mercredi 26 novembre 2025

Une saison en enfer : pourquoi c'est beau ! (contestation de la lecture d'André Guyaux dans La Pléiade)

Pour des raisons de prestige, une édition des Œuvres complètes d'Arthur Rimbaud dans la collection de La Pléiade a valeur de référence critique, mais il y a déjà eu plusieurs éditions par divers intervenants dans cette collection et la dernière en date, celle d'André Guyaux, doit elle aussi être située dans son contexte, celui de l'année 2009. Et cela est essentiel dans le cas du livre Une saison en enfer. Pourquoi ? Les poésies en vers et Une saison en enfer ont été mis au programme du concours de l'Agrégation en 2010, ce qui a entraîné à la fin de l'année 2009 et au début de l'année 2010 un certain nombre de publications intéressantes dont André Guyaux n'a pas pu tenir compte. Nous sommes désormais proche de passer en 2026, et il y a eu depuis 2009 d'autres publications au sujet d'Une saison en enfer, notamment lors du cent cinquantenaire de sa publication en 2023 avec les livres, en réalité mitigés, d'Alain Bardel et d'Alain Vaillant, ce dernier ayant tout de même produit une étude peu habituelle et juste du récit "L'Eclair". Il faut ajouter la réédition du livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat avec une partie inédite consacrée à Une saison en enfer, en 2013 je crois.
Ainsi, Guyaux n'a pas profité d'une fournée de nouveaux articles intéressants par une grande diversité d'intervenants. Quand il écrit, Une saison en enfer est encore un parent pauvre des études rimbaldiennes où on salue essentiellement deux publications qui ont pour points communs d'avoir été publiées par l'éditeur José Corti en 1987 : l'édition critique de Pierre Brunel et l'essai Combat spirituel ou immense dérision ? de Yoshikazu Nakaji, auquel on adjoint le volume paru à La Baconnière de Danielle Bandelier Se dire et se taire. Le livre plus ancien de Margaret Davies de 1973 était alors minimisé, malgré l'estime profonde que lui témoignait Nakaji dans l'Introduction de son livre de 1987. Le seul volume collectif de référence était alors une publication liée au centenaire de la mort de Rimbaud : Dix études sur Une saison en enfer, livre dirigé par Guyaux. Et on en arrive à un autre élément important de contexte. Guyaux est sous l'influence de l'article de Jean Molino publié dans ce volume collectif, article qui, dans la continuité des écrits de Jean-Luc Steinmetz, soutient que la "charité" dont il est question dans la Saison, n'est pas la vertu théologale.
Pour explorer le discours de Guyaux sur Une saison en enfer, il faut se reporter à la section "Notices, notes et variantes" en fin d'ouvrage. L'ensemble des remarques sur Une saison en enfer va du bas de la page 921 au haut de la page 939 et se divise en "Notice", "Note sur le texte", "Bibliographie", "Notes" et "Appendice" portant sur les brouillons.
La bibliographie ne mentionne pas l'édition critique de Pierre Brunel, mais les livres de Danielle Bandelier, Margaret Davies, Yann Frémy et Yoshikazu Nakaji, quelques articles épars, mais peu nombreux, et bien sûr le collectif Dix études sur "Une saison en enfer".
Pour ce qui est de la "Note sur le texte", j'en profite pour faire remarquer que Guyaux envisage une autre coquille dans l'édition originale : "j'ai toujours été race inférieure" qui devrait être lu avec une syntaxe plus châtiée : "j'ai toujours été de race inférieure". La lecture ellipitique est tellement plaisante qu'on a envie de l'attribuer à Rimbaud, notons que c'est à rapprocher du cas : "Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds" où on pourrait soupçonner aussi un tour elliptique inhabituel : "de retour des pays chauds". Mais ce n'est pas le sujet ici.
Ce qui m'intéresse d'emblée, c'est le discours tenu sur "La charité est cette clef" dans la prose liminaire. Cette phrase est l'objet d'une note 2 fournie à la page 927 :
 
   2. " S'il est vrai que 'la charité est cette clef', alors cela prouve qu'auparavant je rêvais", observe Jean Molino, qui réfute l'interprétation assimilant cette 'charité' à la charité chrétienne et opposant, de part et d'autre du tiret, la 'charité' (chrétienne) à l' "inspiration" qui préside à l’œuvre ("La Signification d'Une saison en enfer", dans Dix études sur "Une saison en enfer", éd. André Guyaux, Neuchâtel, A la Baconnière, 1994, p. 24-28 ; voir aussi Jean-Luc Steinmetz, "La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud", Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Nantes, C. Defaut, 2008, p. 307-329).
 
