mardi 21 novembre 2017

Le rejet de l'adjectif épithète : un point clef de la versification romantique

Quand on parle de versification romantique, deux procédés plus ou moins connus peuvent facilement venir à l'esprit : le rejet de l'adjectif épithète et le trimètre. Le premier concerne la bataille d'Hernani. Dès le premier vers, ou plutôt dès l'enchaînement des deux premiers vers, nous avons droit à un fait de versification proscrit chez les classiques, l'enjambement d'un vers à l'autre qui va séparer au sein d'un groupe nominal un nom et l'adjectif épithète qui le suit. Doña Josefa vient de formuler le premier hémistiche : "Serait-ce déjà lui ?" Sur le texte imprimé, une didascalie indique la réitération d'un bruit : "Un nouveau coup." Et puis, vient la fameuse provocation... Je vais citer les deux premiers vers de cette pièce en coinçant les didascalies entre crochets et non entre parenthèses, sachant qu'elles ne sont pas récitées au théâtre, et je vais également éviter les retours à la ligne.

Serait-ce déjà lui. [un nouveau coup.] C'est bien à l'escalier
Dérobé. [Un quatrième coup.] Vite, ouvrons. [...] Bonjour, beau cavalier.

Hugo a volontairement placé cet enjambement au premier passage, dans sa pièce, d'un vers à l'autre, pour que l'effet soit immédiat. La mesure romantique est donnée. Il a aussi songé à associer une provocation du vers à un ingrédient comique. L'escalier dérobé est un accessoire de comédie et non de tragédie. Le drame revendiqué par Hugo va mélanger les ingrédients des deux genres à la façon shakespearienne. Enfin, les didascalies du texte imprimé (ou les bruits et silences d'une quelconque représentation) favorisent la reconnaissance immédiate du procédé. L'enjambement aurait pu être flanqué dans un discours qui suit son cours, et il serait peut-être passé ainsi plus discrètement, ou bien il aurait été repéré, mais aussitôt abandonné par l'auditeur invité à faire attention à la suite du discours théâtral. Ici, il y a une mise en scène qui impose à l'auditeur, ou si vous préférez une mise en page qui impose au lecteur... de considérer l'effet de versification au tournant du tout premier vers. Nous devons cela à plusieurs suspens de la parole. Et une dernière observation peut être faite : est-ce involontaire si, au-delà de l'orthographe distincte, et donc si à l'oreille, le mot "dérobé" fait entendre la rime sur laquelle se clôt le premier vers "escalier" ? Un son [é] chasse l'autre dans l'effet de rythme de l'enjambement.
Pour un classique, plusieurs procédés permettent d'éviter un tel effet de décalage. Le groupe nominal "l'escalier dérobé" aurait pu être calé dans le second hémistiche du premier vers.

Serait-ce déjà lui ? [un nouveau coup] L'escalier dérobé,
C'est de là que ça vient. [...]

Je ne me suis pas cassé la nénette pour le début du second vers, mais on voit dans cet exemple construit pour la cause la meilleure répartition des masses qui rend bien la perception de trois premiers hémistiches dans une pièce de théâtre. La question du "e" féminin ne se posant pas ici, nous avons trois groupes de six syllabes.
Le classique aurait pu opter pour l'apposition :

Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Secret de leurs amours.
Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Dérobé tout à gauche.
Serait-ce déjà lui qui vient à l'escalier,
Dérobé, bien discret.
Le classique aurait pu également allonger le groupe nominal propulsé au premier vers sur tout le premier hémistiche du second vers.

Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier
Dérobé qui nous sert.
Dérobé, prêt pour elle.
Dérobé, tout vieillot.
Dérobé, mais utile.

