Commençons par un prologue !
Une des grandes erreurs des études rimbaldiennes vient de la coïncidence entre le drame de Bruxelles, quand Verlaine tire sur Rimbaud, et la création du livre Une saison en enfer par l'éditeur Poot. Les lecteurs d'Une saison en enfer veulent penser, en s'appuyant sur la chronologie, que l'un des deux événements découle de l'autre. Pourtant, la lettre dite "de Laitou" que Rimbaud a envoyée à Delahaye en mai 1873 est un démenti majeur à cette thèse de lecture, ce que viennent confirmer deux autres preuves : la mention d'une période de composition "avril-août, 1873" à la fin d'Une saison en enfer et les brouillons du projet impliquant carrément "Alchimie du verbe" que, de manière peu explicable, détenait Verlaine, ce qui, au passage, invite à penser que les proses dites "contre-évangéliques" sont antérieures encore à Une saison en enfer, mais ce n'est pas notre sujet ici. Certes, les rimbaldiens tiennent compte de ces éléments qui obligent à nuancer l'approche, mais ils créent surtout une combinatoire qui leur permet d'en faire fi pour réaffirmer que, dans Une saison en enfer, Rimbaud règle ses comptes avec Verlaine, que la réflexion d'ensemble est issue du coup de feu bruxellois identifié à la menace du "dernier couac" et que le poète écrit tout cela, tantôt sur le "lit d'hôpital" à Bruxelles suite à l'incident, tantôt du côté de la ferme familiale de Roche en plein mois d'août. Cette pétition de principe engage la compréhension globale du livre Une saison en enfer, et je la combats pied à pied. Je suis le seul rimbaldien à ce jour qui lise correctement la prose liminaire de Rimbaud, il n'y en a pas d'autre, puisqu'ils ne prennent pas le temps de lire ma démonstration sur l'enchaînement logique rigoureux des alinéas sur "le dernier couac", la charité comme clef dont l'inspiration chrétienne est rejetée et l'intervention de Satan se récrient non pour les propos sur la charité ou l'inspiration, mais bien pour le refus du "dernier couac". Des rimbaldiens comme Steinmetz, Molino ou Nakaji après l'article de Molino, ou Bardel sur son site rimbaldien tout un temps, et d'autres encore, ont soutenu que dans la phrase : "La charité est cette clef !" il n'était pas question de la vertu théologale, et que Rimbaud cherchait réellement la charité qu'il acceptait comme clef, et c'est encore le discours du préfacier Yannick Haenel de l'édition "fac-similaire" d'Une saison en enfer pour les 150 ans dans la collection Poésie Gallimard. Non, je le répéterai sans cesse, le rejet étant d'ailleurs compris par une majorité de rimbaldiens et amateurs du poète, la phrase : "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" est une fin de non-recevoir pour la phrase : "La charité est cette clef." La charité n'est pas la clef cherchée par Rimbaud. Il découle de cette analyse des deux phrases que Rimbaud dit avoir rêvé la concorde du festin dont il mettait déjà en doute la réalité au premier alinéa : "si je me souviens bien". Pour des raisons qui m'échappent, mais qui relèvent de l'incompétence des lecteurs, il y en a moins parmi notre majorité qui comprennent que Rimbaud dit avoir rêvé le festin de concorde initiale. Quant à Satan, il y a un très grand flou désormais sur ce que comprennent les lecteurs. Cela est causé par une identification indue du pouvoir des pavots à la mention : "j'ai rêvé" à propos de la charité, alors qu'il suffit de comprendre qu'il y a les illusions de la religion d'un côté et celles de Satan de l'autre. A partir de là, toute la prose liminaire est limpide. Etrangement, je suis le seul au monde à comprendre le texte de la prose liminaire qui, pourtant, je peux vous l'assurer ! n'est pas fondamentalement hermétique. Et dans ce flux, on a la question du "dernier couac" qui si on lit correctement l'ensemble de la prose liminaire, est le résultat mécanique de la révolte du poète. Ce "dernier couac" a un sens dans le récit. On peut imaginer que Rimbaud a modifié son projet à la dernière minute pour l'infléchir au plan autobiographique, considérant presque ce "coup de feu" comme une aubaine pour nourrir d'authenticité le témoignage fictionnel d'Une saison en enfer, puisque la prose liminaire aurait été écrite en dernier en août et que la section "L'Eclair" où est mentionnée "le lit d'hôpital" est celle où le poète affirme enfin se révolter contre la mort. Sauf que les mentions de la vie et de la mort sont centrales dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer" et "Alchimie du verbe", trois sections dont nous avons conservé des brouillons très proches des textes définitifs, brouillons où ces mentions se retrouvent, et Rimbaud met bien en scène le danger de mort qui pèse sur lui dans "Nuit de l'enfer" comme dans "Alchimie du verbe" où il se décrit dans un état digne du lit d'hôpital.
