Poëmes antiques de Leconte de Lisle, édition originale de 1852.
Je donne le
premier quatrain du premier poème du recueil en guise d’illustration de la
forte concordance entre mètre et syntaxe qui caractérise le recueil. Je mets
les hémistiches entre des barres obliques pour attirer l’attention du lecteur
sur ce fait :
/Au déclin des
grandeurs/ /qui dominent la terre,/
/Quand les cultes
divins,/ /sous les siècles ployés,/
/Reprenant de l’oubli/
/le sentier solitaire,/
/Regardent
s’écrouler/ /leurs autels foudroyés ;/
Je peux aussi
opter pour une présentation différenciant les hémistiches par le choix de deux
couleurs opposables :
Au
déclin des grandeurs qui dominent la
terre,
Quand
les cultes divins, sous les siècles
ployés,
Reprenant
de l’oubli le sentier
solitaire,
Regardent
s’écrouler leurs autels
foudroyés ;
L’idée, c’est de
souligner l’unité mélodique des hémistiches dans les deux cas. Le contraste des
couleurs offre un avantage supplémentaire, puisqu’il évite d’ajouter des signes
graphiques sur le texte même de l’auteur. Ce principe permet de s’éloigner
d’une présentation qui tend à matérialiser la césure par un signe
« + » ou « / » ou autre. Cela permet de ne pas
considérer que le le seul aspect du franchissement de la césure et de se poser la
question de l’unité mélodique de l’hémistiche à un premier niveau, puis au niveau du vers
composé (alexandrin, décasyllabe, etc.). Il s’agit aussi d’un
procédé de mise en relief limpide. Le lecteur voit immédiatement que les
hémistiches ont une unité grammaticale, qu’ils ne sont pas une juxtaposition
d’éléments avec parfois en prime un élément en suspens.
Comme je vais
citer les vers qui m’intéressent, il va manquer au lecteur la possibilité
d’évaluer d’un regard leur fréquence. Si j’ai un sonnet, avec un vers à souligner,
le lecteur peut voir qu’une seule césure sur quatorze vers présente telle
configuration remarquable, mais si je traite tout un recueil, je suis obligé de
faire de la statistique, de compter et d’établir des proportions, des
pourcentages éventuellement.
Mais, j’estime
qu’un pourcentage ne parlerait pas aux lecteurs s’il n’y avait pas un petit
modèle pour illustrer la tendance majoritaire des vers observés. C’est
l’intérêt de la citation qui précède.
Je vais aussi
procéder à des statistiques poème par poème. Je ne peux pas me contenter d'exhiber de courts résultats de synthèse sur l’ensemble.
J’aimerais
beaucoup traiter immédiatement de la question des variantes, mais je reporte le
projet à plus tard. Je ne peux pas tout faire à la fois, d’autant que je fais
un galop d’essai ici avec une méthode que je vais encore trouver moyen de
peaufiner.
« Hypatie »
19 quatrains d’alexandrins à rimes croisées ABAB (cadence fmfm), soit un total
de 76 alexandrins.
Le premier vers à
ne pas respecter l’évident découpage mélodique illustré ci-dessus est le
suivant :
Ô vierge, qui d’un
pan de ta robe pieuse,
Où il faut lire
« pieuse » avec diérèse bien sûr et où nous avons deux niveaux de
tassement à la césure : l’amorce « d’un pan » en seulement deux
syllabes qui est tête du groupe prépositionnel complément du nom que forme le
second hémistiche, et cette amorce est incluse dans une amorce plus large avec
le pronom « qui », nous avons un double suspens à la césure :
« qui[,] d’un pan », mais au plan métrique, seul le suspens
« d’un pan » est caractérisable. Nous avons un contre-rejet de deux
syllabes, et pas un contre-rejet de trois syllabes. Il faudrait du temps pour
expliquer pourquoi « qui » ne fait pas partie du contre-rejet. Si
vous n’êtes pas d’accord, en tout cas, là je montre clairement ce que sont les
éléments du débat, d'autant que votre contestation me paraîtra bien fondée cette fois pour l'entrevers. Il s’agit du vingt-et-unième alexandrin du poème. Une étude
statistique finirait par montrer que qu’il y ait beaucoup de tassements ou non
de cette sorte dans l’espace de vingt-quatre vers ne change rien à la perception
métrique des alexandrins, puisque certains auteurs seront dans l'alternance sans aller au-delà. Ceci dit, il faut aussi envisager un plan
psychologique conscient chez les poètes où nous avons d’un côté la monotonie et
la régularité d’hémistiches parfaitement découpés et ces constructions où la
reconnaissance de la mesure fait primer un effet de tassement à la césure sur
l’unité mélodique de l’hémistiche.