 Cette lecture était relayée à l'époque par Alain Bardel sur son site internet Arthur Rimbaud, mais il s'en est strictement éloigné dans son essai de 2023, reconnaissant qu'il est clairement question de la vertu théologale. Toutefois, je remarque un problème logique dans la manière dont Guyaux expose l'affrontement entre la notion de charité chrétienne et une charité selon Rimbaud, au plan de la lecture qu'il attribue à ceux qu réfuterait Molino. Guyaux dit que cette opposition se fait "de part et d'autre du tiret". En clair, dans l'expression : "La charité est cette clef", il est bien question de la vertu théologale, mais Rimbaud aurait sa propre "inspiration" qui présiderait à l'oeuvre et qui serait une autre forme de charité, ce qui n'a aucun sens à la lecture immédiate de l'alinéa en question de la prose liminaire :
 
    La charité est cette clef ! - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
 
 Si on écoute cette thèse, nous aurions ce discours incongru : "La charité chrétienne est la clef du festin ancien ! - L'inspiration que j'ai d'une quête nécessaire de la charité prouve que j'ai rêvé !
 Je n'arrive pas à comprendre qu'on propose cela comme une lecture de l'alinéa en question. Il est clair que "Cette inspiration" avec le déterminant démonstratif désigne la phrase précédente :
 
    La charité est cette clef ! - Ce que je viens de dire prouve que j'ai rêvé !
 
 Rimbaud ne pouvait pas se contenter d'une reprise par un simple pronom :
La charité est cette clef ! - Ceci prouve que j'ai rêvé !
 Il a évité la forme peu littéraire "ce que je viens de dire" et a choisi le nom "inspiration" qui a l'intérêt de suggérer l'expression plus fournie "inspiration divine" :
 
            La charité est cette clef ! - Cette inspiration divine prouve que j'ai rêvé !
 
Et l'humour qui est une des beautés poétiques de cet alinéa, c'est bien évidemment la chute de la qualification "divine" :
 
La charité est cette clef ! - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
On ne peut pas lire le mot "inspiration" comme désignant l'idée qui préside à la conception du livre Une saison en enfer. Vous constatez que, réellement, il y a eu de 1991 à au moins 2009, une grande influence de l'article de Jean Molino, une grande influence aussi des écrits plus anciens encore de Jean-Luc Steinmetz. Même si l'article de Jean Molino est difficile à trouver, à moins de se rendre dans une bibliothèque universitaire bien fournie en ouvrages sur Rimbaud, vous voyez que cette étude est mise en avant dans une édition de référence qui coûte cher, mais qui est accessible à tous. Sur son site internet Arthur Rimbaud, Alain Bardel a mis en ligne des commentaires à l'époque qu'il n'a pas fait disparaître. Sur une page intitulée "Prologue d'Une saison en enfer" ( cliquer ici ), Alain Bardel écrit de "La charité est cette clef" que cela correspond à la "voie du réarmement moral", à une "forme de conversion", ce qui veut bien dire que Bardel n'identifiait pas la pourtant limpide mention de la charité comme vertu théologale. Plus bas, Bardel pense que l'enjeu est de ne plus mettre sa destinée "sous le signe de la haine" et de "retrouver le chemin de la 'charité', c'est-à-dire de l'amour".
Je rappelle qu'en 1875 Verlaine se plaindra que Rimbaud lui tienne des discours immoraux où il faut savoir duper les autres. Je rappelle qu'à la fin d'Une saison en enfer le poète ne trouve pas si important de "trouver une main amie", se félicitant de "posséder la vérité" pour lui seul en jouissant de se moquer des autres et de leurs couples menteurs. Vous notez que Bardel veut faire du mot "charité" un synonyme du mot "amour", alors que Rimbaud emploie clairement le mot en tant que renvoi à la vertu théologale.
La page à laquelle je vous renvoie d'Alain Bardel contient trois autres liens dont deux sont datés : "Panorama critique et bibliographie", "Lecture méthodique (2004)", "Lecture linéaire (2009)". C'est du fait de mon combat sur internet, avant 2009, et du fait de mes articles de 2009 que le monde rimbaldien est revenu à l'évidence, Rimbaud refuse la vertu théologale brutalement, avec l'exception de Yannick Haenel qui dans sa préface à l'édition d'Une saison en enfer en Poésie Gallimard en 2023 s'inscrit dans la continuité des études de Steinmetz, Molino et Guyaux. Yoshikazu Nakaji ne développait pas cette lecture dans son essai de 1987, mais il s'est ensuite aligné sur cette lecture, lecture qui a été accompagnée un certain temps par Bardel.
Or, il est intéressant de citer ce qu'écrivait Nakaji en 1987.  Je cite les premières phrases de sa conclusion, à la page 225 :
 
