mardi 3 décembre 2024

Pour une vraie histoire de l'évolution des alexandrins, le cas de Leconte de Lisle : partie 1/4 son net classicisme des débuts !

 Poëmes antiques de Leconte de Lisle, édition originale de 1852.

 

Je donne le premier quatrain du premier poème du recueil en guise d’illustration de la forte concordance entre mètre et syntaxe qui caractérise le recueil. Je mets les hémistiches entre des barres obliques pour attirer l’attention du lecteur sur ce fait :

 

/Au déclin des grandeurs/ /qui dominent la terre,/

/Quand les cultes divins,/ /sous les siècles ployés,/

/Reprenant de l’oubli/ /le sentier solitaire,/

/Regardent s’écrouler/ /leurs autels foudroyés ;/

 

Je peux aussi opter pour une présentation différenciant les hémistiches par le choix de deux couleurs opposables :

 

Au déclin des grandeurs qui dominent la terre,

Quand les cultes divins, sous les siècles ployés,

Reprenant de l’oubli le sentier solitaire,

Regardent s’écrouler leurs autels foudroyés ;

 

L’idée, c’est de souligner l’unité mélodique des hémistiches dans les deux cas. Le contraste des couleurs offre un avantage supplémentaire, puisqu’il évite d’ajouter des signes graphiques sur le texte même de l’auteur. Ce principe permet de s’éloigner d’une présentation qui tend à matérialiser la césure par un signe « + » ou « / » ou autre. Cela permet de ne pas considérer que le le seul aspect du franchissement de la césure et de se poser la question de l’unité mélodique de l’hémistiche à un premier niveau, puis au niveau du vers composé (alexandrin, décasyllabe, etc.). Il s’agit aussi d’un procédé de mise en relief limpide. Le lecteur voit immédiatement que les hémistiches ont une unité grammaticale, qu’ils ne sont pas une juxtaposition d’éléments avec parfois en prime un élément en suspens.

Comme je vais citer les vers qui m’intéressent, il va manquer au lecteur la possibilité d’évaluer d’un regard leur fréquence. Si j’ai un sonnet, avec un vers à souligner, le lecteur peut voir qu’une seule césure sur quatorze vers présente telle configuration remarquable, mais si je traite tout un recueil, je suis obligé de faire de la statistique, de compter et d’établir des proportions, des pourcentages éventuellement.

Mais, j’estime qu’un pourcentage ne parlerait pas aux lecteurs s’il n’y avait pas un petit modèle pour illustrer la tendance majoritaire des vers observés. C’est l’intérêt de la citation qui précède.

Je vais aussi procéder à des statistiques poème par poème. Je ne peux pas me contenter d'exhiber de courts résultats de synthèse sur l’ensemble.

J’aimerais beaucoup traiter immédiatement de la question des variantes, mais je reporte le projet à plus tard. Je ne peux pas tout faire à la fois, d’autant que je fais un galop d’essai ici avec une méthode que je vais encore trouver moyen de peaufiner.

 

« Hypatie » 19 quatrains d’alexandrins à rimes croisées ABAB (cadence fmfm), soit un total de 76 alexandrins.

Le premier vers à ne pas respecter l’évident découpage mélodique illustré ci-dessus est le suivant :

 

Ô vierge, qui d’un pan de ta robe pieuse,

 

