mardi 3 décembre 2024

Pour une vraie histoire de l'évolution des alexandrins, le cas de Leconte de Lisle : partie 1/4 son net classicisme des débuts !

 Poëmes antiques de Leconte de Lisle, édition originale de 1852.

 

Je donne le premier quatrain du premier poème du recueil en guise d’illustration de la forte concordance entre mètre et syntaxe qui caractérise le recueil. Je mets les hémistiches entre des barres obliques pour attirer l’attention du lecteur sur ce fait :

 

/Au déclin des grandeurs/ /qui dominent la terre,/

/Quand les cultes divins,/ /sous les siècles ployés,/

/Reprenant de l’oubli/ /le sentier solitaire,/

/Regardent s’écrouler/ /leurs autels foudroyés ;/

 

Je peux aussi opter pour une présentation différenciant les hémistiches par le choix de deux couleurs opposables :

 

Au déclin des grandeurs qui dominent la terre,

Quand les cultes divins, sous les siècles ployés,

Reprenant de l’oubli le sentier solitaire,

Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ;

 

L’idée, c’est de souligner l’unité mélodique des hémistiches dans les deux cas. Le contraste des couleurs offre un avantage supplémentaire, puisqu’il évite d’ajouter des signes graphiques sur le texte même de l’auteur. Ce principe permet de s’éloigner d’une présentation qui tend à matérialiser la césure par un signe « + » ou « / » ou autre. Cela permet de ne pas considérer que le le seul aspect du franchissement de la césure et de se poser la question de l’unité mélodique de l’hémistiche à un premier niveau, puis au niveau du vers composé (alexandrin, décasyllabe, etc.). Il s’agit aussi d’un procédé de mise en relief limpide. Le lecteur voit immédiatement que les hémistiches ont une unité grammaticale, qu’ils ne sont pas une juxtaposition d’éléments avec parfois en prime un élément en suspens.

Comme je vais citer les vers qui m’intéressent, il va manquer au lecteur la possibilité d’évaluer d’un regard leur fréquence. Si j’ai un sonnet, avec un vers à souligner, le lecteur peut voir qu’une seule césure sur quatorze vers présente telle configuration remarquable, mais si je traite tout un recueil, je suis obligé de faire de la statistique, de compter et d’établir des proportions, des pourcentages éventuellement.

Mais, j’estime qu’un pourcentage ne parlerait pas aux lecteurs s’il n’y avait pas un petit modèle pour illustrer la tendance majoritaire des vers observés. C’est l’intérêt de la citation qui précède.

Je vais aussi procéder à des statistiques poème par poème. Je ne peux pas me contenter d'exhiber de courts résultats de synthèse sur l’ensemble.

J’aimerais beaucoup traiter immédiatement de la question des variantes, mais je reporte le projet à plus tard. Je ne peux pas tout faire à la fois, d’autant que je fais un galop d’essai ici avec une méthode que je vais encore trouver moyen de peaufiner.

 

« Hypatie » 19 quatrains d’alexandrins à rimes croisées ABAB (cadence fmfm), soit un total de 76 alexandrins.

Le premier vers à ne pas respecter l’évident découpage mélodique illustré ci-dessus est le suivant :

 

Ô vierge, qui d’un pan de ta robe pieuse,

 

Où il faut lire « pieuse » avec diérèse bien sûr et où nous avons deux niveaux de tassement à la césure : l’amorce « d’un pan » en seulement deux syllabes qui est tête du groupe prépositionnel complément du nom que forme le second hémistiche, et cette amorce est incluse dans une amorce plus large avec le pronom « qui », nous avons un double suspens à la césure : « qui[,] d’un pan », mais au plan métrique, seul le suspens « d’un pan » est caractérisable. Nous avons un contre-rejet de deux syllabes, et pas un contre-rejet de trois syllabes. Il faudrait du temps pour expliquer pourquoi « qui » ne fait pas partie du contre-rejet. Si vous n’êtes pas d’accord, en tout cas, là je montre clairement ce que sont les éléments du débat, d'autant que votre contestation me paraîtra bien fondée cette fois pour l'entrevers. Il s’agit du vingt-et-unième alexandrin du poème. Une étude statistique finirait par montrer que qu’il y ait beaucoup de tassements ou non de cette sorte dans l’espace de vingt-quatre vers ne change rien à la perception métrique des alexandrins, puisque certains auteurs seront dans l'alternance sans aller au-delà. Ceci dit, il faut aussi envisager un plan psychologique conscient chez les poètes où nous avons d’un côté la monotonie et la régularité d’hémistiches parfaitement découpés et ces constructions où la reconnaissance de la mesure fait primer un effet de tassement à la césure sur l’unité mélodique de l’hémistiche.

Je vous conseille évidemment de relire le poème une fois lues mes explications, parce qu’une fois que mon mode de repérage vous est familier vous identifierez vous-même sans interrompre votre lecture si une suite d’alexandrins correspond à l’une ou l’autre de ces deux tendances dans la composition.

Il n’y aura pas à réexpliquer ce point continuellement. Il y aura simplement à le traiter analytiquement quand il devient intéressant de le faire.

Je cite dans un deuxième temps l’alexandrin suivant, le vingt-huitième du poème :

 

Que des peuples ingrats abandonnait l’essaim,

 

En apparence, les hémistiches ont une unité mélodique : « Que des peuples ingrats » et « abandonnait l’essaim, » sauf que nous avons une transposition (ou inversion), puisque « des peuples ingrats » est un complément du nom « essaim » : « que l’essaim des peuples ingrats abandonnait ». Le complément du nom crée un effet d’attente. Je range ce vers dans le cas des compositions par tassements à la césure, même si l’unité de cinq syllabes n’est pas du même ordre d’effet métrique qu’un tassement d’une, deux ou trois syllabes. En affinant nos méthodes d’analyse, on pourra créer des sous-groupes. J’ai besoin d’y réfléchir. Pour l’instant, le soulignement est le procédé pour mettre en relief cet effet de suspens. Vous remarquez un cas similaire au cas précédent : « qui d’un pan », puisque le « Que » n’est pas souligné. Il y a une raison à cela dans le cas de « qui d’un pan » c’est que le tassement le plus provocant est le seul pris en compte pour l’effet métrique. En cas d’enchâssements, seul le tassement le plus près de la césure est pris en compte. Et, on comparera ultérieurement avec les cas à la rime, parce que je pense que l’enchâssement de deux fois une syllabe à la rime était perçu comme plus dérangeant que celui à la césure : exemple de séquence à imaginer à la rime puis à la césure « Qui, fier,… ». C’est un point à étudier. De toute façon, je sais que la configuration de type « Qui, fier, » à la rime était critiquée dans les traités à propos de vers de du Bartas et d’autres. Je ne m’appuie pas sur ma seule perception pour juger du fait métrique.

Pour le vers suivant, le trente-septième alexandrin du poème, milieu de poème en quelque sorte, je ne considère pas qu’il soit conçu sur un tassement à la césure et il n’y a aucun rejet d’épithète non plus puisque tout le second hémistiche constitue un étoffement de l’épithète « sombre » :

 

Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,

 

Toutefois, je pense aussi à un suspens qu'exceptionnellement les classiques toléraient du type le second hémistiche "rousoyante du ciel" dans un poème de Mathurin Régnier, il y a un autre exemple de ce type dans "Surya" du même recueil. Donc, ici, je réserve mon jugement.

Pour le reste, je classe le premier hémistiche dans une troisième catégorie qui relève de la juxtaposition sans que l’hémistiche ne soit affecté par le sentiment d’un suspens : « Tu faisais » / « sur la nuit ». En revanche, j’attire l’attention sur l’emploi du verbe faire en tant que semi-auxiliaire détaché de sa base à l’infinitif qui n’apparaît qu’au début du vers suivant. Les semi-auxiliaires « laisser » et surtout « faire » sont plus contraignants que des verbes modalisateurs comme « pouvoir », « sembler », « devoir », etc., plus contraignants bien sûr que des verbes qui peuvent avoir un complément verbal à l’infinitif : "sentir", etc. C’est une preuve manifeste que le discours sur le caractère perturbateur du franchissement de la césure par des constructions complexes de verbes : « devoir apprendre », « savoir parler », « laisser partir », « fait croire », etc., n’est pas si naturel que ça à affirmer. Le caractère perturbateur doit être précisé, il ne suffit pas d’exposer une règle de solidarité grammaticale entre deux mots :

 

Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,

Resplendir ton génie à travers ta beauté !

 

Au plan mélodique, on peut méditer sur le suspens d’un pont « sur la nuit moins sombre des vieux âges » entre « faisais » et « Resplendir », agrément accessible aux poètes classiques et assimilés pour varier le rythme de leurs compositions, mais ici le pont n’empêche pas de mesurer ou appréhender la régularité frappante des hémistiches. Dans le cas du vers :

 

Que, des peuples ingrats abandonnait l’essaim,

 

Je répugne à appliquer le concept de « pont » pour le verbe « abandonnait » puisqu’il ne chevauche aucune frontière métrique, même s’il sépare les éléments solidaires « des peuples ingrats » et « l’essaim ».

Vers la fin du poème, d’autres vers sont à citer pour des effets de quasi tassement à la césure :

 

Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !

Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !

 

Je viens de citer deux vers consécutifs, les premiers d’un quatrain, les vers 57 et 58 du poème. La symétrie de construction confirme la pertinence de l’analyse d’une mise en relief dissyllabique à la césure : « si pure » et « sans tache ». Toutefois, il me faut trouver un langage strict pour opposer le tassement où le suspens a un caractère métrique perturbateur et les deux cas présents où la mise en relief bien réelle ne coïncide pas avec un effet grammatical suspensif : /Ô sage enfant, si pure / /entre tes sœurs mortelles !/ et /ô noble front, sans tache/ /entre les fronts sacrés !/ Je ne souligne ni « si pure » ni « sans tache », alors que j’en ai envie, parce que je n’identifie pas le même suspens que pour, plus haut, « d’un pan » ou « des peuples ingrats ».