Je vous conseille
évidemment de relire le poème une fois lues mes explications, parce qu’une fois
que mon mode de repérage vous est familier vous identifierez vous-même sans
interrompre votre lecture si une suite d’alexandrins correspond à l’une ou
l’autre de ces deux tendances dans la composition.
Il n’y aura pas à
réexpliquer ce point continuellement. Il y aura simplement à le traiter
analytiquement quand il devient intéressant de le faire.
Je cite dans un
deuxième temps l’alexandrin suivant, le vingt-huitième du poème :
Que des peuples
ingrats abandonnait l’essaim,
En apparence, les
hémistiches ont une unité mélodique : « Que des peuples
ingrats » et « abandonnait l’essaim, » sauf que nous avons une
transposition (ou inversion), puisque « des peuples ingrats » est un
complément du nom « essaim » : « que l’essaim des peuples
ingrats abandonnait ». Le complément du nom crée un effet d’attente. Je
range ce vers dans le cas des compositions par tassements à la césure, même si
l’unité de cinq syllabes n’est pas du même ordre d’effet métrique qu’un
tassement d’une, deux ou trois syllabes. En affinant nos méthodes d’analyse, on
pourra créer des sous-groupes. J’ai besoin d’y réfléchir. Pour l’instant, le
soulignement est le procédé pour mettre en relief cet effet de suspens. Vous
remarquez un cas similaire au cas précédent : « qui d’un pan »,
puisque le « Que » n’est pas souligné. Il y a une raison à cela dans
le cas de « qui d’un pan » c’est que le tassement le plus provocant
est le seul pris en compte pour l’effet métrique. En cas d’enchâssements, seul
le tassement le plus près de la césure est pris en compte. Et, on comparera
ultérieurement avec les cas à la rime, parce que je pense que l’enchâssement de
deux fois une syllabe à la rime était perçu comme plus dérangeant que celui à
la césure : exemple de séquence à imaginer à la rime puis à la césure « Qui,
fier,… ». C’est un point à étudier. De toute façon, je sais que la
configuration de type « Qui, fier, » à la rime était critiquée dans
les traités à propos de vers de du Bartas et d’autres. Je ne m’appuie pas sur
ma seule perception pour juger du fait métrique.
Pour le vers
suivant, le trente-septième alexandrin du poème, milieu de poème en quelque
sorte, je ne considère pas qu’il soit conçu sur un tassement à la césure et il
n’y a aucun rejet d’épithète non plus puisque tout le second hémistiche
constitue un étoffement de l’épithète « sombre » :
Tu
faisais, sur la nuit moins sombre des
vieux âges,
Toutefois, je pense aussi à un suspens qu'exceptionnellement les classiques toléraient du type le second hémistiche "rousoyante du ciel" dans un poème de Mathurin Régnier, il y a un autre exemple de ce type dans "Surya" du même recueil. Donc, ici, je réserve mon jugement.
