mardi 25 novembre 2025

Robert Desnos : j'aurais voulu z'être un Rimbaud !

Pour une série d'articles, le titre "Ils ont lu Rimbaud" serait clairement plus accrocheur que "Ils avaient lu Rimbaud", mais c'est bien ce dernier titre que je devrais privilégier dans bien des cas. Je vais parler ici de Robert Desnos, celui qui était réputé le plus doué des surréalistes au plan de l'écriture automatique. Dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian publié dans la collection "Bouquins", une notice a été consacrée par Baronian lui-même au poète Desnos (pages 207-208). Desnos a été un "grand admirateur de Rimbaud" et Baronian cite un livre que je n'ai jamais encore eu entre les mains La Liberté ou l'amour, et plus précisément son "long poème liminaire" qui s'intitule "Les Veilleurs d'Arthur Rimbaud". Baronian fait remarquer que, même si l'inspiration et le thème sont bien différents du "Bateau ivre" il y a entre "les deux textes quelques analogies de vocabulaire". La notice cite des rapprochements effectués par Paule Laborie : "Nous avons trop mangé de poissons hystériques" et "pareille aux vacheries hystériques" ou "rencontres mystiques" et "horreurs mystiques" ou "Silence ! enfants criards !" et "Peaux-Rouges criards" ou "Ah ! c'en est trop !" et "Mais vrai, j'ai trop pleuré !" Et Baronian de souligner qu'on peut proposer de tels rapprochements pour "toute une série d'autres poèmes de Robert Desnos". Avant de lire cette notice, je venais de faire une telle moisson à la lecture du recueil Corps et biens de Desnos paru dans la collection Poésie Gallimard.
Le recueil Corps et biens est nettement le plus connu des livres de Robert Desnos. Il faut dire qu'on retrouve aussi ici le problème d'accès à certains recueils de poésies du vingtième siècle. Plusieurs recueils d'Aragon, de Jaccottet, d'Henri Michaux et d'autres ne sont pas publiés dans cette collection, la plus facile d'accès. Corps et biens est préfacé par René Bertelé et il convient de s'y référer pour la mise en contexte qui est ici une mise en bouche :
 
    Quand paraît, en 1930, Corps et biens, la période héroïque, on dirait presque "innocente", du surréalisme - celle de toutes les aventures et de toutes les audaces, de toutes les provocations, celle de tant d'entreprises menées sous le signe du hasard et de la rencontre [...] est en train de passer.
 