Je ne m’attarderai pas non plus sur le vers 67 du poème :

 

Tu marchais, l’œil tourné vers la vie étoilée,

 

Je relève une unité de juxtaposition : « Tu marchais, l’œil tourné » qui fait un premier hémistiche à relative unité. La suspension est présente, ce n’est pas : « Tu marchais, étonné », mais l’idée de juxtaposition permet de modérer l’affirmation selon laquelle le suspens déséquilibre l’hémistiche.

Pour tout le reste du poème, l’unité mélodique des hémistiches est sensible, caractérisée, y compris pour les trois vers créant une anaphore avec l’attaque de l’injonction monosyllabique : « Dors » :

 

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,

 

Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,

 

Dors ! mais vivante en lui, chante au cœur du poëte

 

On peut légitimement s’intéresser aux échos dans la mise en relief d’un monosyllabe isolé en tête de vers et un rejet d’une syllabe en tête de vers, puisque Leconte de Lisle et Rimbaud pratiqueront tous deux le rejet de la forme « Dort » du verbe « Dormir » d’un vers à l’autre. Mais, au plan métrique, les phénomènes sont distincts.

Sur les 76 alexandrins de « Hypatie », je n’ai souligné que deux tassements à la césure, j’ai écarté très peu d’autres candidats. Et ce qui ressort, c’est la très nette régularité métrique de la composition.

Il va de soi que je ne vais pas relever systématiquement ces tassements dans la suite de mon étude. Je ferai un jour des articles avec quelques échantillonnages pour méditer sur le contraste entre les tendances enjambantes d’une pièce classique de Corneille, Molière ou Racine, d’un drame ou d’une poésie de Victor Hugo, d’un poème d’André Chénier, de poèmes de telle époque de Baudelaire, de Leconte de Lisle, etc., parce que il y a je pense des faits à observer. Les classiques dans leurs vers de théâtre vont enjamber sur telles configurations, et les poètes lyriques se les interdire et enjamber sur telles autres configurations. Il y a des faits à observer qui ne le sont jamais par personne. Les critères fermés pour identifier les césures réellement problématiques et acrobatiques ont empêché les universitaires d’étudier des phénomènes plus subtils. Sous prétexte que les vers n’étaient pas déviants, on n’a pas étudié d’autres évolutions, d’autres signes et habitudes d’époque, etc.

Je pense à des rejets très fréquents dans le théâtre classique des formes adverbiales « encore », « un peu », phénomène à étudier ensuite dans une évolution hugolienne progressive qui, du coup, est distincte de l’abandon naturel des classiques au procédé. Cette question intéresse précisément les constructions verbales auxiliaires et participes passés, semi-auxiliaires laisser et faire, modalisation d’un infinitif par les vers « sembler », « devoir », « pouvoir », etc. Et ce problème concerne aussi les constructions devant la césure de tête de conjonctions de subordinations, de têtes de locutions prépositionnelles, etc. Gouvard a défini des critères qui sont en réalité un élargissement syllabique des critères retenus par Cornulier et hérités de Martinon et d’autres. On passe de la césure acrobatique d’une syllabe à la césure acrobatique de deux ou trois syllabes sur des mots grammaticaux, sauf que les césures sur mots grammaticaux de deux ou trois syllabes ont eu cours sous les plumes de versificateurs de l’époque du classicisme, sans oublier qu’il faut dissocier deux mouvements : le mouvement de reflux de certaines césures du XVIe au XVIIe siècle, et le mouvement de réappropriation des césures acrobatiques avec Malfilâtre, Chénier, puis Vigny, Hugo et quelques autres. Corneille, Molière et d’autres n’ont pas rejeté certains pratiques avec la même hiérarchie de valeurs que les romantiques. Les attentions n’étaient pas portées automatiquement sur les mêmes faits, ce qui permet d’envisager des différences de traitement dans le temps, des différences de sensibilités et tendances. Je pense aussi que Gouvard a élargi le principe ,de Cornulier selon un glissement homogène de suspens de mots grammaticaux d'une syllabe à des suspens de deux ou trois syllabes alors qu'il fallait passer aux rejets de chaînes de solidarité grammaticales : épithètes au sein du groupe nominale, complément du verbe dans l'analyse du groupe verbe et compléments, analyse de discordances au plan de la phrase ponctuée, sinon au plan de quelques éléments circonstanciels (ce dernier point reste à bien évaluer et définir).

 

**

 

« Thyoné » 128 alexandrins : 64 distiques de rimes plates. Le poème est divisé en quatre parties de 32 vers chacune en alternance mfmf, avec attaque en cadence masculine en « -us » et conclusion en cadence féminine en « -oiles », la rime finale « voiles » / « étoiles » est à mentionner comme lieu commun sensible, puisque Rimbaud l’exploite dans « Ophélie » et « Credo in unam ».

Nous retrouvons la dominante de l’unité mélodique hémistiche par hémistiche. Je me contente de relever les vers qui peuvent appeler un commentaire pour justifier ou non l’unité mélodique :

 

Ah ! si les dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé

J’ai opté pour le soulignement en gras. L’apostrophe est en rejet, mais il s’agit d’une habitude classique avec une évolution qui serait paradoxale. Je m’explique ! Plusieurs césures ont reflué au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, et Corneille a hérité des restrictions en la matière. Or, sous réserve d’enquêtes plus amples, le rejet de l’apostrophe, sinon des phrasillons : « n’est-ce pas ? » témoigne d’une évolution en sens inverse. Je le disais dans mon article de 2006 « Ecarts métriques d’un Bateau ivre » consultable sur internet, le dramaturge Boisrobert enfermait les apostrophes dans l’hémistiche, quand Corneille, et cela dès Mélite, place volontiers l’apostrophe en rejet. Ce procédé s’est banalisé avec Molière, Racine, etc. Par conséquent, il n’y a aucun contraste à mentionner avec les habitudes des classiques dans le cas des vers de Leconte de Lisle et Hugo recourant aux apostrophes en rejet. On classera par défaut le procédé dans les constructions juxtapositives.

La remarque vaut aussi pour l’incise « viens » au vers suivant, vers de la partie I premier quart du poème, vers 27 plus précisément (diérèse sur « Thyoné ») :

 

Ô fière Thyoné, viens, afin d’être belle !

 

Mais, je voudrais ici faire un arrêt sur des vers réguliers de Leconte de Lisle qui sont importants si on veut mesurer une éventuelle évolution de sa part.

Soit le vers 29 du poème « Thyoné », vous notez que la forme adverbiale « alors » est bien placée devant la césure, ce qu’on peut opposer à certains vers classiques de Corneille, Molière et d’autres, comme à l’évolution du vers hugolien dans disons La Légende des siècles :

 

Qu’il te souvienne alors de ce matin charmant,

 

Ce qui montre bien à quel point, même si c’est inconscient peut-être ici, l’esprit de Leconte de Lisle est pétri de considérations restrictives sur la conception des hémistiches.

Dans le même ordre d’idées, il convient de citer deux autres vers, cette fois des vers impliquant une locution prépositionnelle « au bord » / « au fond », et j’y ajoute « au seul bruit ».

Je cite plusieurs vers de la partie I du poème « Thyoné » :

 

L’oiseau rit dans les bois, au bord des nids mousseux,

Viens au fond des grands bois, sous les larges ramures

Sur ses bords parfumés de cytise et de thym,

Et les faunes moqueurs, au seul bruit de tes pas,

 

Je trouve intéressant d’observer ce que le poète ne s’autorise pas encore, ce qui passe inaperçu si nous ne nous attachons qu’à éplucher les césures qui appellent un commentaire. Il faut aussi relever des vers réguliers pour repérer une utilisation sage de certaines configurations.

Je peux citer des vers similaires dans le cas du poème « Hypatie » (je précise respecter l’orthographe du texte imprimé d’époque) :

 

Et qu’au delà des mers où l’ombre épaisse abonde,

S’épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ;

 

Je pourrais citer d’autres configurations, mais celle-ci faisant l’objet d’une définition de césure romantique dans les articles de Gouvard mérite une mention à part. Leconte de Lisle, souvent classé à tort comme poète parnassien, ce qui dans la décennie 1850 est un anachronisme, pratiquait à ses débuts en 1852 un vers classique et non pas romantique, si ce critère doit être admis !

La configuration régulière des hémistiches se poursuit dans les parties II, III et IV de « Thyoné », mais il me faut relever les deux vers suivants :

 

J’ai, saisissant mon arc et mes traits éclatants,

Noué sur mon genou ma robe aux plis flottants.

 

Nous avons l’une en-dessous de l’autre l’attaque verbale « J’ai » et sa suite « Noué ». Les deux éléments sont en attaque de vers. Nous avons un long suspens opéré après l’auxiliaire « ai » et le monosyllabe « J’ai » avec le pont « saisissant mon arc et mes traits éclatants ». Vous aurez remarqué que jusqu’ici je n’ai pas relevé les suspensions que supposent des attaques de vers par « Quand » ou « Et ». Ici, je souligne tout de même la corrélation verbale d’un vers à l’autre. Il y a deux analyses contradictoires qui peuvent être envisagées. D’un côté, on peut estimer que la séparation et le suspens après le monosyllabe « J’ai » font que la césure séparant un auxiliaire et un verbe n’a rien d’acrobatique, et c’est un fait vérifiable dans à tout le moins les vers de poètes du XVIe classique, car je dois reprendre à zéro le relevé pour les poètes classiques. D’un autre côté, on peut penser que l’incise « saisissant mon arc » est soit inconsciemment, soit volontairement, déployée pour éviter la crudité d’une césure enjambante perçue comme dérangeante : « J’ai + noué ». Il est question désormais d’étendre l’enquête jusqu’à ce que la réponse puisse être sensible statistiquement.