Pour le reste, je classe le
premier hémistiche dans une troisième catégorie qui relève de la juxtaposition
sans que l’hémistiche ne soit affecté par le sentiment d’un suspens :
« Tu faisais » / « sur la nuit ». En revanche, j’attire
l’attention sur l’emploi du verbe faire en tant que semi-auxiliaire détaché de
sa base à l’infinitif qui n’apparaît qu’au début du vers suivant. Les
semi-auxiliaires « laisser » et surtout « faire » sont plus
contraignants que des verbes modalisateurs comme « pouvoir »,
« sembler », « devoir », etc., plus contraignants bien sûr
que des verbes qui peuvent avoir un complément verbal à l’infinitif : "sentir", etc. C’est une
preuve manifeste que le discours sur le caractère perturbateur du
franchissement de la césure par des constructions complexes de verbes :
« devoir apprendre », « savoir parler », « laisser
partir », « fait croire », etc., n’est pas si naturel que ça à
affirmer. Le caractère perturbateur doit être précisé, il ne suffit pas
d’exposer une règle de solidarité grammaticale entre deux mots :
Tu faisais, sur la
nuit moins sombre des vieux âges,
Resplendir ton
génie à travers ta beauté !
Au plan mélodique,
on peut méditer sur le suspens d’un pont « sur la nuit moins sombre des vieux
âges » entre « faisais » et « Resplendir », agrément
accessible aux poètes classiques et assimilés pour varier le rythme de leurs
compositions, mais ici le pont n’empêche pas de mesurer ou appréhender la
régularité frappante des hémistiches. Dans le cas du vers :
Que, des peuples
ingrats abandonnait l’essaim,
Je répugne à
appliquer le concept de « pont » pour le verbe
« abandonnait » puisqu’il ne chevauche aucune frontière métrique,
même s’il sépare les éléments solidaires « des peuples ingrats » et
« l’essaim ».
Vers la fin du
poème, d’autres vers sont à citer pour des effets de quasi tassement à la
césure :
Ô
sage enfant, si pure entre tes sœurs
mortelles !
Ô
noble front, sans tache entre les fronts
sacrés !
Je viens de citer
deux vers consécutifs, les premiers d’un quatrain, les vers 57 et 58 du poème.
La symétrie de construction confirme la pertinence de l’analyse d’une mise en
relief dissyllabique à la césure : « si pure » et « sans
tache ». Toutefois, il me faut trouver un langage strict pour opposer le
tassement où le suspens a un caractère métrique perturbateur et les deux cas
présents où la mise en relief bien réelle ne coïncide pas avec un effet
grammatical suspensif : /Ô sage enfant, si pure / /entre tes sœurs
mortelles !/ et /ô noble front, sans tache/ /entre les fronts sacrés !/
Je ne souligne ni « si pure » ni « sans tache », alors que
j’en ai envie, parce que je n’identifie pas le même suspens que pour, plus
haut, « d’un pan » ou « des peuples ingrats ».
Je ne m’attarderai
pas non plus sur le vers 67 du poème :
Tu
marchais, l’œil tourné vers la vie
étoilée,
Je relève une
unité de juxtaposition : « Tu marchais, l’œil tourné » qui fait
un premier hémistiche à relative unité. La suspension est présente, ce n’est
pas : « Tu marchais, étonné », mais l’idée de juxtaposition
permet de modérer l’affirmation selon laquelle le suspens déséquilibre
l’hémistiche.
Pour tout le reste
du poème, l’unité mélodique des hémistiches est sensible, caractérisée, y
compris pour les trois vers créant une anaphore avec l’attaque de l’injonction
monosyllabique : « Dors » :
Dors,
ô blanche victime, en notre âme
profonde,
Dors !
l’impure laideur est la reine du
monde,
Dors !
mais vivante en lui, chante au cœur du
poëte
On peut
légitimement s’intéresser aux échos dans la mise en relief d’un monosyllabe
isolé en tête de vers et un rejet d’une syllabe en tête de vers, puisque
Leconte de Lisle et Rimbaud pratiqueront tous deux le rejet de la forme
« Dort » du verbe « Dormir » d’un vers à l’autre. Mais, au
plan métrique, les phénomènes sont distincts.
Sur les 76
alexandrins de « Hypatie », je n’ai souligné que deux tassements à la
césure, j’ai écarté très peu d’autres candidats. Et ce qui ressort, c’est la
très nette régularité métrique de la composition.