Bertelé cite plusieurs publications antérieures à 1930 d'André Breton, de Paul Eluard, de Louis Aragon, de Benjamin Péret, d'Antonin Artaud et de Densos lui-même : Deuil pour deuil et La Liberté ou l'amour, titre à comparer à celui contemporain d'Eluard L'amour la poésie.
Evidemment, on retrouve là toute une génération qui tout de suite après la Première Guerre Mondiale est passionnée plus que jamais par la poésie d'Arthur Rimbaud. La relation de Breton à Rimbaud est en réalité assez compliquée. Eluard évite d'en faire un cas personnel. Aragon se rapproche du fétichisme retors de Breton avec ses listes de poètes recommandés à l'attention. Qui plus est, Aragon s'est choisi pour muse, Elsa Triolet, la sœur de Lili Brik, muse du poète russe Vladimir Maïakovski, mais lequel a d'abord eu une relation avec Elsa Triolet. Dans la continuité de L'Amour fou et de Nadja d'André Breton, Louis Aragon va maladivement et surtout maladroitement cultivé le culte d'Elsa Triolet, ce prénom revenant sans arrêt dans ses poésies et même en titre de plus d'un de ses recueils : Les Yeux d'ElsaLe Fou d'Elsa et Elsa. Même si je trouve un charme à certains poèmes d'Eluard et si j'admire les parties des poésies de Louis Aragon où la prosodie atteint à une réelle plénitude, je pense que les surréalistes ont été désastreux dans l'histoire de la poésie française. Antonin Artaud est lui aussi pas mal lié à Rimbaud, à tel point qu'à l'époque du centenaire de la mort de Rimbaud, 1991, Jean-Pierre Verheggen a publié, en 1990, un an avant, un recueil intitulé Artaud Rimbur qui précède son recueil Ridiculum vitae dans un volume de la collection Poésie Gallimard, ce qui fera aussi l'objet d'une approche critique un jour prochain sur ce blog.
Et donc il doit être question ici de Robert Desnos, poète sur lequel la notice de Baronian, finalement succincte, ne dit pas grand-chose de précis. Et le recueil Corps et biens, publié en 1930, a l'intérêt d'être une espèce d'anthologie des débuts de la carrière poétique de Desnos. Il s'ouvre par des poèmes en vers "Le fard des Argonautes" et  "L'ode à Coco", les débuts du poète en 1919, il se poursuit par une section "Rrose Sélavy (1922-1923)", par "L'Aumonyme" et "Langage cuit" datés eux aussi de 1923, puis nous avons la section "A la mystérieuse" datée de 1926, la section de 1927 "Les ténèbres", puis nous revenons aux poèmes en vers avec plusieurs pièces datées de 1929.
Quand il écrit "Le fard des Argonautes" et "L'ode à Coco",  Desnos n'a que dix-neuf ans à peine et il vit de petits métiers, loin de sa famille. Ce n'est pas un Rimbaud, ni un Baudelaire, mais il aimerait bien. Le poème "Le fard des Argonautes" est une improvisation pédante qui imite la frappe prosodique de pas mal de vers de Baudelaire et aussi de vers de Rimbaud, et notamment du "Bateau ivre". Le poème est d'ailleurs composé par référence aux vingt-cinq quatrains de rimes croisées du "Bateau ivre", puisque le poème donne l'illusion d'être composé lui-même de tant de quatrains, sauf qu'il y a une petite liste de distorsions à observer : entre le quatrième et le cinquième quatrain, il y a un monostiche isolé, puis après le treizième quatrain, il y a deux distiques de rimes plates. Après vingt quatrain, deux distiques et un monostiche, nous avons une suite de deux quintils avant de finir sur le retour à deux quatrains de rimes croisées, le poème de Desnos étant composé de cent trois vers, chiffre gratuit, et non de cent comme "Le Bateau ivre". Il faut encore préciser que, malgré l'alignement sur les alexandrins dans le texte imprimé par la collection "Poésie Gallimard", nous relevons deux vers de quatorze syllabes avec une césure séparant un premier hémistiche de six syllabes et un second de huit syllabes (vers 10 dans le troisième quatrain et vers 71 dans le dix-septième quatrain, compte non tenu des deux distiques) :
Dans le bronze funèbre et dont le passé fit son trône
 
A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise :
Desnos a pour modèle de référence les vingt-cinq quatrains du "Bateau ivre", mais il s'en éloigne en imitant l'esprit des distorsions rimbaldiennes dans ses poèmes plus irréguliers de 1872. Au plan des césures, Desnos marque nettement la césure, sa versification est même en quelque sorte plus régulière que celle du "Bateau ivre" dans la division en hémistiches de l'alexandrin. Il y a très peu de césures audacieuses dans le poème de Desnos, et quand il y en a une elle est assez timide, le "qui" devant virgule au vers onze par exemple :
 
Des Argonautes qui, voilà bien des années,
 Ou bien nous rencontrons de très simples rejets d'épithètes rapprochés l'un de l'autre (vers 20 et 22) :
 
Ils berçaient de chansons obscènes leurs colères
 
les devins aux bonnets pointus semés de lunes
 Et, finalement, alors que Rimbaud fournissait deux enjambements de mots audacieux pour son époque, 1871, au début, troisième quatrain du "Bateau ivre", Desnos se permet un unique enjambement à l'antépénultième strophe du poème, dans le second quintil précédant les deux quatrains finaux, au vers 94 :
 