    Du début à la fin, Une saison en enfer se déroule sous le signe du christianisme. La complexité du récit, la difficulté de saisir l'enchaînement de phrase en phrase sont dues à la relation ambivalente de 'je'-protagoniste = narrateur avec le christianisme. Il est attiré par les valeurs religieuses tout en haïssant la religion. [...]
 Je cite maintenant ce que dit précisément Nakaji de cette mention de la "charité" au sein de son étude du "prologue", à la page 31 :
 
   La "charité", "clef" du festin ancien, est la troisième vertu théologale après "la foi" et "l'espérance". Un certain nombre de termes de ce récit du Prologue, tel que "justice", "espérance", "joie", sont typiques de la théologie chrétienne. Le narrateur les emploie comme une reprise plus ou moins parodique (volontaire ou non) du système des valeurs théologiques. Il ne faudrait donc pas oublier le sens théologique de "charité" : elle porte d'abord sur Dieu comme bonté souveraine et ensuite sur le prochain en tant que créature de Dieu. Dans le langage courant, c'est presque exclusivement le second aspect que le mot désigne. Mais dans un texte comme le nôtre qui baigne dans une atmosphère fortement théologique (bien qu'il s'agisse de l'envers de la théologie), on devrait retenir le sens originel aussi.
Notez que malgré une argumentation limpide et appuyée Nakaji laisse passer une sorte de concession maladroite : "on devrait retenir le sens originel aussi" ou "Il ne faudrait donc pas oublier..." Non, il peut dire avec assurance que le sens du mot "charité" est celui de la vertu théologale. Comme beaucoup d'autres, Nakaji fait remarquer que du coup nous avons une mention de deux des trois vertus théologales, l'espérance et la charité, et d'une vertu cardinale, la justice, face à l'invitation aux "péchés capitaux" par Satan dans le même prologue, ce que double les mentions de divers péchés capitaux par le poète dans "Mauvais sang", le texte suivant dans l'économie du livre. Nakaji fait un excellent commentaire en particulier de l'occurrence "justice" dans la prose liminaire, à la page 22 :
 
