mercredi 4 décembre 2024

Pour une vraie histoire de l'évolution des alexandrins, le cas de Leconte de Lisle : partie 2/4 comparaison de "Glaucé" avec "Credo in unam"

Dans la première partie de l'article, j'ai fait un long arrêt sur les deux seuls premiers poèmes du recueil Poëmes antiques de 1852 : "Hypatie" et "Thyoné", ce qui correspond à plus de 200 alexandrins tout de même, deux fois "Le Bateau ivre". La date de publication est importante également, puisque si on attribue un rôle déclencheur aux Fleurs du Mal de Baudelaire, nous ne sommes qu'à cinq ans de la publication originale et censurée de 1857, à trois ans de la pré-originale d'un groupe de poèmes des Fleurs du Mal dans la Revue des deux mondes. Baudelaire n'a pas inventé les césures acrobatiques qu'on lui attribue, mais il a donné l'impulsion pour qu'on les exploite massivement dans la poésie lyrique, alors que les premiers emplois étaient demeurés rares dans la décennie 1830, puis s'étaient tus, avec simplement une survie parcimonieuse dans les vers de théâtre de Victor Hugo. Il y avait d'autres types de césures qui évoluaient, mais justement le recueil de 1852 de Leconte de Lisle reste en-dessous de ces évolutions.
Il faut ajouter à cela que ça réintroduit des arguments contre un point important des théories métriques initiales de Benoît de Cornulier et Jean-Michel Gouvard : la fameuse thèse du semi-ternaire après une acclimatation au trimètre. Il n'y a pas de trimètre dans le premier recueil de Leconte de Lisle, si je ne m'abuse, et il n'y a pas des enjambements qui acclimatent à voir autre chose que la césure normale. Et trois ans plus tard, Leconte de Lisle aura soudainement évolué, mais trois ans c'est court.
La thèse du semi-ternaire suppose une acclimatation, mais une acclimatation de lecteur ou une acclimatation d'auteur ? Réfléchissez-y bien ! Martinon, au début du vingtième siècle, s'inscrit dans un mode d'acclimatation de lecteur sur le tard. Leconte de Lisle, ou bien mieux ses contemporains anonymes lecteurs de poésies, ils font comment pour goûter une acclimatation de lecteur entre 1852 et 1855, voire bien sûr au-delà ? Les vers qu'on pouvait lire à l'époque n'étaient pas saturés de trimètres et d'enjambements variés. Il y avait bien sûr Hugo, Vigny, Musset et Banville, mais est-ce suffisant ? Il y avait tout le contrepoids des autres lectures nombreuses des gens d'époque.
Et pour une acclimatation en tant qu'auteur, mais nous avons un recadrage qui se dessine, celui des limites dans le temps de cette acclimatation. Dans le cas de Leconte de Lisle, cette acclimatation n'a pu commencer qu'après la publication de son premier recueil. 1852, c'est deux ans avant la naissance de Rimbaud, quatorze ans seulement avec le premier numéro du Parnasse contemporain, dix-huit ans seulement avant l'entrée en scène du poète Arthur Rimbaud !
Et dans ce cadre nouveau, d'évidence, il faut des études métriques où on dégage la nouveauté du vers romantique en laissant de côté les césures clefs qui intéressent quasi exclusivement les études se réclamant des travaux de Roubaud et Cornulier. Il faut laisser de côté les césures sur un mot grammatical d'une syllabe violemment suspendu, pour en envisager d'autres. Et Gouvard a évité ce défi en se contentant de déplacer la recherche à des suspensions violentes sur des mots grammaticaux de deux sinon trois syllabes. Il existe un discours sur les rejets ou contre-rejets d'épithètes, mais aucune datation, aucune statistique. Il manque une étude aussi des rejets de groupes prépositionnels compléments du nom. Puis il manque les rejets de compléments verbaux et les interruptions de phrase brusques après un verbe.
La comparaison des deux premiers recueils de Leconte de Lisle a des conséquences considérables, puisqu'on prend la mesure du problème posé et après on est invités à faire des enquêtes sur les poètes qui ont publié avant 1852, œuvre par œuvre, poète par poète. Et on peut faire des synthèses avec de nouveaux critères. Nous sommes aussi invités à nous pencher sur la question des variantes, et sur le problème des éditions actuelles qui privilégient les dernières éditions revues par un auteur. Ce problème concerne tout particulièrement Banville et Leconte de Lisle, mais il concerne aussi Baudelaire, puisque des vers sont remaniés d'une édition à l'autre des Fleurs du Mal, au moins de 1857 à 1861. Il y a des poèmes qui étaient lus au dix-neuvième et qui ne sont jamais lus par personne de nos jours. Cela crée un biais important dans les analyses de l'évolution de la césure des alexandrins. Le recueil de Leconte de Lisle offre aussi un socle pour repenser l'évolution même des vers dans les décennies 1850 et 1860. Je mets plus que jamais en doute le prétendu recours aux semi-ternaires. Moi, je pense que le semi-ternaire a fait son apparition après la bataille dans décennie 1890 et qu'il est le fait de poètes qui ne sont connus de personne. On le transpose à tort dans les vers des grands poètes du milieu du XIXe siècle. Et ça peut se démontrer petit à petit avec un peu de patience et de méthode.