Citant Genèse et Décalogue et Pentateuque
Notons que l'enjambement de mot se fonde sur le recours adoucissant au trimètre.
Desnos est moins audacieux que Rimbaud dans son "Bateau ivre" en fait de césures, et cela va avec une conscience nettement moins élevée des ressources métriques de la métrique, des enjambements et des rejets. Desnos singe une versification qu'il connaît visiblement mal, il ne domine pas son sujet comme c'était le cas de Rimbaud. En revanche, c'est par une autre voie non empruntée par Rimbaud que les premiers hémistiches des alexandrins de Desnos sont quelque peu déconcertants. En 1919, Desnos tend à ne tenir aucun compte des diérèses, y compris pour des mots où elle est naturelle en langue, ainsi du vers 14, au quatrième quatrain :
Que louangera Néron dans une orgie claudienne
Il faut lire /"lwangera"/ et non "louangera". Desnos ne renonce pas seulement aux diérèses poétiques classiques, ici il porte atteinte à une diérèse normale en langue. Ce vers cité illustre une autre évolution prosodique en cours avec le "e" languissant de "orgie" qui, bien que devant consonne, ne compte pas pour une syllabe. Il y a plusieurs "e" languissants qui ne comptent pas pour la mesure dans les vers du "Fard des Argonautes". Je n'ai pas trop fait attention aux hiatus, car cela demande de la concentration, mais j'ai constaté immédiatement la présence de celui-ci :
Pour y entrer la mer ne trouvait pas d'obstacle.
 Dans le vers suivant, nous avons même droit à une césure épique, un "e" languissant ne comptant pas pour la césure, "e" languissant d'une forme de pluriel en "-es" qui plus est :
 
De défaites payées en faciles victoires
 Sauf inattention de ma part, Desnos évite les élisions sur le "e" languissant de fin de mot au pluriel de type "es", comme l'atteste la conformation bien régulière du vers suivant :
Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine
 Voici très peu de vers après une autre césure dite épique :
Les vagues sont venues mourir contre la proue[.]
 Et dans le même quatrain, celle-ci sur une forme au singulier :
La fortune est passée très vite sur sa roue.
 Citons d'autres exemples de "e" languissants ne comptant pas pour la mesure mais placés à l'intérieur des hémistiches, puisqu'il faut bien comprendre que les "e" languissants" à la césure et les "e" languissants à l'intérieur des hémistiches peuvent relever d'une approche métrique différente, en voici trois en deux vers successifs :

[...]
Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.
 
- Médée, tu charmeras ce dragon venimeux
[...]
 Et plus loin, nous avons :
 
Mais la seule toison traînée par un quadrige
 
Vers le début du poème, nous relevons aussi le "e" languissant sur nom propre masculine :
 
Mais Orphée sur la lyre attestait les augures[.] 
 
Et nous rencontrons encore une césure épique à l'avant-dernier vers :
 
Au phallus de la vie collant sa bouche blême,
[...]
Les pluriels élidés sont bien réservés aux césures épiques : "payées" et "venues". 
Il es très facile de lire tous ces vers en alexandrins, sinon en vers de quatorze syllabes pour les deux concernés, et d'en marquer les césures, en faisant abstraction de ces "e" languissants, mais il s'agit d'un procédé qui ne concernait pas "Le Bateau ivre" et qui n'est pas si marqué que cela dans les poèmes en vers de 1872 de Rimbaud, malgré "Fêtes de la faim" notamment. L synérèse violente à "louangera" est certainement l'audace la plus marquante du poème de Desnos, mais le relevé d'ensemble témoigne plus d'une désinvolture assumée et pensée comme un marqueur de modernité actuelle, plutôt qu'un art qui sent son génie. Beaucoup de vers du "fard des Argonautes" sont en réalité des pastiches prosodiques de vers de Baudelaire, Rimbaud et Heredia notamment.
Il convient de citer Heredia, modèle connu de poète impeccable parnassien pour son recueil tardif de 1885 Les Trophées. Le poète d'origine cubaine a écrit sur le thème des Argonautes, mais le poème marin de Desnos cite, outre "Le Bateau ivre", le célèbre sonnet "Les Conquérants" :
 
Partirent conquérir l'orientale toison.
 