Un puriste pourrait reprocher la fâcheuse allure de bricolage de nos nouveaux hémistiches. La difficulté vient sans doute d'un autre aspect du dispositif adopté par Hugo. Celui-ci n'a pas choisi n'importe quel adjectif : "l'escalier crêpelé", "l'escalier raboté", etc., etc. Nous lisons "escalier dérobé" comme si ce n'était qu'un seul mot, c'est-à-dire comme une lexie du genre "pomme de terre" ou "chambre d'hôte". Dans un dictionnaire, nous n'allons pas chercher les définitions des mots "escalier" et "dérobé", nous allons rechercher une définition pour l'expression elle-même : un escalier dérobé est un escalier de service et on l'appelle "dérobé" parce que, du coup, il doit être discret pour ce qui est du décorum. Peu importe que mes exemples ne soient pas du coup tout à fait naturels. Ce qu'il faut cerner, c'est que l'enjambement n'est pas le fait d'un dépassement d'une seule borne au plan de la versification : un enjambement s'apprécie le plus souvent en fonction de deux bornes. Ce qui fait qu'il  y a un choc pour le lecteur, c'est que non seulement l'adjectif épithète est reporté dans le vers suivant, mais il y est isolé de telle sorte qu'il ne forme pas une unité mélodique allant jusqu'à la borne suivante, en l'occurrence la fin du premier hémistiche du second vers. Dans le second hémistiche du deuxième vers, nous aurions pu apprécier la juxtaposition de deux éléments faciles à concilier au même niveau, par exemple deux phrases ou bien une exclamation et une phrase : "Ah mon dieu ! Vite, ouvrons." ou "Je l'entends. Vite, ouvrons." Ici, "Dérobé" est assez peu autonome à côté de la phrase "Vite, ouvrons", alors qu'une apostrophe, même rattachée à la phrase du vers précédent serait très bien passée : "C'est bien à l'escalier, / Madame. Vite, ouvrons."
Ces problèmes d'autonomie sont l'essentiel des phénomènes d'enjambements non admis par les classiques.
En définissant le rejet comme un enjambement en principe non admis par les classiques et celui-ci étant particulièrement célèbre, vous vous dites qu'il n'y a rien d'autre à dire sur la nouveauté d'un tel type de rejet. Ce n'est pas si simple.
Premièrement, ce type de rejet peut se pratiquer entre hémistiches comme entre deux vers. Certains négligent les rejets d'hémistiche à hémistiche par méconnaissance des lois de versification. D'autres ont parfois mené des études statistiques exclusivement sur les hémistiches en ne considérant pas suffisamment les configurations similaires dans le basculement de vers à vers, nous songeons au livre de Gouvard notamment.
Deuxièmement, ce type de rejet était pratiqué avant les classiques. Nous en trouvons dans la poésie de Ronsard, ou bien dans celle de Mathurin Régnier, poète du dix-septième siècle pourtant. Et Sainte-Beuve ne s'est pas privé de le faire remarquer. Et il faut savoir qu'on en trouve une poignée dans le théâtre en vers de Molière. Ce procédé disparaissait progressivement de la poésie du seizième siècle. J'ai fait des études encore inédites à ce sujet que je vais publier sur ce blog, même s'il est consacré avant tout à Rimbaud. J'ai à proposer des relevés sur les particularités dans la versification du recueil L'Adolescence clémentine de Marot. J'ai une évolution à dévoiler au sujet des recueils de Joachim du Bellay, dont la carrière fut pourtant moins longue que celle de Ronsard. J'ai quelques autres études sur la versification et la prosodie des poètes du seizième siècle. Une conclusion importante, c'est que Sainte-Beuve se trompe lourdement dans ses appréciations. Il croyait que les romantiques en étaient revenus à la versification libre de Ronsard, Marot, etc. Mais, en réalité, il y a deux points à considérer. La langue française au début du seizième