Depuis quarante ans, nous n'avons qu'une avalanche d'études pour confirmer l'importance clef des césures les plus chahutées, et cela a empêché l'éclosion d'autres études presque tout aussi importantes pour déterminer l'histoire de la versification. Il n'existe aucune mise au point critique sur le trimètre au dix-neuvième siècle, parce que tout simplement les critères du livre Théorie du vers ne sont pas adaptés à ce sujet. Et on voit le problème, et on ne fait rien pour y remédier, on l'accepte passivement.
Après "Hypatie" et "Thyoné", je propose de reprendre l'exercice avec le troisième poème intitulé "Glaucé". Il s'agit d'un poème en 128 vers, tout comme "Thyoné". Il a le même dispositif : alexandrins de rimes plates distribués en quatre parties numérotés I, II, III et IV de 32 vers chacune.
Les sujets mythologiques grecs traités par Leconte de Lisle favorisent les rapprochements avec "Credo in unam" de Rimbaud. Il y a des éléments à comparer, et après il faut faire le départ entre les lieux communs d'époque et ce qui pourrait avoir été une source d'inspiration directe pour Rimbaud.
En revanche, au plan de la versification, Leconte de Lisle est moins audacieux que le poète de Credo in unam".
Je cite les vers intéressants à commenter pour leur souplesse métrique :
Longtemps heureuse au sein de l'onde maternelle,
Leconte de Lisle commence à s'intéresser à la césure sur une tête nominale d'une syllabe d'un groupe prépositionnel "au sein de".
Ô Clytios ! sitôt qu'au golfe bleu d'Himère
Une remarque similaire concerne les locutions conjonctives avec une tête dissyllabique, forme équivalente au "tandis que" de Corneille et Molière repris par Hugo puis Rimbaud, mais la forme "sitôt" favorise clairement la suspension vu l'étymologie du mot. Dans son article "Arthur Rimbaud et le vers romantique", Jean-Michel Gouvard, qui semble ignorer l'existence des césures sur "tandis que" de Corneille (Mélite) et Molière (Sganarelle), compare celle de Rimbaud aux exemples supposés initiaux d'André Chénier, et il cite, page 43, un vers où la césure sur locution porte précisément sur la forme "sitôt que" :
Ne le voit plus, sitôt qu'il n'est plus sous ses yeux !
Le vers n'est pas des plus heureux, il ressemble à certains vers un peu forcés de Corneille, Hugo est plus souple, mais pratique parfois aussi des vers familiers peu nourris grammaticalement. Le relief de la forme "sitôt" ne pose aucun problème, contrairement à la forme "tandis" dont le sens étymologique s'est perdu.
Mais, comme Leconte de Lisle traite un sujet mythologique, il est remarquable de constater que sa première audace sur une telle locution coïncide avec un vers d'André Chénier. A mon avis, ce n'est pas anodin. On pourrait se dire que les poètes mettent un point d'honneur à pratiquer une audace inédite, mais on vérifie sans arrêt qu'à côté ou non d'audaces inédites les poètes citent les audaces antérieures, ils les rejouent. On le voit pour Hugo, pour Baudelaire, pour Verlaine, pour Rimbaud, pour Banville et pour Leconte de Lisle aussi.
Notez aussi la reprise par Leconte de Lisle en attaque de vers de la forme "Sitôt que", deux vers plus loin seulement : "Sitôt qu'avec amour..." C'est intéressant également de jauger le poids du mots qui prend un relief à la césure puis devient un marqueur d'éloquence. La sensualité de ce développement peut être citée dans l'optique d'une comparaison avec "Credo in unam" :
Sitôt qu'avec amour l'abîme murmurant
Eut caressé ton corps d'un baiser transparent...
Je note aussi en attaque du volet numéroté II une forme d'hommage à l'auteur des Méditations poétiques : "Salut, vallons aimés, [...]".
Je relève l'emploi de "flots bleus" à la rime également dans la partie I, je relève l'emploi au singulier "lèvre enfantine" en liaison avec une mention du "Syrinx". L'expression au singulier "ma lèvre" dans un contexte de performance musicale revient plus loin dans le poème.  Le personnage de "Cybèle" apparaît plus loin et on pourrait penser à "La Géante" de Baudelaire quand le locuteur du poème "Glaucé" dit qu'il s'endort dans un pli de la robe de la déesse. Nous retrouvons la rime "belle"/"Cybèle". La rime "eaux"/"roseaux" du poème "Ophélie" apparaît aussi dans la partie numérotée III, mais il y a des antériorités inévitables pour un tel lieu commun, pas mal il me semble dans Les Cariatides de Banville. Je relève aussi la mention "bleuâtres" pour "bleuâtres haleines", il y a plusieurs vers où Leconte de Lisle emploie l'adjectif "bleuâtre(s)" et cela m'intéresse, puisque je cherche à préciser l'origine d'emploi des termes "bleuisons" et "bleuités" dans "Premières communions", "Bateau ivre" et "Mains de Jeanne-Marie" de Rimbaud. Je relève la mention "joue en fleur" à la rime.
Vous me direz que tout cela est bel et bon, mais que ça ne reste pas dans les limites de mon sujet : l'évolution des césures chez Leconte de Lisle. Mais ce genre de digression fait ma force, parce que je vous propose maintenant une comparaison entre "Glaucé" et "Credo in unam".
Je continue mon relevé des vers assouplis dans la pièce de Leconte de Lisle :