[...] Ayant pris conscience de sa propre "transmutation" à travers la rencontre avec la "Beauté", 'je' va matérialiser sa révolte. Il dit que c'est une révolte contre la "justice". Il va s'allier aux forces du Mal. Il s'agit donc d'une tentative "satanique". Comme nous en parlerons plus loin, les mots clefs de ce récit du prologue sont des termes théologiques par excellence. Dans le contexte chrétien, l'homme est dit "juste" lorsqu'il observe intégralement les commandements de Dieu (ou lorsqu'il devient, par la foi, participant de Dieu). Corrélativement, Dieu est dit "juste" lorsqu'il juge ou rétribue selon les œuvres (ou lorsqu'il conduit l'homme vers le salut). La révolte contre "la justice" de 'je' signifie la négation de cette relation de réciprocité qui relie la foi humaine à la miséricorde divine.
Ce qui me dérange dans la lecture d'ensemble du prologue par Nakaji, c'est que sous l'influence de références intellectuelles désormais quelque peu datées, il applique l'idée d'un schéma initiatique poussant jusqu'au rituel ou anti-rituel. Je ne suis pas d'accord avec cet aspect de sa lecture. Les mentions des lettres dites "du voyant" donne un semblant de justification au parcours initiatique, et les attentes de Satan vont en ce sens, mais il faut se garder de faire parler tous les textes comme un discours unique. Dans la Saison, la révolte du poète n'a rien d'une initiation satanique. Le poète se révolte spontanément et devient de ce fait un être voué à Satan, ce n'est pas de la littérature satanique en tant que telle. L'idée d'initiation n'a pas sa place ici. Quant à l'anti-rituel que Nakaji pense définir, il est justement refusé par Rimbaud qui ne veut pas mourir. J'observe que sans y venir Nakaji approche de très près ma lecture limpide de "Gagne la mort" comme une inversion de "perds la vie". Nakaji ne va pas jusque-là, mais il identifie et commente l'ironique perversion du verbe "gagner" : "gagne la mort" comme on gagne un bon rhume. Il a identifié la duperie verbale de Satan.
Mais, son idée d'un poète se faisant initier l'éloigne quelque peu de la dérobade réelle de Rimbaud qui refuse la mort.
J'y tiens, Rimbaud n'a pas pour objectif d'éviter de mourir en état de péché, ni de revenir à une charité tant la haine lui semble une impasse. Rimbaud exprime qu'il ne veut pas mourir. La grande idée, c'est qui nous n'avons probablement que cette vie sur Terre qui nous est assurée, et dans "L'Eclair", le poète dit qu'il se "révolte contre la mort" et la section suivante se termine par une invitation limpide : "Esclaves, ne maudissons pas la vie." Et à partir de là, le poète peut enfin dire "Adieu" au séjour infernal. La morale est clairement exprimée dans "Matin" : "ne maudissons pas la vie." Les mots "vie" et "mort" sont des antonymes bien sûr, et vous avez deux phrases qui se font écho l'une à l'autre de "L'Eclair" à "Matine" : "je me révolte contre la mort", "ne maudissons pas la vie." Se damner, c'est maudire son existence.
Certains penseront que la clausule de "Alchimie du verbe" va dans le même sens : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté." Cependant, la clausule de "Alchimie du verbe" précède le récit de "L'Impossible" et bien sûr la proclamation de "L'Eclair" : "A présent, je me révolte contre la mort." Ceci invite à ne pas confondre la clausule de "Alchimie du verbe" avec celle de "Matin". J'ajoute que la mention de la "beauté" renvoie bien sûr à son allégorie avec majuscule "injuriée" au second alinéa de la prose liminaire et cette "beauté", comme le fait remarquer entre autres Nakaji est liée à la "justice", vertu cardinale dans la théologie chrétienne.
Et j'en viens un peu au titre provocateur de mon article : "Une saison en enfer : pourquoi c'est beau !"