Où il faut lire « pieuse » avec diérèse bien sûr et où nous avons deux niveaux de tassement à la césure : l’amorce « d’un pan » en seulement deux syllabes qui est tête du groupe prépositionnel complément du nom que forme le second hémistiche, et cette amorce est incluse dans une amorce plus large avec le pronom « qui », nous avons un double suspens à la césure : « qui[,] d’un pan », mais au plan métrique, seul le suspens « d’un pan » est caractérisable. Nous avons un contre-rejet de deux syllabes, et pas un contre-rejet de trois syllabes. Il faudrait du temps pour expliquer pourquoi « qui » ne fait pas partie du contre-rejet. Si vous n’êtes pas d’accord, en tout cas, là je montre clairement ce que sont les éléments du débat, d'autant que votre contestation me paraîtra bien fondée cette fois pour l'entrevers. Il s’agit du vingt-et-unième alexandrin du poème. Une étude statistique finirait par montrer que qu’il y ait beaucoup de tassements ou non de cette sorte dans l’espace de vingt-quatre vers ne change rien à la perception métrique des alexandrins, puisque certains auteurs seront dans l'alternance sans aller au-delà. Ceci dit, il faut aussi envisager un plan psychologique conscient chez les poètes où nous avons d’un côté la monotonie et la régularité d’hémistiches parfaitement découpés et ces constructions où la reconnaissance de la mesure fait primer un effet de tassement à la césure sur l’unité mélodique de l’hémistiche.

Je vous conseille évidemment de relire le poème une fois lues mes explications, parce qu’une fois que mon mode de repérage vous est familier vous identifierez vous-même sans interrompre votre lecture si une suite d’alexandrins correspond à l’une ou l’autre de ces deux tendances dans la composition.

Il n’y aura pas à réexpliquer ce point continuellement. Il y aura simplement à le traiter analytiquement quand il devient intéressant de le faire.

Je cite dans un deuxième temps l’alexandrin suivant, le vingt-huitième du poème :

 

Que des peuples ingrats abandonnait l’essaim,

 

En apparence, les hémistiches ont une unité mélodique : « Que des peuples ingrats » et « abandonnait l’essaim, » sauf que nous avons une transposition (ou inversion), puisque « des peuples ingrats » est un complément du nom « essaim » : « que l’essaim des peuples ingrats abandonnait ». Le complément du nom crée un effet d’attente. Je range ce vers dans le cas des compositions par tassements à la césure, même si l’unité de cinq syllabes n’est pas du même ordre d’effet métrique qu’un tassement d’une, deux ou trois syllabes. En affinant nos méthodes d’analyse, on pourra créer des sous-groupes. J’ai besoin d’y réfléchir. Pour l’instant, le soulignement est le procédé pour mettre en relief cet effet de suspens. Vous remarquez un cas similaire au cas précédent : « qui d’un pan », puisque le « Que » n’est pas souligné. Il y a une raison à cela dans le cas de « qui d’un pan » c’est que le tassement le plus provocant est le seul pris en compte pour l’effet métrique. En cas d’enchâssements, seul le tassement le plus près de la césure est pris en compte. Et, on comparera ultérieurement avec les cas à la rime, parce que je pense que l’enchâssement de deux fois une syllabe à la rime était perçu comme plus dérangeant que celui à la césure : exemple de séquence à imaginer à la rime puis à la césure « Qui, fier,… ». C’est un point à étudier. De toute façon, je sais que la configuration de type « Qui, fier, » à la rime était critiquée dans les traités à propos de vers de du Bartas et d’autres. Je ne m’appuie pas sur ma seule perception pour juger du fait métrique.

Pour le vers suivant, le trente-septième alexandrin du poème, milieu de poème en quelque sorte, je ne considère pas qu’il soit conçu sur un tassement à la césure et il n’y a aucun rejet d’épithète non plus puisque tout le second hémistiche constitue un étoffement de l’épithète « sombre » :

 

Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,

 

Toutefois, je pense aussi à un suspens qu'exceptionnellement les classiques toléraient du type le second hémistiche "rousoyante du ciel" dans un poème de Mathurin Régnier, il y a un autre exemple de ce type dans "Surya" du même recueil. Donc, ici, je réserve mon jugement.

