Avertissement : cette partie de notre article "Sur les contributions de Rimbaud dans l'Album zutique", pour les actes du coloque qui s'est tenu en mars 2017 est trop longue. Nous décidons d'en faire profiter le blog, l'article en cours étant du coup à remodeler.
En revanche, Mérat a bien fait partie du cercle, même s’il
n’a pas contribué à l’Album. Il est
plusieurs fois évoqué par ses comparses moqueurs (sonnet liminaire
« Propos du Cercle », quatrain « Autres propos du cercle »,
dessins du recto du feuillet 16 non paginé et dessin du recto du feuillet 19
avec le phylactère : « Il ne faut pas que Verlaine
prenne de haschisch ! »). Enfin, un sonnet de Cabaner « Mérat à
sa muse » au recto du feuillet 7 ironise sur son silence poétique après la
guerre, ce qui permet d’expliquer quelque peu son absence d’interventions
zutiques sur les feuillets manuscrits. Mérat détonait-il politiquement parmi
les zutistes ? Dans sa lettre à Émile Blémont du 13 juillet, Verlaine l’assimile
à un « franc-fileur » parce qu’il avait quitté son poste et fui Paris
au début de la guerre. Mais cela ne contribue pas à confondre Mérat avec les
« francs-fileurs » du 18 mars qui quittèrent Paris suite à l’échec de
la prise des canons par l’armée sur la butte montmartroise. Mérat fut même
présent à Paris sous la Commune, puisqu’il était revenu en mars. Verlaine ne présente pas du tout Mérat comme
hostile à la Commune quand il écrit à Valade le 14 juillet 1871 :
« Félicitations à Mérat. Je baise sa botte de futur ministre de la guerre…
près la future délégation de Bordel, et le prie d’agréer l’assurance de mon
plat respect. » Verlaine réagit à des propos de Mérat qui lui ont été
rapportés, mais il se contente de l’assimiler à un lâche et à un opportuniste
voué à être blagué régulièrement. Dans l’avant-propos de Lucien Descaves au
récit Mes Cahiers rouges, Souvenirs de la
Commune, Mérat est cité parmi les amis dans les années 1860 du journaliste
et futur communard Maxime Vuillaume. Ainsi, quand Verlaine et Rimbaud composent
à deux le Sonnet du Trou du Cul,
Mérat est à leurs yeux un des poètes les plus reconnus de la jeune génération
parnassienne, mais pas pour autant un ennemi politique. En revanche, lors du
siège prussien, il est vrai que les révolutionnaires et les républicains
favorables à l’effort de guerre dénonçaient les hommes qui avaient quitté la
capitale sans raison valable, par lâcheté, et réclamaient des sanctions contre
ces comportements peu patriotes. Surtout, pour conclure sur le conflit qui a
fini par éclater avec l’auteur des Chimères,
Rimbaud n’était à Paris que depuis un mois et il est peu probable que le
« Sonnet du Trou du Cul » ait été d’emblée un moyen de représailles
contre des remarques peu amènes de Mérat à propos de son homosexualité. Au
contraire, le sonnet parodique a contribué sans aucun doute à précipiter les
réactions hostiles de Mérat. Il faut se garder de prêter au « Sonnet du
Trou du Cul » une portée polémique fondée sur une analyse des relations
ultérieures entre Mérat, Verlaine et Rimbaud. Ce qui domine, c’est la reprise
d’un projet parodique de 1869. Verlaine avait-il déjà osé un blason de l’anus
dans l’Album des Vilains Bonshommes ?
C’est ce que nous ne pourrons jamais savoir. En revanche, sa naissante relation
homosexuelle avec Rimbaud lui donne l’occasion d’un blason ambigu où l’homosexualité
le dispute au scandale que cause la louange de la partie du corps considérée
comme la plus sulfureuse.
Il existe des études poussées, notamment de Steve Murphy et
Philippe Rocher, sur le Sonnet du Trou du
Cul qui livrent le détail de maints emprunts aux divers sonnets du recueil L’Idole d’Albert Mérat[1].
Toutefois, nous allons jeter notre propre lumière sur cette question. Nous
avons cité plus haut une lettre de Verlaine à François Coppée datée du 18 avril
1869 où nous apprenons et la nouveauté de l’Album
des Vilains Bonshommes et la publication imminente du recueil L’Idole. L’achevé d’imprimer sur le
recueil mentionne le 20 avril, ce qui nous reporte deux jours après seulement. Nous
pressentons, mais sans pouvoir rien étayer, que ce monument obscène était
enrichi d’imitations cruelles du recueil L’Idole,
ce qu’invite à penser l’enchaînement des propos de Verlaine qui va de l’Album manuscrit inauguré chez les
Vilains Bonshommes au nouveau recueil de Mérat en cours de publication. Il
n’est que trop visible que l’humour du premier livre doit retomber sur le
second. Dans sa lettre, Verlaine parle précisément des manques dont se plaint
Mérat, du rire amusé de Valade, et nous pouvons même nous demander si Mérat n’a
jamais écrit quelque part des blasons moins chastes des fesses et du sexe de la
femme, puisque la censure l’a incité à une certaine modération, dont, avec une
maladresse à l’évidence sincère, il se plaint exagérément dans son recueil
même, l’ « Epilogue » continuant la lamentation des deux poèmes aux
titres eux-mêmes censurés : « Avant-dernier sonnet » et
« Dernier sonnet » qui traitent respectivement des fesses et du sexe
de la femme. Or, pour ce qui concerne le « Sonnet du Trou du Cul »,
Murphy a révélé une source d’emprunts avec le recueil d’Henri Cantel Amours et Priapées, sans en mesurer
pleinement l’importance. Le recueil a été publié pour la première fois en 1860
et un de ses sonnets « A une danseuse » semble une source à l’un des Poëmes saturniens, celui qui s’intitule
« Marco ». Henri Cantel, poète peu important sauf pour ce recueil
érotique, était un disciple de son contemporain Charles Baudelaire. Sa
versification intègre modérément la nouveauté des enjambements romantiques,
mais il s’empare assez précocement des mots d’une syllabe coincés à la césure
ou en rejet : deux fois le pronom relatif « où » (« Arcades ambo », v. 5, « Eve et
Satan » v. 2), un rejet de l’adjectif « frais » dans toutefois
une structure dont l’enjambement était déjà toléré chez les classiques
(« La Stérilité », v. 3), un relief osé, quoiqu’acceptable pour un
classique, devant la césure du verbe « dit » après une voyelle
féminine (« L’Orage » v. 1), et un faux trimètre (à cause de la
terminaison « -ent » à la 4ème syllabe) avec rejet de
l’adjectif « fixes » (« Arcades
ambo », v. 1). Peu harmonieuse, mais il s’agit d’un effet maladroit
tout exprès, la césure qui permet le rejet du pronom « je » en emploi
enclitique au vers 9 du Prologue a le
mérite de l’autodérision et n’a pas dû échapper à Verlaine et Rimbaud, césure
sur laquelle nous reviendrons en toute fin d’article :
Chers poëtes, que n’ai-je
la force et la grâce
Dont vous avez tressé vos
poëmes en fleurs !
