mercredi 26 mars 2014

Recensement d'autres critiques de "Il faut être absolument moderne" et "amour terrestre"

L'ouvrage Se dire et se taire de Danièle Bandelier me laisse bien perplexe. Il met en avant des considérations théoriques qui sont bien présentées et les met en application dans le cas d'Une saison en enfer, ce qui permet de juger sur pièce, et parfois c'est intéressant pour un détail, et pas seulement pour les idées générales défendues, mais le texte de Rimbaud n'est pas véritablement analysé, les exemples qui servent en abondance à illustrer une idée ne sont pas commentés. Il y a même des exemples plus délicats qui sont commentés sommairement, mais on ne comprend pas toujours le lien entre le commentaire et l'exemple. Ou on voit qu'il y a quand même quelques problèmes qui se posent. Surtout, on voit nettement que les grilles d'analyses sont appliquées indépendamment de toute réflexion poussée sur le texte, ce qui fait que l'analyse est souvent superficielle et qu'on ne sort pas de cette lecture avec une meilleure compréhension du livre Une saison en enfer. Il y a même des contresens assez saisissants, des interprétations qui font bondir spontanément, tellement l'approche n'est pas rigoureuse au plan du sens.
Voici tout de même ce qui est dit autour de notre célèbre formule et cela avant l'intervention de Meschonnic en 88.

Dans la section "Le commentaire, immédiat ou à distance, d'un autre commentaire du chapitre Monde commenté et réflexivité (page 103), oui ça sonne un peu maths modernes ou Bourbaki, fonction affine pour la droite et tutti quanti.

Après une comparaison d'énoncés sur la science quelque peu contradictoires, disons plus en surface qu'en profondeur, l'auteur écrit, en employant le mot "narrateur" étonnamment et non "locuteur", alors qu'elle est dans les théories mêmes qui ont imposé la nuance :

Le narrateur conclut pourtant en faveur de la modernité : Il faut être absolument moderne.
Ce qui étonne après la question : Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent!

Je me demande si ce n'est pas à la lecture de ce passage du livre de Bandelier que nous devons les pages de Meschonnic.
 Puis dans une sous-partie différente, mais à la page suivante (page 104), Bandelier écrit encore : 

En ce qui concerne les contradictions du texte, on pourra dire, selon le premier mode de lecture, que le jugement du narrateur évolue et se modifie, pour une raison non révélée. Entre l'interrogation incrédule de L'Impossible :
Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent!et le credo d'Adieu :
Il faut être absolument modernea pu intervenir une conversion au progrès que le texte n'explicite pas.

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Je n'avais pas recensé les réflexions d'Alain Bardel dans un article de la revue Europe, article de synthèse ambitieux intitulé "Le poète sentinelle ou la politique des Illuminations" où je m'étonne parfois de rencontrer du Steve Murphy pur jus : "Et il ne faut pas s'étonner que ce guetteur, las de scruter en vain le désert des barbares, cède parfois à la tentation de jeter son bonnet (phrygien) par-dessus les moulins."
Voici un peu ce qu'est écrit au début de l'article dans une section qui porte pour titre cette phrase et une réécriture de Meschonnic "un slogan de plus pour la Révolution" :

Dans un brillant article de 1988, le très regretté Henri Meschonnic tentait de montrer [NB: dans le Cantal, on dit plutôt : dans un brillant article de 1988, Henri Meschonnic, il est mort le pauvre, tentait de montrer] que, chez Rimbaud, toujours, "la valeur du mot 'moderne' est péjorative" et que ses "il faut" indiquent de façon constante une obligation s'imposant au sujet, une contrainte extérieure. En vertu de quoi il attribuait à la formule un sens de "dérision" et y lisait "un constat de défaite" : "l'acceptation amère du monde moderne".
Une autre lecture, cependant, paraît possible. N'y a-t-il pas dans l'adverbe "absolument" de quoi faire basculer l'adjectif "moderne" vers un sens différent de celui qu'on lui donne d'habitude ? Moins une idée d'acceptation que de dépassement? Si Meschonnic n'a pas retenu cette solution, c'est sans doute qu'elle ne cadrait pas avec sa compréhension pessimiste du dénouement de la Saison. Car il voyait dans ce dénouement, selon la tradition, le moment d'une rupture définitive avec la poésie et l'esprit de révolte.
Or, l'optimisme, volontariste et précaire, certes, mais qui malgré tout triomphe [...] se veut [...] un autre départ, vers une nouvelle raison d'espérer qui s'incarne dans la métaphore des "splendides villes". Le narrateur [...] est à la recherche d'une troisième voie qui ne soit ni la persévérance dans les errements du passé, ni celle d'un piteux repentir. [...] C'est cet effort athlétique pour se dégager du passé, pour regarder devant, que je perçois dans le fameux slogan [...].

Il s'agit quelque peu d'une lecture proche de celle de Claisse formulée dans le même numéro de la revue Europe, autre influence sensible sur cet article. C'est une lecture qui est assez juste. Personnellement, je pense que la lecture d'acceptation de Meschonnic est juste, mais faussée par l'orientation pessimiste qui n'est déjà plus une vraie acceptation. J'estime que cette phrase du poète vient dans l'axe d'un refoulement du désir de vengeance et qu'elle est supérieurement encadrée par le problème d'absence de "main amie" qui dans le dernier paragraphe est tourné en avantage d'orgueil pour accéder à la vérité. Je retiens des éléments clefs de la lecture d'Alain Bardel "volontariste", "effort athlétique", je garde l'idée de "tragique" de Claisse, mais je reste assez sceptique quant à l'idée d'un "dépassement" et a fortiori d'un réel slogan, ironique ou pas ironique. Ce n'est pas l'enjeu du texte.

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Voici maintenant sur les "deux amours", un passage d'un article de Mario Richter sur les notions de "race" et de "sang" dans Une saison en enfer. Le critique a une thèse, pour moi foncièrement insoutenable, selon laquelle le poète chercherait en poète à rompre en visière avec les approches dualistes. On trouve cette idée de rompre soit avec le dualisme, soit plus modérément avec le dualisme platonico-chrétien dans plusieurs articles, mais cette lutte du monisme contre le dualisme appliquée à Rimbaud n'est absolument pas fondée sur les textes. Voici en prime qu'elle entraîne à une erreur d'interprétation en ce qui concerne les "deux amours":

Le nègre va donc pénétrer dans l'hypocrisie dualiste. Son amour, un amour unique et indivisible, en résulte aussitôt dédoublé : l' "amour divin" et l' "amour terrestre" :
Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement
Mais l' "amour divin" qu'a imposé le canon des blancs ne sauve pas tous les nègres : le "navire sauveur", avec ses "anges" exhalant un "chant raisonnable", n'a tiré du "naufrage" (vraisemblablement provoqué par le coup du canon) que quelques nègres.  Cela signifie que le salut, que l' "amour divin" est un "privilège" réservé réservé seulement à une partie des hommes [...]. Le pauvre nègre qui a, malgré le coup de la grâce et du canon, gardé son innocence, connaît maintenant le drame d'une humanité éternellement coupée en deux, en deux "races", les bons et les mauvais, les élus et les damnés, les supérieurs et les inférieurs. C'est son innocence, son mauvais sang, son "humanité" qui le fait protester avec force tout en employant déjà un terme éminemment dualiste (âme opposé à corps) [...]
En fait, il y a des anachronismes dans cette lecture, j'ai même coupé une expression trop sonore. S'il est vrai que la conversion du poète se situe à un moment où il s'est assimilé à un noir païen, et s'il est vrai que le texte de Rimbaud joue avec une connotation agressive, il est aussi sensible que Mario Richter donne au mot en l'employant une extension dans ses effets sémantiques qui cadrent mal avec le texte même de Rimbaud. Mario Richter me semble lire Rimbaud après avoir vu un film de Spielberg. Et il est évident que Mario Richter joue sur des indignations qui ont des référents au vingtième siècle. Et si on prend le mot "race", il était envisagé plus sereinement à l'époque de Rimbaud, comme une notion relative à un patrimoine, éventuellement génétique pourrait-on dire aujourd'hui. Le mot "races" s'appliquait aussi aux gaulois, aux peuples, il s'appliquait à une opposition entre les nobles et les roturiers, il s'appliquait encore à des familles, un noble opposait sa race à un autre noble. A la base, c'est un terme relatif, terme relatif lié à la question du patrimoine, ce qui est complètement perdu de vue aujourd'hui. Ce problème de juste appréciation du mot "races" se pose en particulier dans le cas du poème en vers libres Mouvement, où, pour le coup, il n'a probablement pas un sens spécifiquement biologique.
Il faut être historien de la Littérature et lire le poids des mots dans le contexte d'une époque.
Mais surtout, l'auteur Mario Richter oppose "l'amour divin" à un "amour terrestre" qui semble un lien naturel entre les hommes. L'amour terrestre n'aurait pas d'exclusive contrairement à l'amour divin. Donc l'amour terrestre serait l'amour païen ou, mieux, la création d'un résidu d'amour formé par ce que ne prend pas en compte l'amour divin, puisque création d'un dualisme il y aurait.
Je ne souscris évidemment pas à cette lecture : "l'amour terrestre" est le corollaire de "l'amour divin" dans la perspective du "chant raisonnable" et "sauveur".

7 commentaires:

  1. Tout ça me laisse perplexe. Est-ce que "moderne" est vraiment toujours péjoratif chez Rimbaud? Même dans la "métropole crue moderne"? Je me demande aussi ce que deviennent dans les commentaires "les mille amours qui m'ont crucifié", à part une exagération. Et d'ailleurs ça veut dire quoi, exagéré, sous la plume de Rimbaud? Le dernier commentaire que vous citez me paraît illustrer la transformation de la Saison en écrit "instructif".

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  2. Oui, le rapport au mot "moderne" n'est pas forcément monolithique, et ce passage de Ville que vous citez a l'intérêt de dénoncer une illusion de modernité.
    Dans tous les cas, la vérité sur "Il faut être absolument moderne" se trouve dans la confrontation dans un mouchoir de poche des lectures de moi, Claisse, Meschonnic et de Bardel dont l'article porte la marque d'échanges avec Murphy et d'une influence évidente de Claisse. On voit bien que moi, Claisse, Murphy, Bardel nous opposons à une lecture purement amère, mais à la différence de Claisse et de Bardel j'ai une réticence forte à donner à la phrase du poète une pareille extension programmatique. Je n'y crois pas et la vie du poète ne l'a pas vérifiée. J'ai à peu près la même lecture qu'eux, je ne varie pas non plus à l'extrême histoire de me singulariser. La lecture de Frémy doit être proche également, mais je ne l'ai pas en tête, ni celle de Bobillot.
    Franchement, on est dans la précision, plus dans la phrase qui pose outrancièrement problème.
    Quant à l'article de Richter, il est à thèse et cette thèse amène à une cascade de contresens. Quant à "l'absence de facultés instructives", il ne faut pas la prendre au pied de la lettre au point de ne plus pouvoir rien du texte.

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  3. Il y a une autre idée que je n'exploite pas pour l'instant, car je cherche encore les assises à donner à ce raisonnement. L'absolue modernité irait de peur avec le dépouillement des oripeaux chrétiens du discours progressiste. Il est question de la "fin de la superstition" dans une langue qui pourtant plagie les évangiles dans Matin, il est question qui se croit "moderne" en effaçant les signes de la superstition dans Ville. Il faudrait étudier ce que les conceptions du monde moderne d'époque. Le dix-neuvième siècle est fortement caractérisé par un messianisme laïc. L'absolue modernité peut être une lucidité au-delà de formes de discours qui reprennent le modèle de la superstition. Des révolutionnaires avaient parfois au départ vocation à entrer dans l'église. Beaucoup d'écrits révolutionnaires prennent modèle sur la religion. L'absolument moderne n'aura même pas d'ecclésiaste pour parler en son nom, point de cantiques, et il n'aura pas à se venger.

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  4. de pair pas de peur tss "question de qui se croit moderne", ce que furent les conceptions (désolé pour toutes ces coquilles)

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  5. La lecture de Murat va un peu dans ce sens d'une absolue modernité opposable à une modernité d'Ecclésiaste, mais selon un principe d'opposition, alors qu'il y faudrait au moins le jusqu'au boutisme et donc l'achèvement du processus que suppose l'adverbe "absolument". Mais, Murat dit aussi qu'il ne croit pas à une opposition théorique à la modernité de Baudelaire ou en général. Là, je ne vois pas trop où il veut en venir, s'il se positionne à distance et de Meschonnic et de Claisse, etc. Juste que sa lecture établit une opposition qui essaie de passer en force.

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  6. Il y a aussi la Petite revue de l'indiscipline qui fait de Rimbaud un positiviste. Dans une lecture contraire à la votre sur bien des points. Ce qui est frappant pourtant dans le positivisme, c'est le côté église dogmatique et difficile d'imaginer Rimbaud preneur, s'il restait quelque chose de ce dogmatisme de Comte en son temps. Enfin à vérifier. C'est un peu comme si la Saison explorait toutes les impasses possibles, christianisme, sagesse antique, science, progrès mais quelle science et quelle idée du progrès. La modernité pourrait bien être vue comme un recyclage si elle n'est pas "absolue", mais est-ce là ce qu'il dit.

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    1. non non, ce n'est pas du recyclage, je connais un peu les articles de Christian Moncel, c'est intéressant, mais c'est resté en marge de la recherche rimbaldienne. L'auteur a une thèse selon laquelle Une saison en enfer répond aux Fleurs du Mal, ce qui est insoutenable, pareil pour le positivisme à moins de faire du vol d'oiseau à très haute altitude.
      Il y l'éclectisme aussi qui est présent dans la philosophie française du dix-neuvième, mais bon pour moi Rimbaud n'a pas de bagage philosophique au sens lire des philosophes directement pris sur l'étagère. Je préfère me concentrer sur ce qu'il écrit. Sur l'absolument moderne, je cite essentiellement des personnes qui n'admettent pas l'idée de slogan pour la modernité à la suite de Meschonnic, mais qui trouvent que Meschonnic met trop en avant l'ironie amère : "j'arrête d'écrire, la poésie c'est pas la réalité, je vais pourrir dans cette réalité, ouais c'est ça je vais être absolument moderne, puisque je n'ai pas le choix." Claisse ou Bardel ou moi-même parlons d'un tragique à dire qu'il faut être absolument moderne, et on garde ainsi l'apport incontestable de Meschonnic. Mais, Claisse en arrive à une philosophie solipsiste bizarre avec un programme à accomplir et Bardel il refonde une idée de slogan. Moi, je ne m'éloigne pas autant de Meschonnic. Je dis "ce n'est pas une acceptation en étant écoeuré, c'est une acceptation rageuse encore mais de quelqu'un qui voit son intérêt, qui voit qu'il a une vie et que les damnés ont une vie à sauver, parce que c'est (probablement) la seule. Et je suis tenté par l'idée que le modernisme qui est tourné vers la science va finir par ruiner la superstition de tout contenu, mais rien là d'évident.

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