En attendant, il n’en reste pas moins que les deux vers cités appartiennent à la catégorie intermédiaire de l’unité mélodique maintenue dans les cas de juxtaposition : « J’ai, saisissant mon arc ». L’unité « Noué sur mon genou » ne soulève pour sa part aucun débat qui nécessiterait une justification de son unité mélodique.

Vous comprendrez que les vers suivants ne posent aucun problème de régularité mélodique :

 

Qui du mol hyacinthe ornent leurs blonds cheveux,

Et qui, dansant aux sons des lyres ioniques,

 

Même s’ils sont pour moi l’occasion de deux nouvelles précisions.

Les formes en suspens « Qui », « Et qui » comme « Quand », « Si » dans d’autres vers, sont éloignés de la fin d’hémistiche et ces suspens sont inévitables en langue sous peine de ne plus pouvoir rien écrire. Il faut bien quelques marques suspensives dans les hémistiches qui lancent une phrase, une subordonnée, etc. On ne peut pas réduire tous les propos à des paquets de six syllabes. On voit alors l’évidence du concept d’élasticité de la syllabation devant la césure, c’est la clef pour comprendre les hémistiches classiques.

Qu’il me suffise de citer l’exemple du vers suivant dans toujours la partie II de « Thyoné » :

 

Je veux qu’un lin jaloux garde ma nudité,

 

Puisqu’on y mesure bien cette autre idée clef que le suspens ne sera pas automatiquement en attaque d’hémistiche.

Le second des deux vers cités auparavant a toutefois d’un côté l’intérêt d’un suspens initial de deux mots grammaticaux consécutifs sur une étendue de deux syllabes, mais ça rentre dans le statut que je viens de préciser de l’élasticité de la syllabation devant la césure, et surtout d’un autre côté, le vers offre aussi une configuration suspensive sur un nom d’une syllabe précédé d’une préposition « aux sons », son complément du nom formant le second hémistiche, ce qui, inévitablement, favorise le parallèle avec les césures à venir sur les locutions prépositionnelle à base nominale : « au fond des… », « au bord de… », configurations que Leconte de Lisle semble s’interdire encore à l’époque de composition de « Hypatie » et « Thyoné », à la date pourtant tardive de 1852, cependant que sa pratique pour « aux sons des lyres ioniques » préfigure l’assouplissement à venir de sa méthode de composition en vers.

Malgré ce que je dis pour justifier la régularité de ces configurations particulières, il faut savoir en apprécier les effets qu’en tiraient les poètes, ce qu’illustrent les deux vers qui amorcent la partie III du poème :

 

Ne me dédaigne point, ô vierge ! un Immortel

M’a, sous ton noir regard, blessé d’un trait mortel.

 

La rime « Immortel » / « mortel » n’est pas la plus méritoire qui soit. Nous retrouvons le rejet de l’apostrophe et le relief par détachement de l’attaque verbale « M’a » d’une construction à temps verbal composé. Ces deux vers sont parmi les moins réguliers du poème « Thyoné » sauf qu’ils sont résolument classiques !

Les vers suivants reprennent une forme très nette de partage clair des hémistiches (6-6, 6-6, 6-6, les automatismes de régulation sont parfaitement sensibles). Je me permets aussi de relever le traitement de « bruit » au vers suivant :

 

Attentive au doux bruit des feuillages tremblants,

 

Puisque l’emploi à la césure du nom monosyllabique « bruit » n’a rien d’un suspens métrique pour trois raisons : unité du complément en second hémistiche « des feuillages tremblants », unité du premier hémistiche « Attentive au doux bruit », et amortissement de l’effet de resserrement à la césure ni une syllabe, ni deux, mais un souple mouvement de trois syllabes « au doux bruit » égal à la tête adjectivale « Attentive ».

Je n’ai plus à justifier la régularité du vers suivant :

 

Voyant que, pour dorer ma pauvreté bénie,

 

Maintenant que j’ai posé les principes d’élasticité à la césure, un suspens de trois syllabes ne heurte pas la reconnaissance métrique, et nous verrons que cela vaut pour deux syllabes à la césure, mais que cela est plus compliqué pour la fin de vers, comme nous verrons que la juxtaposition fait que l’isolement d’une syllabe à la césure n’est pas spécialement choquante. J’ai posé aussi le principe de tolérance nécessaire des suspensions pour dérouler des phrases avec des subordinations, etc.

J’ai envie maintenant de vous attirer sur un nouveau terrain d’enquête. Que penser des successions d’hémistiches sans aucune altération grammaticale ? Soit le vers suivant :

 

Mes oiseaux familiers, mes coupes, mes abeilles,

 

Ce n’est pas le cas de ce vers-là, mais sa configuration ternaire avec un autre mot que "coupe" pourrait entraîner chez un lecteur la confusion en esprit avec l’idée d’un trimètre, surtout si le vers est entendu et non lu. Car je prétends que parfois le trimètre peut être confondu avec un effet ternaire. Ici, il y a une opposition minimale entre le premier hémistiche un seul groupe nominal et le second deux groupes nominaux, mais le fait est plus trouble dans les cas où Ronsard comme Hugo alignent six groupes nominaux de deux syllabes sur tout un alexandrin, voire alignent des groupes nominaux d’une, deux ou trois syllabes.

Vous l’aurez compris, je suis en train de chercher les arguments qui participent de l’impression d’un vers d’une seule coulée comme si la césure ne comptait pas. Et le premier vers du sonnet « Voyelles » fait partie du débat.

 La régularité de distribution des hémistiches poursuit son cours à la lecture de « Thyoné », je cite tout de même le vers suivant :

 

Garde ta paix si douce et tes dons, ô pasteur !

 

On pourrait penser à un rejet à la manière de Chénier, mais il n’y a aucun suspens dans le second hémistiche, comme il n’y en a bien sûr pas dans le premier, et l’apostrophe ici est employée dans les borne métriques comme le ferait Boisrobert, ou un Corneille, un Racine, un Molière dans une partie des cas qui les concernent (le rejet n’étant pas systématique chez eux, bien sûr !). L’intégration de l’apostrophe fait que ce vers n’est pas comparable à un cas où un point suivrait le mot « dons » avec début d’une nouvelle phrase en fin d’hémistiche. Je ne retiens donc pas ici ce vers comme exemple d’enjambement à la Chénier, et l’étude d’ensemble du premier recueil de Leconte de Lisle va tendre à prouver que j’ai raison.

Je relève aussi sur la même page de l’édition de 1852 ce vers qui a l’intérêt de favoriser le refoulement de la lecture en rejet d’épithète de l’adjectif « errante » dans un vers du poème « Surya » placé vers la fin du recueil :

 

Fidèle à mon courage, errante et sans regrets,

 

Puisque ce vers que je citerai plus loin est l’unique exemple apparemment de rejet d’épithète qu’on peut relever dans tout le premier recueil de Leconte de Lisle de 1852, cas à part du long morceau « Bhagavat » non encore réétudié récemment par mes soins.

L’étude attentive des deux premiers poèmes du recueil « Hypatie » et « Thyoné » permet de se faire une idée de la très grande régularité classique des alexandrins de Leconte de Lisle à ses débuts !

lundi 2 décembre 2024

Plus personne ne me lit, mais...


Plus personne ne me lit, tant les articles s'enchaînent rapidement. Mais, bon, il faut je donne tout ce que j'ai et les curieux trouveront ici le work in progress le plus divin de la critiqe littéraire. Je donne le sens de poèmes variés de Rimbaud, je fixe l'établissement du texte, je révolutionne la compréhension de la métrique des derniers vers de Rimbaud, je refais l'histoire du vers qui vaut pour tous les poètes, pour tout l'espace littéraire francophone. L'iconographie, j'y ai participé involontairement. Je fixe les lieux de résidence de Rimbaud à Paris. Je révèle des tonnes de sources, au-delà des quelques-unes qui m'ont été pillées. Je règle les contresens sur la page liminaire d'Une saison en enfer, j'y trouve une coquille indiscutable, mais discutée par les sorts, je déchiffre un manuscrit avec une solution indiscutable, mais discutée ou accueillie avec défiance par les sorts. Je ruine les légendes de plein de recueils prétendument créés par Rimbaud.
Sur la versification, je vous montre le work in progresse avec ces copier/coller. Attention, c'est un relevé assez personnel, donc comme ça en brut il y a des vers où vous ne comprendrez pas pourquoi je les relève, vous ne devinerez l'usage que je prévois d'en faire dans un commentaire, mais je vous fais les copier/coller quand même.
Je n'ai pas de relevé en fichier informatique pour le recueil de 1852 des Poèmes antiques, mais je l'ai lu sur Wikisource et je sais déjà qu'il n'y a guère de rejets d'épithètes et que j'ai relevé d'autres profils de vers pour compenser le manque.
Attention sur les pages Wikisource le texte imprimé ne correspond pas toujours au fac-similé en miroir, il y a des coquilles et carrément des coquilles de mots ou de passages.
Le poème Surya offre des rejets d'épithètes, mais il est vers la fin du recueil et est une exception dans l'ensemble. Je rappelle que de nos jours "Surya" ouvre le volume des Poèmes barbares dans l'édition de la collection Poésie Gallimard. Ici, je cerne le contraste du poème dans un recueil daté de 1852, et comme il est vers la fin cela souligne à la fois la dominante de versification traditionnelle classique du recueil et le côté contrastif qu'il apporte en bout de course en gros.
J'avoue, j'ai laissé de côté le poème "Bhagavat" qui achèvera de me renseigner.