De loin, d’un pied
boiteux, j’ai suivi votre trace.
La prosodie plutôt agréable du recueil vient de procédés
formulaires éprouvés, mais lorsqu’il s’en éloigne le poète est maladroit,
heurté, peu fluide. Il ne souffrira pas la comparaison avec l’aisance d’Albert
Mérat qui a un souffle de poète. En revanche, l’édition originale de 1860
était sans aucun doute étonnante pour la forme des sonnets. Catulle Mendès n’a
pas encore publié Philoméla, ni Léon
Valade et Albert Mérat, justement !, leur volume anonyme Avril, mai, juin, tandis que Charles
Baudelaire n’a encore publié que la version des Fleurs du Mal de 1857, celle qui fut victime d’un procès, sans
oublier que bien des vers furent encore retouchés par la suite. Disciple de
Baudelaire, Henri Cantel a eu des audaces auxquelles le public n’était guère
préparé. Il faut recenser ses excentricités dans la forme : clôture du
recueil par deux sonnets inversés « La Robe » et
« Epilogue », des rimes plates dans les quatrains du poème de
lancement « A l’Amour » qui vient après le « Prologue »,
une distribution dès 1860 des tercets entre les deux quatrains dans « Le
Clitoris », un sonnet « Les Roses » avec une rime par quatrain
une rime par tercet, un sonnet en vers courts de quatre syllabes « Le
Baiser », des sonnets combinant deux mesures
« Sagesse », « A une vierge de seize ans »,
« Diogène » et surtout « Conseil » avec, face aux
octosyllabes, ses vers de deux syllabes dont deux qui riment en
« âme » et en « femme », avec donc un titre et une
hétérométrie qui font songer au poème zutique de Charles Cros « Conseil à
une moumouche ». Enfin, certains sonnets forment des séries flanquées de
chiffres romains avec des intrigues entre amants, ce sont des modèles évidents
du recueil Les Amies de Verlaine (série
« Hermaphrodite » : I « Invocation », II
« Vierge », III « Ephèbe », série « La
Louve » : I « Léona », II « Aline », III
« Volupté », série « L’Eunuque blanc » : I
« Négresse », II « Le Bosphore »). Or, si Verlaine a publié
son recueil sous le manteau Les Amies
en 1867 chez Poulet-Malassis à Bruxelles, le recueil Amours et Priapées a paru grâce au même éditeur et celui-ci a donc
réédité le recueil sulfureux d’Henri Cantel en 1869 avec un frontispice
« faunesque » de Félicien Rops. L’information est essentielle. La
publication du recueil Les Amies
semble avoir entraîné la réédition comparse d’Amours et Priapées et, cerise sur le gâteau, cette réédition se
fait la même année que la parution du recueil d’Albert Mérat L’Idole chez Alphonse Lemerre. Est-ce
innocent ? Nous ne le croyons guère, puisque le recueil de Mérat a en
commun avec celui de Cantel de présenter une suite de sonnets entre un sonnet
« Prologue » et un sonnet « Epilogue ». Les premiers vers
du « Prologue » de Mérat semblent même s’inspirer directement
des deux premiers du « Prologue » d’Amours et Priapées :
Ovide et Jean Second,
Martial et Pétrone,
Maîtres en l’art d’aimer,
qu’on relira toujours, […] (Cantel)
Le vieux maître excellent
de l’école lombarde
N’a certes pas créé ses
tableaux d’un seul jet […] (Mérat)
Une grande différence de traitement sépare les deux poètes,
l’un est obscène, provocant, l’autre est galant, classieux. Un exemple illustre
très bien ce fait. L’emploi de termes liés à la religion chez Mérat relève de
l’hommage, quand il est question de blasphèmes chez Cantel. Cette différence de
traitement établit une distance entre les latitudes de Poulet-Malassis et les
normes plus strictes de l’éditeur attitré des Parnassiens. Enfin, alors que les
sonnets de Mérat ont la réserve de blasons du corps féminin, le recueil de
Cantel décrit à plusieurs reprises divers actes sexuels. Et il faut dès lors
mesurer que Verlaine et Rimbaud ont composé un « Sonnet du Trou du
Cul » comme acte fondateur du nouvel Album
zutique, sans aucun doute parce que Verlaine, Mérat, Valade et quelques
autres savaient pertinemment qu’il en avait été question lors du lancement de
l’Album des Vilains Bonshommes, et surtout
qu’ils ont composé d’emblée et expressément une parodie double. Le projet
d’écriture impliquait des emprunts et au recueil d’Albert Mérat et au recueil
d’Henri Cantel. Le sonnet n’était pas une parodie de Mérat où aléatoirement
venaient se mêler des citations subreptices du recueil obscène d’Henri Cantel.
N’ayant pas envisagé cette hypothèse, Steve Murphy et Philippe Rocher s’en sont
tenus aux liens avec le sonnet « Ephèbe » apparemment du recueil Amours et Priapées, sans voir qu’il y
avait peut-être presque autant d’emprunts à ce volume qu’à la cible déclarée
qu’était L’Idole.