Que la terre s'éveille et rit, et que les flots
Ici, nous avons un exemple de rejet à la Chénier. Il est assoupli par la coordination "et" devant le verbe, et aussi par la souplesse de reprise "et que les flots" où on constate d'ailleurs la reprise de la coordination "et". Au plan poétique, on peut relever la diffusion phonématique du [e] "s'éveille et rit, et que les flots".
Un rejet souple à la Chénier semble aussi apparaître au vers suivant :

Et je voudrais saisir le monde et l'embrasser !
Nous sommes dans une phase du poème qui me ferait un peu mentir sur la quasi absence d'effets à la Chénier dans le recueil de 1852. Notons à nouveau la présence de la conjonction "Et" qui encore une fois est le moteur d'assouplissement pour rendre acceptable en rythme le rejet de complément direct du verbe "saisir". Notons que le rejet a un sens bonifié par la rallonge "et l'embrasser". C'est une construction de vers assez remarquable : le poète met en relief "le monde", par un effet de débordement à la césure, et l'adjonction "et l'embrasser" mime sa réappropriation rythmique par l'enlacement du vers. Brillant !
Maintenant, je me permets de citer les quatre vers suivants :
Ô nymphe de la mer, je ne veux pas t'aimer !
C'est vous que j 'aime, ô bois qu'un dieu sait animer,
O matin rayonnant, ô nuit immense et belle !
C'est toi seule que j'aime, ô féconde Cybèle !
Nous y trouvons une opposition comparable à celle de Rimbaud poète dans "Credo in unam" quand il oppose Vénus à un "autre dieu" qui "nous attelle à sa croix". Nous y retrouvons l'emploi clef de l'adjectif "immense" que Rimbaud déploie dans "Sensation" et "Credo in unam", la rime "belle"/"Cybèle" en outre. Mais, parmi les interjections en "ô", celle "ô bois" est calée contre la césure, procédé de mise en relief qui n'a rien d'anodin. Toutefois, il ne s'agit pas d'un contre-rejet et le lien appositif au "vous" du premier hémistiche évacue complètement la tentation de parler de suspens en attente d'une suite : "C'est vous que j'aime, ô bois".
La même remarque peut être faite pour ce vers plus loin de "Glaucé" :
Daigne m'apprendre, ô marbre à qui l'amour me lie,
à ceci près que l'apostrophe désigne le sujet du verbe tourné à l'impératif.

J'ai très peu de vers enjambants à commenter. Je relève tout de même tout ce qui a de l'intérêt, et je cite ainsi ce vers pour son énumération d'adjectifs :
Souviens-toi qu'un dieu sombre, inexorable, agile,
L'adjectif monosyllabique est séparé métriquement des deux suivants. Toutefois, les hémistiches ont chacun leur unité mélodique, ce genre de collage était intéressant pour un classique soucieux de ses effets, mais justement il s'agit d'une possibilité classique admise et non d'un vers nouveau.
Dans une petite mesure, on peut relever au début du volet IV, le vers suivant, mais il correspond à une suspension nécessaire au déploiement d'une subordonnée, et ce n'est que la maigreur de signification du tour impersonnel "il est vrai" qui nous donne l'illusion de devoir nous y arrêter :

Ô nymphe ! s'il est vrai qu'Eros, le jeune archer,
mais cela montre aussi que Leconte de Lisle prend ses aises. Je rappelle qu'il y a un petit écart entre le fait de composer des poèmes lyriques et celui de composer des pièces de théâtre tragédies ou comédies. Le théâtre suppose d'inventer des dialogues crédibles, et je pense que cela a des conséquences sur l'abandon naturel du poète à créer parfois des configurations à la césure qui vont nous paraître justement triviales. Et je me demande ce que donnerait une étude sous cet angle de certaines césures de Corneille sinon d'autres qui nous surprennent parce que nous nous attendons à une certaine posture lyrique des vers, qui nous surprennent parce qu'ils sont rares et semblent tomber plus d'une manière empirique que d'une manière réellement méditée par le poète. Et dans les longs poèmes à rimes plates où, même s'il n'y a pas de dialogues, nous avons une tendance du poète à soliloquer si on peut dire la même tendance empirique peut affleurer dans la création de césures plus triviales. C'est le cas du vers que je viens de citer. Et, partant de là, l'expérience des poèmes de longue haleine à rimes plates favoriserait le glissement insensible du poète du côté d'une versification plus souple.
Eh oui ! Prenez des notes. Je n'ai peut-être pas fini de vous impressionner par les angles d'attaque que je peux envisager à ma réflexion générale sur l'histoire du vers.
C'est tout l'intérêt pour les universitaires de ne pas gâcher ce que peut avoir à leur dire quelqu'un qui contrairement à eux lit et relit des tonnes de recueils en vers qui ne sont plus édités, qui leur sont inconnus ou qui ne leur sont connus que de nom et par des extraits lus rapidement contre leur gré.
Pour donner de la vie à ses vers, Leconte de Lisle, qui se tient plutôt dans l'orbe classicisante, va pratiquer quelques juxtapositions, donc j'ai aussi raison de poser pour le vers classique l'alternative : unité mélodique et grammaticale de l'hémistiche ou juxtapositions avec harmonisation rythmique des limites de l'hémistiche :
Et le train qui perça ton beau sein, ô Glaucé,
Sans même m'effleurer dans les airs a glissé.
Je te plains. Ne crois pas, ô ma pâle déesse,
[...]
Il n'y a aucun rejet à la Chénier pour "ton beau sein", ni anomalie de construction dans "Je te plains. Ne crois pas," sous prétexte que la première proposition est flanquée d'un point, la seconde d'une virgule.
Le vers suivant :