A cette grande erreur que je dénonce ici, il s'ajoute un problème distinct. Sur le brouillon qui nous est connu de "Alchimie du verbe", Rimbaud dit ceci : "je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style", ainsi qu'à deux reprises : "L'art est une sottise". Je prétends que cette répétition s'explique par le fait que Rimbaud essayait diverses clausules pour son texte sans avoir encore trouvé celle qui lui convenait le mieux. Les rimbaldiens sont convaincus que Rimbaud a évité d'étaler de tels propos comme écrits sous le coup de la colère et de la rancune : "l'art est une sottise", "je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style". Ou alors, ils vont soutenir que Rimbaud ne peut pas croire devoir garder une affirmation excessive : "l'art est une sottise" et qu'il faut plus se concentrer sur le refus des "élans mystiques" et des "bizarreries de style". Je pense tout de même, d'autant plus avec mon idée de tests enchaînés pour une clausule, que les deux phrases sont deux faces d'un même discours. Or, au-delà encore, les rimbaldiens pensent pouvoir opposer la clausule finale du texte définitif : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté" à "Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style", et surtout à "l'art est une sottise".
Je pense exactement l'inverse. Je l'ai dit ! Il y a des correspondances grammaticales ou sémantiques : deux fois "maintenant" face à "aujourd'hui", une équivalence dans la modalisation : "Maintenant je puis" face à "Je sais aujourd'hui..." Et à cela s'ajoute un positionnement narratif identique après la même formule : "Cela s'est passé (peu à peu)".
Rimbaud ne louvoie pas entre deux opposés : "je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style. Je puis dire maintenant que l'art est une sottise" et "Je sais aujourd'hui saluer la beauté." qui développe du brouillon "Salut à la bont".
Non, ces phrases ne s'opposent pas, elles participent du même discours.
Alors, on peut hésiter sur "Salut à la bont", dans la mesure où Rimbaud n'a même pas écrit le mot final en entier. On peut se dire que "bont" est une forme très mal écrite de "beaut", il manquerait une le e ou le a comme il manque incontestablement le "é" final. Je préfère tenir compte de la lettre du manuscrit qui impose de lire "bont", au moins au plan aujourd'hui admis d'analyse graphologique du manuscrit.
Je pars du principe que "bont" peut s'expliquer. Dans un poème de Sagesse qui semble s'adresser à Rimbaud, Verlaine oppose la méchanceté à la bonté. Dans la prose liminaire, l'injure à la Beauté s'accompagne d'une révolte contre la justice et d'un rejet de la concorde entre les cœurs.