De ce livre de Mérat, nos deux poètes ont surtout retenu la
succession des quatre pièces finales : « Le Sonnet des
épaules », « Avant-dernier sonnet », « Dernier
sonnet » et « Epilogue », sans négliger une allusion aux tercets
du « Prologue ». Du « Sonnet des épaules », Verlaine a
repris la rime externe des quatrains en « -ousses » pour l’adapter en
rime interne au singulier. Il a conservé les mots « mousse(s) »,
« douce(s) » et « rousse(s) ». Seule la mention
« secousses » est remplacée par « repousse ». A
« inflexions plus douces » correspond « fuite douce », aux
deux premiers vers verlainiens : « Obcur et froncé […] parmi la
mousse », correspondent, très partiellement il est vrai, les deux pointes
du vers : « Une ombre d’or que font des duvets et des
mousses ! » « Obscur » fait quelque peu écho à « ombre
d’or ». L’expression : « tresses rousses », cède la place à
de « petits caillots de marne rousse ». De l’ « avant-dernier
sonnet », où la mention « Callipyge »
nous informe dès le second vers qu’il est question des « fesses », le
second quatrain n’est pas l’objet de reprises textuelles, mais il importe de le
lire en regard de la plaisanterie qu’est le « Sonnet du Trou du Cul »
pour bien apprécier tout le sel de la parodie.
Je ne crois pas aux sots
faussement ingénus
A qui l’éclat du beau
fait baisser la paupière ;
Je veux voir et nommer la
forme tout entière
Qui n’a point de détails
honteux ou mal venus.
Il y a bien quelques emprunts au sonnet cependant.
L’exclamation « ô blancheurs » justifie la qualification
« Fesses blanches » de la part de Verlaine, la transcription zutique
rimbaldienne ayant à cœur de flanquer une majuscule au mot censuré qui n’a pas
pu figurer en titre : « Le Sonnet des fesses ». Le vers 3 a
été au centre de l’attention : « Ils aimaient, par amour de la grande
matière », puisque Verlaine a repris le mot « amour », mais au
sens physique, en le plaçant lui aussi au troisième vers du sonnet. Cette
reprise était justifiée par l’abus des reprises : « aimaient »,
« amour », « amoureuse ». Pour sa part, Rimbaud a repris le
mot « matière » en un sens plus trivial : « Mon âme, du
coït matériel jalouse, » sachant qu’il ménageait par la même occasion une
allusion ironique minimale aux messages des tercets du « Prologue »
et des tercets de l’ « Epilogue » avec les deux autres mentions clefs
du mot « matière » dans le recueil :
A l’exemple du peintre
insigne, je voudrais
Saisir tous les accents
et rendre tous les traits
De la Femme, en laissant
chacun une œuvre entière
Et, rattachant le tout
d’un plastique lien,
Composer dans la forme,
honneur de la matière,
Une grande figure au
front olympien. (« Prologue »)
Pourtant j’aurais voulu
te dresser toute nue,
Blanche création de la
force inconnue,
Dans le rayonnement de ta
réalité ;
Et j’aurais simplement
montré du doigt ta forme
Dépassant, par le seul
effet de la beauté,
Les efforts monstrueux de
la matière énorme. (« Epilogue »)
De manière plus diffuse, les deux derniers vers de cet
« Avant-dernier sonnet » sont réécrits également par Verlaine dans
les quatrains, par Rimbaud dans les tercets.
L’amoureuse nature a,
d’un divin baiser,
Sur votre neige aussi mis
deux fossettes d’ambre. (Mérat)
Il respire, humblement
tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour […]
(Verlaine)
Mon Rêve s’aboucha
souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel
jalouse,
En fit son larmier fauve
et son nid de sanglots. (Rimbaud)
Le « Dernier sonnet » doit à son tour être lu pour
apprécier le sel de la plaisanterie. Il s’agit d’un sonnet du sexe de la femme,
mais Mérat en élude, de manière forcée, la description en se plaignant de
l’interdiction de traiter à part égale un quelconque des charmes féminins.
Mérat suggère la forme corporelle par l’idée d’un regard porté sur un voile, en
déclarant trouver là « une invention de Vénus impudique ». Enfin, Verlaine
s’est inspiré des vers 10-11 du premier tercet et de la mention « contours
blancs » à la rime du vers 13 pour composer la fin de son premier
quatrain :
Au lieu du nu superbe, un
pli de draperie
Dérobera la fuite
adorable des flancs ; (Mérat)
Il respire, humblement
tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui
suit la fuite douce
Des Fesses blanches
jusqu’au cœur de son ourlet. (Verlaine)
Les emprunts à d’autres pièces du recueil sont si pas plus
dilués, plus disséminés. La rime externe en « -et » des quatrains
(« violet », « ourlet », « lait »,
« appelait ») est reprise à la rime externe du « Sonnet du
cou » (« lait », « filet »,
« voulait », « complet »), avec réemploi du nom
« lait », même choix d’une terminaison d’indicatif imparfait à la
rime (« voulait » contre la relative qui fait contraste au niveau du
sens « où la pente les appelait », au demeurant chef-d’œuvre d’expression
de la part de Verlaine), et sentiment d’une correspondance fine de
« filet » à « ourlet ». La fin du sonnet retient
l’attention avec « le doux souffle de l’âme » personnifié quelque peu
dans le « Sonnet du Trou du Cul » et, de la rime « se
pâme » :: « âme », Rimbaud a repris l’idée de voisinage de
mots au rapprochement conforté par une séquence orthographique similaire :
« Mon âme » et « l’olive pâmée ». En revanche, le mot
« ourlet » lui-même figure dans le « Sonnet de l’oreille »
qui précède immédiatement le blason « du cou » dans l’ordonnancement
du recueil. Verlaine lui a repris le nom « ourlet » pour adapter sa
rime riche en « -let », tandis que Rimbaud se serait inspiré des
présentatifs introducteurs de métaphores soudaines :
C’est la volute et c’est
la conque ; c’est la chair
Devenue arabesque avec
son ourlet clair (Mérat)
C’est l’olive pâmée, et
la flûte câline ;
C’est le tube où descend
la céleste praline :
Chanaan féminin dans les
moiteurs enclos ! (Rimbaud)
Verlaine a songé également à une inversion de
« clair » à « Obscur » dans son premier quatrain, comme l’a
relevé Philippe Rocher. L’association de cet ourlet au mot « chair »
chez Mérat a dû contribuer à l’intérêt que prirent Rimbaud et Verlaine à ce
passage.