Pour le reste, je classe le premier hémistiche dans une troisième catégorie qui relève de la juxtaposition sans que l’hémistiche ne soit affecté par le sentiment d’un suspens : « Tu faisais » / « sur la nuit ». En revanche, j’attire l’attention sur l’emploi du verbe faire en tant que semi-auxiliaire détaché de sa base à l’infinitif qui n’apparaît qu’au début du vers suivant. Les semi-auxiliaires « laisser » et surtout « faire » sont plus contraignants que des verbes modalisateurs comme « pouvoir », « sembler », « devoir », etc., plus contraignants bien sûr que des verbes qui peuvent avoir un complément verbal à l’infinitif : "sentir", etc. C’est une preuve manifeste que le discours sur le caractère perturbateur du franchissement de la césure par des constructions complexes de verbes : « devoir apprendre », « savoir parler », « laisser partir », « fait croire », etc., n’est pas si naturel que ça à affirmer. Le caractère perturbateur doit être précisé, il ne suffit pas d’exposer une règle de solidarité grammaticale entre deux mots :

 

Tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,

Resplendir ton génie à travers ta beauté !

 

Au plan mélodique, on peut méditer sur le suspens d’un pont « sur la nuit moins sombre des vieux âges » entre « faisais » et « Resplendir », agrément accessible aux poètes classiques et assimilés pour varier le rythme de leurs compositions, mais ici le pont n’empêche pas de mesurer ou appréhender la régularité frappante des hémistiches. Dans le cas du vers :

 

Que, des peuples ingrats abandonnait l’essaim,

 

Je répugne à appliquer le concept de « pont » pour le verbe « abandonnait » puisqu’il ne chevauche aucune frontière métrique, même s’il sépare les éléments solidaires « des peuples ingrats » et « l’essaim ».

Vers la fin du poème, d’autres vers sont à citer pour des effets de quasi tassement à la césure :

 

Ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !

Ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !

 

Je viens de citer deux vers consécutifs, les premiers d’un quatrain, les vers 57 et 58 du poème. La symétrie de construction confirme la pertinence de l’analyse d’une mise en relief dissyllabique à la césure : « si pure » et « sans tache ». Toutefois, il me faut trouver un langage strict pour opposer le tassement où le suspens a un caractère métrique perturbateur et les deux cas présents où la mise en relief bien réelle ne coïncide pas avec un effet grammatical suspensif : /Ô sage enfant, si pure / /entre tes sœurs mortelles !/ et /ô noble front, sans tache/ /entre les fronts sacrés !/ Je ne souligne ni « si pure » ni « sans tache », alors que j’en ai envie, parce que je n’identifie pas le même suspens que pour, plus haut, « d’un pan » ou « des peuples ingrats ».

Je ne m’attarderai pas non plus sur le vers 67 du poème :

 

Tu marchais, l’œil tourné vers la vie étoilée,

 

Je relève une unité de juxtaposition : « Tu marchais, l’œil tourné » qui fait un premier hémistiche à relative unité. La suspension est présente, ce n’est pas : « Tu marchais, étonné », mais l’idée de juxtaposition permet de modérer l’affirmation selon laquelle le suspens déséquilibre l’hémistiche.

Pour tout le reste du poème, l’unité mélodique des hémistiches est sensible, caractérisée, y compris pour les trois vers créant une anaphore avec l’attaque de l’injonction monosyllabique : « Dors » :

 

Dors, ô blanche victime, en notre âme profonde,

 

Dors ! l’impure laideur est la reine du monde,

 

Dors ! mais vivante en lui, chante au cœur du poëte

 

On peut légitimement s’intéresser aux échos dans la mise en relief d’un monosyllabe isolé en tête de vers et un rejet d’une syllabe en tête de vers, puisque Leconte de Lisle et Rimbaud pratiqueront tous deux le rejet de la forme « Dort » du verbe « Dormir » d’un vers à l’autre. Mais, au plan métrique, les phénomènes sont distincts.

Sur les 76 alexandrins de « Hypatie », je n’ai souligné que deux tassements à la césure, j’ai écarté très peu d’autres candidats. Et ce qui ressort, c’est la très nette régularité métrique de la composition.