Je pense que "salut à la bonté" implique plus nettement l'idée d'un poète qui veut se rendre "supportable" pour citer un extrait inédit du brouillon. L'expression "salut à la bonté" va dans le sens de l'apaisement. Mais le résultat final est en tout cas une magnifique combinatoire d'éléments distincts du brouillon : on passe du "salut à la bonté" au "salut à la beauté" et donc à un propos sur l'art qui est bien le cœur du débat dans "Alchimie du verbe", récit qui ne pouvait se terminer clairement sur la mention "salut à la bonté." L'idée de bonté est conservée, mais le salut change d'objet. Et dans ce changement d'objet, Rimbaud est redoutable puisqu'il emploie un modalisateur "je sais" pour définir l'acte de saluer : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté". Ce "je sais" n'est pas un marqueur d'enthousiasme. Rimbaud définit une capacité acquise qui revient sur l'injure initiale à la Beauté. Nous sommes dans une étape décisive qui contribue à la sortie du monde infernale encore à venir dans le récit. Il s'agit d'une nuance capitale. Rimbaud ne retourne pas sa veste et c'est pour cela que je précise que ce "salut à la beauté" est sournois en mode mineur. Le poète salue la beauté, parce que l'art étant désormais perçu comme une sottise il n'a pas de colère qui le précipite à demander plus à la beauté. Et notez qu'en effaçant les mentions directes : "l'art est une sottise" et "je hais" avec ce choix verbal significativement antinomique du mot "bonté" qu'on croit lire quasi à côté sur le brouillon, Rimbaud crée une formule finale... disciplinée, qui est de l'ordre du jeu de dupes avec la société bienpensante des lecteurs qui pour la plupart visiblement n'y voient que du feu. C'est le tour réussi de la politesse hypocrite en société.
Vous commencez à comprendre pourquoi "Adieu" est retors et étrange à parler de recherche de la clarté divine, de pardon, etc. ? Pourquoi la prose liminaire, pensée comme écrite après tout le reste, est dédicacée tout de même à Satan ?
Rimbaud salue la beauté pour se rendre supportable en société et bien sûr parce qu'il est sous le coup d'une désillusion quant aux pouvoirs de l'art, ce que confirme explicitement "Adieu" : "j'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels", "invent[er] de nouvelles chairs", etc.
Et c'est là qu'on en arrive à un paradoxe important qui explique aussi que les rimbaldiens veulent lire à contresens la clausule de "Alchimie du verbe".
Par le passé, le livre Une saison en enfer était interprété par beaucoup comme un adieu à la littérature, sauf que ce n'était pas logique, puisque le poète n'avait pour ainsi dire rien publié du tout auparavant, ne s'était fait aucune place conséquente dans le paysage littéraire. Mais cette contradiction allait de pair avec une autre plus considérable encore : pourquoi dire adieu à la littérature et en rejeter l'illusion dans une forme aussi littéraire ? L'idée d'un adieu à la littérature a été rejetée avec l'analyse graphologique des manuscrits des poèmes en prose des Illuminations où Bouillane de Lacoste a démontré que tous les manuscrits avaient été transcrits au moins plusieurs mois après Une saison en enfer, certains en avril-mai 1874 puisqu'il y avait une intervention de la main de Germain Nouveau.
Cette chronologie a connu deux bouleversements importants du fait de jacques Bienvenu. Premièrement, Bienvenu a identifié une reprise d'un jeu de mots paru dans la presse en 1874 : "peste carbonique", ce qui indiquait que le poème contenant cette reprise était une composition postérieure à Une saison en enfer. Deuxièmement, avec la révélation du fac-similé de la lettre de Rimbaud à Andrieu, Bienvenu a constaté que l'apparition des "f" bouclés chez Rimbaud n'était pas à l'ordre du jour en juin 1874, que cela reportait encore de quelques mois la date plausible de transcription des manuscrits, et Bienvenu a fait remonter un détail passé inaperçu jusqu'alors : Nouveau pouvait très bien avoir participé au recopiage en janvier 1875, juste avant le passage de Verlaine.