Nulle vierge, mortelle ou déesse, au beau corps,
n'offre pas un rejet à la Chénier dans "ou déesse". Certes, le balancement est sensible et recherché avec l'opposition sémantique entre "mortelle" et "déesse", mais l'allongement (et non rallonge) au beau corps donne une unité mélodique au second hémistiche : "ou déesse, au beau corps". On voit par cet exemple qu'il ne faut pas s'arrêter à ce qui se passe à la césure, ce qui prédomine c'est la conception des hémistiches. Notons aussi que ce vers exclurait une analyse en trimètre, étant donné le "e" final du nom "vierge" à la quatrième syllabe du vers, tandis que "déesse" occupe pleinement la neuvième syllabe. Inutile de débattre sur l'allure ternaire du vers, mais cet exemple vous met en garde contre l'analyse en trimètres et semi-ternaires dans le cas de poèmes où les enjambements se pressent en foule.
Notez qu'un balancement similaire apparaît dans les tout premiers vers de la toute première tragédie de Racine qui nous soit connue, La Thébaïde ou les frères ennemis :
Après ceux que le Père et la Mère ont commis :
En réalité, le vers de Racine est le seul discordant dans la comparaison, c'est Racine qui commet un enjambement "anachronique" à la Chénier à ses débuts et non Leconte de Lisle en 1852.
Et il est intéressant de penser que quand Racine va pratiquer des césures d'exception pour son époque, ce sera sur ce même motif des crimes paternels ou maternels : "Après" dans Iphégnie quand Achille décrit son horreur devant les intentions infanticides d'Agamemnon et le "Et pour..." dans Athalie quand Athalie veut s'offrir en mère à Joas et remplacer un tout autre modèle de père.
J'en ai fini avec mon relevé dans le poème de 128 alexandrins qu'est "Glaucé". J'ai peut-être abrégé de deux ou trois vers le relevé en évitant de revenir sur des points commentés au sujet de "Hypathie" et "Thyoné".
Face à cela, nous avons "Credo in unam" de Rimbaud, pièce parnassienne par excellence dans l'imaginaire collectif, pièce qui est nécessairement mise dans la perspective des poèmes antichrétiens moulés dans une imitation de religion perdue, en l'état la mythologie grecque.
Le poème "Credo in unam" compte 184 alexandrins, il est un peu plus long que "Glaucé". Il est pour l'essentiel en rimes plates avec la petite exception d'un "quatrain" de rimes croisées incrusté. Il est sur un motif grec familier à Leconte de Lisle, il s'agit d'un poème des débuts de Rimbaud, tandis que "Hypathie", "Glaucé" et "Thyoné", s'ils ne sont pas les débuts de Leconte de Lisle sont tout de même les trois premiers poèmes de son premier recueil.
Il y a plusieurs passages à comparer entre les poèmes de Leconte de Lisle et "Credo in unam". Même pour "Glaucé", je ne les ai pas tous relevés. On peut prendre le temps de relever les rimes en commun, par exemple :

Leconte de Lisle fait rimer "flots bleus" et "onduleux". L'expression à la rime "flot bleu" ou "flots bleus" vient de Victor Hugo et est commentée dans la section "Pensées" du Joseph Delorme de Sainte-Beuve. Leconte de Lisle poursuit dans sa direction où l'épithète a quelque chose d'évident par rapport au nom qu'elle complète, il fait ainsi avec "mer infinie" par exemple. Rimbaud pratique la rime "long fleuve bleu" et "Dieu" qui témoigne d'une moindre conscience de la valeur d'épithète absolue de "flot bleu" commenté par "Joseph Delorme". Notons pourtant que Rimbaud tourne autour de l'idée avec d'autres rimes de "Credo in unam" : "Dieux" et "cieux" ou "cheveux bleus" et "ciel mystérieux".
La rime "beauté"/"(molle) clarté" n'est pas reprise telle quelle par Rimbaud, mais il pratique les deux mots à la rime dans "Credo in unam" : "cités" et "immensités", "l'immortelle Astarté" et "l'immense clarté", "la première Beauté" et "tant de virginité". Pour la rime "ombres si douces" et "vertes mousses", nous pouvons comparer avec celle de Rimbaud : "panthères rousses" et "rougit les sombres mousses", et j'en profite pour comparer l'hémistiche que je viens de citer avec ce premier hémistiche du quatrième vers de "Glaucé" : "Rougit le pâle azur". Rimbaud ne reprend pas la rime avec gradation "caressser" / "embrasser", mais il offre des équivalents : "baiser" / "apaiser" et "espace" / "embrasse". Je me garde de tout citer. Je pourrais aussi citer les mots à la rime communs aux deux poèmes, de "paupières dorées" à "pâleur dorée", les rimes avec l'adjectif au féminin "amère", les équivalences entre "maternelle" et "mère", le je u sera assez vain et contesté. Il y a aussi la rime banale "jour"/"amour", etc. Où s'arrêter ? Je me permets de mentionner les deux vers suivants :
Je puis nager à peine, et sur ma joue en fleur
Le sommeil en fuyant a laissé la pâleur.
Ils sont très proches du passage de "Credo in unam" que voici :
Elle laisse traîner sa pâle joue en fleur
Au front du dieu [...]
Ou Rimbaud s'inspire directement de ce passage, ou nos deux poètes puisent à une même source puisqu'il ne s'agit pas d'un lieu commun spécialement courant non plus.
Je procède maintenant au relevé des vers assouplis à la césure dans la pièce rimbaldienne :
Et quand on est couché sur la vallée, on sent
Il s'agit du troisième vers de "Credo in unam" ! Nous n'avons même pas le temps de nous habituer à une régularité toute classique. C'est un vers essentiel à l'histoire du rimbaldisme mine de rien. La mention "couché" a plein d'équivalents je pense dans Les Cariatides, mais je dis ça d'intuition sans avoir réellement mis au point mes investigations. La description faite ici concerne d'autres poèmes rimbaldiennes, dont "Mytique" des Illuminations, mais son intérêt vient de la forme "on sent" qui est très présente dans d'autres poèmes de Rimbaud, et notamment dans "Les Chercheuses de poux". Vous comprendrez aisément que maîtriser la signification d'emploi pour Rimbaud à ses débuts c'est développe une lecture plus fine du poème "Les Chercheuses de poux" qui s'ouvre à vous.
J'ai souligné deux éléments dans ce vers, car il y a à la fois un rejet à la Chénier pour le complément de lieu "sur la vallée" essentiel à la composition phrastique, et puis un contre-rejet de "on sent", contre-rejet qui ne se justifie pas par la construction grammaticale puisque nous avons une suite sujet et verbe, mais par l'effet d'écrasement à la rime de l'expression, il s'agit d'un dissyllabe qui avait de quoi heurter les auteurs de traités de versification du XVIIe et du XVIIIe siècle, et j'insiste bien sur le fait que ce soit à la rime, à l'entrevers, et non pas à la césure.
Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,
Au plan grammatical, il n'y a pas de rejet du tout, et j'évite de prendre en considération le "e" de "renferme" au vu de certains vers classiques avec un point à la cinquième syllabe. Il y a tout de même un effet monosyllabique hugolien de tassement suspensif à la césure. J'ai cité le modèle de ce vers récemment avec un vers du poème "La Voie lactée" de Banville, édition de 1864, et je m'empresse de préciser que, du coup, Rimbaud aurait imité un vers audacieux de Banville plus ancien (1842 s'il n'a pas été remanié) que le premier recueil de Leconte de Lisle (1852).
Où baisant mollement le vert syrinx, sa lèvre
Nous retrouvons un rejet à la Chénier de complément direct du verbe "baisant", il est vrai avec un détachement ménagé par l'insertion de l'adverbe "mollement", mais le second hémistiche n'a pas d'unité mélodique et son analyse sous forme de juxtaposition n'est pas satisfaisante, vu l'attaque d'une nouvelle proposition avec mention suspendue à la rime d'un sujet dissyllabique : "sa lèvre".
Rimbaud ne recule pas devant la séparation d'un verbe modalisateur et de l'infinitif qu'il régit de part et d'autre de la césure :