Il va de soi que je ne vais pas relever systématiquement ces tassements dans la suite de mon étude. Je ferai un jour des articles avec quelques échantillonnages pour méditer sur le contraste entre les tendances enjambantes d’une pièce classique de Corneille, Molière ou Racine, d’un drame ou d’une poésie de Victor Hugo, d’un poème d’André Chénier, de poèmes de telle époque de Baudelaire, de Leconte de Lisle, etc., parce que il y a je pense des faits à observer. Les classiques dans leurs vers de théâtre vont enjamber sur telles configurations, et les poètes lyriques se les interdire et enjamber sur telles autres configurations. Il y a des faits à observer qui ne le sont jamais par personne. Les critères fermés pour identifier les césures réellement problématiques et acrobatiques ont empêché les universitaires d’étudier des phénomènes plus subtils. Sous prétexte que les vers n’étaient pas déviants, on n’a pas étudié d’autres évolutions, d’autres signes et habitudes d’époque, etc.

Je pense à des rejets très fréquents dans le théâtre classique des formes adverbiales « encore », « un peu », phénomène à étudier ensuite dans une évolution hugolienne progressive qui, du coup, est distincte de l’abandon naturel des classiques au procédé. Cette question intéresse précisément les constructions verbales auxiliaires et participes passés, semi-auxiliaires laisser et faire, modalisation d’un infinitif par les vers « sembler », « devoir », « pouvoir », etc. Et ce problème concerne aussi les constructions devant la césure de tête de conjonctions de subordinations, de têtes de locutions prépositionnelles, etc. Gouvard a défini des critères qui sont en réalité un élargissement syllabique des critères retenus par Cornulier et hérités de Martinon et d’autres. On passe de la césure acrobatique d’une syllabe à la césure acrobatique de deux ou trois syllabes sur des mots grammaticaux, sauf que les césures sur mots grammaticaux de deux ou trois syllabes ont eu cours sous les plumes de versificateurs de l’époque du classicisme, sans oublier qu’il faut dissocier deux mouvements : le mouvement de reflux de certaines césures du XVIe au XVIIe siècle, et le mouvement de réappropriation des césures acrobatiques avec Malfilâtre, Chénier, puis Vigny, Hugo et quelques autres. Corneille, Molière et d’autres n’ont pas rejeté certains pratiques avec la même hiérarchie de valeurs que les romantiques. Les attentions n’étaient pas portées automatiquement sur les mêmes faits, ce qui permet d’envisager des différences de traitement dans le temps, des différences de sensibilités et tendances. Je pense aussi que Gouvard a élargi le principe ,de Cornulier selon un glissement homogène de suspens de mots grammaticaux d'une syllabe à des suspens de deux ou trois syllabes alors qu'il fallait passer aux rejets de chaînes de solidarité grammaticales : épithètes au sein du groupe nominale, complément du verbe dans l'analyse du groupe verbe et compléments, analyse de discordances au plan de la phrase ponctuée, sinon au plan de quelques éléments circonstanciels (ce dernier point reste à bien évaluer et définir).

 

**

 

« Thyoné » 128 alexandrins : 64 distiques de rimes plates. Le poème est divisé en quatre parties de 32 vers chacune en alternance mfmf, avec attaque en cadence masculine en « -us » et conclusion en cadence féminine en « -oiles », la rime finale « voiles » / « étoiles » est à mentionner comme lieu commun sensible, puisque Rimbaud l’exploite dans « Ophélie » et « Credo in unam ».