A cette aune, notons que le projet était de publier séparément les poèmes en prose des poèmes en vers "nouvelle manière". Ceci dit, Rimbaud n'a pas organisé l'ordre de défilement définitif des poèmes en prose, car le projet ne se serait finalisé qu'après un premier contact avec un éditeur, ce qui n'a pas été mené à terme par Verlaine puis Nouveau. Ensuite, de 1875 à 1886, personne n'est réellement capable d'expliquer pourquoi les manuscrits des vers "seconde manière" se sont joints aux poèmes en prose. On sent dans le discours de Verlaine une primauté du projet de réunir les poèmes en prose, et la publication exclusive de poèmes en prose dans les numéros 5 et 6 de la revue La Vogue en 1886 va dans le sens d'une publication séparée des poèmes en prose, éventuellement d'une publication sous un même titre, mais où un dossier de proses précède le dossier suivant. "Mouvement" a pu précipiter le mélange des dossiers, ainsi que les disputes entre dépositaires des manuscrits à ce moment-là. Mais tout cela n'a jamais été clairement élucidé.
En tout cas, les poèmes en vers "nouvelle manière" sont des compositions du printemps et de l'été 1872, avec éventuellement quelques pièces plus tardives : "Ô saisons ! ô châteaux !" et ces compositions sont ciblées explicitement avec "Voyelles" dans la critique fournie par "Alchimie du verbe" dans la limite avril-août 1873. Les poèmes en prose peuvent avoir été composés avant, pendant et après Une saison en enfer. J'ai notamment donné des arguments en ce sens pour les poèmes "A une Raison" et "Being Beauteous" que semble bien citer Verlaine dans "Beams".
Mais n'allons pas trop vite en besogne désormais, puisque la grande énigme c'est pourquoi Rimbaud dit haïr les "élans mystiques et les bizarreries de style", alors qu'il est en train d'en jouer dans le texte même qui s'en veut la répudiation, à savoir Une saison en enfer. Et il faut y ajouter le cas des poèmes en prose des Illuminations, puisqu'il était question de les publier en 1875.
Est-ce qu'il ne faut pas dès lors définir ce que Rimbaud entend par "élans mystiques" et "bizarreries de style" pour différencier en gros la période de production en vers et "Les Déserts de l'amour" face aux poèmes en prose et à Une saison en enfer. Notons aussi que dans la conception d'Une saison en enfer comme de feuillets arrachés à un journal intime on peut tolérer identifier des "élans mystiques" et des "bizarreries de style" dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer" et même dans "Vierge folle" à cause de la dimension de propos rapportés, alors que cela serait caduc pour "L'Impossible", "L'Eclair", "Matin" et "Adieu", tandis que dans le cas de "Alchimie du verbe" leur emploi ne serait que par dérision pour décrire les errances du passé.
Ce travail de distinction est-il impossible à mener à bien ?
Voilà pour ce long prologue !
Dans la suite, j'ai pas mal d'idées à développer et avec mon impatience coutumière je vous en fais déjà part par bribes.
Rimbaud, lors de sa convocation pour l'affaire bruxelloise, s'est déclaré "homme de lettres" et non pas "poète". Evidemment, c'est un peu l'appellation officielle et cela entre comiquement en tension avec le paragraphe : "je n'aurai jamais ma main" que les rimbaldiens ont oublié, vu leurs convictions profondes, de citer comme une allusion à un poignet blessé. Tout de même, il y a de quoi réfléchir. Rimbaud se pense "homme de lettres", l'expression a un sens neutre pour la société de son temps et pour la nôtre, mais l'expression "homme de lettres" a un historique. L'homme de lettres, c'est une notion du dix-huitième siècle qui implique une valeur de guide intellectuel pour l'humanité. Est-ce que c'est si anodin que Rimbaud se dise "homme de lettres" ? Qu'est-ce qu'il en pense lui-même ? Et je voudrais attirer votre attention sur ce qu'implique l'idée d'homme de lettres reprise au XVIIIe siècle. La littérature, ce n'est pas que la poésie, et ce n'est même pas que la littérature de fiction : roman ou récit, théâtre, poésie. Il faut y adjoindre la philosophie, les penseurs qui produisent des essais, et puis on peut y adjoindre toute