Il va de soi que
je ne vais pas relever systématiquement ces tassements dans la suite de mon
étude. Je ferai un jour des articles avec quelques échantillonnages pour
méditer sur le contraste entre les tendances enjambantes d’une pièce classique
de Corneille, Molière ou Racine, d’un drame ou d’une poésie de Victor Hugo, d’un
poème d’André Chénier, de poèmes de telle époque de Baudelaire, de Leconte de
Lisle, etc., parce que il y a je pense des faits à observer. Les classiques
dans leurs vers de théâtre vont enjamber sur telles configurations, et les
poètes lyriques se les interdire et enjamber sur telles autres configurations.
Il y a des faits à observer qui ne le sont jamais par personne. Les critères
fermés pour identifier les césures réellement problématiques et acrobatiques
ont empêché les universitaires d’étudier des phénomènes plus subtils. Sous
prétexte que les vers n’étaient pas déviants, on n’a pas étudié d’autres
évolutions, d’autres signes et habitudes d’époque, etc.
Je pense à des rejets très fréquents dans le théâtre classique des formes adverbiales « encore », « un peu », phénomène à étudier ensuite dans une évolution hugolienne progressive qui, du coup, est distincte de l’abandon naturel des classiques au procédé. Cette question intéresse précisément les constructions verbales auxiliaires et participes passés, semi-auxiliaires laisser et faire, modalisation d’un infinitif par les vers « sembler », « devoir », « pouvoir », etc. Et ce problème concerne aussi les constructions devant la césure de tête de conjonctions de subordinations, de têtes de locutions prépositionnelles, etc. Gouvard a défini des critères qui sont en réalité un élargissement syllabique des critères retenus par Cornulier et hérités de Martinon et d’autres. On passe de la césure acrobatique d’une syllabe à la césure acrobatique de deux ou trois syllabes sur des mots grammaticaux, sauf que les césures sur mots grammaticaux de deux ou trois syllabes ont eu cours sous les plumes de versificateurs de l’époque du classicisme, sans oublier qu’il faut dissocier deux mouvements : le mouvement de reflux de certaines césures du XVIe au XVIIe siècle, et le mouvement de réappropriation des césures acrobatiques avec Malfilâtre, Chénier, puis Vigny, Hugo et quelques autres. Corneille, Molière et d’autres n’ont pas rejeté certains pratiques avec la même hiérarchie de valeurs que les romantiques. Les attentions n’étaient pas portées automatiquement sur les mêmes faits, ce qui permet d’envisager des différences de traitement dans le temps, des différences de sensibilités et tendances. Je pense aussi que Gouvard a élargi le principe ,de Cornulier selon un glissement homogène de suspens de mots grammaticaux d'une syllabe à des suspens de deux ou trois syllabes alors qu'il fallait passer aux rejets de chaînes de solidarité grammaticales : épithètes au sein du groupe nominale, complément du verbe dans l'analyse du groupe verbe et compléments, analyse de discordances au plan de la phrase ponctuée, sinon au plan de quelques éléments circonstanciels (ce dernier point reste à bien évaluer et définir).
**
« Thyoné »
128 alexandrins : 64 distiques de rimes plates. Le poème est divisé en
quatre parties de 32 vers chacune en alternance mfmf, avec attaque en cadence
masculine en « -us » et conclusion en cadence féminine en
« -oiles », la rime finale « voiles » / « étoiles »
est à mentionner comme lieu commun sensible, puisque Rimbaud l’exploite dans
« Ophélie » et « Credo in
unam ».
Nous retrouvons la
dominante de l’unité mélodique hémistiche par hémistiche. Je me contente de
relever les vers qui peuvent appeler un commentaire pour justifier ou non
l’unité mélodique :
Ah !
si les dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé
J’ai opté pour le
soulignement en gras. L’apostrophe est en rejet, mais il s’agit d’une
habitude classique avec une évolution qui serait paradoxale. Je
m’explique ! Plusieurs césures ont reflué au cours du XVIe siècle et au
début du XVIIe siècle, et Corneille a hérité des restrictions en la matière.