- Oh ! s'il savait encor puiser à ta mamelle,
vers que les classiques pouvaient pratiquer, d'autant que là encore on observe l'insertion adverbiale qui favorise le découpage : "encore", sauf que Leconte de Lisle ne s'abandonne pas à ce tour, ce qui rejoint l'idée d'enquête soulevée plus haut des manies enjambantes de poètes en fonction d'état d'esprit, en fonction des profils de sujets traités, des profils de communication (poésie lyrique solennelle ou dialogues de théâtre).

Grande Mère des Hommes et des Dieux, Cybèle !
Mêmes remarques pour les vers comparés plus haut de Leconte de Lisle et de Racine, seul le vers de Racine offre une césure à la Chénier. Ici l'apostrophe "Cybèle" ne permet pas de parler d'un rejet, malgré l'opposition sémantique "Hommes" contre "Dieux".

Qui jadis, émergeant dans l'immense clarté
Des flots bleus, fleur de chair que la vague parfume,
Ici, un fait très intéressant. Contrairement à Leconte de Lisle, Rimbaud pratique précocement des configurations osées à l'entrevers, nous avons un rejet à la Chénier, ou à la Malfilâtre ("troupeaux / De Cée"). Vous reconnaissez la mention "flots bleus" sagement à la rime dans le poème "Glaucé" ! Ici, l'expression est rejetée au vers suivant en vraie préfiguration du "Poëme / De la Mer" du "Bateau ivre", à chaque fois rejet trisyllabique d'ailleurs.

Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !
Trimètre avec une symétrie non étendue aux trois éléments, procédé hugolien caractérisé ! Nous pouvons envisager bien sûr le calembour sur le verbe "croître" : "et tout monte" ailleurs dans le poème. Mais, en tout cas, mise en relief à la césure de la foi qu'on martèle et affirme : "Je crois en Toi ! Je crois..." Rejet à la Chénier et donc à la Hugo en configuration trimètre du complément verbal indirect "en Toi". Le trimètre apparaît ici comme un double procédé de mise en relief par un contre-rejet initial "Je crois", foi mise en valeur, et un rejet qui suit : "en Toi", accentuation de l'objet de cette foi.
Ce procédé est employé par Hugo bien avant 1852, et pas seulement au théâtre, il en use dans ses recueils lyriques depuis les Orientales. Leconte de Lisle n'était pas encore disposé à aller aussi loin dans les audaces métriques, il faut bien considérer que nous constatons une retenue de sa part en 1852. La versification souple de Rimbaud est celle d'un lecteur enthousiaste d'abord de Victor Hugo, Banville et à j'ajouterais Musset à ce moment-là, avec un confort d'esprit apporté par les nouvelles lectures de la génération parnassienne de la décennie 1861-1870 !
On arrive à des caractérisations plus fines que versification classique, puis vers romantique, puis vers parnassien, parce que ce n'est pas ça le cadre dans lequel penser la versification rimbaldienne.
Bien que je ne cite pas plusieurs vers classiques et réguliers de "Credo in unam", il serait tout de même tentant de commenter leurs qualités variées pour rendre un rythme dynamique que n'ont pas "Hypatie", "Thyoné" et "Glaucé". Mais je m'en tiens à mon relevé strict, et je cite maintenant les vers suivants :
Et l'Idole où tu mis tant de virginité,
Où tu divinisas notre argile, la Femme,
[...]
Je ne sais pas si les effets de contrepoints du "i" dans ces deux vers sont faits exprès, mais le second hémistiche du second vers cité offre un rejet à la Chénier ou à la Vigny d'un complément verbal direct "notre argile", puisque l'apposition "la Femme" à "Idole" ne permet pas de parler d'une suite juxtapositive dans son cas.

Afin que l'Homme pût éclairer sa pauvre âme,
Dans l'absolu, comme pour "gros de sève et de rayons", il n'y a pas ici un contre-rejet, le vers est tout à fait admissible en tant que vers classique. Toutefois, le verbe modalisateur est monosyllabique avec une conjugaison qui le rend particulièrement saillant. Un classique éviterait une telle configuration à la césure. L'abandon à ce procédé de mise en relief est typiquement hugolien. Je pense un jour faire une étude de l'évolution de Victor Hugo à ce sujet, parce que, dans mes intuitions de lecteur, il y a plein de jeux de cet ordre dans La Légende des siècles de 1859, et pas tant que ça auparavant. Je procéderai à toutes les vérifications dès que possible, évidemment.
- La Femme ne sait plus faire la courtisane !...
Encore un jeu de relation disjointe à la césure entre un verbe modalisateur, ici un semi-auxiliaire (Rimbaud ne devait pas avoir appris en grammaire toutes les nuances) et un verbe régi à l'infinitif. Et cela, à quelques vers d'écart seulement.
L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,
Dans l'absolu, je n'ai pas à relever ce vers, il est parfaitement classique, il n'y a aucun rejet de l'adjectif "invincible" puisque la réelle unité adjectivale s'étend à tout le second hémistiche du fait de la juxtaposition "invincible, éternelle". Malgré tout, en terme de psychologie de lecture, je ne peux m'empêcher d'avoir un temps à l'esprit la forme "pensée invincible" seule avant de considérer l'allonge. J'ai une sensation de lecture similaire avec un vers de Racine, dans Bajazet sinon Mithridate, et avec l'adjectif "éloquent".
Bref, ce vers n'est pas à prendre en compte, je voulais simplement vous montrer à quel point la réflexion subtile sur le rythme des vers peut être infinie, y compris dans un moule classique entendu.
L'Amour infini dans un infini sourire !
Ici, Rimbaud s'autorise ce que Leconte de Lisle s'interdisait encore. Cette configuration est unique dans la pièce pourtant assez longue que constitue "Credo in unam". Notons que Victor Hugo en usait avec parcimonie quand il l'a initié : deux fois dans Cromwell, deux fois dans Marion de Lorme, deux fois dans Ruy Blas, zéro fois dans Hernani, Le Roi s'amuse et Les Burgraves, une seule fois dans La Légende des siècles de 1859. Cette rareté se retrouve chez Musset et d'autres de la décennie 1830, et dans son recueil de 1855 Leconte de Lisle ne pratiquer guère qu'à deux reprises une telle césure, à chaque fois à partir de la préposition "sous", reprenant sa pratique à la rime dans Marion de Lorme (ce qui fait trois vers avec cette configuration dans Marion de Lorme si on confond césure et entrevers).
La répétition "infini" a son importance sur la psychologisation encore timide de Rimbaud au plan de l'effet de discordance métrique recherché.
L'Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,
La ponctuation est un moyen de justifier le rejet, nouvelle indice que Rimbaud n'est pas encore aguerrie psychologiquement quant à de tels emplois. Il s'y aventure néanmoins. Il cherche à se les approprier.
D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profond
Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond
De l'immense Creuset [...]
Rimbaud reprend-il cet effet à l'entrevers à quelqu'un d'autre ? En tout cas, au sujet des contre-rejets sur de tels profils de groupes prépositionnels il prend là encore les devants contrairement à Leconte de Lisle en 1852 qui est beaucoup plus sage. Même si Leconte de Lisle se l'autorise occasionnellement à la césure, l'effet dissyllabique à l'entrevers est plus provocateur. Les effets à l'entrevers nous intéressent moins, parce que la disposition graphique fait qu'il n'y a pas de débat sur le découpage métrique, mais il faut quand même ne pas oublier que les procédés sont là et supposent des effets.
Je le répète, je devrais citer des vers réguliers de "Credo in unam" qui respirent malgré tout une certaine dynamique. Les répétitions ont un rôle dans les effets : "- Et l'horizon s'enfuit, d'une fuite éternelle !....", ou "Il chante, et le bois chante, et le fleuve murmure / Un chant plein de bonheur [...]".
Où, courbant à leurs pieds les Dieux et les Héros,
La blanche Kallypige et le petit Eros
Effleureront, couverts de la neige des roses,
Les femmes et les fleurs sous leurs beaux pieds écloses !
Je ne voulais pas citer l'hémistiche "Effleureront, couverts" car il a une forme de juxtaposition classique. Il n'y a pas vraiment le rejet à la Chénier pour "Effleureront", d'ailleurs étendu sur quatre syllabes. Mais le dynamisme comparable s'y retrouve. Puis, à côté de l'équivoque connue "Héros"/"Eros", comment ne pas admirer le glissement rimique de cadence masculine à cadence féminine : "Eros" et "des roses". Si Banville a critiqué ces licences dans sa réponse à Rimbaud, ainsi que Jacques Bienvenu l'a envisagé avec des arguments solides, il a raté ce brillant glissement qui a tout d'un coup de génie empirique, instantané dans un moment d'écriture au fil de la plume. Rimbaud joue aussi habilement sur le recours ou non aux inversions quand on compare "couverts de la neige des roses" et "sous leurs beaux pieds écloses". Mais, passons !

- Ô grande Ariadnè, qui jette tes sanglots
Sur la rive, en voyant fuir là-bas sur les flots,
[...]
Je n'arrive plus à savoir si je dois souligner ou non "Sur la rive" en tant que rejet à la Chénier, dans la mesure où Rimbaud pratique le rebond classique avec la forme participiale, au gérondif : "en voyant...". Notez l'attaque du monosyllabe à l'infinitif dans l'hémistiche qui suit. Rimbaud est clairement un auteur dynamique comparable à Hugo et Banville, il n'est pas tellement baudelairien dans sa façon d'appréhender la versification. Hugo, Banville et Rimbaud ont un remarquable naturel en vers.
Elle laisse traîne sa pâle joue en fleur
Au front du dieu ; ses yeux sont fermés ; elle meurt
Dans un divin baiser [...]
Encore un grand moment de versification enthousiaste de la part de Rimbaud. La nouvelle version "Soleil et Chair" nous apprendra que le "Elle" est pensé comme contrastif avec effet de rythme induit : "Elle, laisse traîner..." Mais il n'y a pas que ça. Nous avons deux rejets à la Chénier successifs, ce qui doit nous rappeler le cas précis du poème "Le Serment du jeu de paume", l'un des deux seuls poèmes publiés par Chénier de son vivant. Nous sommes donc dans une versification souple à la Chénier effective et au-delà de la versification classique de Leconte de Lisle en 1852. Nous constatons une allure ternaire, puisque les deux rejets participent de l'impression d'une segmentation en trois du vers : "Au front du dieu ; ses yeux sont fermés ; elle meurt". La lecture en trimètre est exclue dans le second hémistiche, et je ne souscrirai pas à une lecture semi-ternaire 48 qui serait à démontrer et sur ce vers-là, et dans ce poème-là, et sur une perception chronologique de l'époque de composition d'un tel vers. Mais Rimbaud pratique là, peut-être sans le savoir précisément, un effet hugolien.
Dans la plaquette Adieu que Banville va publier en 1871 au sujet de la perte de l'Alsace, plaquette publiée après la composition de "Credo in unam" en 1870, puisqu'elle date de la fin de l'année 1871 quand Rimbaud loge déjà à Paris, soit chez Verlaine, soit chez Banville même, nous avons une césure comparable que j'ai à cœur de citer ici, il s'agit même du tout premier vers du poème :
Adieu, France ! mon cœur se rompt. La triste Alsace,