Même si, selon moi, l'ensemble de la prose liminaire n'est pas particulièrement hermétique, les rimbaldiens éprouvent une difficulté de lecture maximale au sujet des deux premiers alinéas.
Le poète commence par poser qu'il a pu avoir une enfance heureuse. Puis, il y a eu une rupture et une révolte, et à un moment où le poète s'interroge sur sa trajectoire en voulant éviter la mort il se dit que finalement il a rêvé de croire qu'il a eu une enfance initialement heureuse.
Comme Nakaji le remarque dans son essai de 1987, ce prétendu souvenir heureux de l'enfance concerne à la fois le début de la prose liminaire et les premières lignes de "Matin". Dans les deux cas, le souvenir heureux est mis en doute, comme une supercherie.
Restons-en au cas de la prose liminaire.
Les rimbaldiens ont un problème de lecture qui est paradoxalement causé par leur référence à la structure narrative limpide du récit. Il y a une situation initiale pour parler le jargon du schéma narratif et puis un événement perturbateur : "Un soir, [j'ai injurié la Beauté]." Or, un peu plus loin, le poète dit que le souvenir du festin ancien n'est pas vrai, ce n'est qu'un rêve. Et donc, il n'y a plus de "Jadis", mais il reste un moment de bascule : "Un soir". C'est cela que n'arrive pas à dépasser les rimbaldiens. Il n'y a plus une situation initiale et une chute, le poète a "toujours été race inférieure" pour citer "Mauvais sang". Ce déplacement des lignes est insupportable aux rimbaldiens et ils cherchent à le compenser ou maintiennent que ce temps heureux n'est pas complètement, il planerait toujours une incertitude sur sa réalité. Puis, surtout, puisque le poète a assis la Beauté sur ses genoux et l'a injuriée, il y a bien un "Jadis" qui était mieux à vivre que la révolte qui a suivi.
Je me bats contre cette lecture en déployant des catégories logiques qui s'appuient sur les échos internes au texte rimbaldien. Dans "Mauvais sang", le poète s'exclame : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme." Cela veut dire que Rimbaud a les souvenirs de la réalité dans laquelle il vit, et on observe qu'il assimile à des souvenirs les enseignements des livres d'Histoire sur les ancêtres, et à côté de cela il a un souvenir du christianisme, souvenir pensé paradoxalement comme un enfermement : "pas plus loin". Il va de soi que dans le premier alinéa où le poète hésite sur le statut d'un souvenir, il est question donc d'un de ces prétendus souvenirs du christianisme évoqués dans "Mauvais sang", et ce souvenir est celui d'une origine non individuée dans une charité divine entre les êtres : "un festin où s'ouvraient tous les cœurs". Il est clair qu'il s'agit d'une scène de communion chrétienne sous le régime de la charité, et cela suppose la référence à une origine divine des êtres humains qui ne font qu'un séjour en ce monde. Et, alors que certains rimbaldiens comme Mario Richter identifie la "beauté" à une allégorie baudelairienne, celle du sonnet "La Beauté" ou celle bien distincte du poème "Hymne à la beauté", moi j'identifie clairement la "Beauté" comme référence au festin où tous les vins coulaient. Vous ne remarquez donc pas que dans le glissement du premier au second alinéa la Beauté assise sur les genoux du poète correspond à l'image du "festin où tous les cœurs s'ouvraient" et que la Beauté est une image du festin ? Même Nakaji, plus proche de ma lecture, n'atteint pas à ce constat. Et "saluer la beauté" est une image dérivée de l'ouverture des cœurs entre eux. Et c'est ici que j'en viens au jeu sur la notion de charité. Vous connaissez tous l'expression : "Charité bien ordonnée commence par soi-même". Rimbaud joue précisément sur ce dicton quand vers la fin de "Mauvais sang" il écrit :
 
   Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.
Comme cette phrase apparaît dans "Mauvais sang", le lecteur peut être tenté de la taxer de mauvaise pensée que le poète a bien dû dépasser pour sortir du séjour infernal. En tout cas, cette phrase vient tellement tôt dans le récit que le lecteur peut ne pas y prêter vraiment attention et n'y pense plus quand il arrive à la fin du récit avec la section "Adieu", et pourtant, cette phrase est capitale et est une anticipation du mot de la fin. Dans le séjour infernal, le poète prend conscience de l'hypocrisie de la société, comme il le clame dans "Nuit de l'enfer" : "Puis, jamais personne ne pense à autrui." A partir du moment où dans le récit rétrospectif de la prose liminaire vous avez le rejet radical de la charité comme clef d'un festin ancien, vous savez en lisant "Mauvais sang" que ces deux pensées de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" n'ont pas été récusées au fur et à mesure du récit. Et vous ne pouvez pas nier leur mise en pratique dans les dernières lignes de la section "Adieu" : "pas une main amie", mais peu importe, le poète peut posséder pour lui seul la vérité et rire des autres, et s'il rit, c'est qu'il passe au mode de l'hypocrisie en société qui est bien un reste sulfureux qui explique que les feuillets du carnet de damné soient in fine dédiés à Satan.
Et à cette aune, vous devez être en mesure de comprendre que "je sais aujourd'hui saluer la beauté", c'est avant la révolte contre la mort un début de mise en pratique d'une morale "absolument moderne" de mépris sous des apparences de concession à la charité. Et, effectivement, la morale d'Une saison en enfer rien de religieux, rien non plus d'une forme de conversion approximative. Non, ce n'est pas approximatif, c'est un jeu de dupes, cette morale que Verlaine dit reprocher à Rimbaud dans un courrier à Delahaye de 1875, et ce jeu de dupes suppose une patience qui va permettre au poète Rimbaud de dépasser la damnation à laquelle son intransigeance l'avait condamné.
C'est ça le discours profond d'Une saison en enfer.
Et évidemment, je ne suis pas du tout d'accord avec les lectures biographisantes qui veulent que le "dernier couac" soit une allusion au coup de feu à Bruxelles et le "lit d'hôpital" un effet de réel dans la référence aux soins apportés à Rimbaud après sa blessure au poignet.
Non ! Mais, dans ses notes et commentaires pour son édition dans la collection de La Pléiade en 2009, Anfré Guyaux soutient lui aussi, comme beaucoup de rimbaldiens, ces lectures biographiques. La première note à propos de la prose liminaire concerne précisément le "dernier couac" identifié à l'incident de Bruxelles :
   1. Allusion aux coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet 1873 (voir "Vie et documents", p. 420-436).
J'ose croire que vous commencez à prendre conscience que cette prétendue allusion escamote la dimension métaphysique d'ensemble du récit rimbaldien. Rimbaud ne veut pas dire que son attitude de révolte lui a fait connaître des risques mortels, Rimbaud signifie clairement que sa révolte supposait de maudire la vie et était une course vers la mort, ce que Satan fait entendre comme une course pour la mort, et c'est là que Rimbaud a réagi. Lui, il veut refuser la charité sans maudire sa vie, son trésor, et c'est ainsi qu'il va conjurer Satan. Le drame bruxellois ne cadre pas avec la lettre du récit fait dans Une saison en enfer. Quand le poète se décrit sur "un lit d'hôpital", c'est là qu'il dit qu'il se révolte à présent contre la mort. Il s'est donc retrouvé sur un lit d'hôpital parce qu'il se laissait aller à la mort, comme cela est développé dans "Alchimie du verbe" notamment, mais par rapport à l'incident du 10 juillet une révolte contre la mort sur le lit où on le soigne d'une blessure au poignet n'a aucun sens narratif conséquent. Au plan biographique, on peut comprendre que le poète se refuse à mourir sous l'effet d'une crise de Verlaine et il décide donc de prendre ses distances, de rompre sa relation, mais ça n'a rien à voir avec la révolte contre la mort dont parle le poète, dans un discours qui vient à la suite d'un positionnement critique contre le travail.
Et justement, pour faire sentir que cette lecture biographique est erronée, il convient de citer d'autres propos de Guyaux dans son édition de 2009. A quelques reprises et notamment dans les pages de la "Notice" d'ensemble consacrée à Une saison en enfer, Guyaux dit quelque chose d'invraisemblable, mais qui est un propos courant parmi les commentateurs du livre de Rimbaud de 1873. A cheval sur les pages 922 et 923 de son édition dans La Pléiade, Guyaux écrit que, malgré la lettre à Delahaye de mai 1873, l'essentiel de l'ouvrage est conditionné par le drame entre lui et Verlaine du 10 juillet à Bruxelles :
 
