une explication avec compassion pour un ou plusieurs damnés puis dénonciation de la fausseté du jeu social, avec même emploi de l'adjectif "faux" : "faux nègres", "faux élus", et à chaque fois une idée d'évasion, soit constat que le poète a eu raison dans ses dédains, soit après une tentative pour sauver sa peau devant un peloton d'exécution le sentiment qu'il faut d'urgence quitter le continent.
Mais, mon quatrième rapprochement ne suit pas le troisème, il est mélangé à lui.
En effet, dans sa réplique face au "peloton d'exécution", le poète a déclaré : "Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre." C'est même un point d'articulation entre le "vous vous trompez" et la dénonciation des "faux nègres". Dans "L'Impossible", le poète parle de "deux sous de raison" qu'il vient de retrouver face à ce constat de "faux élus" qui ont tout pouvoir au monde. Et c'est à ce moment que nous passons à un plan géographique, comme pourrait dire le critique Pierre Laforgue cité plus haut, où la notion d'Occident va subsumer l'insuffisance du raisonnement chrétien sur le plan de l'histoire des civilisations humaines. Le christianisme n'est qu'une réalisation locale et sans doute quelque peu contingente. Il s'agit de la morale des "marais occidentaux", et à cette lumière-là le poète a déjà dit qu'il avait "les yeux fermés". Or,, à partir du moment où il met entre parenthèses la domination du dogme chrétien à l'aide d'une dialectique entre Orient et Occident, le poète peut passer à un stade supérieur de philosophie grecque antique où il s'exclame : "Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..." avec cette séquence étonnante qui réunit "lumière", "forme" et "mouvement" comme dans ce passage de "Alchimie du verbe" qui a précédé : "J'inventai la couleur des voyelles ! [....] Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, [....]". Je reviendrai plus tard sur ce rapprochement concernant lumière, forme et mouvement. Ce que nous observons ici, c'est l'opposition nette entre le refus de la lumière du christianisme et la foi en un spiritualisme plus diffus : "Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré..." qui suppose un dépassement de la religion dans une métaphysique proche d'une certaine pensée grecque visiblement. Et comme en se disant les "yeux fermés" au christianisme, pour se justifier, le poète se dit dans la foulée : "Je suis une bête, un nègre[,]" nous avons le même enchaînement trivial dans "L'Impossible" avec la formule "Il en veut, mon esprit !" Citons même le passage complet : "Non que je croie à la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon, voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !" Il est au passage assez étonnant que Rimbaud n'ait pas corrigé la répétition malheureuse qui lui a échappé à l'aide d'un pronom : "qu'il a subis depuis la fin de l'Orient..."
La nécessité de rédiger m'a empêché de placer certains couples de termes dans mes rapprochements précédents : "tu es nègre" et "fabrique de Satan" face à "j'envoyais au diable", ou bien les vieux respectables qui demandent à être "bouillis" face "aux "marais occidentaux", et aussi la reprise de "Marchand" au singulier en "marchands" au pluriel.
Un cinquième rapprochement me vient ensuite à l'idée (et quand je dis cinquième rapprochement, c'est plutôt la cinquième série de rapprochements que j'établis) ; celui-ci est toutefois plus ponctuel entre "J'entre au vrai royaume des enfants de Cham", sorte de figuration valable ou valide de l'Orient, face à "la sagesse bâtarde du Coran" que Rimbaud récuse. Il n'est pas à minimiser. A l'opposition de fait entre l'Europe et l'Afrique subsaharienne, correspond une opposition entre Occident et Orient qui, dans la pensée de Rimbaud, exclut nécessairement les terres comprises comme barbares d'Islam pourvoyeuses de visions d'un ailleurs étrange dans le recueil Orientales de Victor Hugo notamment.
Le sixième rapprochement consiste à observer que les questions philosophiques très ramassées dans "Mauvais sang" : "Connais-je encore la nature ? me connais-je ?", lesquelles doivent imposer à notre esprit une ribambelle de références : le "Connais-toi toi-même" delphique, le cogito, le De rerum Natura de Lucrèce, les Pensées sur l'interprétation de la nature de Diderot, etc., etc., relèvent d'une posture humaniste qui justifie la prise à partie dans un débat éclairé avec les "gens d’Église" et les "philosophes" dans "L'Impossible". Et ajoutons à cela l'enchaînement de la section 5 à 6 de "Mauvais sang" puisque, si les questions philosophiques fondamentales ont débouché sur un abandon régressif à une vie sauvage axé sur le corps et ses besoins : "Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !", cela s'accompagne parallèlement d'une agression et conquête : "Les blancs débarquent. le canon !" Le mot "canon" est à l'évidence l'occasion d'un calembour. Cette soumission est faite au nom d'une double supériorité occidentale du christianisme et d'une pensée héritée des Lumières, puisque le projet colonial est fait, même s'il reste à en mesurer le caractère paradoxal ou contradictoire, au nom de la propagation de valeurs humanistes supérieures dans le monde.
Les deux textes que nous étudions vont-ils enfin se dissocier et suivre leurs voies propres ? Force est d'admettre que d'autres comparaisons peuvent encore être établies.
La conversion forcée dans "Mauvais sang" s'accompagne par exemple d'un souhait à "être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur !" La comparaison à "un enfant" est assez perfide, puisqu'elle engage une innocence première qui n'est pas nécessairement chrétienne, mais, à ce passage, me semble correspondre celui-ci dans "L'Impossible" : "[mon esprit] S'il était bien éveillé toujours à partir de moment nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant ! ...." J'ai même songé à rapprocher l'image des "damnés" en "naufragés" à la métaphore verbale suivante : "- S'il avait toujours été bien éveillé, nous voguerions en pleine sagesse !" Dans le même ordre d'idées, je rapproche la phrase "Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté[,]" encore une fois de la fin de la section "L'Impossible" : "C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté !", comme je rapproche la formule "et je loue Dieu" de "- Par l'esprit on va à Dieu !" Ces comparaisons peuvent laisser une impression assez étrange, mais à chaque fois cela se termine par le rejet du poète. Le texte de "Mauvais sang" que nous avons délimité se caractérise par une rechute brutale qui lui sert de clausule : "Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer ! La vie est la farce à mener par tous." C'est encore plus rapidement que bascule la clausule de "L'Impossible" de la direction vers Dieu au sentiment désolé que cela inspire : "Déchirante infortune !"
Tout indique bien qu'à l'avenir il faudra commenter minutieusement les progressions parallèles des deux récits que nous avons isolés pour notre étude. Je ne le fais pas maintenant, mon article deviendrait trop long.
Ajoutons encore deux comparaisons qui confirment le prix à donner à ce que nous mettons ici à jour.
Le discours du converti soumis à son vainqueur contient encore cette phrase : "L'amour divin seul octroie les clefs de la science", et ce thème de la science qui est traité dans d'autres sections de "Mauvais sang", dans d'autres parties de la Saison, comme "L’Éclair", a sa réplique dans "L'Impossible" : "Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous", anticipation justement du discours tenu dans la section "L’Éclair" qui fait suite à "L'Impossible".
Enfin, le motif de l'ennui est quelque peu développé dans "Mauvais sang" : "L'ennui n'est plus mon amour." Et il revient plus soudainement dans "L'Impossible" : "La nature pourrait s'ennuyer, peut-être !"
Voilà donc avec ce premier compte rendu autour d'une trame ressassée, dédoublée, de jolies choses qui s'annoncent pour l'exégèse d'un livre de remise en cause du monde chrétien.
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