une littérature pragmatique, songeons au projet de l'Encyclopédie pour les Lumières. Rimbaud est un "homme de lettres" en poésie. Et là, en principe, il y a un saut qualitatif. Le poète est admis comme un guide pour l'humanité grâce à un prestige de l'inspiration divine venu de l'Antiquité grecque, ce que les poètes de la Renaissance, en tout cas autour de Ronsard, ont mimé artificiellement pendant un certain temps, avant que le classicisme ne réduise le poète à un art divertissant tenu tout de même d'édifier moralement les masses. Malgré la dominante intellectuelle de leur démarche, les Lumières restaient admiratifs de la poésie et ils lui accordaient une valeur intellectuelle causée par cet enthousiasme divin très hypothétiquement accordé par Platon et la pensée antique. Or, ce propos très suspect va être pris souvent au pied de la lettre et va connaître une amplification maximale avec le romantisme, et cela va se ressentir sur toute la poésie du dix-neuvième siècle, et même au-delà, puisque quantité de recueils du vingtième siècle ont la forme de témoignages écrits d'extases vagues, mais mystiques. Voltaire aidant, la poésie s'est accaparée les mérites du discours d'apparence philosophique. Les poètes religieux ont également participé à cela, et cela se retrouve dans les vers des grands romantiques que sont Lamartine, Musset, Hugo et Vigny. Rimbaud est l'héritier de ce prestige, en principe anormal, accordé à la parole poétique. J'ajoute qu'avec la théorie de l'homme de lettres issue du dix-huitième siècle il y a une coïncidence frappante dans le cas du livre Une saison en enfer, puisque le devoir de l'homme de lettres est de combattre le vice pour faire triompher la vertu, et c'est tout de même extraordinaire de penser que Une saison en enfer est un récit qui déclare se confronter au vice.
Les filiations sont bien réelles, quoique souterraines et compliquées à préciser, parfois peut-être insoupçonnées de Rimbaud lui-même qui ne pouvait pas avoir une connaissance universitaire de l'histoire de la littérature jusqu'à lui.
On peut aller plus loin encore avec d'autres axes de recherche. Avec ce que nous avons pu conserver, Rimbaud parle rarement du travail du poète et de son idée de la poésie, à moins de dégager certaines idées de l'analyse des poèmes un par un. Il le fait bien sûr dans les lettres dites "du voyant", mais nous pouvons désormais y ajouter la lettre à Andrieu de juin 1874. Et justement, il y est question des "élans mystiques" et des "bizarreries de style" comme ficelles du métier.
Il y a d'autres documents encore. Prenons la lettre à Banville de mai 1870. Rimbaud envoie trois poèmes et le dernier "Credo in unam" est vanté comme le "credo des poètes." C'est loin d'être anodin. Rimbaud ne compose pas un exercice amusant où l'enthousiasme serait feint. Il dit en toute sincérité que ce poème formule la foi des poètes. Il y a à ce moment-là une croyance authentique dans l'élan mystique du poème envoyé à Banville, alors que la critique rimbaldienne va généralement réduire cette pièce à un centon qui finalement ne serait qu'un exercice de bravoure littéraire.
Evidemment, les poètes ne défendent pas tous les mêmes idées, mais justement Rimbaud se range dans la hiérarchie parnassienne et en affirmant ce poème comme étant un "credo des poètes" Rimbaud fait le départ entre les poètes conscients de leur rôle et ceux qui ne le sont pas, qui ont un brio, mais qui n'ont pas la flamme du voyant pour employer l'expression par anticipation.
J'évite d'aller chercher ici des indices sur l'idée que se fait Rimbaud de la poésie dans ses pièces en vers : "Roman", etc., ni dans le récit Un cœur sous une soutane. Je ne veux pas m'éparpiller. Je reviens inévitablement sur les lettres dites "du voyant". On s'intéresse aux formules : "Je est un autre", "poésie objective", mais il faut s'intéresser à tous les détails de ces deux lettres, et notamment il y a un passage qui retient toute mon attention quand on parle d'élans mystiques et de bizarreries de style, c'est la pique à l'encontre de Victor Hugo : "Trop de Belmontet et de Lamennais, vieilles énormités crevées".