A la rime du dernier vers, le mot « enclos » choisi
par Rimbaud est la reprise au masculin de la rime du vers 6 du « Sonnet de
la jambe » qui fait le récit d’une immatérielle scène érotique :
« Une invisible lèvre a touché la peau rose / Aux chevilles » et dès
lors le « divin gonflement / De la chair semble un marbre où la sève est
enclose. » La vision grecque antique est remplacée par une sulfureuse idée
de la Terre promise : « Chanaan féminin dans les moiteurs
enclos. »
Difficile de dire si Verlaine a choisi l’adverbe
« humblement » comme inversion de la forme participiale
« humiliant » du « Sonnet du pied » qui suit dans le
recueil, mais Rimbaud semble avoir repris « enclos(e) » à la rime dans une
pièce et « jaloux » tourné au féminin « jalouse » à la rime
de la pièce qui suivait :
O petits pieds, trésor
dont la beauté marie
La rose triomphale et
claire au lys jaloux.
L’influence du blason du pied sur Rimbaud ne s’est pas
arrêtée là, puisque « ma rêverie » devient « Mon Rêve »,
cependant que le premier tercet du « Sonnet du Trou du Cul » fait
écho aux deux premiers vers du second quatrain dont nous venons d’extraire la
citation des « petits pieds » :
J’étancherai, gardant
tout mon désir pour vous,
La grande soif d’aimer
qui n’est jamais tarie, / […]
Et avec l’occurrence « ma bouche », le dernier
tercet du « Sonnet du pied », pièce très marquée par l’idée
d’abaissement dans la prosternation, apparaît là encore comme une cible aux
tercets de Rimbaud :
Peureux, lorsque ma lèvre
amoureuse vous touche,
Je crois sentir trembler,
au souffle de ma bouche,
Des oiseaux retenus
captifs loin de l’azur.
Si Rimbaud s’est intéressé au « pied », Verlaine
s’est penché sur les « mains » qui, comme dit Mérat, sont des
« filets d’amour que tendent les maîtresses ». Ces mains
« Prennent notre pensée et prennent notre cœur. » Dans les quatrains
du « Sonnet des mains », Verlaine a trouvé de la matière pour
composer les vers 5 et 6 de la parodie zutique, puisque nous avons une série de
mots en commun : « lait », « pleuré » et
« cruel ». Si « lait » implique un autre sonnet de Mérat,
nous avons ici les uniques occurrences de « pleurs » et
« cruelles » :
On ne peut pas savoir que
les mains sont cruelles. (vers 2 du blason « des mains »)
Elles touchent nos yeux
pour en tirer des pleurs. (vers 4 du même poème et même quatrain)
Le lait pur et la nacre
ont formé leurs couleurs ; (vers 5 du même
« sonnet »).
Les éléments empruntés sont plongés dans un contexte bien
différent :
Des filaments pareils à
des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent
cruel qui les repousse, / […]
Verlaine signifie alors les suites de l’action sexuelle, en
s’amusant à transposer l’usage encore pudique des mains cruelles au plan des
flatulences après l’amour, point le plus scabreux du « Sonnet du Trou du
Cul » qui est ainsi atteint non pas par Rimbaud mais par l’auteur des Fêtes galantes. Rimbaud fait écho à
cette saisissante description verlainienne dans le premier tercet où
« larmier » fait écho à « larme » et au plan du sens à
« pleuré », mais les termes « larme » ou
« larmier » sont absents du recueil de Mérat, ainsi que
« sanglots », « vent » et « ventouse ». Verlaine
méditait sans doute depuis bien plus longtemps que Rimbaud cette parodie. Il
revendique la paternité des quatrains et ils sont en effet excellents, bien
supérieurs aux six vers de Rimbaud dans l’ensemble. L’expression « Humide
encor » impliquerait des renvois à d’autres poèmes de Petit et Glatigny,
comme tend à le montrer la seconde étude de Philippe Rocher sur le sonnet
zutique quasi inaugural, mais cela n’empêche pas d’effectuer un énième
rapprochement au sein du recueil L’Idole.
L’adjectif figure dans le « Sonnet de la bouche » et justifie encore
une fois de parler de traitement parodique de la part des fieffés
zutistes :
Je veux tarir ma soif à
vos calices clairs ;
A votre humide bord
irradié d’éclairs
Je boirai comme on boit à
l’eau d’une fontaine.
Nous citons volontairement le tercet entier avec son amorce
« Je veux tarir… » qui doit rappeler ce motif de la soif à étancher
du « Sonnet du pied » et l’oxymore qu’il forme avec l’idée d’une
« grande soif d’aimer » « jamais tarie ». Rimbaud a été
sensible à de tels échos avant de composer son poème. Certes, plutôt que de
traiter le motif de la soif, il a prolongé le motif mis en place par Verlaine
de l’amant qui verse d’étranges larmes. Mais, nous avons mentionné tout à
l’heure que l’expression « ma rêverie » du « Sonnet du
pied » avait inspiré la réécriture « Mon Rêve ». Nous pourrions
protester contre cette idée, puisque l’expression « mon rêve » figure
telle quelle dans le recueil de Mérat de 1869. Elle figure justement dans le
« Sonnet de la bouche » et elle figure encore dans le « Sonnet
du nez ». Or, la mention « ma rêverie » se pare elle aussi d’un
déterminant possessif de première personne. Rimbaud fut attentif à cela. La mention
« rêve » apparaît dans d’autres pièces. Nous avons « le rêve »
déchiré par les « petites dents aiguës » dans le « Sonnet des
dents » avec un « amour » qui « Boit les baisers », ce
qui conforte l’équivoque entre « rêve » et « bouche » à la
source de l’hémistiche de Rimbaud : « Mon Rêve s’aboucha […] ».
Notons que l’expression « bouche » revient plusieurs fois dans le
volume mératien, souvent pour désigner la Femme, mais à quelques reprises nous
avons le déterminant possessif qui introduit celle du poète lui-même. Dans le
« Sonnet du pied », s’enchaînent « ma rêverie », « mon
désir », « ma lèvre amoureuse » et « ma bouche »
(abstraction faite de « mon front » ou « mes genoux »). Et
ce poème est suivi par un « Sonnet de la nuque » où reviennent le
« désir » sous la forme encore une fois d’un « souffle »,
l’expression telle quelle « ma bouche » et une image de pieuse
adoration « mon oraison » qui a peut-être de loin en loin donné
l’idée d’un titre de sonnet ultérieur à Rimbaud. Les lèvres remplissent alors leur
fonction érotique à proximité à nouveau de la précieuse oreille. Mais nous
n’avions pas cité toutes les mentions de « rêve », puisque si le
« premier rêve d’amant » figure, de façon plus anecdotique, dans le
« Sonnet du bras », une expression quelque peu baudelairienne, bien
que mise à l’index dans un discours moral déconcertant, surgit dans le
« Sonnet des seins » dont elle est d’ailleurs une rime :
Vous contenez l’esprit
loin des rêves malsains,
Nobles rondeurs, effroi
de la pudeur chagrine !
Ce poème comporte dans son second tercet une expression à
possessif « ma lèvre » qui doit achever de convaincre que, sans doute
en préparant les choses en commun, Rimbaud et Verlaine ont bien médité la
construction du recueil du copain de Valade avant de perpétrer leur forfait.
Nous avons parcouru une belle carrière, il est temps de
cesser de relever minutieusement tout lien entre le livre de Mérat et les
quatorze vers qui le parodient. La mention prépositionnelle « à travers
de » figure à une reprise dans le « Sonnet des dents » sans
exclure la pertinence d’un rapprochement :
On entrevoit les dents
découvertes à peine
Comme une aube à travers
de frais rideaux grenat. (Mérat)
Des filaments pareils à
des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent
cruel qui les repousse,
A travers de petits
caillots de marne rousse (Verlaine)[.]
La métaphore climatique de la parodie a des liens importants
avec quantité d’images de la Nature manifestant ou la beauté de la femme ou son
propre amour pour la beauté de la femme dans le recueil de Mérat.
Si nous poursuivons ce genre de recensement systématique,
nous constatons que l’adjectif « petit » (variante
« petites ») qualifie les dents, le nez et le pied en trois sonnets
différents. La préposition « parmi » est fréquente sous la plume de Mérat
et l’adjectif « pareil » a trois occurrences dans son recueil. Le mot
« âme », important et déjà traité, figure dans plusieurs sonnets, lui
aussi (du cou, des bras, des mains, si je ne m’abuse). A défaut de l’adjectif
« céleste », le « ciel » est mentionné dans les sonnets
« des Yeux » et « du pied ». L’idée de blancheur n’est pas
que dans les dernières pièces. Si ce n’est que Philippe Rocher l’a déjà fait, nous
aurions pu commenter la prosodie, la versification avec les césures ou les
enjambements de vers à vers, ou bien encore travailler sur les comparaisons
avec le mot « comme », ou bien sur les assimilations de parties du
corps féminin à une fleur, ou bien sur l’idée du voile, du caché, etc. Toutefois,
analysant la nature baudelairienne de la versification mératienne, ce qui est
juste, à ceci près que les antériorités hugoliennes passent à la trappe,
Philippe Rocher s’annonce déçu de ne pas avoir recensé une césure sur le mot
« comme ». Mais elle ne manque pas, elle figure dans « Le Sonnet
du front » :
Ton étroitesse est comme
un abri délicat
(Car l’âme ne luit pas
toute sous la paupière)
Cette césure est considérée par Steve Murphy et Philippe
Rocher comme spécifiquement baudelairienne, ce que nous contestons. La césure
sur « comme », reprise de la présence du mot à la rime au début des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, est une
invention hugolienne qu’il a utilisée à quelques reprises dans ses vers de
théâtre et qu’il a utilisé dans au moins un recueil poétique, dans le poème
« Force des choses » des Châtiments.
Toutes les césures audacieuses qu’on attribue à Baudelaire viennent toutes sans
exception des modèles romantiques : Hugo et Musset. Baudelaire n’a rien
inventé du tout en fait de césures. En revanche, il a devancé Hugo et tous les
autres poètes dans le fait de répandre et systématiser ces procédés dans la
poésie lyrique, et c’est pour cette raison que Verlaine, qui n’a pas dû lire
très attentivement le théâtre en vers hugolien ou les premiers poèmes de
Musset, attribuait, bien à tort, cette initiative à Baudelaire. Ce qui s’impose
en même temps, c’est que le « comme » à la césure du premier vers du
« Sonnet du Trou du Cul » est aussi une citation du recueil de Mérat.
Mais, trêve de digressions sur la versification et assez de
relevés dans les écrits de Mérat. Ce que nous avons fait suffira pour ce qui
est des rapprochements avec L’Idole.
En revanche, d’autres emprunts à d’autres poètes sont encore à envisager. Nous
pensons que l’adverbe « humblement » pourrait cibler précocement et
subrepticement François Coppée puisque la publication du recueil Les Humbles se préparait et allait avoir
lieu le mois suivant. Après tout, plusieurs pré-originales de ce futur recueil
sont parodiées dans l’Album zutique.
Dans l’étude qu’il a consacrée au « Sonnet du Trou du Cul » dans le
numéro 23 de la revue Parade sauvage
paru en 2010, Philippe Rocher fait remarquer que l’expression « Humide
encor », avec sa licence, figure dans des vers tournés contre « M.
Louis Veuillot » en « légende d’une caricature d’Alfred Le Petit » :
Elle a beau revenir de
Rome
Humide encor du goupillon
Sous une cloche au lieu
d’un homme
On ne peut trouver qu’un
melon[.]
Or, la même expression avec la même orthographe figure dans
un poème « Promenades sentimentales II » du recueil Les Flèches d’or d’Albert Glatigny,
auteur lui aussi d’un autre recueil grivois publié sous le manteau (Joyeusetés galantes du vicomte…) :
Ne crains pas, l’herbe
est si douce !
Pour tes chers pieds de
satin :
Nous marcherons sur la
mousse
Humide encor du matin.