Pour Cornulier ou Gouvard, ce vers ne pouvant être un trimètre au plan du premier hémistiche est un semi-ternaire 84. Je n'en crois rien. Il est inévitable que des alexandrins composés de trois segments ait l'air d'avoir une articulation à la quatrième ou à la huitième syllabe. On ne peut pas se contenter de dire que seuls les vers échappant à une articulation minimale ne sont pas des ternaires, puisque la question est la suivante : est-ce que les poètes avaient des raisons de penser à du semi-ternaire 48 ou 84 sachant que personne à l'époque n'a formulé l'idée quelque part pour que cela puisse devenir un lieu commun explicitement partagé entre poètes ?
Mais il y a plus intéressant. Banville admire les vers de Marion de Lorme. il imite ici une césure à la Chénier dans la bouche du personnage de Didier à la toute fin du drame hugolien :
Hé bien non ! non, mon cœur se brise ! C'est horrible !
J'ai signalé que Banville imitait aussi ce vers et y faisait allusion dans deux vers rapprochés d'un poème des Cariatides. Notez qu'avec les mentions "triste Alsace" et "front pâli" on en viendrait à se demander si Banville ne venait pas de relire le poème de la "triste Ophélie" de Rimbaud, mais cela n'est que spéculations, alors que la citation de Marion de Lorme est d'une évidence absolue.
Rimbaud pratique donc un effet similaire qu'il tient soit d'Hugo, soit de Banville disciple d'Hugo, mais le talent de Rimbaud va loin, puisque le "elle meurt" à la rime est pour partie classique, compte non tenu du rejet qui précède dans l'hémistiche, et pourtant il renforce le rejet d'un effet superbe de pâmoison qui vaut gradation et l'enjambement au vers suivant provoque l'apaisement par une conduite assurée jusqu'à l'hémistiche. On passe rapidement de la crise à l'apaisement, et le tout est lié, coordonné au plan du sens. Au plan de la versification, Rimbaud est déjà remarquable.

- Et tandis que Cypris passe, étrangement belle,
en voilà encore un de vers remarquable. Je ne souligne pas le verbe "passe", il n'y a pas de rejet à la Chénier, mais l'effet est identique à un rejet grâce à la construction habile du vers, grâce à l'équilibre "Et tandis que Cypris" qui ménage l'effet d'allonge que va fournir le verbe, l'effet de glissement, grâce bien sûr à la masse de l'unité "étrangement belle" qui permet à l'isolement du verbe "passe" de donner toute sa mesure.
Et, cambrant les rondeurs splendides de ses reins,
en voilà encore un de vers intéressant à commenter, puisqu'il a une configuration classique dont je cite souvent l'exemple de Mathurin Régnier : "De la douce liqueur roussoyante du ciel". Pour des raisons difficiles à cerner, les classiques admettaient l'unité adjectif plus groupe prépositionnel comme un ensemble complément du nom, alors qu'il y a tout de même une discordance entre l'adjectif et le groupe prépositionnel au plan grammatical si on les isole : "splendides de ses reins" ou "roussoyante du ciel". Rimbaud ne s'adonne pas encore aux rejets d'épithètes dans "Credo in unam". Leconte de Lisle pratique le même cas limite en 1852 dans le poème Sourya :
Qui roulent dans le sein vénérable des bois.
C'est dingue quand on y pense. On dirait que Rimbaud et Leconte de Lisle ont bien pris la peine de quêter la présence ou non des rejets d'épithètes dans la poésie classique, et qu'ils ont repéré les configurations capricieuses qui faisaient étrangement exception.
On peut aussi envisager que, même si la versification de Leconte de Lisle, est plus timorée en 1852, Rimbaud s'est inspiré des Poëmes antiques pour certains éléments de "Credo in unam" et bien que sur un sujet non grec le vers de "Sourya" aurait fait méditer notre ardennais à une sienne possibilité d'exécution. Je n'en sais rien, de toute façon !
Etale largement l'or de ses larges seins,
ce vers dans un moule classique confirme que Rimbaud a composé une suite de vers avec l'idée de souligner rythmiquement des syllabes isolées en début de second hémistiche : "Passe" puis "l'or", et les adverbes en "-ment" sont impliqués dans le processus : ici "largement", tout à l'heure "étrangement belle", sachant que "passe, étrangement belle" était précédé de peu par "Glisse amoureusement" qui unit un verbe donnant le sens rythmique de ce qui est opéré avec "passe" à un adverbe en "-ment" étendu sur cinq syllabes comme l'épithète "étrangement belle" avec adverbe en "-ment" antéposé.
Je ne relève pas de tels jeux poussés dans les vers pourtant subtils de Leconte de Lisle. Rimbaud a sur Leconte de Lisle le petit plus d'une magie du rythme, une magie qui est entre sa nature instinctive et un souci d'élaboration du vers.
Héraclès, le Dompteur, et, comme d'une gloire,
Couvrant son vaste corps de la peau du lion,
S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !...
L'hémistiche "et, comme d'une gloire," fait partie de ces étrangetés triviales un peu chaotiques qu'on retrouve chez Corneille, Hugo et quelques autres. J'en fais les signes d'une pratique assez instinctive du vers, ils témoignent d'une moindre dépendance à un moule solennel qu'on respecterait en déployant ses alexandrins bien césurés. 
Nous avons à nouveau deux rejets à la Chénier dans un même vers, mais les deux cas sont en partie contestables en tant que rejets à la Chénier en tant que tels. Je m'explique ! La forme "S'avance", j'ai hésité à la relever, mais je la collectionne dans la mesure où l'effet est lié à la construction d'ensemble des trois vers et à l'attente construite sur un vers et demi après la mention du sujet. Le rejet "et doux" pose problème. Les classiques s'autorisaient des chevauchements d'adjectifs coordonnés par "et" à la césure, jusqu'à une dizaine dans la Sophonisbe de Mairet, consacrée première tragédie classique du patrimoine français. L'intérêt est que les poètes évitaient tout de même l'adjectif d'une syllabe devant la césure, procédé du coup plutôt hugolien. Mais ce n'est pas tout. Souvent, les coordinations concernent des adjectifs placés devant le nom, ce qui fait que c'est l'adjectif en fin de premier hémistiche qui est en contre-rejet. Ici, nous avons des adjectifs postposés, donc le problème sera celui du rejet dans le second hémistiche : "et doux". Je n'ai pas encore étudié la présence ou non de cette configuration précise dans les vers classiques. Je n'ai pas fait le tri dans les vers que j'ai pu relever dans la Sophonisbe de Mairet ou dans les pièces de Corneille, Molière et Racine. Il va être temps que je le fasse. Gouvard ne l'a pas fait non plus dans son article sur le "vers romantique" qu'il attribue à Rimbaud, alors qu'il traite ce genre de configurations. La forme monosyllabique a une petite importance dans le débat "doux", mais elle est amoindrie par la coordination qui fait que le rejet est dissyllabique "et doux". En revanche, la forme "terrible et doux" vient visiblement de l'expression "l'oeil terrible et doux" du poème liminaire et éponyme des Cariatides de Banville :
[...]
Alors qu'ils vous verront d'un œil terrible et doux,