C'est interpellant à deux égards. Premièrement, alors qu'il affirme la nécessité d'être "voyant", ce qui sera critiqué dans la Saison et dans la lettre à Andrieu de juin 1874, Rimbaud a déjà une haine pour les élans mystiques et certaines bizarreries de style. On sent que l'emploi de ces expressions sur le brouillon de "Alchimie du verbe" manque en réalité de précision. Rimbaud use de formules toutes faites qui peuvent changer d'objet au fil du temps. Pour le dire autrement, il généralise un propos qui porte à chaque fois en réalité sur des spécificités que le poète a la flemme, osons le mot ! de préciser. Deuxièmement, dans son édition critique chez José Corti en 1987, Pierre Brunel a osé s'intéresser en comparatiste aux rapprochements entre les écrits en prose de Lamennais et Une saison en enfer, et même si la lecture personnelle de Brunel de la Saison présente beaucoup de défauts pour moi, je ne trouve pas ça du tout absurde de comparer la prose et le discours de Lamennais à la prose et au discours d'Une saison en enfer.
J'ai dit que je ne citerais pas les poèmes, pas même "Mystique" des Illuminations, et on le voit on se concentre sur "Alchimie du verbe" et sur les lettres, et justement je voulais ajouter une autre lettre et empêcher qu'elle ne passe inaperçue dans le présent débat, c'est la lettre de Verlaine à Rimbaud du 2 avril 1872, dans la mesure où Verlaine parle du nouveau projet de Rimbaud où les poèmes sont assimilés à des prières, à de mauvais vers. Cela entre en résonance avec le contenu de "Alchimie du verbe", poèmes mentionnés et mention "élans mystiques" sur le brouillon du moins, puis aussi avec le titre "Mauvais sang" qui contient l'adjectif de l'expression "mauvais vers".
On a cité plus haut la lettre de "Laitou" dans laquelle rappeler que ressort aussi la phrase : "Mon sort dépend de ce livre."
Donc nous avons un espace pas mal balisé sur lequel il faudra revenir.
Penchons-nous maintenant sur la réalité de l'écrivain à l'époque de Rimbaud.
Il était question en 2023 d'une édition fac-similaire du livre Une saison en enfer par Alain Bardel et Alain Oriol. Les collectionneurs peuvent jouir à moindres frais d'une reproduction quasi à l'identique du mince recueil dont le prix affiché était de un franc.
Je ne crois pas que les rimbaldiens aient un réel intérêt littéraire à méditer sur les pages blanches intercalaires, sur les polices de caractères. En revanche, on peut réfléchir sur l'objet livre. Il s'agit d'un volume assez mince, vendu à un prix accessible de "Un franc", mais qui risque de peiner à trouver son public. Rimbaud dit : "Ouvriers nous sommes" dans le poème "Le Forgeron", mais la littérature qu'il offre n'est pas populaire. A l'époque de Rimbaud, le peuple, du moins dans les villes, achète des journaux quotidiens dans lesquels il y a en bas de certaines pages un rez-de-chaussée littéraire, un récit fourni par épisodes. Le principe a commencé avec des écrivains visant un public cultivé : Balzac et même Eugène Sue. Les récits sont nettement plus populaires à l'époque de Rimbaud, même si les publications de prestige en feuilletons continuent, pensons à L'Assommoir quelques années plus tard. Le peuple va acheter des journaux quotidiens ou hebdomadaires qui fournissent de l'information et qui offrent une littérature considérée comme un bonus, comme quasi gratuite. Au lieu d'acheter un roman à trois francs cinquante centimes, la régulière consommation d'un journal leur apporte progressivement un roman gratuit, car il n'est pas la motivation première de l'achat du journal, il est un don annexe. Et malgré le goût affiché par Rimbaud pour la littérature populaire au début de "Alchimie du verbe", il y a un grand écart entre les romans populaires les plus goûtés et Une saison en enfer. A l'époque, les récits de fiction dans les journaux sont considérés comme plutôt adressés aux enfants et aux femmes, ce qui est en réalité à nuancer puisque ces récits sont inventés par des hommes de lettres qui se lisent entre eux, et rappelons-le aussi par des écrivains de premier plan. Il y a une moindre partie de la population encore qui achetait des récits en un volume, qui achetait un roman sous le format d'un livre. Rimbaud s'adressait inévitablement à une partie seulement des lecteurs, et il ne pouvait espérer toucher les couches les plus populaires. En même temps, son livre n'est pas un recueil de poèmes, c'est un récit en prose avec un propos d'homme de lettres justement, sauf qu'on retrouve partout ce que le public populaire ne pouvait manquer de considérer comme des "bizarreries de style". Rimbaud passe bien selon les témoignages d'époque comme quelqu'un qui écrit bien, mais des choses inintelligibles et repoussantes, et ces témoignages sont contemporains précisément de la mise sous presse d'Une saison en enfer.