[...] rien n'est connu des progrès du texte. Quand et où Rimbaud a-t-il écrit et travaillé ? A quel rythme ? Quel rôle ont eu les événements de juillet dans l'établissement du texte ? Le plan n'a sans doute pris sa forme définitive qu'à la fin de l'été et l'essentiel du travail de rédaction s'est vraisemblablement déroulé à ce moment, à Roche, à l'écart du monde. On a pu imaginer que l'ébauche des premières parties, "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", et d'"Alchimie du verbe" - correspondant aux brouillons retrouvés -, avait précédé le séjour à Londres et à Bruxelles et s'identifiait aux "histoires atroces" dont Rimbaud parle à Delahaye en mai, et que le psychodrame londonien et son issue tragique à Bruxelles, qui ont une implication immédiate dans "Vierge folle", avaient déterminé l'état d'esprit qui fit aboutir l’œuvre : Rimbaud fait allusion aux événements de Bruxelles dans la page liminaire de son livre - "tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! " - et dans "L'Eclair" - "Sur mon lit d'hôpital" -, c'est-à-dire dans des parties ou des moments de l’œuvre qui peuvent coïncider avec la mise au net de l'achèvement.
 
Guyaux affirme que ces deux passages sont des références d'ordre biographique, mais il n'apporte aucune preuve à l'appui. Et surtout, quand des rimbaldiens prétendent identifier des allusions biographiques dans ces deux passages, c'est pour permettre aux lecteurs de rebondir à la lecture avec une meilleure compréhension des enjeux. Or, où est le profit que les lecteurs peuvent tirer de ces deux allusions biographiques ? Et plus cruellement, où est l'éclairage biographique des autres parties du texte ? Est-ce que pour tout le reste de son écrit Rimbaud avait-il eu le moindre besoin de vivre le drame du 10 juillet ? Cette question est terrible pour les tenants de l'identification de deux références biographiques. Si Rimbaud veut parler du drame de Bruxelles, il n'a pas nécessairement autre chose à dire que ce qu'il nous a laissé ?
Vous trouvez que dans "Adieu", dans "Matin", dans "L'Eclair", dans "L'Impossible" même, vous avez un infléchissement de la pensée du poète suite aux coups de revolver subis ? Je précise que les tenants de la lecture biographique sont prêts à considérer qu'une bonne partie de la Saison a tout de même été composée avant le 10 juillet, et pourtant les parties que beaucoup de rimbaldiens croient pouvoir considérer comme ayant été écrites après le 10 juillet, les quatre sections qui suivent "Alchimie du verbe", nous n'avons aucun développement se rapportant au drame de Bruxelles ! Guyaux prétend qu'il y a un lien direct dans la trame narrative d'ensemble de "Vierge folle", mais qu'entend-il par là ?
Rimbaud peut très bien avoir écrit "Vierge folle" en juin à Londres. Loin d'être une charge contre Verlaine après le 10 juillet, "Vierge folle" ne serait pas plutôt un des motifs des disputes entre Rimbaud et Verlaine à Londres, et une des causes, pas la seule, du départ précipité de Verlaine, à tel point que Rimbaud lui envoie du "seul ami" dans sa lettre datée "en mer", ce qui est évidemment piquant quand on songe à certaines phrases de "Vierge folle" et "Adieu" ?
Guyaux s'appuie sur le fait que Verlaine n'a pas conservé de brouillon de "Vierge folle", mais justement il faut ici introduire une dichotomie possible parmi les tenants de la lecture biographique de "Vierge folle", puisqu'on peut très bien avoir des lecteurs qui lisent "Vierge folle" comme une charge contre Verlaine, sauf que cette charge aurait été composée avant que Verlaine ne plante Rimbaud à Londres. D'ailleurs, le récit "Vierge folle" ne fait aucune allusion au drame de Bruxelles, à un mari qui ne sait plus s'il veut rester avec l'Epoux infernal ou retourner à son foyer conjugal, etc. Il n'y a pas de récit sur la dangerosité de la Vierge folle. Ainsi, pourquoi Guyaux trace-t-il en ligne droite que le récit "Vierge folle" se moque de Verlaine pour se venger du poignet blessé le 10 juillet ? Il n'y a rien de décelable du côté d'un règlement de comptes pour deux tels coups de feu dans "Vierge folle". Les expressions "dernier couac" et "lit d'hôpital" sont nues, complètement nues.
Quant à l'absence de brouillon de "Vierge folle" entre les mains de Verlaine, il y a plusieurs explications possibles à ce sujet. Premièrement, Rimbaud a pu éviter de les lui laisser entre les mains. Deuxièmement, Verlaine a pu éviter de les divulguer, même si ce serait un acte malheureux. Troisièmement, dans tous les cas, nous n'avons pas le début de la transcription du récit correspondant à "Alchimie du verbe", ce qui veut dire qu'il n'y a aucune raison de considérer que les trois brouillons sont l'ensemble de ce que Rimbaud avait écrit à la suite.
Enfin, Guyaux suppose que les trois brouillons correspondent aux trois "histoires atroces" que Rimbaud revendiquait avoir déjà écrites dans sa lettre à Delahaye de mai 1873. "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer" et "Alchimie du verbe", c'est entre le tiers et la moitié du livre Une saison en enfer qui aurait été déjà écrite par Rimbaud, bien avant la fin du mois de mai 1873 ! Rimbaud se serait tourné les pouces une moitié du mois de mai, tout au long du mois de juin et les dix premiers jours de juillet, cependant qu'au milieu du mois de juillet Rimbaud a eu des conditions moins favorables pour écrire, la justice considère même qu'il a souffert d'une impossibilité temporaire de travailler à cause de sa blessure.
Rimbaud aurait écrit un tiers ou une moitié du livre en quinze ou vingt jours entre avril et mai, puis l'autre moitié à cheval sur juillet et août. Je ne le crois pas un instant. De toute façon, pourquoi rabattre le témoignage auprès de Delahaye avec la réalité des brouillons détenus par Verlaine ?  Verlaine a pu détenir des brouillons jusqu'à la fin du mois de juin 1873, sinon les récupérer le 10 juillet même, avec tous les aléas de sa soudaine arrestation. La lettre à Delahaye met en avant des motifs : "païen", "nègre" et "innocence" qui ne correspondent qu'à "Mauvais sang" et éventuellement "Nuit de l'enfer". Rimbaud a renoncé à parler de lui-même comme d'un païen dans "L'Impossible" et les sections qui lui succèdent. On trouve bien une référence dans les propos attribués à "L'Epoux infernal" avec l'identification à un viking, rien dans "Alchimie du verbe". On sait par les brouillons que "Mauvais sang" est finalement un texte né de l'assemblage de trois textes distincts, sinon de deux textes distincts dans l'hypothèse où le brouillon connu de "Mauvais sang" ne serait que la fin du brouillon originel.
Enfin, Guyaux formule à plusieurs reprises que les paraphrases subversives de l'Evangile selon saint Jean pourraient avoir été écrites après les brouillons connus de la Saison, mais il est obligé d'admettre que ce n'est qu'une hypothèse qu'il ne peut pas prouver. Son argument principal vient de ce qu'il y  une continuité des brouillons qui suivent le récit de l'Evangile selon saint Jean. Mais, face à cela, qui croira que Rimbaud ait envoyé à Verlaine le texte inédit de ces proses, avec autant de lacunes de brouillon, au verso de brouillons de la Saison, quand Verlaine était en prison. Tout cela n'a aucun sens.
Les paraphrases sont des brouillons plus anciens que Rimbaud a repris pour établir des brouillons d'une partie de "Mauvais sang" et du futur texte "Nuit de l'enfer". La logique à ce sujet est plutôt difficile à parer.
Pour finir, un mot sur "Vierge folle" ! Dans son livre Combat spirituel ou immense dérision ? Nakaji s'affronte à l'alternative classique au sujet de l'interprétation du premier des deux textes réunis sous le titre "Délires". D'un côté, de nombreux rimbaldiens identifient clairement la "Vierge folle" à Verlaine. Je précise pour ma part que, dans l'alternative, je suis plutôt d'accord avec l'identification à Verlaine. Ce qui me pose problème, c'est la lecture en clef verlainienne qui selon moi ne fonctionne pas comme on le prétend. De l'autre côté, nous avons une lecture qui suppose que la Vierge folle et l'Epoux infernal sont une double allégorie de la dualité vécue par l'âme du poète Arthur Rimbaud. Nakaji pensait que cette lecture venait de Marcel Ruff avec son livre de 1968 intitulé Rimbaud je crois (je ne l'ai jamais eu entre les mains). En réalité, cette lecture vient d'un livre de 1931 de Raymond Clauzel et implique une conception politique plus sulfureuse avec le renvoi à un roman L'Homme fini d'un écrivain italien du début du vingtième siècle dont la révolte existentielle était compatible avec une apologie plus tard du fascisme auquel il semble avoir adhéré, ce qui, du coup, pose effectivement un problème qu'il vaut la peine de combattre. Je ne maîtrise pas encore ce sujet. Mais, malgré l'origine sulfureuse de la thèse de la dualité de l'âme dans "Vierge folle" et "Epoux infernal", on peut prendre la peine de considérer si l'idée est pertinente ou non. Nakaji tend à considérer que la thèse n'est pas vaine dans la mesure où la "Vierge folle" a des comportements qui ne sont pas clairement verlainiens et qui correspondent à plus d'une reprise à des propos tenus par le narrateur lui-même de l'ensemble des autres sections du livre Une saison en enfer. Lui aussi parle de soi comme d'une "pauvre âme", lui aussi parfois pleure, pose en personne repentante désireuse d'un secours divin. Et Nakaji souligne que l'Epoux infernal témoigne lui aussi de plusieurs fragilités. Personnellement, je pense qu'il y a à prendre dans l'analyse de Nakaji, je pense qu'effectivement il touche du doigt le problème, mais je reste quand même dans l'idée qu'il y  une référence à Verlaine, ne fût-ce que parce que dans la réalité biographique Verlaine est la seule expérience d'un compagnonnage de ce profil qu'ait vécu Rimbaud. Mais Nakaji a le mérite de faire remarquer que Rimbaud s'intéresse moins à rendre un portrait de Verlaine qu'à interroger une attitude dont le narrateur d'ensemble n'est pas exempt, et partant de la référence à Alexandre Dumas fils et à La Dame aux camélias Nakaji identifie dans "Vierge folle" une parodie de drame bourgeois comme il s'en représentait au théâtre à l'époque, Alexandre Dumas fils étant une gloire de ce genre de productions littéraires. Nakaji évoque plusieurs pièces de Dumas fils, pas seulement La Dame aux camélias, et je rappelle qu'il y a quelque temps sur ce blog, j'ai rapproché plusieurs phrases de "Adieu", notamment : "Il faut être absolument moderne", publiées peu de temps avant l'écriture d'Une saison en enfer, sous forme de plaquettes, tantôt par Alexandre Dumas fils, tantôt par des gens critiquant ses idées et son théâtre.
Il y a un corps de lecture qui se met en place qui ne cadre pas avec la simple interprétation de "Vierge folle" comme une charge assez vague et imprécise contre Verlaine. 

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