Or, sous réserve d’enquêtes plus amples, le rejet de l’apostrophe, sinon des
phrasillons : « n’est-ce pas ? » témoigne d’une évolution
en sens inverse. Je le disais dans mon article de 2006 « Ecarts métriques
d’un Bateau ivre » consultable sur internet, le dramaturge Boisrobert
enfermait les apostrophes dans l’hémistiche, quand Corneille, et cela dès Mélite, place volontiers l’apostrophe en
rejet. Ce procédé s’est banalisé avec Molière, Racine, etc. Par conséquent, il
n’y a aucun contraste à mentionner avec les habitudes des classiques dans le
cas des vers de Leconte de Lisle et Hugo recourant aux apostrophes en rejet. On
classera par défaut le procédé dans les constructions juxtapositives.
La remarque vaut
aussi pour l’incise « viens » au vers suivant, vers de la partie I
premier quart du poème, vers 27 plus précisément (diérèse sur
« Thyoné ») :
Ô
fière Thyoné, viens, afin d’être belle !
Mais, je voudrais
ici faire un arrêt sur des vers réguliers de Leconte de Lisle qui sont
importants si on veut mesurer une éventuelle évolution de sa part.
Soit le vers 29 du
poème « Thyoné », vous notez que la forme adverbiale
« alors » est bien placée devant la césure, ce qu’on peut opposer à
certains vers classiques de Corneille, Molière et d’autres, comme à l’évolution
du vers hugolien dans disons La Légende
des siècles :
Qu’il te souvienne
alors de ce matin charmant,
Ce qui montre bien
à quel point, même si c’est inconscient peut-être ici, l’esprit de Leconte de
Lisle est pétri de considérations restrictives sur la conception des
hémistiches.
Dans le même ordre
d’idées, il convient de citer deux autres vers, cette fois des vers impliquant
une locution prépositionnelle « au bord » / « au fond », et
j’y ajoute « au seul bruit ».
Je cite plusieurs
vers de la partie I du poème « Thyoné » :
L’oiseau
rit dans les bois, au bord des nids
mousseux,
Viens
au fond des grands bois, sous les larges
ramures
Sur
ses bords parfumés de cytise et de
thym,
Et
les faunes moqueurs, au seul bruit de
tes pas,
Je trouve
intéressant d’observer ce que le poète ne s’autorise pas encore, ce qui passe
inaperçu si nous ne nous attachons qu’à éplucher les césures qui appellent un
commentaire. Il faut aussi relever des vers réguliers pour repérer une
utilisation sage de certaines configurations.
Je peux citer des
vers similaires dans le cas du poème « Hypatie » (je précise
respecter l’orthographe du texte imprimé d’époque) :
Et
qu’au delà des mers où l’ombre
épaisse abonde,
S’épanchait
de ta lèvre au fond des cœurs
charmés ;
Je pourrais citer
d’autres configurations, mais celle-ci faisant l’objet d’une définition de
césure romantique dans les articles de Gouvard mérite une mention à part. Leconte
de Lisle, souvent classé à tort comme poète parnassien, ce qui dans la décennie
1850 est un anachronisme, pratiquait à ses débuts en 1852 un vers classique et
non pas romantique, si ce critère doit être admis !
La configuration
régulière des hémistiches se poursuit dans les parties II, III et IV de « Thyoné »,
mais il me faut relever les deux vers suivants :
J’ai, saisissant
mon arc et mes traits éclatants,
Noué sur mon genou
ma robe aux plis flottants.
Nous avons l’une
en-dessous de l’autre l’attaque verbale « J’ai » et sa suite « Noué ».