Ils partirent un soir semé de lys lunaires,
Desnos a été hypnotisé par l'isolement d'adjectifs monosyllabiques devant la césure à la lecture de Rimbaud, mais il n'imite pas les rejets des adjectifs d'une syllabe au-delà de la césure :
 
Sur la toison d'or clair dont nous ferons conquête,

Et les perroquets verts ont crié dans les cieux.
 
Pourrie par le vent pur et mouillée par la mer.
 
A des cyclopes nus couleur de prune et de cerise ;
 
Sur la toison d'or clair s'offraient à leur conquête, 

Et nous pouvons ajouter d'autres mises en relief de mots d'une syllabe devant la césure :
 
Avait égorgé là son bouc bicentenaire.
 
Mais nous mangerons l'or des juteux ananas.
De tels relevés permettent de mesurer que, malgré les entorses, l'allure générale n'est pas tellement subversive, tant la césure classique de l'alexandrin est exaltée tout au long du poème. Elle est clairement un soutien au poète pour rehausser sa parole.
Desnos utilise à plusieurs reprises des procédés prosodiques qui accentuent le respect du rythme de l'alexandrin, avec même des répétitions caricaturales dans le premier hémistiche, même si le second peut témoigner d'une recherche :
 
Corneilles et corbeaux hurlant rauque leur peine 
 
Les tibias des titans sont des ocarinas
 On voit aussi que le poète se fatigue et ne réussit pas toujours à créer les images étonnantes les plus heureuses, le quatrain avec la rime "ocarinas"/"ananas" ne me paraît pas une franche réussite :
- Oh ! les flots choqueront des arêtes humaines,
Les tibias des titans sont des ocarinas
Dans l'orphéon joyeux des stridentes sirènes,
Mais nous mangerons l'or des juteux ananas.
Je peux en citer plusieurs autres, ainsi le quatrième quatrain :
Sur vos tombes naîtront les sournois champignons
Que louangera Néron dans une orgie claudienne
Ou plutôt certain soir les vicieux marmitons
Découvriront vos yeux dans le corps des poissons.
Il y a pas mal de vers assez ridicules et les imitations de Baudelaire ou Rimbaud glissent souvent dans un esprit de vers maladroits des poètes décadents de la décennie 1880 :
 
Ils partirent un soir semé de lys lunaires.
Leurs estomacs outrés tintaient tels des grelots
Ils berçaient de chansons obscènes leur colère
Du rut inassouvi en paillards matelots...
Les vers ont souvent une allure potache qui n'est pas du tout digne des vers obscènes de Rimbaud.
Desnos essaie pourtant de ne pas être potache, il rassemble tant bien que mal des tournures grammaticales en vers qui l'ont marqué :
Ah ! la jonque est chinoise et grecque la trirème
 Le premier des deux vers suivants éveille en moi un écho, mais sur l'instant je n'arrive pas à le préciser, Mallarmé ?
 
Espérez-vous d'un sistre ou d'un violon magique
Charmer les matelots trop enclins à la peur ? 
Je me permets de dire ici que je suis autrement fasciné par "Les Etrennes des orphelins" ou "Credo in unam" de Rimbaud que par ce poème de Desnos qui à dix-neuf ans parvient à le faire publier en s'imaginant que le lecteur lui accordera une identité propre de poète et criera plusieurs fois au génie.
Le premier quatrain est une imitation sensible d'une grandiloquence parnassienne au vers 1, des Fleurs du Mal aux vers 1 et 2, suivie d'une démarcation nette et évidente d'alexandrins du poème rimbaldien "A la Musique" :
 