Nous retrouvons la dominante de l’unité mélodique hémistiche par hémistiche. Je me contente de relever les vers qui peuvent appeler un commentaire pour justifier ou non l’unité mélodique :

 

Ah ! si les dieux jaloux, vierge, n’ont pas formé

J’ai opté pour le soulignement en gras. L’apostrophe est en rejet, mais il s’agit d’une habitude classique avec une évolution qui serait paradoxale. Je m’explique ! Plusieurs césures ont reflué au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, et Corneille a hérité des restrictions en la matière. Or, sous réserve d’enquêtes plus amples, le rejet de l’apostrophe, sinon des phrasillons : « n’est-ce pas ? » témoigne d’une évolution en sens inverse. Je le disais dans mon article de 2006 « Ecarts métriques d’un Bateau ivre » consultable sur internet, le dramaturge Boisrobert enfermait les apostrophes dans l’hémistiche, quand Corneille, et cela dès Mélite, place volontiers l’apostrophe en rejet. Ce procédé s’est banalisé avec Molière, Racine, etc. Par conséquent, il n’y a aucun contraste à mentionner avec les habitudes des classiques dans le cas des vers de Leconte de Lisle et Hugo recourant aux apostrophes en rejet. On classera par défaut le procédé dans les constructions juxtapositives.

La remarque vaut aussi pour l’incise « viens » au vers suivant, vers de la partie I premier quart du poème, vers 27 plus précisément (diérèse sur « Thyoné ») :

 

Ô fière Thyoné, viens, afin d’être belle !

 

Mais, je voudrais ici faire un arrêt sur des vers réguliers de Leconte de Lisle qui sont importants si on veut mesurer une éventuelle évolution de sa part.

Soit le vers 29 du poème « Thyoné », vous notez que la forme adverbiale « alors » est bien placée devant la césure, ce qu’on peut opposer à certains vers classiques de Corneille, Molière et d’autres, comme à l’évolution du vers hugolien dans disons La Légende des siècles :

 

Qu’il te souvienne alors de ce matin charmant,

 

Ce qui montre bien à quel point, même si c’est inconscient peut-être ici, l’esprit de Leconte de Lisle est pétri de considérations restrictives sur la conception des hémistiches.

Dans le même ordre d’idées, il convient de citer deux autres vers, cette fois des vers impliquant une locution prépositionnelle « au bord » / « au fond », et j’y ajoute « au seul bruit ».

Je cite plusieurs vers de la partie I du poème « Thyoné » :

 

L’oiseau rit dans les bois, au bord des nids mousseux,

Viens au fond des grands bois, sous les larges ramures

Sur ses bords parfumés de cytise et de thym,

Et les faunes moqueurs, au seul bruit de tes pas,

 

Je trouve intéressant d’observer ce que le poète ne s’autorise pas encore, ce qui passe inaperçu si nous ne nous attachons qu’à éplucher les césures qui appellent un commentaire. Il faut aussi relever des vers réguliers pour repérer une utilisation sage de certaines configurations.

Je peux citer des vers similaires dans le cas du poème « Hypatie » (je précise respecter l’orthographe du texte imprimé d’époque) :

 

Et qu’au delà des mers où l’ombre épaisse abonde,

S’épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ;

 

Je pourrais citer d’autres configurations, mais celle-ci faisant l’objet d’une définition de césure romantique dans les articles de Gouvard mérite une mention à part. Leconte de Lisle, souvent classé à tort comme poète parnassien, ce qui dans la décennie 1850 est un anachronisme, pratiquait à ses débuts en 1852 un vers classique et non pas romantique, si ce critère doit être admis !

La configuration régulière des hémistiches se poursuit dans les parties II, III et IV de « Thyoné », mais il me faut relever les deux vers suivants :

 

J’ai, saisissant mon arc et mes traits éclatants,

Noué sur mon genou ma robe aux plis flottants.

 

Nous avons l’une en-dessous de l’autre l’attaque verbale « J’ai » et sa suite « Noué ». Les deux éléments sont en attaque de vers. Nous avons un long suspens opéré après l’auxiliaire « ai » et le monosyllabe « J’ai » avec le pont « saisissant mon arc et mes traits éclatants ». Vous aurez remarqué que jusqu’ici je n’ai pas relevé les suspensions que supposent des attaques de vers par « Quand » ou « Et ». Ici, je souligne tout de même la corrélation verbale d’un vers à l’autre. Il y a deux analyses contradictoires qui peuvent être envisagées. D’un côté, on peut estimer que la séparation et le suspens après le monosyllabe « J’ai » font que la césure séparant un auxiliaire et un verbe n’a rien d’acrobatique, et c’est un fait vérifiable dans à tout le moins les vers de poètes du XVIe classique, car je dois reprendre à zéro le relevé pour les poètes classiques. D’un autre côté, on peut penser que l’incise « saisissant mon arc » est soit inconsciemment, soit volontairement, déployée pour éviter la crudité d’une césure enjambante perçue comme dérangeante : « J’ai + noué ». Il est question désormais d’étendre l’enquête jusqu’à ce que la réponse puisse être sensible statistiquement.