S’en fiant au lien de l’expression « Humide encor »
avec une caricature de Louis Veuillot, Philippe Rocher songe, mais sans que le
raisonnement puisse aisément être suivi que la « praline » à la rime
du « Sonnet du Trou du Cul » soit la reprise de ce mot exprimé au pluriel
dans un texte de fausse réclame, en prose, accompagnant une autre caricature de
Veuillot : « pralines de l’immaculée conception ». En l’état
actuel de nos recherches, nous ne soutenons pas ce dernier rapprochement. Nous
sommes également plus réservés quant à certains rapprochements avec des poèmes
d’Hugo, Baudelaire, et nous n’avons pas encore réfléchi à des échos possibles
avec d’autres poèmes de Verlaine ou de Rimbaud. Ceci dit, autant la piste du
recueil Les Amies a du sens, autant
les rapprochements avec « Voyelles », « L’Etoile a pleuré
rose… » et « Le Bateau ivre » ne sont à plaider qu’en sens
inverse, puisque fort probablement ces trois poèmes ont été composés après
les facéties zutiques. A cette aune, nous ne souscrivons pas du tout à l’idée que
le « Sonnet du Trou du Cul » puisse parodier les
« ventouses » du « Bateau ivre », l’étoile qui a
« pleuré rose » ou la couleur des « voyelles ». Ce qui est
juste, c’est, en revanche, qu’un manuscrit étonnant atteste que la suite sonnet
et quatrain du « Sonnet du Trou du Cul » et de « Lys » a
été reprise au sujet de « Voyelles » et de « L’Etoile a pleuré
rose… » sur un feuillet manuscrit, tandis que le titre étonnant « Le
Sonnet des Voyelles » vient d’une introduction dans la notice des Poètes maudits de Verlaine, mais
coïncide avec les titres du recueil de Mérat, ce qui pourrait donc être un fait
exprès de Verlaine, en toute connaissance de cause.
Nous en arrivons enfin à la pièce maîtresse révélée par Steve
Murphy, le recueil Amours et Priapées
d’Henri Cantel duquel Philippe Rocher ne retient dans sa synthèse que deux
sources d’emprunts : un sonnet intitulé « Ephèbe » et un autre
« Aline ». Rappelons notre thèse : nous pensons que Verlaine
attachait une réelle importance à ce recueil Amours et Priapées et qu’il était une référence commune pour
l’auteur du recueil Les Amies et pour
l’auteur du recueil L’Idole, sans
oublier la question des distributions excentriques des rimes de sonnets dans le
recueil Avril, mai, juin, publié sans
nom d’auteur et coécrit par Valade et Mérat. Aussi, dans le contexte zutique,
nous envisageons une opération concertée où les deux recueils Amours et Priapées et L’Idole furent consultés par tout un
groupe de personnes, probablement les zutistes pour l’essentiel, avant que
Verlaine et Rimbaud ne se mettent à composer en s’appuyant sur les exemplaires
à disposition. Il faut bien comprendre que, si, avec la mention du surtitre
« L’Idole », la fausse signature, la notion de blason et la forme du
titre de poème, les emprunts au volume d’Albert Mérat allaient de soi, il n’en
allait pas de même du recueil de Cantel dont la seconde édition en 1869 était
d’ailleurs contemporaine de la publication mératienne. Or, si les quatrains
sont de Verlaine et les tercets de Rimbaud, nous trouvons plusieurs emprunts
aux sonnets d’Henri Cantel dans l’ensemble du « Sonnet du Trou du
Cul ». Ainsi, pour commencer, relevons que Verlaine a repéré le bouclage
particulier du sonnet « Le Clitoris » :
Le clitoris en fleur, que
jalousent les roses,
Aspire, sous la robe, à
l’invincible amant ;
Silence, vents du
soir ! taisez-vous, cœurs moroses !
Un souffle a palpité sous
le blanc vêtement.
[…]
Et le désir en flamme
ouvre amoureusement
Le clitoris en fleur que
jalousent les roses.
Il s’est inspiré du début du sonnet : comparaison avec
les fleurs, position métrique de « Aspire », idée de dissimulation
« sous la robe », présence du mot « vents » qui devient
nettement comique chez Verlaine avec son « vent cruel », sachant que
ce mot était absent du recueil L’Idole.
Citons dans la foulée le début de « La Baigneuse » avec le rejet au
vers 2 : « Sa bouche purpurine / S’ouvre, comme une fleur ». Surtout,
un autre sonnet a pu compléter l’innutrition verlainienne, « Odor di femina » :
[…]
La rêverie arrive, et le
poëte admire
Vos cheveux, votre cou,
votre sein qui soupire ;
[…]
Sur vos corps blancs et
nus, jaspés de veines roses,
Comme dans un jardin où
foisonnent les roses,
On respire une odeur
d’amour et de printemps.
De telles reprises dans un « Sonnet du Trou du
Cul » sentent la farce à plein nez.
Surtout, le poète des Fêtes
galantes a repris la comparaison « comme un œillet » au poème III
« Ephèbe » de la série « Hermaphrodite » qui pourrait être
en partie un modèle pour le sonnet « Le Bon disciple » saisi par la
justice belge en juillet 1873. La comparaison est appliquée à un "anus" ouvert à un
« phallus » chez Cantel, rime in absentia, elle l’est aussi à un anus non nommé, malgré "Vénus anadyomène" de Rimbaud, dans la parodie zutique.
L’expression ne va toutefois pas sans maladresse dans le recueil source, mais
il faut justement citer cette maladresse qui a aussi du sens, la répétition
verbale aux deux extrémités du vers :
Ma fesse peut sans honte
et sans remords jaloux
S’ouvrir à ton phallus,
comme un œillet qui s’ouvre…
Nous constatons le lien pertinent avec le recueil de Mérat.
Au-delà de la métaphore florale appliquée à un organe sexuel, le sonnet de
Cantel exprime sans détour les choses et nomme la partie charnue du corps
féminin censurée par l’éditeur Lemerre : « Ma fesse » en début
de second tercet et « Tes fesses » comme premiers mots du sonnet
lui-même. Ces « fesses » sont, qui plus est, caractérisées par une
« odeur de lys » et « une pudeur / De la rose au matin »,
ce qui, au passage, invite à penser que « Ephèbe » est une source au
quatrain « Lys » de Rimbaud. Enfin, l’expression « jusqu’au
cœur » à la rime dans le sonnet « Ephèbe » est à cheval à la
césure du vers 4 dans le « Sonnet du Trou du Cul » :
Tourne tes reins !
Pendant que ma force virile
Les baignera d’un flot
qui monte jusqu’au cœur, (Cantel)
Obscur et froncé comme un
œillet violet
Il respire, humblement
tapi parmi la mousse
Humide encor d’amour qui
suit la fuite douce
Des Fesses blanches
jusqu’au cœur de son ourlet. (Verlaine)
Le passage éclaire bien le sens sexuel du quatrain
verlainien, « Humide » et « baignera » se font écho. Le
chevauchement de la césure par « jusqu’au » mérite un commentaire.