Les putains de Marseille ont des sœurs océanes
Dont les baisers malsains moisiront votre chair.
Dans leur taverne basse un orchestre tzigane
Fait valser les péris au bruit lourd de la mer.
 Desnos imite aussi "Accroupissements" :
Sur des nabots ventrus ou sur de blancs oisons.
 Par le sujet, l'imitation de vers du "Bateau ivre" est inévitable :
 Cité plus haut, "rut inassouvi" rappelle "rut des Béhémots". on relève aussi "baiser les genoux" à rapprocher de la comparaison à une femme "à genoux". Desnos imite l'emphase des "et" en fin de quatrain, dernier ou avant-dernier vers du quatrain :
Et mon doigt portera l'hyménéenne bague.
 Il est vrai que ce n'est pas spécifique au "Bateau ivre". Nous retrouvons le bateau "sans gouvernail, sans rameurs et sans voiles", ce qui peut s'élargir en référence à Mallarmé.
Loin de se caler sur le rejet "Poème / De la Mer", Desnos s'est un peu égaré avec le rejet maladroit suivant, où la phrase est  trop désarticulée :
 
Car nous incarnerons nos rêves mirifiques.
Qu'importe que Phoebus se plonge sous les flots  !
Des rythmes vont surgir, ô Vénus Atlantique !
De la mer pour chanter la gloire des héros.
 Les nombreux expressions avec des adjectifs en "-iques" à la rime sont une caricature des "horreurs mystiques" du "Bateau ivre" : "refrains nostalgiques", "oracle ésotérique", "tyrans érotiques", "cieux impudiques", "rêves mirifiques", "mers spleenétiques", "cornes symboliques", à côté des plus concrets : "violon magique" et "Vénus Atlantique". L'invocation à Vénus est rimbaldien lui aussi et la syntaxe disloquée des derniers vers fait penser à celle de Rimbaud dans les derniers vers des "Premières communions" :
 
- Va-'en, va-t'en, va-t'en, qu'un peuple ne t'entraîne
Qui voudrait, le goujat, fellateur clandestin,
Au phallus de la vie collant sa bouche blême,
Fût-ce de jours honteux prolonger son destin !
 
Rimbaud aussi imite des vers, mais ici on ne sent ni le génie de la reprise en main au plan formel, ni la densité du contenu. On a plutôt l'impression d'un discours faible assez ampoulé. On dira que l'emphase artificielle affleure aussi dans l'écriture du "Bateau ivre", sauf qu'on ne s'arrête jamais à leur réalité, on va tout de suite au-delà, tandis qu'avec Desnos il n'y a que le dispositif qui devient du coup sensible effet de manche, il faut dire que certains choix sémantiques ne favorisent pas l'élan :
- Nous reviendrons chantant des hymnes obsolètes[.]
Le pire, c'est que ce vers fait partie du système de reprise légèrement chansonnier à la fin du poème, une sorte de bouclage de loin en loin :
 
Ils revinrent chantant des hymnes obsolètes[.]
 
Je ne vous épargne pas les fins de vers à la manière symboliste, avec notamment ces deux alexandrins qui se succèdent et font dans l'invention adjectivale :
 
- J'endormirai pour vous le dragon vulgivague
Pour prendre la toison du bouc licornéen.
Desnos réussit localement un enjambement langoureux "et chaude" dans l'avant-dernier quatrain :
 
Alors, sans gouvernail, sans rameurs et sans voiles,
La nef Argo partit au fil des aventures
Vers la toison lointaine et chaude dont les poils
Traînaient sur l'horizon linéaire et roussi.
 