Saluez ces martyrs, ô mes Cariatides !
Il s'agit précisément d'une reprise d'un élément mis à la rime à l'avant-dernier vers du poème. Rimbaud a déjà joué sur le chevauchement à la césure d'adjectifs coordonnés au vers 2 des "Etrennes des orphelins" dans un contexte d'emprunts au poème "Les Pauvres gens" de Victor Hugo. Banville ne fait pas chevaucher la césure à son expression, mais Rimbaud la lui reprend et détermine un effet à la Hugo, effet qui souligne les deux adjectifs : "terrible" calé à la césure, expansion "et doux" ensuite.

- La blanche Selenè, laisse flotter son voile,
Craintive, sur les pieds du bel Endymion,
[...]
Je ne devrais pas citer ces deux vers, ici l'hémistiche "Craintive, sur les pieds" relève de l'alternative classique de la juxtaposition. Malgré tout, il y a un art rimbaldien des éléments détachés, apposés pour dire vite et sans analyse, qui fait penser à Hugo et qui permet d'énormément varier le rythme des vers, même quand ils sont d'une facture classique sans faille.

Majestueusement debout, les sombres marbres,
Vous avouerez avoir envie de souligner "debout" comme un rejet grâce à l'adverbe de six syllabes, et pourtant ce n'est pas un rejet en tant que tel. A moins que...

Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,
encore un vers qu'il n'y a pas lieu de citer, puisque la forme "au front desquels" pour introductrice qu'elle soit d'une subordonnée a une conclusion rythmique interne et grammatical "au front desquels", ce qui fait que ce procédé était permis aussi dans la poésie classique avec des illustrations d'emploi par Corneille et Molière.
Alors, la comparaison n'est-elle pas éloquente entre d'un côté "Hypathie", "Thyoné" et "Glaucé" de Leconte de Lisle et de l'autre "Credo in unam" de Rimbaud ?
Il y aurait des choses encore à dire sur "flotter", etc. J'envisage une influence de vers de Musset, mais c'est à fouiller. Pour "Et son ventre neigeux brodé de mousse noire" et "brodé de noirs raisins", j'ai l'impression que l'expression emprunte avant l'heure au recueil Amours et priapées d'Henri Cantel, mais je pense quand même qu'il doit s'agit d'un lieu commun et que je n'ai pas encore en vue les vers qui ont réellement servis de modèle à Rimbaud.
Nous poursuivrons en troisième partie avec enfin la comparaison globale entre le recueil de 1852 et le recueil de 1855 de Leconte de Lisle, et en allant plus vite nous n'allons pas patiemment éplucher les poèmes vers par vers, nous allons procéder du coup à des relevés statistiques. C'est à cette condition-là que nous mettrons un coup d'accélérateur à notre étude.

1 commentaire:

  1. Pour la suite, information exceptionnelle. Le seul rejet d'épithète que j'ai pour l'instant dans les Poèmes antiques de 1852 n'est plus dans Sourya où il s'agit d'un constituant détaché sans virgule, mais j'en ai un dans le long poème Héléna, Héléna c'est le titre du poème de Vigny qui a tout commencé de son côté. L'épithète, c'est "natal". J'ai d'autres éléments encore sous la main.
    Pour la figure d'Ophélie, en-dehors de trois autres poèmes à citer, il y a un extrait en prose dans La Confession d'un enfant du siècle, et pour flotter tout ça, je pensais à un passage du poème "Le Saule" de Musset.

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