En attendant, il n’en reste pas moins que les deux vers cités appartiennent à la catégorie intermédiaire de l’unité mélodique maintenue dans les cas de juxtaposition : « J’ai, saisissant mon arc ». L’unité « Noué sur mon genou » ne soulève pour sa part aucun débat qui nécessiterait une justification de son unité mélodique.

Vous comprendrez que les vers suivants ne posent aucun problème de régularité mélodique :

 

Qui du mol hyacinthe ornent leurs blonds cheveux,

Et qui, dansant aux sons des lyres ioniques,

 

Même s’ils sont pour moi l’occasion de deux nouvelles précisions.

Les formes en suspens « Qui », « Et qui » comme « Quand », « Si » dans d’autres vers, sont éloignés de la fin d’hémistiche et ces suspens sont inévitables en langue sous peine de ne plus pouvoir rien écrire. Il faut bien quelques marques suspensives dans les hémistiches qui lancent une phrase, une subordonnée, etc. On ne peut pas réduire tous les propos à des paquets de six syllabes. On voit alors l’évidence du concept d’élasticité de la syllabation devant la césure, c’est la clef pour comprendre les hémistiches classiques.

Qu’il me suffise de citer l’exemple du vers suivant dans toujours la partie II de « Thyoné » :

 

Je veux qu’un lin jaloux garde ma nudité,

 

Puisqu’on y mesure bien cette autre idée clef que le suspens ne sera pas automatiquement en attaque d’hémistiche.

Le second des deux vers cités auparavant a toutefois d’un côté l’intérêt d’un suspens initial de deux mots grammaticaux consécutifs sur une étendue de deux syllabes, mais ça rentre dans le statut que je viens de préciser de l’élasticité de la syllabation devant la césure, et surtout d’un autre côté, le vers offre aussi une configuration suspensive sur un nom d’une syllabe précédé d’une préposition « aux sons », son complément du nom formant le second hémistiche, ce qui, inévitablement, favorise le parallèle avec les césures à venir sur les locutions prépositionnelle à base nominale : « au fond des… », « au bord de… », configurations que Leconte de Lisle semble s’interdire encore à l’époque de composition de « Hypatie » et « Thyoné », à la date pourtant tardive de 1852, cependant que sa pratique pour « aux sons des lyres ioniques » préfigure l’assouplissement à venir de sa méthode de composition en vers.

Malgré ce que je dis pour justifier la régularité de ces configurations particulières, il faut savoir en apprécier les effets qu’en tiraient les poètes, ce qu’illustrent les deux vers qui amorcent la partie III du poème :

 

Ne me dédaigne point, ô vierge ! un Immortel

M’a, sous ton noir regard, blessé d’un trait mortel.

 

La rime « Immortel » / « mortel » n’est pas la plus méritoire qui soit. Nous retrouvons le rejet de l’apostrophe et le relief par détachement de l’attaque verbale « M’a » d’une construction à temps verbal composé. Ces deux vers sont parmi les moins réguliers du poème « Thyoné » sauf qu’ils sont résolument classiques !