  On observe dans ce quatrain que Desnos imite aussi Rimbaud au plan du dérèglement des rimes "sans voiles" et "les poils", et il y a pas mal de relevés encore à faire sur les rimes irrégulières du "Fard des Argonautes". Il y a des mots à la rime qui sont orphelins, notamment "multiple". Il y a des rimes qu'on dit de singulier avec un pluriel comme chez Rimbaud. Je ne vais pas tout énumérer.
J'estime que j'ai déjà bien fait ressentir l'écart immense qu'il y a entre le génie de Rimbaud et la tentative de Desnos pour épater.
Je peux aussi analyser de la sorte le poème suivant "L'ode à Coco" qui fait clairement allusion à Gresset et son Vert-vert, le mot "lutrin" étant employé dans un vers du poème de Desnos, ce qui confirme l'allusion à Gresset inévitablement. Le poème permet à nouveau d'imiter l'esprit de voyage du "Bateau ivre". Le poème "L'ode à Coco" est séquencé par de nombreux blancs typographiques qui dégagent pas mal de quatrains, mais pas seulement. Le poème est pour l'essentiel en alexandrins. La continuité entre les deux poèmes de Desnos est sensible avec la reprise de l'expression "perroquet vert", ici à la césure du premier vers. Je relève le vers proche d'un des "Oracles" de Vigny et de "Nocturne vulgaire" :
 
Excitant aux abois la colère du dogue[.]
 
 L'ambiance potache passe mieux en ce poème qui a une meilleure unité de persiflage satirique, même si encore une fois certains passages sont déconcertants et nous sortent de l'émotion poétique :
 
Mais le cacatoès observait le persil,
Le bifteck trop saignant, la pot-bouille et la nuit,
Tandis qu'un chien troublait mon sommeil et la messe
Qui, par rauques abois, prétendait, le funeste,
Effrayer le soleil, la lune et les étoiles.
Le virage à cent-quatre-vingt degrés est sensible des trois premiers aux deux derniers vers de ce quintil.
Un fait amusant, on a une suite de quatrains qui commencent par la mention "Coco" en anaphore, et je dois dire que je songe à un parallèle avec la séquence des quatrains avec l'anaphore "J'ai vu" du "Bateau ivre", série des "J'ai vu" qui vient de Lamartine en principe :
 
Coco ! cri avorté d'un coq paralytique,
[...]
 
Coco ! femme de Loth pétrifiée par Sodome,
[...]
 
Coco ! fruit défendu des arbres de l'Afrique,
[...]
 
Coco ! petit garçon, savoure ce breuvage,
[...]
 
Plus loin, nous avons "Coco, la putain pâle" qui me fait songer à la "putain Paris" dans "Paris se repeuple". Au plan rythmique, le traitement du mot rare en poésie "putain" a l'air d'hériter des envolées lyriques de Rimbaud.
Desnos est plus maladroit quand dans le dernier quintil il crée, pour la mesure l'adjectif "volupteux" renonçant à "voluptueux" :
 
Le poison de mon être est volupteux et sûr
Et les fantasmes lourds de la drogue perfide
Ne produiront jamais dans un esprit lucide
L'horreur de trop d'amour et de trop d'horizon
Que pour moi voyageur font naître les chansons.
 On peut apprécier au dernier vers la mention "voyageur" qui va bien avec l'influence du "Bateau ivre" et quelque peu aussi de Baudelaire, sauf qu'en cette fin de poème Desnos imite moins "Le Voyage" que "Bénédiction" du début des Fleurs du Mal. On peut identifier l'influence de "Bénédiction" dans l'hémistiche "Ne produiront jamais" et dans celui "ne pourraient pas suffire" du précédent quatrain :
 
J'ai voulu ravager mes campagnes intimes,
Des forêts ont jailli pour recouvrir mes ruines.
Trois vies superposées ne pourraient pas suffire
A labeur journalier, en saccager l'empire.
 D'une manière peu claire et du coup peu convaincante, on observe que dans "Trois vies superposées" Desnos superpose la césure épique sur "e" languissant au pluriel à un non prise en compte pour la mesure d'un "e" languissant au pluriel à l'intérieur de l'hémistiche, comme si cela pouvait s'articuler habilement au plan de l'imitation voulue un tant soit peu sérieuse du poème régulier "Bénédiction" de Baudelaire.
Le poème contient aussi une séquence en vers plus courts où on glisse de manière instable du vers de sept syllabes au vers de huit syllabes avant de revenir aux alexandrins. Desnos y essaie une idée intéressante avec la rime "marchant"/"marchands", mais le résultat laisse à désirer au plan rythmique :
 