Hugo avait pratiqué une césure audacieuse, mais après la forme condensée « jusqu’à »,
notamment dans Les Châtiments : « Il
a banni jusqu’à des juges suppléants », vers du poème « Un bon
bourgeois dans sa maison ». Rimbaud compliquera ce tour dans Le Bateau ivre : « Et je
voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles », en jouant sur la rencontre
entre deux locutions « jusqu’ » ou « jusqu’à » et « à
travers ». Mais, Mendès dans Philoméla
a donné l’exemple de la césure à cheval que Verlaine pratique ici et qu’il
pratique à nouveau dans Romances sans
paroles. Mais, je n’exclus pas que cette césure au vers 4 soit un hommage à
la césure cocasse d’autodérision du « Prologue » des Amours et Priapées, « que n’ai-je »
qui au passage relève de l’équivoque sexuelle : « Chers poëtes, que
neigent la force et la grâce ». Suit un blanc pour marquer le coup.
D’autres échos peuvent être relevés pour ce qui concerne les
deux quatrains de Verlaine, mais ils n’auront peut-être pas le caractère
probant d’emprunts exprès.
Les tercets de Rimbaud contiennent sans doute un plus grand
nombre de reprises au recueil d’Henri Cantel, et nous découvrons ceci de
remarquable que Rimbaud reprend précisément des idées aux sonnets qui ont
inspiré les quatrains de Verlaine. Le mot « jaloux » ou ses variantes
reviennent dans plusieurs poèmes, mais dans notre citation plus haut du sonnet
« Le Clitoris », exploité par Verlaine selon nous, la forme verbale
« jalousent » apparaît qui a un écho adjectival chez Rimbaud et la
mention « jaloux » est à la rime du sonnet « Ephèbe », cela
fait beaucoup, bien qu’un emprunt à Mérat ait déjà été établi :
Le clitoris en fleur que
jalousent les roses. (« Le Clitoris »)
Ma fesse peut sans doute
et sans remords jaloux (« Hermaphrodite » III
« Ephèbe »)
Mon âme, du coït matériel
jalouse, (« Sonnet du Trou du Cul »).
Le nom « moiteurs », cette fois sans renvoi mératien,
reprend en réalité la mention « moites » qui apparaît dans « Honesta meretrix » :
« Menant, parmi les lys, à cette rose moite, » sonnet où figure aussi
des « lèvres, rouge œillet, » mais l’adjectif « moites »
est également présent dans un poème exploité par Verlaine « Odor di femina » : « Vos
membres délicats, moites sous les caresses[.] » Et du poème
« Ephèbe », exploité également par Verlaine, Rimbaud a non seulement
souligné dans sa parodie au carré la mention adjectivale « jaloux »,
mais il s’est encore inspiré de l’équivoque d’une « verge » qui
« rêve » pour enfoncer encore plus le côté comique de la soif du rêve
et de la bouche de Mérat en son volume.
Tes fesses ont l’odeur du
lys, et la pudeur
De la rose au matin,
blanc jeune homme, et ma verge
Qui veut cueillir deux
fois les primeurs d’un corps vierge,
Rêve de se plonger entre
leur profondeur.
Tourne tes reins !
Pendant que ma force virile
Les baignera d’un flot
qui monte jusqu’au cœur,
Mes mains, jouant autour
de ton jardin nubile,
De tes sens enflammés
attiseront l’ardeur.
Je t’aime, Hermaphrodite,
et je soupire encore !
Viens ! apaise à ton
tour le feu qui me dévore ;
C’est un secret
nouveau ; viens, et sois mon époux !
Ma fesse peut sans honte
et sans remords jaloux
S’ouvrir à ton phallus, comme
un œillet qui s’ouvre...
– Beau marbre,
adieu ! retourne à ton coussin du Louvre !
Remarquons que le poème qui suit immédiatement
« Ephèbe », le morceau « Amour, où vas-tu ? » contient
des gallicismes aux vers 7 et 8 qui peuvent eux aussi être rapprochés des vers
12 et 13 du « Sonnet du Trou du Cul », en concurrence aux exemples
mératiens :
La vierge dit :
C’est un ange !
La femme dit : C’est
l’Amour !
Mais Rimbaud ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Son idée
du premier tercet d’une âme et d’un Rêve qui aspirent à plus de réalité
physique prend sa source dans plusieurs vers d’Henri Cantel. J’en donne une
liste assez conséquente où remarquer l’adverbe « souvent » du sonnet
« Vierge Callipyge » repris dans le premier tercet de la parodie
zutique : « Mon Rêve s’aboucha souvent… ». Rappelons-nous que
chez Mérat l’avant-dernier sonnet gommait la mention explicite des
« fesses », mais utilisait la mention « Callipyge » pour
clairement posé le sujet du blason. Nous n’avons pas traité de l’influence
possible de l’œuvre de Cantel sur Mérat, à l’exception du
« Prologue », mais le sonnet « Vénus Callipyge » contraste
avec « l’avant-dernier sonnet » par sa mention explicite des
« fesses », tout en laissant penser que Mérat a très bien pu s’en
inspirer : « Qu’un sculpteur grec baigna d’une grâce inconnue »,
« Tu souris aux contours de ta divinité. » Mais, d’autant que j’en
serais presque à évoquer une comparaison avec « Vénus Anadyomène »,
resserrons notre étude et citons donc notre liste de sources aux tercets
rimbaldiens :
Mon luth plus chaste,
ailleurs fut un écho de l’âme, (« Prologue »)
Rêvant les voluptés
multiples d’un satrape, (« A l’amour »)
Tout poëte t’adore,
immobile et rêvant ;
Son regard, ce baiser des
cœurs forts, a souvent
Brûlé d’un vain baiser
tes deux fesses de marbre. (« Vénus Callipyge »)
Ma bouche veut encor,
folle de volupté,
Presser le dur rameau de
ta virilité,
Et boire jusqu’au sang sa
sève défendue ! (« Vierge »)
– « Aline, mon cher
cœur et mon rêve adoré,
Va ! ne crains rien,
c’est moi, ta Léona ! Je t’aime
Et brûle d’infuser mon
amour en toi-même !
Mes lèvres vont cueillir
ton fruit tant désiré ! »
[…]
(« Aline »)
On eût dit qu’elle avait
vingt lèvres à la fois…
Aline se pâmait à ce jeu
qui la tue.
– « Ouvre ta cuisse
blanche et ronde, mon enfant ;
Ton clitoris, blotti dans
sa toison dorée,
Veut les tendres fureurs
d’un baiser triomphant ! » (« Volupté »)
Si l’on boit un baiser
dans son tiède calice,
On goûte, volupté, ton
enivrant supplice,
On y suspend son âme, et
l’on se sent pâmer.
Ô femmes ! votre
cœur sur vos lèvres soupire,
Et l’amant qui vous aime
à la hâte respire
Cette fleur que l’oubli
tôt ou tard doit fermer ! (« Les Lèvres »)
Le corps est un vaste
poëme,
Aussi profond que l’âme
même ; (« Epilogue »)
Le poème « Aline » que Rocher envisage déjà comme
une source au « Sonnet du Trou du Cul » contient plusieurs
possessifs, à compléter avec le poème de la même série
« Vierge » : « ma bouche », « mon cher cœur et
mon rêve adoré », « mes lèvres ». L’intérêt d’un poème tel que « Aline »,
c’est son animation sexuelle torride entre deux êtres, en l’occurrence deux
lesbiennes, ce qui permet de justifier le glissement torride du « Sonnet
du Trou du Cul » qui ne s’en tient pas au blason pudique du premier
modèle, engageant l’idée d’un acte sexuel tout récent dans les quatrains de
Verlaine, un rappel d’une activité sexuelle débridée dans le basculement aux
temps du passé des tercets rimbaldiens, et une ambiguïté homosexuelle déplaçant
encore plus les lignes érotiques, en s’appuyant sur le cliché des amours
saphiques dans la littérature érotique publiée sous le manteau, ce qui implique
au passage une plaquette de Verlaine.
La mention « pâmée » revient elle-même à plusieurs
reprises dans le recueil, voyez nos citations de « Volupté » et
« Les Lèvres » : ce ne sont pas les seules que nous pouvions
faire, nous ajouterons seulement l’expression « la terre pâmée » à la
rime du second vers du poème « A l’amour » qui succède au
« Prologue », car elle impose un rapprochement avec « l’olive
pâmée », et nous citerons les six premiers vers justement de ce sonnet
« A l’amour » car, en incluant une occurrence du mot
« sanglots », non présent chez Mérat, ils ont l’air de nommer
l’ambiguïté sexuelle qui fait le fond du poème zutique sur l’anus :
Amour, supplice heureux,
rêverie enflammée,
Toi qui sous le soleil tiens
la terre pâmée,
Dieu de la volupté, des
sanglots et des pleurs,
Sur tes brûlants autels
coule le sang des cœurs.
N’es-tu pas, dans les
mains de l’homme et de la femme,
Un miroir où chacun vient
regarder son âme ?
[…]
Enfin, si dans le second tercet du « Sonnet du Trou du
Cul », nous observons qu’une rime « câline » ::
« praline » est suivie d’un emploi suspect au masculin de l’adjectif
« féminin », Rimbaud s’inspire des rimes de deux sonnets « Coquetterie
nocturne » et « Les Cheveux de la femme » qui ne sont séparés
que par un seul autre. Dans « Coquetterie nocturne », nous avons la
rime « et de l’œil se câline » :: « s’incline » dans
le premier tercet vers 10 et 11, tandis qu’au premier tercet, toujours, mais
vers 9 et 10, nous avons la rime « têtes féminines » ::
« odeurs divines » pour le poème « Les Cheveux de la
femme ». Ces rimes n’ont pas été relevées dans l’article de Rocher, mais
elles contiennent une double subtilité. Dans un premier temps, elles permettent
justement de confirmer que le prénom « Aline » doit se lire dans la
rime « câline » :: « praline », comme l’a bien vu
Rocher, et cela implique un horizon de confusion puisque les amours lesbiens
entre Aline et la louve permettent d’imaginer que l’anus peut être celui d’un
homme dans le blason des zutistes. Mais, dans un second temps, la reprise de « féminine »
à la rime chez Cantel en sa variante au masculin à la césure : « Chanaan
féminin », est donc confortée en tant que signe d’une ambiguïté sexuelle
latente. L’anus est féminisé sans nécessairement être celui d’une femme.
Considérant avoir évité de citer tous les rapprochements
moins probants, signalons pour en finir le sonnet « Dévotion » qui
sert de tremplin à l’idée de « Chanaan féminin dans les moiteurs
enclos » :
Ta bouche est un vivant
ciboire
[…]
Ta langue est une chaude
hostie
[…]
Voilà ! Nous osons croire que le remarquable
entrelacement d’une foule considérable d’emprunts à deux recueils distincts
dans les quatorze vers parodiques des sieurs Rimbaud et Verlaine a été prouvé
et que la signification obscène du doublage parodique de l’œuvre de Mérat par
la médiation du recueil de Cantel a paru signifiante comme éloquente à nos
lecteurs. Il y avait là de vrais enjeux de sens.
Sachez que nous parlerons encore de ce recueil d’Henri
Cantel, car son poème « Ecce homo »
contient la même distribution sur deux rimes des tercets du sonnet Poison perdu. Il se termine aussi par
une citation du poème de La Légende des
siècles intitulé « Le Satyre ».
Parfois, lorsque l’esprit,
comme un roi sans couronne,
Vers un lointain exil et
des cieux inconnus,
S’enfuit, la chair docile
aux conseils de Vénus,
Flot rouge et débordé, se
révolte et frissonne.
Alors les désirs fous,
meute qu’on emprisonne,
Montrent leurs yeux
ardents et tordent leurs bras nus ;
Hors du cercle où l’esprit
les avait contenus,
Ils brûlent tout, pareils
à la mort qui moissonne.
L’homme et la femme, las
de leur accouplement,
Vont cueillir au hasard
les voluptés de Rome
Et les lubricités où se
berça Sodome.
Priape, demi-dieu de l’abrutissement,
Lève son fier phallus
vers le bleu firmament :
Et s’écrie : - « A
genoux ! adorez ! voici l’homme ! »
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