Les deux éléments sont en attaque de vers. Nous avons un long suspens opéré
après l’auxiliaire « ai » et le monosyllabe « J’ai » avec
le pont « saisissant mon arc et mes traits éclatants ». Vous aurez
remarqué que jusqu’ici je n’ai pas relevé les suspensions que supposent des
attaques de vers par « Quand » ou « Et ». Ici, je souligne
tout de même la corrélation verbale d’un vers à l’autre. Il y a deux analyses
contradictoires qui peuvent être envisagées. D’un côté, on peut estimer que la
séparation et le suspens après le monosyllabe « J’ai » font que la
césure séparant un auxiliaire et un verbe n’a rien d’acrobatique, et c’est un
fait vérifiable dans à tout le moins les vers de poètes du XVIe classique, car
je dois reprendre à zéro le relevé pour les poètes classiques. D’un autre côté,
on peut penser que l’incise « saisissant mon arc » est soit
inconsciemment, soit volontairement, déployée pour éviter la crudité d’une
césure enjambante perçue comme dérangeante : « J’ai + noué ». Il
est question désormais d’étendre l’enquête jusqu’à ce que la réponse puisse être
sensible statistiquement.
En attendant, il n’en
reste pas moins que les deux vers cités appartiennent à la catégorie
intermédiaire de l’unité mélodique maintenue dans les cas de juxtaposition :
« J’ai, saisissant mon arc ». L’unité « Noué sur mon genou »
ne soulève pour sa part aucun débat qui nécessiterait une justification de son unité
mélodique.
Vous comprendrez
que les vers suivants ne posent aucun problème de régularité mélodique :
Qui
du mol hyacinthe ornent leurs
blonds cheveux,
Et
qui, dansant aux sons des lyres
ioniques,
Même s’ils sont
pour moi l’occasion de deux nouvelles précisions.
Les formes en
suspens « Qui », « Et qui » comme « Quand », « Si »
dans d’autres vers, sont éloignés de la fin d’hémistiche et ces suspens sont
inévitables en langue sous peine de ne plus pouvoir rien écrire. Il faut bien
quelques marques suspensives dans les hémistiches qui lancent une phrase, une
subordonnée, etc. On ne peut pas réduire tous les propos à des paquets de six
syllabes. On voit alors l’évidence du concept d’élasticité de la syllabation
devant la césure, c’est la clef pour comprendre les hémistiches classiques.
Qu’il me suffise
de citer l’exemple du vers suivant dans toujours la partie II de « Thyoné » :
Je
veux qu’un lin jaloux garde ma nudité,
Puisqu’on y mesure
bien cette autre idée clef que le suspens ne sera pas automatiquement en
attaque d’hémistiche.
Le second des deux
vers cités auparavant a toutefois d’un côté l’intérêt d’un suspens initial de
deux mots grammaticaux consécutifs sur une étendue de deux syllabes, mais ça
rentre dans le statut que je viens de préciser de l’élasticité de la syllabation
devant la césure, et surtout d’un autre côté, le vers offre aussi une
configuration suspensive sur un nom d’une syllabe précédé d’une préposition « aux
sons », son complément du nom formant le second hémistiche, ce qui,
inévitablement, favorise le parallèle avec les césures à venir sur les
locutions prépositionnelle à base nominale : « au fond des… », « au
bord de… », configurations que Leconte de Lisle semble s’interdire encore
à l’époque de composition de « Hypatie » et « Thyoné », à la date pourtant tardive de 1852, cependant que sa pratique pour « aux
sons des lyres ioniques » préfigure l’assouplissement à venir de sa
méthode de composition en vers.
Malgré ce que je
dis pour justifier la régularité de ces configurations particulières, il faut
savoir en apprécier les effets qu’en tiraient les poètes, ce qu’illustrent les
deux vers qui amorcent la partie III du poème :
Ne
me dédaigne point, ô vierge ! un Immortel
M’a,
sous ton noir regard, blessé d’un trait
mortel.
La rime « Immortel »
/ « mortel » n’est pas la plus méritoire qui soit. Nous retrouvons le
rejet de l’apostrophe et le relief par détachement de l’attaque verbale « M’a »
d’une construction à temps verbal composé. Ces deux vers sont parmi les moins
réguliers du poème « Thyoné » sauf qu’ils sont résolument classiques !