Elle trouble la neige errante au flanc des monts ;
(lecture d'un rejet d'épithète non obligatoire "errante au flanc des monts" est concevable.)
Qui roulent dans le sein vénérable des bois. (césure avec rejet, mais cette forme accidentée de compléments du nom enchaînés est admise chez les classiques avec Mathurin Régnier, Corneille et d'autres).
1852, dix ans après Les Cariatides, neuf ans après l'échec des Burgraves, vingt-trois ans après les Orientales et vingt-quatre après Cromwell. Leconte de Lisle ne pratique pas non plus les séparations d'auxiliaires et de participes ou si peu, ou s'il le fait c'est qu'il y a un groupe de mots enchâssés entre auxiliaire et participe passé. A ce sujet, ça se poursuit en 1855 dans Poèmes et poésies, à moins que je ne sois vraiment inattentif à la lecture.
Il y a quelques désolidarisation de semi-auxiliaires par la césure, mais de toute façon c'est classique aussi.
Notez qu'on peut lire "errante" sans le penser un rejet d'épithète.
1852, nous n'aurons Les Fleurs du Mal première fournée que de 1855 à 1857 en fait, puis la nouvelle fournée attendra 1861.
1855, Leconte de Lisle pratique la préposition "sous" à la césure, comme par hasard la préposition mise à la rime par Hugo dans Marion de Lorme, et il le fait deux fois. Et je n'ai pas encore relevé d'autres césures de ce type acrobatique dans le reste du recueil, alors que je relève aussi un "Comme" à la césure, ce qui fait encore une fois un sort à la prétendue invention baudelairienne.
Il faudra un jour que Cornulier, Gouvard ou Murphy expliquent pourquoi ils attribuent des inventions à Baudelaire alors qu'ils savent très bien que Victor Hugo lance la mécanique dans ses vers de théâtre et que cela a débordé quelque peu dans la poésie lyrique aussi.
Et les vers de 1855 révèlent un Leconte de Lisle à l'école de Chénier avec de premiers rejets d'épithètes, dont un monosyllabique, avec plein de rejets verbaux à la césure ou à l'entrevers, avec des rejets de groupes prépositionnels circonstanciels ou compléments : "au vent", "d'insectes" ou je ne sais plus. le conte de Lisle pratique le rejet des épithètes coordonnés par deux, et il pratique aussi le rejet traînant d'épithète postposé flanqué du "et". Il y a un superbe effet de calembour sur la "lenteur" citée des "éléphants" dans le poème de ce nom.
Il y a des systèmes de mise en relief sur plusieurs vers qu'il faudra que je commente.
Et comme tout cela n'était pas pratiqué dans le recueil de 1852, ça fait un excellent support d'artiste pour constater une mutation dans la manière de versifier d'un poète.
On voit apparaître chez Leconte de Lisle les groupes prépositionnels en suspens devant la césure, ceux de deux ou trois syllabes.
Au passage, il faudra parler aussi de la différence d'un contre-rejet de deux syllabes à la césure ou à l'entrevers. Dans mon souvenir, les traités rhétoriques dénoncent le contre-rejet de deux syllabes à la fin du vers, pas forcément à la césure, et c'est compréhensible, c'est pour cela que je relève des vers où "pareil" est à la rime ou à la césure, pour me donner un échantillon sur lequel je vais méditer ensuite, travail encore en cours pour précision.
J'ai remarqué aussi qu'au tout début du recueil de 1852 un poème de Leconte de Lisle était finalement le modèle initial suivi par Léon Dierx en matière de répétition de vers, et Leconte de Lisle pratique aussi le faux-quintil, le quatrain augmenté du premier vers répété comme Baudelaire.
Et puis, Leconte de Lisle, il sait écrire, il y a plein de choses à dire sur ses vers. Il dit des trucs fascinants parfois, et je n'apprécie pas toujours ses rejets d'épithètes, mais les autres effets métriques il fait des choses très fines, très significatives et en même temps parfaitement développées mélodiquement. Ce n'est pas n'importe qui !
Ci-dessous un copier/coller long, mais il annonce bien la couleur !
Je mets un peu de copier/coller de Racine et Corneille plus bas, normalement, vous allez intuitivement sentir qu'un discours sur le traitement du vers évoluant selon les époques peut se mettre en place avec vraiment de quoi alimenter la réflexion, et sans être des billevesées dérisoires. Je ne peux pas tout vous mettre, mais je vous mets des échantillons à comparer. Par exemple, pour le rejet de "au vent", paf un petit constat à faire du théâtre hugolien à la poésie de Leconte de Lisle...
C'est une mine d'or pour écrire plein de chapitres de critique littéraire ce qu'il y a en-dessous, et je ne vous mets pas les photos des cahiers de brouillon où j'ai d'abord recopié plein de vers. Je passe au copier/coller, ça va plus vite.


Leconte de Lisle Poèmes et Poésies

 

À MADAME A. S. M.

 

D’étroits rayons filtraient à travers les feuillages.

Un arome léger d’herbe et de fleurs montait ;

Un murmure infini dans l’air subtil flottait :

Chœur des Esprits cachés, âmes de toutes choses,

Qui font chanter la source et s’entr’ouvrir les roses ;

L’aube vive dardait sa flèche de lumière ;

Et l’île, rougissante et lasse du sommeil,

Chantait et souriait aux baisers du soleil.

 

ÇUNACÉPA.

 

Elle baigne le mont bleuâtre aux lignes calmes,

Les oiseaux au col rouge, au corps de diamant,

Tout s’éveille, vêtu d’une couleur divine,

Tout étincelle et rit : le fleuve, la colline,

Le bambou grêle sonne au vent ; les mousses hautes

Entendent murmurer leurs invisibles hôtes ;

L’abeille en bourdonnant s’envole ; et les grands bois,

Épais, mystérieux, pleins de confuses voix,

Où les sages plongés dans leur rêve ascétique,

Ne comptent plus les jours tombés du ciel antique,

Sentant courir la sève et circuler le feu,

Se dressent rajeunis dans l’air subtil et bleu.

C’est ainsi que l’Aurore, à l’Océan pareille,

Disperse ses rayons sur la terre vermeille,

Comme de blancs troupeaux dans les herbages verts,

Et de son doux regard pénètre l’univers.

Elle conduit au seuil des humaines demeures

Et croisant ses deux pieds sous sa cuisse, l’œil clos,

Immobile et muet, il médite en repos.

Le riz, le lait caillé, la banane et la datte ;

Ses trois fils. L’aîné siége à droite, le plus jeune

À gauche. Le dernier rêve, en face, et fait jeûne.

Et qu’on entend, aux bords du fleuve aux claires eaux,

Les caïmans joyeux glapir dans les roseaux.

Dans l’espace azuré monte, grandit et plane.

Tout bruit décroît ; l’oiseau laisse tomber ses ailes,

La fleur languissamment clôt sa corolle d’or

Mais voici que le long du fleuve, par milliers,

Des chars tout hérissés de faux roulent derrière

Le vieux Maharadjah, roi des hommes, pareil

Au magnanime Indra debout, dans le soleil,

Devant le seuil rustique où le Brahmane siège,

S’arrête, environné du belliqueux cortège.

Et du ressentiment des dieux sauve la terre.

Car Indra, que mes pleurs amers n’ont point touché,

Et se meut dans le monde et les intelligences,

Dût la terre, semblable à la feuille des bois,

Palpiter dans la flamme et se tordre aux abois.

Et la femme sentant frémir toute sa chair,

Permets, Maharadjah, que tout un jour encor

Je vive. Quand, demain, dans la mer pleine d’or

Sourya d’un seul bond poussera ses cavales,

Je serai prêt. — C’est bien, dit le Roi. — Les cymbales

Résonnent, l’air s’emplit du bruit strident des chars,

Hennissements et cris roulent de toutes parts ;

Et remontant le cours de la sainte rivière

Tous s’en vont, inondés de flamme et de poussière.

Mes jours seront pareils aux feuilles de l’érable

Se blottir aux rameaux assouplis des palmiers,

A senti tant de fois palpiter sa poitrine ;

Cimes des monts lointains, vastes mers aux flots bleus,

Ô fleur épanouie aux baisers de l’amour,

Auprès de qui le monde immense n’était rien !

Puis, d’une voix pareille aux chansons des oiseaux

Tu lui dis de ta bouche humide, aux couleurs vives :

L’antilope aux jarrets légers courait moins vite.

Plus que mon père et plus que ma mère elle-même !

Lui, devant tant de grâce et d’amour hésitant,

Se taisait, le front sombre et le cœur palpitant.

Quand ils rayonnent sous ta noire chevelure ;

Qu’un baiser du soleil enflamme à peine éclose,

Il souleva ce corps charmant entre ses bras,

Il réchauffa son front blanc sous ses noires tresses.

Elle entr’ouvrit les yeux, et des larmes amères,

Brûlantes, aussitôt emplirent ses paupières :

Je connais les sentiers étroits, mystérieux,

Çunacépa, pensif, et se baissant vers elle,

La regardait. Jamais il ne la vit si belle,

Avec ses longs yeux noirs de pleurs étincelants.

Je suis inoffensif et vieux, si ce n’est sage.

Je fis pleuvoir sanglants des lambeaux de sa chair ;

Et moi, comme un roc lourd roulant de cime en cime,

Je crus mourir. Enfants, je suis l’antique roi

Des vautours. J’ai pitié de vous ; écoutez-moi.

Dont les austérités terribles font un dieu.

Son char d’ébène et d’or, attelé de cavales

De jais, et dont les yeux sont deux larges opales ;

Tranquille, et déroulant au souffle harmonieux.

De l’espace, au dessus de son front glorieux,

Sa guirlande étoilée et l’écharpe des nues,

Descendit dans les mers des Dêvas seuls connues.

A travers la forêt profonde et murmurante,

Et laisse, du sommet des immenses feuillages.

Par les sentiers de mousse épaisse et de rosiers.

Où les lézards aux dos diaprés, par milliers.

Rôdent furtifs et font crier la feuille sèche ;

Et quand le jour, tombant des cimes du ciel bleu,

Ses yeux creux que jamais n’a fermés le sommeil

Luisaient ; ses maigres bras brûlés par le soleil

Pendaient le long du corps ; ses jambes décharnées.

nextricable amas de ronce, noir réseau

De fange desséchée et de fientes d’oiseau,

Et nourri de son sang inerte. C’est ainsi

Que gardant à jamais sa rigide attitude,

Çanta, le sein ému d’une pieuse horreur,

Frémit, mais le jeune homme, aguerrissant son cœur.