Les vers suivants reprennent une forme très nette de partage clair des hémistiches (6-6, 6-6, 6-6, les automatismes de régulation sont parfaitement sensibles). Je me permets aussi de relever le traitement de « bruit » au vers suivant :

 

Attentive au doux bruit des feuillages tremblants,

 

Puisque l’emploi à la césure du nom monosyllabique « bruit » n’a rien d’un suspens métrique pour trois raisons : unité du complément en second hémistiche « des feuillages tremblants », unité du premier hémistiche « Attentive au doux bruit », et amortissement de l’effet de resserrement à la césure ni une syllabe, ni deux, mais un souple mouvement de trois syllabes « au doux bruit » égal à la tête adjectivale « Attentive ».

Je n’ai plus à justifier la régularité du vers suivant :

 

Voyant que, pour dorer ma pauvreté bénie,

 

Maintenant que j’ai posé les principes d’élasticité à la césure, un suspens de trois syllabes ne heurte pas la reconnaissance métrique, et nous verrons que cela vaut pour deux syllabes à la césure, mais que cela est plus compliqué pour la fin de vers, comme nous verrons que la juxtaposition fait que l’isolement d’une syllabe à la césure n’est pas spécialement choquante. J’ai posé aussi le principe de tolérance nécessaire des suspensions pour dérouler des phrases avec des subordinations, etc.

J’ai envie maintenant de vous attirer sur un nouveau terrain d’enquête. Que penser des successions d’hémistiches sans aucune altération grammaticale ? Soit le vers suivant :

 

Mes oiseaux familiers, mes coupes, mes abeilles,

 

Ce n’est pas le cas de ce vers-là, mais sa configuration ternaire avec un autre mot que "coupe" pourrait entraîner chez un lecteur la confusion en esprit avec l’idée d’un trimètre, surtout si le vers est entendu et non lu. Car je prétends que parfois le trimètre peut être confondu avec un effet ternaire. Ici, il y a une opposition minimale entre le premier hémistiche un seul groupe nominal et le second deux groupes nominaux, mais le fait est plus trouble dans les cas où Ronsard comme Hugo alignent six groupes nominaux de deux syllabes sur tout un alexandrin, voire alignent des groupes nominaux d’une, deux ou trois syllabes.

Vous l’aurez compris, je suis en train de chercher les arguments qui participent de l’impression d’un vers d’une seule coulée comme si la césure ne comptait pas. Et le premier vers du sonnet « Voyelles » fait partie du débat.

 La régularité de distribution des hémistiches poursuit son cours à la lecture de « Thyoné », je cite tout de même le vers suivant :

 

Garde ta paix si douce et tes dons, ô pasteur !

 

On pourrait penser à un rejet à la manière de Chénier, mais il n’y a aucun suspens dans le second hémistiche, comme il n’y en a bien sûr pas dans le premier, et l’apostrophe ici est employée dans les borne métriques comme le ferait Boisrobert, ou un Corneille, un Racine, un Molière dans une partie des cas qui les concernent (le rejet n’étant pas systématique chez eux, bien sûr !). L’intégration de l’apostrophe fait que ce vers n’est pas comparable à un cas où un point suivrait le mot « dons » avec début d’une nouvelle phrase en fin d’hémistiche. Je ne retiens donc pas ici ce vers comme exemple d’enjambement à la Chénier, et l’étude d’ensemble du premier recueil de Leconte de Lisle va tendre à prouver que j’ai raison.

Je relève aussi sur la même page de l’édition de 1852 ce vers qui a l’intérêt de favoriser le refoulement de la lecture en rejet d’épithète de l’adjectif « errante » dans un vers du poème « Surya » placé vers la fin du recueil :

 

Fidèle à mon courage, errante et sans regrets,

 

Puisque ce vers que je citerai plus loin est l’unique exemple apparemment de rejet d’épithète qu’on peut relever dans tout le premier recueil de Leconte de Lisle de 1852, cas à part du long morceau « Bhagavat » non encore réétudié récemment par mes soins.

L’étude attentive des deux premiers poèmes du recueil « Hypatie » et « Thyoné » permet de se faire une idée de la très grande régularité classique des alexandrins de Leconte de Lisle à ses débuts !

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