Les vers suivants
reprennent une forme très nette de partage clair des hémistiches (6-6, 6-6,
6-6, les automatismes de régulation sont parfaitement sensibles). Je me permets
aussi de relever le traitement de « bruit » au vers suivant :
Attentive
au doux bruit des feuillages
tremblants,
Puisque l’emploi à
la césure du nom monosyllabique « bruit » n’a rien d’un suspens
métrique pour trois raisons : unité du complément en second hémistiche « des
feuillages tremblants », unité du premier hémistiche « Attentive au
doux bruit », et amortissement de l’effet de resserrement à la césure ni
une syllabe, ni deux, mais un souple mouvement de trois syllabes « au doux
bruit » égal à la tête adjectivale « Attentive ».
Je n’ai plus à
justifier la régularité du vers suivant :
Voyant
que, pour dorer ma pauvreté
bénie,
Maintenant que j’ai
posé les principes d’élasticité à la césure, un suspens de trois syllabes ne
heurte pas la reconnaissance métrique, et nous verrons que cela vaut pour deux syllabes
à la césure, mais que cela est plus compliqué pour la fin de vers, comme nous
verrons que la juxtaposition fait que l’isolement d’une syllabe à la césure n’est
pas spécialement choquante. J’ai posé aussi le principe de tolérance nécessaire
des suspensions pour dérouler des phrases avec des subordinations, etc.
J’ai envie
maintenant de vous attirer sur un nouveau terrain d’enquête. Que penser des
successions d’hémistiches sans aucune altération grammaticale ? Soit le vers suivant :
Mes oiseaux
familiers, mes coupes, mes abeilles,
Ce n’est pas le
cas de ce vers-là, mais sa configuration ternaire avec un autre mot que "coupe" pourrait entraîner chez un lecteur la confusion en esprit avec l’idée d’un
trimètre, surtout si le vers est entendu et non lu. Car je prétends que parfois
le trimètre peut être confondu avec un effet ternaire. Ici, il y a une
opposition minimale entre le premier hémistiche un seul groupe nominal et le
second deux groupes nominaux, mais le fait est plus trouble dans les cas où
Ronsard comme Hugo alignent six groupes nominaux de deux syllabes sur tout un
alexandrin, voire alignent des groupes nominaux d’une, deux ou trois syllabes.
Vous l’aurez
compris, je suis en train de chercher les arguments qui participent de l’impression
d’un vers d’une seule coulée comme si la césure ne comptait pas. Et le premier
vers du sonnet « Voyelles » fait partie du débat.
La régularité de distribution des hémistiches
poursuit son cours à la lecture de « Thyoné », je cite tout de même
le vers suivant :
Garde
ta paix si douce et tes dons, ô
pasteur !
On pourrait penser
à un rejet à la manière de Chénier, mais il n’y a aucun suspens dans le second
hémistiche, comme il n’y en a bien sûr pas dans le premier, et l’apostrophe ici
est employée dans les borne métriques comme le ferait Boisrobert, ou un
Corneille, un Racine, un Molière dans une partie des cas qui les concernent (le
rejet n’étant pas systématique chez eux, bien sûr !). L’intégration de l’apostrophe
fait que ce vers n’est pas comparable à un cas où un point suivrait le mot « dons »
avec début d’une nouvelle phrase en fin d’hémistiche. Je ne retiens donc pas
ici ce vers comme exemple d’enjambement à la Chénier, et l’étude d’ensemble du
premier recueil de Leconte de Lisle va tendre à prouver que j’ai raison.
Je relève aussi
sur la même page de l’édition de 1852 ce vers qui a l’intérêt de favoriser le
refoulement de la lecture en rejet d’épithète de l’adjectif « errante »
dans un vers du poème « Surya » placé vers la fin du recueil :
Fidèle
à mon courage, errante et sans
regrets,
Puisque ce vers
que je citerai plus loin est l’unique exemple apparemment de rejet d’épithète
qu’on peut relever dans tout le premier recueil de Leconte de Lisle de 1852,
cas à part du long morceau « Bhagavat » non encore réétudié récemment
par mes soins.
L’étude attentive
des deux premiers poèmes du recueil « Hypatie » et « Thyoné »
permet de se faire une idée de la très grande régularité classique des
alexandrins de Leconte de Lisle à ses débuts !