Parla, plein de respect : — Viçvamitra, mon père,

Je ne viens point à toi dans une heure prospère :

Le destin noir me suit comme un cerf aux abois.

Réponds donc. Si le roi des vautours a dit vrai,

Et l’Ascète immobile écoutait sans paraître

Entendre. Et le jeune homme étonné reprit : — Maître,

— Réjouis-toi mon fils ! Bien qu’il soit vain de rire

Ou de pleurer, et vain d’aimer ou de maudire.

Alors Çanta, les yeux étincelants : — Oh ! non,

Maître ! non, non ! tu veux éprouver son courage !

Mon père vénérable et cher ! vivre est si doux !

Puissent les dieux qui t’ont donné la foi suprême

Telle Çanta, le front prosterné, sanglotait.

Et l’Ascète, les yeux dans l’espace, écoutait :

D’où vient que tout mon corps frémit, et que mes veines

C’est assez, j’ai vécu. Pour toi, femme, pareille

À l’Apsara qui court sur la mousse vermeille,

Aussitôt dans la nue un bruit éclatera

Terrible, et tes liens se briseront d’eux-mêmes ;

Et si tu veux souffrir encore, tu vivras !

Dix colonnes d’argent portent le large faîte

Du trône où des festons brodés de diamants

Pendent aux angles droits en clairs rayonnements.

Surmonté d’un pilier d’airain et d’un bœuf blanc

Le Brahmane qui doit égorger la victime

Et dans la plaine immense un peuple infini roule

Comme les flots. Le sol tremble au poids de la foule.

Le jeune homme au front ceint de lotus, calme et pâle,

Il est libre ! À travers la foule épouvantée,

Aussitôt le soleil rayonne, et sur le flanc

Un étalon fougueux, dont tout le poil est blanc,

Tombe, les pieds liés, hennit, et le Brahmane

Offre son sang au dieu de qui la foudre émane.

Les bengalis au bec de pourpre, aux ailes fines,

Autour du miel des fleurs, les essaims familiers,

Délaissant les vieux troncs aux ruches pacifiques,

S’empressaient ; et partout, sous les cieux magnifiques,

Avec l’arome vif et pénétrant des bois,

Montait un chant immense et paisible à la fois.

Odes anacréontiques

 

LES LIBATIONS

 

Mollement couché, j’assouplis ma voix.

Ma coupe d’onyx d’un flot de vin vieux.

 

LA COUPE.

 

LA TIGE D’ŒILLET.

 

Il fuit à travers les sombres taillis,

À travers les prés il m’entraîne et vole.

 

LE SOUHAIT.

 

LA CAVALE.

 

Tu hennis au bord du fleuve mouvant,

 

LE PORTRAIT.

 

Qu’une pourpre fine, agrafée au dos,

Flottante, et parfois entr’ouverte, inonde

Son beau corps plus blanc que le pur Paros ;

 

L’ABEILLE

 

— Ma mère, un petit serpent m’a blessé

 

LA CIGALE

 

Ô cigale, née avec les beaux jours,

 

LA ROSE.

 

La rose est le souffle embaumé des dieux.

L’air bleu devient rose et roses les bois ;

La bouche et le sein des nymphes sont roses !

Qui dans les halliers humides te cueille !

Quand de la mer bleue Aphrodite éclose

 

**

 

LE VASE.

 

Reçois, pasteur des boucs et des chèvres frugales,

Ce vase enduit de cire, aux deux anses égales.

Avec l’odeur du bois récemment ciselé,

Le long du bord serpente un lierre entremêlé

D’hélichryse aux fruits d’or. Une main ferme et fine

A sculpté ce beau corps de femme, œuvre divine,

Qui du péplos ornée, et le front ceint de fleurs,

Se rit du vain amour des amants querelleurs.

 

Une vigne, non loin, lourde de grappes mûres,

Ploie. Un jeune garçon, assis sous les ramures,

La garde. Deux renards arrivent de côté

Et mangent le raisin par la pampre abrité ;

 

PHIDYLÉ.

 

Repose, ô Phidylé : Midi sur les feuillages

       Rayonne, et t’invite au sommeil.

 

Les taillis sont muets ; le daim, par les clairières,

       Devant les meutes en abois

Ne bondit plus : Diane, assise au fond des bois,

       Polit ses flèches meurtrières.

 

Et les Nymphes, au seuil de leurs grottes de lierre,

       En pâliront, le cœur troublé.

 

FULTUS HYACINTHO.

 

Tel que Zeus, sur les mers portant la vierge Europe,

Une blancheur sans tache en entier l’enveloppe.

Sa corne est fine, aux bouts recourbés et polis ;

Ses fanons florissants abondent à grands plis ;

Une écume d’argent tombe à flots de sa bouche.

Et de longs poils épars couvrent son œil farouche.

 

LES ASCÈTES.

 

Pâle, la main sanglante et le cœur plein d’ennuis,

D’une vague terreur troublant ses longues nuits,

Il écoutait, couché sur la pourpre romaine.

Dans un sombre concert gémir la race humaine ;

Et, tandis que la Louve aux mamelles d’airain

Dormait, le dos ployé sous son pied souverain.

Il affamait, hâtant les jours expiatoires,

Les lions de l’Atlas au fond des vomitoires.

 

Cri d’allégresse et cri d’angoisse, voix terrible

D’amour désespéré vers le monde invisible.

Vers la gloire des cieux éternels déployons

Je vous salue, amants désespérés du ciel !

Vous disiez vrai : le cœur de l’homme est mort et vide,

Et votre âme, en brisant l’enveloppe mortelle,

 

Comme un rayon léger qui remonte au ciel bleu,

S’est-elle réunie à la splendeur de Dieu ?

 

LES JUNGLES.

 

La bête formidable, habitante des jungles,

S’endort, le ventre en l’air, et dilatant les ongles.

De son mufle marbré qui s’ouvre un souffle ardent

Fume ; la langue rude et rose va pendant ;

Il dort tout un soleil sous l’immensité bloue.

Le vent passe au sommet des herbes ; il s’éveille.

Jette un morne regard au loin, et tend l’oreille.

 

LES HURLEURS.

 

La queue en cercle sous leurs ventres palpitants,

L’œil dilaté, tremblant sur leurs pattes fébriles,

Accroupis çà et là, tous hurlaient, immobiles,

Et d’un frisson rapide agités par instants.

De longs poils qui laissaient les vertèbres saillir ;

J’entends toujours, du fond de mon passé confus,

 

LES ÉLÉPHANTS.

 

Le sable rouge est comme une mer sans limite,

Une ondulation immobile remplit

L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite.

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile

L’air épais où circule un immense soleil.

 

Celui qui tient la tête est un vieux chef. Son corps

Est gercé comme un tronc que le temps ronge et mine ;

Sa tête est comme un roc, et l’arc de son échine

Se voûte puissamment à ses moindres efforts.

 

Et leur sueur dans l’air embrasé monte en brume,

Et bourdonnent autour mille insectes ardents.

 

Mais qu’importent la soif et la mouche vorace,

Et le soleil cuisant leur dos noir et plissé ?

 

Aussi, pleins de courage et de lenteur ils passent

Comme une ligne noire, au sable illimité ;

 

LE DÉSERT.

 

Tout rêveur, haletant de vivre, s’est couché,

**

Racine

 

La Thébaïde

 

Il devoit bien plûtoſt les fermer pour jamais, (Iocaste)

Apres ceux que le Pere & la Mere ont commis :

**

Corneille

 

Mélite

 

Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable ; (I, 1, Eraste, vers 1)

Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable ! (I, 1, Tircis)

Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée. (idem)

Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage, (I, 1, Eraste)

Que tu seras forcé toi-même à reconnoître (idem)

De deux amis, Madame, apaisez la querelle. (I, 2, Eraste)

Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme, (I, 2, Mélite)

Cette légère idée et foible connoissance (I, 2, Eraste)

Voilà fort doucement dire que sans ta foi

Ma beauté ne pourroit te conserver à moi. (I, 4, Cloris)

Ma passion en est la cause, et non l’effet ; (I, 4, Philandre)

Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi

On peut voir quelque chose aussi parfait que toi. (I, 4, Philandre)

Cependant, en faveur de ma longue souffrance… (I, 4, Philandre)

(Cloris) Ta belle humeur te tient, mon frère. (Tircis) Assurément. (I, 5)

Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,

Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux. (I, 5, Tircis)

Te laisse à la merci d’Amour et de la brune. (I, 5, Tircis)

C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère ! (I, 5, Philandre)

Philandre, avoir un peu de curiosité, (I, 5, Cloris)

Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,

Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.

Nous en rirons après ensemble, si tu veux. (I, 5, Cloris)

Et pour moi, qui depuis que je vous ai servie (variante Acte I)

Encor cette légère et foible connoissance. (variante, Acte I)

Je recherche par où tu me pourras déplaire. (variante, Acte I)

Qu’à la fin j’en aurai trop de présomption. (variante, Acte I)

D’avoir tant pris de peine et souffert de tourment, (variante, Acte I)

C’est que, te défiant de mon affection,

Tu la veux acquérir par une flatterie. (variante, Acte I)

Philandre, ces propos sentent la moquerie, (variante, Acte I)

Épargne-moi, de grâce, et songe, plus discret,

Qu’étant belle à tes yeux, plus outre je n’aspire. (variante, Acte I)

Que tu sais dextrement adoucir mon martyre ! (variante, Acte I)

Prends-le sans demander, poltron, pour un baiser

Crois-tu que ta Cloris te voulut refuser ? (Cloris, variante, Acte I)

Encore n’est-ce pas trop mal passé son temps. (variante, Acte I)

Je pense ne pouvoir vous être qu’importun, (variante, Acte I)

Philandre, d’un baiser scelle encor tes adieux. (variante, Acte I)

Qu’elle ne craint ici ta langue, ni tes yeux. (variante, Acte I)

Vous ayant pu servir deux ans, et davantage, (II, 2, Eraste)

Encor si peu que c’est vous étant refusé, (II, 2, Mélite)

C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice ? (II, 3, Eraste)

Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet

Que je viens de brouiller dedans mon cabinet. (II, 3, Tircis)

Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ? (II, 3, Cloris)

Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ; (II, 3, Cloris)

Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir. (II, 3, Cloris)

Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite (II, 3, Cloris)

Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,

Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte. (II, 3, Cloris)

C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre. (II, 3, Cloris)

Il rend depuis deux ans hommage à son mérite. (II, 3, Tircis)

Donnez-vous patience,

Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir, (II, 4, Cliton)

Te rendre

Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre. (II, 5, Tircis)

Aussi j'ai seulement pour vous un peu de honte. (II, variante)

(Tircis) Mais il faut redouter une mère. (Cloris) Aussi peu. (II, variante)

Mais avec ton message

Tâche si dextrement de tourner son courage. (II, variante)

Mais tu reviens bientôt, est-ce fait ? clit. Patience,

Monsieur ; en vous donnant un moment de loisir,

Il ne tiendra qu’à vous d’en avoir le plaisir. (II, variante)

De tourner ce qu’elle a de flamme vers son frère. (II, variante)

Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible (III, Philandre)

Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses. (III, Philandre)

Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,

Je souhaite en faveur de ce reste de foi

Tu n’as pas mal choisi ; mais…

 

 

TIRCIS.

 

Quoi, mais ?

 

 

PHILANDRE.

 

T’aime-t-elle ?

Cela n’est plus en doute.

 

 

PHILANDRE.

 

Et de cœur ?

 

 

TIRCIS.

 

Et de cœur,

Je t’en réponds.

 

 

PHILANDRE.

 

Souvent un visage moqueur

N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.

Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre. (III, Philandre)

Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,

Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi ? (III, Philandre)

Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ? (III, 6, Cloris)

Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ; (III, 6, Cloris)

T’a laissé dérober sur ses yeux, sur sa bouche,

Sur sa gorge, où, que sais-je ? tirs. Ah ! ne présume pas

Que ma témérité profane ses appas, (III, variante)

Et quand bien j’aurois eu tant d’heur, ou d’insolence.

Je n’en veux et n’en ai point d’autre que sa foi .

C’est par là qu’il t’en plaît ? oui-da ; j’en ai reçu

Encore une, qu’il faut que je te restitue.

tirs. Dépêche, ta longueur importune me tue. (1633-1657)

Remplissent de bonheur Philandre, et moi de rage,

Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage. (IV, I, La Nourrice)

Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle. (IV, 1, La Nourrice)

C’est l’homme qui de tous la mérite le moins (IV, 2, Cloris)

Vous ne vous trompez pas.

 

 

MÉLITE.

 

Donc, pour mieux me railler272,

La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?

 

 

CLORIS.

 

Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale273

Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez

Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.

Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,

Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…

Quoi ! son frère au cercueil !

 

 

LISIS.

 

Oui, Tircis, plein de rage

De voir que votre change indignement l’outrage.

Maudissant mille fois le détestable jour

Que votre bon accueil lui donna de l’amour,

Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme,

Et comme si c’étoit trop peu pour me venger, (IV)

Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes (IV, 6)

Falsifié, trahi, séduit, assassiné :

Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,

Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;

Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;

Et que de ma main propre une âme si fidèle

Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?

Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !

Et pour leur obéir son sein me recevant

M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.

Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes

Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;

C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :

La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,

Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;

Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;

Je te laisse impuni, traître : de tels remords (IV, Philandre)

C’est assez que je passe une fois pour trompeur. (IV, Lisis)

Dont les plus dangereux et plus rudes assauts (IV, Cloris)

Son ami plus intime et son plus familier ! (IV, variante)

Tu m’oses donc flatter, et ta sottise estime

M’obliger en taisant la moitié de mon crime ? (IV, variante)

J’ignorois que, pour être exemptes de ses coups,

Je fis à mon défaut combattre son ennui,

Son deuil, son désespoir, sa rage, contre lui.

Souvent on ne rencontre à gagner que des coups : (IV, variante, Cliton)

Il n’en aura que trop d’Éraste, de ses crimes. (IV, variante)

Arrêtez, arrêtez, poltrons !

 

 

CLITON.

 

Adieu, Nourrice : (V, 1)

Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment ! (V, 2, Ergaste)

Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici

L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici : (idem)

Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ; (V, 3, Cloris)

Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs. (V, 3, Cloris)

Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance, (V, 3, Philandre)

Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :

Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis

T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ? (V, 4, Tircis)

Que serois-tu d’avis de lui répondre ?

 

 

TIRCIS.

 

Écoute

Quatre mots à quartier(V)

Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,

Et puisque c’est de là que vos félicités…

Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,

(Mélite) Recevoir le refus d’un autre ! à Dieu ne plaise ! (variante)

clor. À force de baiser vous m’en feriez envie :

Trêve. tirs. Si notre exemple à baiser te convie, (variante)

Sachez donc que, sitôt qu’il a vu son méconte, (Cloris, variante)

Thétis court au-devant de ses embrassements.

Mais de peur qu’il n’en fasse autant que l’autre a fait,

/Promets-le-moi, sinon…/

**


CorneilleSuite

 

Le Menteur

 

Vous ferez en une heure ici mille jaloux. (I, 1, Cliton)

Et vous vous ennuyez déjà d’être inutile ! (I, 1, Cliton)

À ne rien déguiser, Cliton, je te confesse (I, 1, Dorante)

Le climat différent veut une autre méthode ; (I, 1, Dorante)

Comme l’intention seule en forme le prix, (I, 2, Dorante)

Tais-toi.

 

CLITON.

Vous rêvez, dis-je, ou…

 

DORANTE.

Tais-toi, misérable.

Vous en revîntes hier.

 

DORANTE, à Cliton.

Te tairas-tu, maraud ?

Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.

Adieu.

 

DORANTE.

Quoi ? me priver sitôt de tout mon bien !

Il faut que nous fassions seules deux tours d’allée.

C’est Lucrèce, ce l’est sans aucun contredit :

Quoi ! sur l’eau la musique, et la collation ?

 

ALCIPPE, à Philiste.

Oui, la collation avecque la musique.

Sur l’eau ?

 

ALCIPPE.

Sur l’eau.

 

DORANTE.

Souvent l’onde irrite la flamme.

Quelquefois.

 

DORANTE.

Et ce fut hier au soir ?

 

ALCIPPE.

Hier au soir.

On le dit.

 

DORANTE.

Fort superbe ?

 

ALCIPPE.

Et fort bien ordonnée.

Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

Dont on pouvoit nommer les douceurs infinies.

N’eût pas troublé sitôt ma petite fortune ;

On leur fait admirer les bayes qu’on leur donne,

Vous allez au delà de leurs enchantements :

Cette perfection est rare, et nous pouvons (I, variante)


**


Marion de Lorme

 

Médisants, curieux, indiscrets, brouillons ; mais

Nous bavardons toujours et ne parlons jamais. –

 

Venir à Blois filer l’amour avec un rustre !

Avant que d’achever ce pas, je me suis dit :

 

Si bien que me voici, jeune encore, et pourtant

Vieux, et du monde las comme on l’est en sortant ;

 

(M) Je ne puis. Jamais. (D) L’offre était peu généreuse

(cris) A l’aide ! au meurtre (D) C’est quelqu’un qu’on assassine…

 

– La porte, c’est-à-dire à la fenêtre, - Non,

Il ne sera pas dit qu’un homme de mon nom

Monsieur ? Didier Didier de quoi ? Didier de rien.

[…] Vous êtes brusque mais

Je vous dois d’être en vie, et s’il vous faut jamais

[…]

Enfin, Caussade avec Latournelle, pour rien

De tous ces duels. Qu’en dit le roi ? Le cardinal

Pas de nouvelles ? - Mais, un miracle, un prodige,

De qui ? De Marion de Lorme de la belle

Des belles

 

Mais il peut bien l’aller trouver chez elle.

Non.

Elle a changé depuis de logis et de nom.

Il nomme à tout propos les choses peur leur nom.

Comme si ces esprits fameux avaient laissé

Deux mots ; A l’épée ? Oui.

Ecoutez, messieurs ! / …Roi de France et de Navarre…

De renoncer au duel ? / Mais c’est très sage. / Oui, mais

Que les vilains qui soient faits pour être pendus.

[…] cela ne peut suffire en somme

[…]

Une épée ! / Il n’a pas d’épée ! Ah pasquedieu,

 

Un bon duel ! C’est charmant ! / Mais où nous mettre ? / Sous

Ce réverbère.

 

[…]

D’une botte poussée en tierce, qui d’abord

A rompu le pourpoint, puis s’est fait une voie

Entre les côtes, par le poumon, jusqu’au foie

[…]

Mal parler d’un ami défunt, c’est sans excuse !

Qu’il est des duels que nul ne peut répudier !

Mais s’aller battre avec je ne sais quel Didier !

Monseigneur / Laissez donc tranquille, votre maître !

Retour rapproché rime Didier.

C’est le sceau de l’état. – Oui, le grand sceau de cire

Rouge.

Ma destinée

Marche, et brise la vôtre

Contre ma colère… Ah ! cet homme, il vous dit : Tu !

On appelle dona Chimène dans la grange…

Monsieur, je prends congé de vous… Ah ! vous voilà,

En Espagnole, - avec une basquine verte…

C’est elle ! Marion de Lorme ! Je le tiens !

Faisons vite garder la porte. Il faudra bien

Que je démêle après le faux comédien.

 

C’est monsieur ? Dites-moi… - Mais c’est singulier comme

Il me regarde… Allons, mais c’est lui, c’est mon homme.

Vous trouvez ? / C’est pour vous, dites, qu’elle fit faire

C’est honorable ; et puis cela donne bon air ;

C’est de bon goût ; et si de vous quelqu’un s’informe,

Est-il là ? / Sans doute. Hé ! fais-moi le voir ! / C’est moi.

Tu chantes faux, à rendre envieuse une orfraie !

Mais j’en fais une avec monsieur le cardinal ;

Bonne nouvelle, mais prêtez-moi votre escorte.

Ah madame ! régnez au bal, brillez aux fêtes,

[…] S’il n’était pas mort, certe,

Je ne dis pas… mon cœur n’est pas de roche,… et si…

Est-ce bien là Gaspard de Saverny ? Comment

Pouvez-vous en douter […]

De quel droit ? Demandez compte à son éminence.

Rire de mon deuil ! / Ah ! monsieurs, tous ces muguets !

Prenez garde qu’un jour je ne veuille plus, moi !

Comme elle y va. / C’est un refus ? / Mais je suis vôtre.

Plusieurs suspensions de paroles après « pour… »

Marion, chez Louis-le-Chaste, c’est charmant !

Oui-dà, monsieur, c’est très-spirituel, vraiment !

Se précipitent. Moi, je suis pour les Français

[…] Toutes

De mes amis ! […]

Cet homme fait le bon mauvais, le mauvais pire.

Viens ! – Toi qui n’as jamais peur de ma majesté,

 

Lui, voyez déjà, comme en litière on le traîne !...

 

[…] en somme

J’en suis.

 

Tant pis ! cela fera plaisir à Bellegarde.

O Didier ! la dernière espérance est éteinte !

 

Laisse-moi pure. / Donc je n’ai plus qu’un service

Tiens vous prenez cela froidement. L’intérêt

[…]

Vint de moi ; vous viviez heureux. Il m’a suffi

La porte est basse, et nul n’y passe avec sa tête !

On veut notre tête ? hé ! pour n’être pas en faute,

Richelieu va venir voir comme on exécute

Ses ordres.

Vite ! / Rien ne presse. / Ah ! l mort est à la porte !

Souvent le mal, et puis,

Que je le broie ici, que je l’écrase comme

Ceci ! […]

Didier ! Didier ! c’est vous par moi ! […]

L’heure passe. / Ah ! le temps marche, et l’instant s’envole !

Vous m’avez réprouvée et maudite, et c’est bien,

Vous bénit ; mais voici l’heure où le bourreau vient,

Veux-tu me prendre, avec mes crimes expiés

Marquis de Saverny ? / Réveillez-le ! / Mais comme

Il dort. ! […]

Hé bien non ! mon cœur se brise ! c’est horrible !

Et t’afflige

Par moi.

 

 

 

 

 

Les Burgraves

 

La fille à je ne sais quel horrible bandit.

 

En haut, en bas, cribles de coups, baignés de sang,

 

Et vous le savez bien. — Oh ! les femmes vraiment

Sont cruelles toujours, et rien ne leur plaît comme

De jouer avec l'âme et la douleur d'un nomme ! —

 

Venir, à toi, la vie au front, la joie au cœur,

 

Il me semble qu'on a parlé de Barberousse,

Il me semble qu'on a loué ce compagnon.

Rien n'a vaincu, rien n'a dompté, rien n'a ployé

 

Si rien, en méditant vos actions passées,

Ne trouble vos cœurs, purs comme le ciel est bleu,

 

Fraîche, rose, le front joyeux, l'air triomphant.

 

N'est-ce pas?

 

Régina.

Je lui dois la vie.

 

Job.

Avant ma chute,

J'étais pareil à lui ! grave, pur, chaste et fier

Comme une vierge et comme une épée.

Il va à la fenêtre.

Ah ! cet air

Est doux, le ciel sourit et le soleil rassure.

 

Que tout ira bien. Puis vous reviendrez me voir[U1] ,

 

J'ai démembré Henri-le-Lion de mes mains,

Fils méchants, vous pillez la-mère à l'agonie!

Elle pleure, et, levant au ciel ses bras roidis,

Sa voix faible en râlant vous dit : Soyez maudits!

 

Grande jeunesse; mais perversité plus grande.

 

Empereur, qui ne sais pas même à qui tu parles,

 

Le nouveau siècle à tout submergé ! mais ses flots

N'ont point couvert nos fronts, parce qu'ils sont trop hauts!

 

Demain, je n'aurai plus de fils, plus de vassaux.

 

Mon burg est mort; mon fils est vieux; ses fils sont traîtres ;

Mon dernier-né ! — je l'ai perdu ! — dernier trésor !

 

Toi, mon fils ! — Ne fais pas ce rêve ! — Je te jure...

 

Et tu me dis : A toi la tombe! à moi l'enfer !

 

C'est un vrai sage, pur de haine, exempt d'erreur.

**

Dorimond, L’Ecole des cocus ou la précaution inutile, comédie, 1656, Acte unique, scène 4, vers 141-142).

 

Le Docteur

 

Il faut donc que je jette un œil de Galien,

Pour cela, dans son dispotaire féminin.

 

 

Athalie, Acte II, scène 7)

 

Athalie :

[…]

A ma table, partout à mes côtés assis,

Je prétends vous traiter comme mon propre fils.

 

Joas :

Comme votre fils ?

 

Athalie :

Oui… Vous vous taisez ?

 

Joas :

Quel père

Je quitterais ! et pour…

 

Athalie :

Eh bien ?

 

Joas :

Pour quelle mère ?

 

**

 

Molière L’Etourdi ou les contretemps (Acte I, scène 6) 1653, 1658 ou première édition 1663 :

 

Mascarille :

[…]

Mais j’avais médité tantôt un coup de maître

Dont tout présentement je veux voir les effets,

A la charge que si…

Lélie :

Non, je te le promets,

De ne me mêler plus de rien dire ou rien faire.

 

***

 

Je rêvais, comme si j’avais, durant mes jours, (« Mon enfance ») Hugo.

 

**

 

Cromwell, Hugo, 1827

 

« Demain, vingt-cinq juin mil six-cent-cinquante-sept, (Acte I, scène 1, vers1, Lord Broghill lisant une lettre)

 

Que Charle, à Worcester abandonné de Dieu, (I, 1, vers 6)

 

– Mais ce billet qu’hier j’ai reçu, d’où vient-il ?

[…]

Sir Richard Willis.

Mais ceux-là sont en prison !

 

Je verrai Francis.

Mais souffrez que je la plie

 

De grand cœur – votre épée au vent, beau damoiseau !

**

Molière :

 

L’Etourdi :

 

Acte I, scène 1 :

 

LÉLIE

Ah ! Mascarille !

 

                    MASCARILLE

                                  Quoi ?

 

                                                   LÉLIE

                                                                Voici bien des affaires ;

 

Commentaire : Alexandrin partagé en trois répliques. Les deux premières forment un seul hémistiche. Surtout, nous avons un mot d’une syllabe à la césure. Mais, le lecteur n’aura aucune hésitation, puisque la syllabe précédente est un « e » féminin de fin de mot. Le lecteur (ou spectateur) reportera naturellement la césure à l’exclamation « Quoi ? »

 

Mais, enfin, discourons un peu de ma captive :

 

Commentaire : le rejet de la forme adverbiale « un peu » après la césure est naturel chez les classiques. Il n’y a pas à imaginer une séquence étroitement solidaire : « discourons un peu / de ma captive ».

 

Dis si les plus cruels et plus durs sentiments

 

Commentaire : Un aspect intéressant. Les classiques évitent les rejets et contre-rejets d’épithètes. Ici, dans l’absolu, le premier hémistiche : « Di si les plus cruels », se prête à une lecture en tant que contre-rejet, mais la coordination qui lance le second hémistiche semble régulariser psychologiquement l’ensemble du vers, puisque les classiques se permettent à de nombreuses reprises ce genre de configurations.

 

S’imaginant que c’est dans le seul mariage

Qu’il pourra rencontrer de quoi vous faire sage.

 

Commentaire : le premier de ces deux vers dément les traités du dix-huitième siècle qui prétendaient qu’il fallait éviter la césure après la forme « c’est », et ce n’est pas un cas isolé.

 

Et s’il vient à savoir que, rebutant son choix,

 

Commentaire : appréciez la structure de ce vers. Malgré la virgule après « que », la césure est après l’infinitif « savoir », le mot « que » est bien placé en tête de second hémistiche, quand bien même il est suivi d’une possibilité de repos importante. Ce profil de vers, banal chez les classiques, montre que la césure n’est pas une question de pause, de repos, mais qu’il y a une sensibilité abstraite aux articulations grammaticales des énoncés qui joue dans la perception des césures.

 

Dieu sait quelle tempête alors éclatera,

Commentaire : appréciez le rejet, naturel pour un classique, de l’adverbe « alors ». Comparez avec la forme « un peu » plus haut.

 

Sais-tu qu’on n’acquiert rien de bon à me fâcher ?

 

Commentaire : notez que la césure est après « rien » et non après « acquiert », « rien de bon » n’était pas considéré comme une unité au dix-septième siècle.

 

Et Mascarille est-il ennemi de nature ?

 

Commentaire : nouvel exemple, rendu plus évident encore par l’inversion « est-il » que la forme « est » peut aisément être placé à la césure chez les classiques.

 

Poussez votre bidet, vous dis-je, et laissez faire ;

 

Commentaire : l’incise « vous dis-je » est placée en rejet et ne s’étend pas non plus à l’ensemble du second hémistiche, exemple de la souplesse de versification des classiques.

 

LÉLIE

Eh bien ! le stratagème ?

 

                                          MASCARILLE

                                              Ah ! comme vous courez !

 

Commentaire : Exemple à opposer aux trois répliques plus haut avec le mot « Quoi ? » à la césure, ici l’exclamation « Ah ! » est placée à la césure. La comparaison des deux cas prouve assez que le public doit avoir une certaine attention pour sentir les césures. Il ne s’agit pas de croire passivement que la syntaxe et le vers marchent d’un pas uniforme.

 

Ma cervelle toujours marche à pas mesurés.

 

Commentaire : la même remarque vaut pour la position des verbes. Le vers monosyllabique « marche » vient ici après la césure, mais on aurait très bien pu avoir ce verbe avant la césure avec un profil grammatical similaire pour l’ensemble de l’alexandrin.

 

Mais si vous alliez…

 

                                  LÉLIE

                                      Où ?

 

                                              MASCARILLE

                                                   C’est une faible ruse.

 

Commentaire : Selon Verluyten (années 1990), appuyé par Dominicy, les classiques ne pratiquent pas de ponctuation forte après la cinquième syllabe, ou alors ils l’atténuent par une marque de « e » de fin de phrase en cinquième syllabe. Ici, nous avons une preuve que c’est inexact.

 

Mais ne pourriez-vous pas… ?

 

                                         LÉLIE

                                         Quoi ?

 

                                                      MASCARILLE

                                                         Vous ne pourriez rien.

 

Commentaire : Comparez avec la première citation plus haut. Ici, le même « Quoi ? » interrogatif et solitaire est placé après la césure.

 

Monsieur, si vous aviez en main force pistoles,

 

Commentaire : le vers n’a pas une césure étonnante, on pourrait se dispenser de le citer, mais on pourrait imaginer un lecteur qui identifie une séquence solidaire : « si vous aviez en main ». Or, notez que les classiques pratiques la transposition (figure aussi appelée l’inversion) : « si vous aviez force pistoles en main », « si vous aviez en main force pistoles ». Il faut vraiment être sensible à ces subdivisions internes des énoncés.

 

Et pourrions, par un prompt achat de cette esclave,

 

Commentaire : un contre-rejet d’épithète. Ils vont disparaître du théâtre de Molière, comme ils sont extrêmement rares chez Corneille, et totalement absents chez Racine. Ils sont extrêmement rares chez André Chénier lui-même, chez Lamartine ! Et ce vers ne plaide pas pour une attribution de la mise en vers de la comédie L’Etourdi à Corneille, puisqu’il savait éviter d’y recourir.

 

Je sais bien qu’il serait très ravi de la vendre :

 

Commentaire : rejet de l’attribut du sujet et preuve qu’il ne faut pas sous-estimer la grande souplesse d’emploi du verbe « être » à la césure chez les classiques.

 

Mais le mal, c’est…

 

                                  LÉLIE

                                    Quoi ? c’est…

 

                                                              MASCARILLE

                                                             Que monsieur votre père

 

Commentaire : césure sur suspension de la parole et après la forme « c’est ».

**

Tantôt pâle, tantôt rouge et splendide à voir,

 

Fuir toute la fumée ardente et tout le bruit

 

La mer ! partout la mer ! des flots, des flots encor.

 

Le ciel bleu se mêle aux eaux bleues.

 

Un sphinx de granit rose, un dieu de marbre vert,

Les gardaient, sans qu’il fût vent de flamme au désert

 

— Faut-il changer en lac ce désert ? dit la nue.

 

Des plafonds d’un seul bloc couvrant de vastes salles,

 

Immense entassement de ténèbres voilé !

 

Brillait comme à travers une dentelle noire.

 

Murmurer mollement d’une étreinte d’amour ;

 

On dit qu’alors, ainsi que pour voir un supplice,

 

On entendit, durant cet étrange mystère,

 

Qu’un flux et qu’un reflux d’hommes roule et s’enfuit

 

Et saigner, à travers son armure d’airain,

 

Tel un aigle puissant pose, après le combat,

 

Et dont le reflet d’or dans l’onde, tour à tour,

 

S’élargit et s’allonge.

 

Le dôme obscur des nuits, semé d’astres sans nombre,

 

Semblait, couchée au bord du golfe qui l’inonde,

 

On dit qu’alors, tandis qu’immobiles comme elles

 

Les trois têtes soudain parlèrent ; et leurs voix

Ressemblaient à ces chants qu’on entend dans les rêves,

 

Frères, Missolonghi fumante nous réclame,

 

Écueils de l’Archipel sur tous les flots semés,

 

« Mais non ! je me réveille enfin !… Mais quel mystère ?

Quel rêve affreux !… mon bras manque à mon cimeterre.

 

« Oui, Canaris, tu vois le sérail, et ma tête

Arrachée au cercueil pour orner cette fête.

 

Tout se tait ; et mon œil, ouvert pour l’autre monde,

Voit ce que nul vivant n’eût pu voir de ses yeux.

 

J’ignore quelle main me frappa : je priais.

 

« Que l’apostat surtout vous envie ! Anathème

Au chrétien qui souilla l’eau sainte du baptême !

 

Choisis enfin, avant que ton Dieu ne se lève,

 

En Grèce ! en Grèce ! adieu, vous tous ! il faut partir !

 

Tout me fait songer : l’air, les prés, les monts, les bois.

 

J’aime une lune, ardente et rouge comme l’or,

Se levant dans la brume épaisse, ou bien encor

 

Blanche au bord d’un nuage sombre ;

 

J’aime ces chariots lourds et noirs, qui la nuit,

 

Pourquoi, sans Canaris, sur ces flottes, pourquoi

 

Porter la guerre et ses tempêtes ?

 

Ô spectacle ! Tandis que l’Afrique grondante

 

Fendit la foule, prit son cheval par la bride,

 

Ou ta flotte te puisse aider dans ta détresse

 

Et tombe enfin, avec sa forteresse blanche,

 

Dis, combien te faut-il de temps, ô mer fidèle,

 

Afin que rien n’en reste au monde, et qu’on respire

De ne plus voir la tour d’Ali, pacha d’Épire ;

 

De plus de coups, que n’a de taches étoilées

 

Et pousse son coursier qui se lasse, et le flatte

 

Pour en égorger plus encor !

 

Qui la nuit allumait tant de feux, qu’à leur nombre

 

« Tous ces chevaux, à l’œil de flamme, aux jambes grêles,

 

Du fond des bois, du haut des chauves promontoires,

Ils accourent ; des morts ils rongent les lambeaux ;

 

Et cette armée, hier formidable et suprême,

Cette puissante armée, hélas ! ne peut plus même

 

Portaient, devant le seuil de ma tente dorée,

 

Qu’un cheval au galop met, toujours en courant,

 

Sa corbeille de fleurs sur la tête, à nos yeux

 

Elle va, court, s’arrête, et vole, et les oiseaux

 

Et son rouge turban de soie, et ses habits

 

Ce n’est point un pacha, c’est un klephte à l’œil noir

Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir ;

 

Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis

 

La liberté sur la montagne.

 

Les tout petits enfants, écrasés sous les dalles,

Ont vécu ; de leur sang le fer s’abreuve encor… —

 

Tu marches donc sans cesse ! Oh ! que n’es-tu de ceux

Qui donnent pour limite à leurs pieds paresseux

 

De la vieille qui va seule et d’un pas tremblant ;

 

Qu’il glisse, et roule, et tombe, et tombe, et se rattache

 

De l’ongle à leurs parois !

 

Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,

 

Grenade efface en tout ses rivales ; Grenade

 

Et l’on dit que les vents suspendent leurs haleines

Quand par un soir d’été Grenade dans ses plaines

 

Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !

C’est le destin. Il faut une proie au trépas.

 

Il faut que l’éclair brille, et brille peu d’instants,

 

Oui, c’est la vie. Après le jour, la nuit livide.

 

Non, ce n’est point d’amour qu’elle est morte : pour elle,

 

Rien ne faisait encor battre son cœur rebelle ;

 

Puis s’asseyait parmi les écharpes soyeuses,

 

La cendre y vole autour des tuniques de soie,

 

Si l’on chasse en fuyant la terre, ou si l’on foule

 

Un flot tournoyant sous ses pieds !

 

À quoi bon ? — Maintenant la jeune trépassée,

Sous le plomb du cercueil, livide, en proie au ver,

Dort ; et si, dans la tombe où nous l’avons laissée,

 

Ainsi qu’Ophélia par le fleuve entraînée,

 

Leur course comme un vol les emporte, et grands chênes,

 

Et si l’infortuné, dont la tête se brise,

Se débat, le cheval, qui devance la brise,

 

Il voit ; et des troupeaux de fumantes cavales

 

Toujours fuit, et toujours son sang coule et ruisselle,

 

Les corbeaux, le grand-duc à l’œil rond, qui s’effraie,

 

L’aigle effaré des champs de bataille, et l’orfraie,

 

Et quand il passera, ces peuples de la tente,

Prosternés, enverront la fanfare éclatante

 

Oh ! laissez-moi ! c’est l’heure où l’horizon qui fume

 

Là-bas, — tandis que seul je rêve à la fenêtre

 

Et les bois, et les monts, et toute la nature,

Semblaient interroger dans un confus murmure

 

― C’est le Seigneur, le Seigneur Dieu !

 

Ce nuage à ses yeux, ce bruit à son oreille,

Rêve, et, comme à l’amante on voit songer l’amant,

 

Et quand j’ai dit : Allah ! mon bon cheval de guerre

Vole, et sous sa paupière a deux charbons ardents !

 

Grave et serein, avec un éclair dans les yeux.

 

Qu’il est grand à cette heure où, prêt à voir Dieu même,

Son œil qui s’éteint roule une larme suprême !

La tente de l’arabe est pleine de sa gloire.

 

Tout bédouin libre était son hardi compagnon ;

 

Les petits enfants, l’œil tourné vers nos rivages,

 

Du haut des caps, du bord des presqu’îles fleuries,

 

Ton beau rêve d’Asie avorte, et tu ne vois

 

Puis tu me vois du pied pressant l’escarpolette

Qui d’un vieux marronnier fait crier le squelette,

Et vole, de ma mère éternelle terreur !

 

Essaim doré qui n’a qu’un jour dans tous nos jours.