       Elle vivra, vivra marchant
En guignant de l’œil les boutiques
Où sur des tas d'or, souriant des pratiques,
D'un peu plus chaque jour engraissent les marchands.
 J'ai respecté les émargements de l'édition en Poésie Gallimard, mais nous avons une succession croissante : deux vers de huit syllabes, un vers de onze syllabes avec la césure après la cinquième syllabe, puis un alexandrin. La suite est peu perceptible en tant que vers, mais le second octosyllabe est assez maladroit avec sa cassure interne qui crée une lecture binaire sans qu'on ne passe à des hémistiches, et à la fin on a une suite assez maladroite où les mots à la rime et donc les rimes sont caricaturalement mis en relief.
Et ces deux poèmes que je viens de pas mal critiquer pour leurs défauts sont pourtant bien meilleurs que ce qui suit immédiatement.
Après ces deux poèmes en vers de 1919, nous avons droit à la section "Rrose Sélavy" où Desnos s'adonne à des imbécillités pareilles : "Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes", ou "Rrose Sélavy demande si Les Fleurs du Mal ont modifié les moeurs du phalle: qu'en pense Omphale ?" Desnos énumère ses performances, il y en a cent-cinquante, toutes aussi minables les unes que les autres. C'est à vomir : "Pleurez de nénies, géants et génies, au seuil du néant." Il y a quelques jeux de mots qui passent, mais c'est de la poésie pour zinzins.
La section "L'Aumonyme" trouve aussi sa formule de connerie : "Mais le mystère qui se déroule concentriquement autour de ses seins a capturé dans son labyrinthe de macadam..." C'est désespérant.
Desnos va s'enferrer plusieurs années durant, l'âge d'or du surréalisme nous soutient-on, à produire des cacophonies : "En attendant en nattant l'attente. Sous quelles tentes mes tantes..." Je n'ai qu'une chose à dire : Jonathan Rien. On a droit à des ébahissements : "aux cheveux roux des roues"... Et c'est sans arrêt : "Vers quel verre, oeil vert, diriges-tu tes regards chaussés de vair ?" On accumule les homophones à la va comme je te pousse. C'est le nouvel Amédée Pommier, voilà le meilleur expérimentateur du surréalisme !!! Et quand on croit toucher le fond, on a droit avec la section "Langage cuit" à une expérimentation suprême du côté de la redondance répétition plate : "Sur la mer maritime se perdent les perdus", etc. Si au moins on avait des effets étonnants naissant des pléonasmes ! D'ailleurs, vous ne la trouvez pas poétique ma phrase : "Si au moins on avait des effets étonnants naissant des pléonasmes !" Je trouve ça bien meilleur que tout ce que je lis de Robert Desnos, je dois être bien vaniteux d'oser penser ça.
Enfin, en 1926, Desnos revient à la poésie avec la section "A la mystérieuse". Il s'est calmé, il s'est un peu vidé de ses délires obsessionnels. C'est un peu écrit dans l'esprit d'André Breton quand il se lance comme un lyrique en prose, ce n'est pas exceptionnel, mais au moins ça se lit. Je relève l'influence du Rimbaud des Illuminations avec le motif de l'aube et notamment dans "Les espaces du sommeil" la phrase brève "Une porte claque" est une reprise de "Une porte claqua" dans "Après le Déluge", tandis que le traitement qui suit du "Il y a" fait clairement écho à "Enfance III", Desnos ayant eu une idée propre intéressante de distribution rythmique du "Il y a" :
 
Il y a toi.
Dans la nuit il y a le pas du promeneur et celui de l'assassin et celui du sergent de ville et la lumière du réverbère et celle de la lanterne du chiffonnier.
Il y a toi.
Dans la nuit passent les trains et les bateaux [...]
Il y a toi.
Un air de piano, un éclat de voix.
Une porte claque. Une horloge.
[...]
Il y a l'immolée, toi que j'attends.
[...]
 
Enfin, ça devient intéressant. Il a mis le temps. 
Tout cela n'aura pas péri corps et biens.

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