En 1872 même, j'observe qu'il y a eu une publication par petites livraisons à un franc du Capital de Marx en vue de viser le peuple lui-même et où on s'inquiétait de la lecture ardue et rebutante des premiers chapitres.
L'objet littéraire Une saison en enfer est réellement intrigant et s'il avait été mis en vente on aurait pu apprécier l'effet du titre. On n'aura jamais la réponse, mais Rimbaud n'avait-il pas inventé un titre redoutablement accrocheur ?
Et cette question, je ne vois pas les rimbaldiens se la poser. Eux, ils s'intéressent au grain du papier, aux polices de caractères, à des pages intercalaires, et dans une mesure un peu plus légitime à l'épaisseur du volume et à son prix.
Et en s'exposant à la vente, si je puis dire, Rimbaud apparaissait comme un être qui fait aussi l'objet d'une certaine perception parasitaire en société. Nous avons beaucoup de récits biographiques sur des auteurs qui ont su devenir écrivains malgré l'opposition de leurs parents. Nous avons des témoignages jusqu'au début du dix-neuvième siècle de gens qui sont battus parce qu'ils lisent, et on connaît tous le cas de Julien Sorel battu par son père dans Le Rouge et le noir. Le fait de lire, c'est une activité de paresseux pour beaucoup de gens des milieux populaires, pour beaucoup de gens qui privilégient le travail : monde rural, monde industriel et monde du commerce. Par définition, Rimbaud ne pouvait viser qu'un public restreint, public qu'autour de la principale ville littéraire francophone, Paris, il s'était largement mis à dos. Et on peut avoir conscience de tout cela quand on lit dans "Mauvais sang" que le poète se dit préservé des effets de sa paresse par sa perfidie ou qu'il dit avoir connu chaque fils de famille. Le livre a un ancrage minimal particulier dans la société de son temps.
Et j'ai l'impression que les études sur Une saison en enfer s'éloignent inconsciemment de ce cadre indispensable à une bonne approche analytique du récit.
Et j'en reviens à ce fil rouge : autant on peut considérer que Rimbaud expurge les "élans mystiques" et ne fait que les mimer, autant il y un recours permanent à ce que la société ne pouvait manquer d'appeler des "bizarreries de style" sur l'ensemble de sa carrière poétique, même si jusqu'à la fin de l'année 1870 les bizarreries appartenaient encore à un espace social convenu qui faisait que les "bizarreries" dans les vers n'en étaient pas en tant que telles. L'idée, c'est qu'il y a un cap intellectuel franchi qui fait qu'on ne doit pas penser les implications du style de la même manière de part et d'autre du livre Une saison en enfer, et à tout le moins entre d'un côté le massif en vers et le massif en prose. Il y a bien quelque chose qui s'est joué au plan de l'approche littéraire rimbaldienne. Et il faut mettre des mots dessus.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire