samedi 21 décembre 2024

Erreurs de Gouvard dans Critique du vers

Edité le 22 décembre à 20 heures, voir la toute fin d'article...
 
Dans Critique du vers, Jean-Michel Gouvard sépare l'existence des alexandrins des drames romantiques de Victor Hugo des alexandrins de la poésie lyrique. Il néglige la comparaison des configurations à la rime qui sont comparables à ce qui se déroule à la césure. Il attribue ainsi des innovations à Baudelaire qui ne furent pas de son fait. Gouvard ignore l'importance des rejets d'épithètes, ce qui est étrange quand on sait le succès de scandale de l'entrevers de "l'escalier / Dérobé" au début de la pièce Hernani. Il ignore enfin la question des poètes qui ont évolué soudainement dans leur manière de versifier au cours de la décennie 1850 : Banville et Leconte de Lisle, et même Baudelaire n'est pas traité rigoureusement à ce sujet. Il manque aussi une étude comparative d'importance avec les césures des vers de dix syllabes, étude qui aurait remis en cause le discours sur le recours au trimètre ou au semi-ternaire pour adoucir la transgression de la césure entre deux hémistiches de six syllabes.
Comme certains vers de Victor Hugo et d'Alfred de Musset sont cités dans Critique du vers, ainsi que les vers de Leconte de Lisle, je prends donc la peine de prouver que les erreurs sont réelles.
Des pages 134 à 137, Gouvard fournit le "Corpus général" des recueils de vers qui ont servi à son étude. Il manque l'intégralité des poésies de Marceline Desbordes-Valmore et il en manque du coup un enjambement de mot précoce à la césure au sein d'un vers de dix syllabes. Il manque les recueils de romantiques mineurs Philothée O'Neddy et Pétrus Borel, avec une perte sèche de "que" à la césure, d'enjambement sur trait d'union : "royauté-charogne" et d'enjambement au milieu d'un verbe, après un prefixe en "e" : "redise".
Pour Leconte de Lisle, Gouvard recense le recueil de 1852 des Poèmes antiques, mais il travaille sur une édition de 1891. Il fait l'impasse sur le recueil de 1855 Poèmes et Poésies, sur le recueil de 1858 avec quelques poésies nouvelles, sur le recueil Poésies barbares de 1862. Gouvard va privilégier l'édition définitive en une sorte de trilogie Poèmes antiques, Poèmes barbares et Poèmes traghiques, alors que les vers sont remaniés et les ensembles complètement refondus. Il ne faut pas croire que le recueil Poèmes barbares correspond au recueil Poésies barbares remanié et enrichi.
Ce problème de méthode concerne aussi les recueils de Banville, mais c'est plus gênant dans le cas de Leconte de Lisle, vu que les recueils ont été complètement refondus.
Gouvard a beau citer Leconte de Lisle comme témoin dans son ouvrage, il le fait selon une voie biaisée et ignorant ce qu'étaient exactement les deux premiers recueils publiés par Leconte de Lisle il n'y a aucune conscience de l'évolution de Leconte de Lisle de 1852 à 1855 dans un premier temps, tandis que la maîtrise de son évolution est toute relative.
Gouvard n'a pas lu les recueils dans leurs formes originales d'époque. Ceci fragilise l'ensemble de ses analyses.
Je précise d'ores et déjà que l'étude sera à reprendre en incluant La Divine Comédie de Dante dans sa traduction en vers par Louis Ratisbonne. Il faudra ajouter des vers de théâtre, des parodies d'époque des vers de Victor Hugo, etc.
Passons maintenant au problème des antériorités de Victor Hugo et d'Alfred de Musset sur Charles Baudelaire.
A partir de la page 140, Gouvard cite les premiers vers de la poésie lyrique du dix-neuvième siècle où il découvre une césure après un proclitique d'une syllabe, préposition, pronom, déterminant.
Il cite un vers de "Mardoche" comme étant la première attestation : 

Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus / [...]
Il le rencontre dans les Contes d'Espagne et d'Italie. En bon historien, Gouvard aurait dû considérer que Musset fait écho à la pratique de tels vers par Hugo dans Cromwell. C'est essentiel, c'est un écho aux audaces du moment. Gouvard transforme Musset en initiateur et génie solitaire qu'il n'est pas. Le vers est une étrangeté en passant dans l'optique de Gouvard. Musset n'a pas donné suite. Mais il suffit de voir que c'est un écho à l'actualité du Cromwell de Victor Hugo. Et il suffit de comprendre qu'à ce moment-là personne ne devine que Victor Hugo va éviter de recourir à ces audaces dans ses recueils de poésies lyriques. C'est Hugo seul qui a pratiqué la séparation entre vers de théâtre et vers de poésie lyrique, ce qui ne change rien pour autant au fait que Musset, Baudelaire et compagnie ne font qu'imiter Hugo.
Gouvard cite ensuite un vers isolé de Barbier et un vers d'un poète sans intérêt Savinien Lapointe. Je passe sur le vers correctement identifié comme antidaté par Gouvard dans les poésies de Vacquerie.
Musset et Barbier ont eu un moment de fantaisie, passons à autre chose. L'analyse de Gouvard nous laisse clairement sur notre faim.
A propos de Victor Hugo, voici le discours explicatif lunaire que fournit Gouvard. il dénonce le côté antidaté du poème "Le Mariage de Roland" daté de 1846 alors qu'il n'a été publié qu'en 1859 dans la première série de La Légende des siècles. Gouvard dit qu'ensuite Hugo va pratiquer régulièrement mais épisodiquement le procédé, mais il manque des dates précises : sept ans après 1846 ? dans quels recueils, dans Les Châtiments ? Quels vers en ce cas ? Sur des manuscrits aux dates fiables ?
En tout cas, faire un procès à l'inventeur du procédé qui l'antériorité dans son drame Cromwell il fallait oser. Gouvard, Cornulier et Murphy ne doutent de rien.
A la page 146, Gouvard attribue donc un rôle d'initiateur à Charles Baudelaire avec un vers daté de 1851, il s'agit d'un vers du poème "Voyage à Cythère", source essentielle au sonnet "Oraison du soir" de Rimbaud dont le premier vers est un jeu précisément sur la césure du vers que nous citons maintenant :
Chacun, plantant comme un outil, son bec impur
et "Accroupissements" s'inspire lui aussi de cette césure et du poème "Un voyage à Cythère".
Gouvard part ensuite sur une analyse de l'évolution du placement du mot "comme" dans les vers de Baudelaire. Auparavant, il le plaçait après la césure selon le principe de convergence classique entre le vers et la syntaxe, mais des premiers "comme" devant la césure apparaissent, ce "comme" qui est évidemment présent dans le duo "comme un".
Gouvard se moque du monde. Il y a une quantité importante de "comme" à la césure dans les vers de Victor Hugo, un au moins en 1853 dans ses Châtiments, mais une dizaine auparavant dans ses drames : Cromwell, Marion de Lorme, Ruy Blas, Les Burgraves et peut-être aussi dans Hernani et Le Roi s'amuse. Et on reconnaît le procédé appliqué à la rime du vers 2 des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Gouvard, Cornulier et Murphy ne doutent de rien. Qui plus, pourquoi ne pas continuer sur la forme "comme un", pourquoi passer à l'analyse du mot "comme" ? Gouvard fait comme s'il y avait un glissement naturel de "comme un" à "comme", alors que la césure sur "comme un" est plus discordante que la césure sur le mot "comme". Gouvard nous plie à une thèse que d'abord il y a deux mots grammaticaux devant la césure, mais c'est une pétition de principe, et les "comme" à la césure de Victor Hugo antérieurs au "comme un" de Baudelaire fragilise bien cette pétition de principe. Mais, la césure sur le déterminant "un" est initié par Hugo dans Marion de Lorme : "C'est un refus ?" procédé imité par Baudelaire dans un sonnet "c'est un secret..." Et surtout, puisque les rejets sont comparables à l'entrevers, il convient de se reporter à une rime d'Alfred de Musset dans Les Marrons du feu : "Comme une / Aile de papillon". Baudelaire ne fait que reprendre la forme déployée par Musset, mais Gouvard va développer toute une théorie sur la pratique discordante à l'essai chez Baudelaire. Je cite Gouvard commentant ce vers à la page 146 :

Cette occurrence est intéressante, car elle laisse entrevoir selon quel processus de discordance syntaxique accrue le marquage CP6 va progressivement se mettre en place. [...]
Gouvard veut nous convaincre que Baudelaire a pensé cela tout seul, sans influence, et il veut nous faire croire que quand on passe à ce genre de versification le poète ressent le besoin de s'acclimater : il pratique d'abord la césure acrobatique après deux mots grammaticaux avant d'oser la pratiquer sur un seul mot d'une syllabe.
Murat a considéré comme acquis cette transition des deux mots grammaticaux dans son livre L'Art de Rimbaud. Cela est moins évident pour Cornulier, mais il était tout de même directeur de la thèse de Gouvard, donc l'affirmation il l'a laissée passer. Murphy n'a de cesse d'attribuer les césures sur "comme un" et "comme" à Baudelaire.
Moi, je pense cruellement que Baudelaire n'a pas les capacités de Victor Hugo pour versifier souplement, peut-être pas même celles d'un Musset. Et Baudelaire imite Hugo et Musset, et il a la chance de faire école et de profiter de la distraction de ceux qui n'ont pas vu ces audaces chez Hugo et Musset.
Ceci dit, Banville, Leconte de Lisle, Blanchecotte et quelques autres pratiquent ces audaces au même moment dans la décennie 1850. Gouvard déclare que Maxime Du Camp a pratiqué la césure sur un seul mot grammatical d'une syllabe avant Baudelaire, le dédicataire du poème "Le Voyage". En clair, il faudrait une étude historienne sur la fenêtre de la décennie 1850, même si le rôle influent joué par Baudelaire est indéniable.
L'historique de l'évolution du vers que fournit Gouvard ne se confond pas avec le nôtre, puisque Gouvard ignore le problème des épithètes, le rôle joué par Vigny, même s'il cite l'oeuvre pionnière de Chénbier, le rôle phare de Victor Hugo ensuite. Non, Gouvard oublie les vers les plus déviants des drames hugoliens, il les écarte indûment du raisonnement critique. Et Gouvard psychologise la création de césures reprises telles quelles à d'autres auteurs.
Gouvard ignore dans son relevé des vers qui ne cadrent pas avec la thèse d'une acclimatation des audaces moyennant la compensation ternaire ou semi-ternaire : "Adrien, que je redise encore une fois" de Borel, enjambement de mot d'un décasyllabe en 1830 de Marceline Desbordes-Valmore, réduction immédiate à un seul mot grammatical à la césure pour une partie des premiers CP6 de Victor Hugo où il ne saurait être question de parler d'acclimatation progressive.
Revenant sur les vers lyriques de Victor Hugo, Gouvard spécule sur le fait que Victor Hugo n'a pas connu le vers de Baudelaire avec césure sur "comme un" à la césure publié dans la Revue des deux mondes en 1855. Notez en passant que la datation 1851 pose du coup un petit problème.
Victor Hugo pouvait la connaître d'abord, et de toute façon il connaissait le "comme un" à la rime des Marrons du feu et il connaissait ses propres vers "comme" à la césure", "c'est un" à la césure, etc.
Dans Théorie du vers, Cornulier citait au moins un des deux vers de Cromwell de Victor Hugo avec un effet CP6, en l'occurrence préposition d'une syllabe devant la césure. Gouvard semble superbement ignorer ce fait qu'il a pourtant dû lire quantité de fois dans l'ouvrage clef qui l'a décidé à suivre une thèse sous la direction de Cornulier...
Voici ce qu'affirme Gouvard sans broncher :
[...] le poète n'a pas franchi le pas qui consisterait à écrire "*Et grandissait comme il grandissait sous l'affront". Ce constat conforte la proposition selon laquelle la discordance mètre / phrase était une procédure de composition nouvelle qui était dans l'air du temps, sans être l'apanage exclusif d'une signature.
Gouvard est en train de critiquer Hugo de ne pas avoir osé essayer ce qu'il a pourtant été le premier à pratiquer ! Et cerise sur le gâteau, Gouvard dit que le procédé n'a pas à être "l'apanage exclusif d'une signature". Hugo est dépossédé  de son "apanage exclusif" et il est même mis en-dessous du petit groupe de ceux qui lui ont pris le procédé.
C'est du papier Gouvard !
Qu'on ne me dise pas que Gouvard a cité tels vers d'Hugo, Musset, a fait telle étude statistique sur Leconte de Lisle pour amener une fin de non-recevoir à mes critiques. Ci-dessus, vous avez une mise en forme imparable et succincte.

**

Avant Hugo, il existait des enjambements de mots à la césure ayant connu l'impression, le "dispotaire féminin" de Dorimon. Il existait des suspensions de la parole sur le mot "que" ("La Carpe et les carpillons" de Florian, fable de fin du XXVIIIe siècle), sur la conjonction "si" (Molière, Corneille), sur une préposition ou un déterminant (Racine dans Athalie ou Les Plaideurs). Il avait existé des césures lyriques ("e" féminin devant la césure) jusqu'au début du XVIe siècle, avec Villon parmi les exemples, il avait aussi existé des césures à l'italienne "e" de fin de mot comptant pour le second hémistiche, mais les critères CP6 dont parle Gouvard sont jusqu'à plus ample informé l'invention du seul Victor Hugo dans son drame Cromwell paru en 1828.

Nous pourrons, puisqu'il nous appelle et nous invite, (Acte V, Cromwell)

(P) Je t'approuve. (B) Il faut, pour ne rien faire à demi, (Acte II)
(P : Plinlimmon, B : Barebone)

Le deuxième vers cité est le premier à apparaître dans ce drame. Hugo n'a bien sûr pas médité la modération que procurerait la suite de deux mots grammaticaux devant la césure... Ce vers ne peut être classé ni en tant que trimètre, ni en tant que semi-ternaire.
Le premier vers cité serait 84 selon la théorie du semi-ternaire. Je n'y adhère bien sûr pas. Les semi-ternaires ne sont d'ailleurs peut-être que le reflet involontaire de rejets et contre-rejets volontiers dissyllabiques.
Gouvard reproche à Hugo de ne pas avoir imité Baudelaire, Leconte de Lisle et Banville en inventant ces deux vers-là. Gouvard soutient que l'invention des CP6 n'est l'apanage exclusif d'aucun poète. Ici, au seul nom de Victor Hugo, vous avez le premier P6 et le premier C6 de l'histoire de l'alexandrin français.
La thèse d'une évolution progressive est également battue en brèche par ces deux exemples.
Je précise que peu de temps avant la césure sur "nous" prononcée par Cromwell, Hugo glisser plusieurs trimètres à triple répétition : "Malheur à vous ! Malheur à moi ! Malheur à tous !" ou "Il faut qu'il marche ! Il faut qu'il roule ! Il faut qu'il aille !" Cela est contre-balancé par un grand nom de mots d'une syllabe isolés à la césure ou à la rime, par un grand nombre de monosyllabes ("frère", "non", etc.) détachés devant la césure ou bien à l'inverse ("vite") détachés après la césure : "Les premiers. / Mettons-nous vite aux places d'honneur."
Ajoutons aussi que Victor Hugo pense avec habileté les effets mélodiques :
Comme elle y va ! / C'est un refus ? / Mais je suis vôtre.
La césure entre "un" et "refus" permet clairement d'installer un jeu scénique féminin, puisque c'est Marion qui parle. On sent comment elle met le poids sur le mot "refus" et on en sent l'effet immédiat sur l'homme : "Mais je suis vôtre". Le suspens sur "pour" est très léger, presque non justifié dans le développement grammatical, mais il permet de saisir la note un peu précieuse, un peu pédante du discours tenu, on sent la touche de vanité dans ce "pour, ne rien faire à demi" où "pour" est mis en léger suspens.
Le "nous" est évidemment chargé de fatuité et de symbolique dans l'alexandrin prononcé par Cromwell.
On compare avec Baudelaire ?
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu[.]
Dans "Semper eadem", Baudelaire imite directement le "c'est un refus ?" de Marion de Lorme, mais le suspens sur le déterminant et le soulignement du nom "secret" n'ont pas la mélodie naturelle au vers hugolien.
Et dans "C'est un", Gouvard identifie-t-il "C'est" comme un mot grammatical en cinquième syllabe ? Parce que cette histoire d'une suite de deux mots grammaticaux aux cinquième et sixième syllabes, ça manque de la plus élémentaire rigueur d'analyse par-dessus le marché.

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