siècle est différente de la nôtre, et cela au plan rythmique également, je veux dire au plan de la solidarité des mots ou groupes de mots entre eux. Hélas, il est difficile d'étudier la façon de parler de gens qui ont disparu depuis des siècles, mais la construction des phrases permet d'envisager que des groupes de mots que nous lisons tout d'une haleine n'étaient pas lus avec le même enchaînement immédiat au seizième siècle. Je ne pourrai pas conclure tout seul, mais je soumettrai des vers de Marot à l'appréciation des lecteurs. Il y a un deuxième point important à prendre en considération. Je viens un peu plus haut d'annoncer que les rejets disparaissaient progressivement de la grande poésie littéraire française au cours du seizième siècle. Il faut bien comprendre que Ronsard ne se sentait pas menacé d'une critique qui pouvait lui être faite par comparaison avec une poésie classique qui n'existait pas encore. A rebours des poètes du dix-neuvième siècle, Ronsard, du Bellay et leurs successeurs ont purifié progressivement la versification. C'est une différence considérable avec les romantiques, puis les parnassiens, qui, eux, vont revenir sur les rejets et les pratiquer exprès, en en tirant un parti expressif. Un rejet n'a pas la même portée, ni la même signification, selon qu'il est repéré dans un poème de la Renaissance ou dans un poème du dix-neuvième siècle.
Malgré l'abondance d'écrits sur la versification, je peux garantir que ce que je viens de formuler, c'est un raisonnement personnel. Quand je publierai un article comparant les rejets d'adjectifs épithètes chez du Bellay et chez Hugo, je ferai quelque chose qui n'a pas encore d'exemple dans la littérature critique sur la versification, aussi étonnant que cela puisse sembler.
Or, cela ne s'arrête pas là. J'ai énoncé un "premièrement" et un "deuxièmement", il y a encore un "troisièmement". En effet, ce n'est pas avec "l'escalier dérobé" au début du drame hugolien Hernani que commence la carrière romantique du rejet de l'adjectif épithète. Or, cette histoire implique déjà de prendre en considération des auteurs qui ont servi de modèles aux romantiques, mais qui n'étaient pas romantiques. Il s'agit de trois poètes du dix-huitième siècle : Jacques Clinchamps de Malfilâtre, André Chénier et Jean-Antoine Roucher. Le premier est associé à Nicolas Gilbert en tant qu'exemple de "poète maudit" du dix-huitième siècle et, si son oeuvre est mince, il nous intéresse pour ses traductions en vers de Virgile, avec deux rejets d'épithètes à la clef qui étaient cités par la suite dans la prose de l'un ou l'autre commentaire. André Chénier et Jean-Antoine Roucher sont deux poètes qui ont été exécutés en même temps sous la Révolution française, mais il étaient encore deux poètes qui assouplissaient le vers. Roucher n'est pas connu, il n'est peut-être pas un modèle direct des romantiques, mais il faudra en parler au plan de l'histoire de la versification française. Quant à Chénier, deux poèmes furent publiés de son vivant, un autre très célèbre "La Jeune Tarantine" fut publié en l'an IX de la Révolution française, mais, en 1819, eut lieu enfin une édition de ses oeuvres. Chénier a assoupli la versification française. Certains vers appellent un commentaire particulier, mais il y a deux grands procédés qui se sont imposés. Il y a bien évidemment le rejet de l'adjectif épithète et il y a également le rejet d'une mention verbale d'un hémistiche à l'autre ou d'un vers à l'autre. Je parle bien de rejet verbal et non d'enjambement verbal. La particularité, c'est que le verbe n'est suivi d'aucun complément et qu'il ne va pas jusqu'à la frontière métrique suivante, fin d'hémistiche ou fin de vers. En voici quelques exemples :

Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre,
S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre, / [...] ("L'Aveugle")

Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L'enveloppe : étonnée, et loin des matelots,
Elle tombe, elle crie, elle est au sein des flots. ("La Jeune Tarentine")

D'autres exemples remarquables sont à citer, entre deux vers mais aussi entre deux hémistiches, avec en prime un exemple qui n'est pas passé inaperçu, le rejet du monosyllabe "Sort" qui ponctue une phrase lancée dans la strophe XI, mais qui figure au tout début de la strophe suivante XII du poème "Le Jeu de paume" publié du vivant de l'auteur en 1791.
Pour ce qui est des rejets d'épithètes, Chénier y recourt assez peu, mais il pratique ce procédé dont Malfilâtre a donné de rares exemples dans ses vers traduits de Virgile :

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux
Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux, / [...] ("L'Aveugle")

Malgré les antériorités de Chénier et Malfilâtre, il ne saurait être question de cesser d'associer ces procédés à la poésie romantique. L'Histoire a fait ses choix : ces procédés auraient pu ne pas servir à la cause du romantisme, mais elle en a décidé autrement. Cependant, le problème qui est posé et qui n'a jamais retenu l'attention, c'est que, si une édition des poésies de Chénier a vu le jour en 1819, les débuts de la poésie romantique datent de la publication en 1820 des Méditations poétiques de Lamartine. Musset, plus jeune, n'a publié que quelques années plus tard, mais Victor Hugo et Alfred de Vigny ont publié chacun un premier recueil en 1822. Est-ce que les formes de versification de Lamartine, Hugo et Vigny s'inspiraient de celle de Chénier dès leurs premières publications ? Pour Lamartine, cela serait compliqué, car tous les poèmes de son recueil de 1820 n'ont sans doute pas été composés en un an. Or, la réponse dans le cas de Lamartine et Hugo est non. Ces deux grands romantiques ont une versification classique à leurs débuts. En revanche, même si c'est assez timidement, Vigny imite nettement et sous plusieurs aspects la poésie d'André Chénier. Les genres pratiqués par Vigny (Idylle, Poème), les thèmes de l'antiquité gréco-latine, certaines répétitions d'un vers à l'autre à la manière de "La Jeune Tarantine", tout cela témoigne nettement d'une influence d'André Chénier sur la poésie d'Alfred de Vigny. Les critiques au début du vingtième siècle ne s'y sont pas trompés. Vigny a antidaté ses poèmes par coquetterie d'auteur pour ne pas avouer sa dette à l'égard de Chénier. Le rejet verbal est pratiqué par Vigny. J'aurai à rendre compte d'un article du début du vingtième siècle sur le vers de Vigny. Mais il est un aspect qui a même échappé à cette étude, c'est que Vigny a pratiqué de premiers rejets d'adjectifs épithètes. Dans son premier recueil, le long poème épique "Héléna" en est la première attestation. Ce qui nous empêche de voir que les choses se sont déroulées ainsi, c'est que Lamartine, Hugo et Vigny ont remanié leurs premiers recueils. Dans le cas de Lamartine, cela n'est pas très grave. Il est facile de retrouver l'état original de ses premiers recueils, ils tendent même à être édités sous cette forme. En revanche, les Odes de Victor Hugo sont devenues des Odes et ballades, et au fur et à mesure des années et des ajouts les premiers rejets d'épithètes ont fait leur apparition. Le même problème se pose pour Alfred de Vigny qui a fondu ses deux premiers recueils en un seul qu'il a continué d'enrichir par la suite jusqu'à donner les Poëmes antiques et modernes tels que nous les connaissons aujourd'hui.
Quand on remonte la genèse de tous ces recueils, on découvre qu'il n'y a aucun rejet d'épithète dans les poèmes publiés par Lamartine avant 1825 (Méditations poétiques, Nouvelles Méditations poétiques, Mort de Socrate). Les trois premiers rejets d'épithètes dans l'oeuvre de Lamartine datent tous de 1825 dans deux poèmes peu connus, une traduction libre de Byron et un poème sur le sacre du roi. Hugo n'a publié aucun rejet d'épithète dans un quelconque de ses poèmes avant la parution du recueil Nouvelles Odes en mars 1824, où figure le poème "Le Chant du cirque" daté de janvier 1824. Nous y rencontrons un vers qui contient, selon mes recherches, le premier rejet d'épithète de toute l'oeuvre hugolienne, un vers qui fait significativement songer à un autre célèbre, mais régulier, de la tragédie Phèdre de Racine :

Bientôt, quand rugiront les bêtes échappées,
Les murs, tout hérissés de piques et d'épées,
Livreront cette proie entière à leur fureur. -

C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
Racine, à son époque, pouvait écrire "toute entière". Aujourd'hui, l'accord au féminin n'est admis que pour le pluriel "toutes" ("toutes grandes"), et nous écririons "tout entière". Nous avons compliqué les choses dans une espèce de compromis entre ce qui s'impose insolemment pour l'oreille ("toutes grandes") et ce qui permet de retrouver le principe d'invariabilité à peu près intangible des formes adverbiales ("tout entière"). Le lien au vers de Racine peut sembler lâche ou gratuit, mais autant considérer avec tout le décorum nécessaire le premier rejet d'adjectif épithète de la poésie hugolienne, quand on sait ce que ce procédé va devenir par la suite. Victor Hugo a été influencé de manière décisive par Chénier, mais avec la médiation capitale de Vigny qui n'a jamais été mise à jour auparavant. Je suis le premier à établir tout ceci, et je prévois un article fouillé sur le vers de Vigny, d'autant que Vigny est également concerné par le problème d'émergence du trimètre romantique, même si cela est plus ténu, plus difficile à attester.
En effet, le poème "Héléna" a permis à Hugo et Lamartine de reconsidérer les audaces de versification d'André Chénier. Rappelons que Vigny publiait dans les revues dirigées par les frères Hugo à ses débuts. Ce qui peut empêcher un lecteur actuel de saisir l'importance du poème "Héléna", c'est que celui-ci a été décrié par la mère de Vigny elle-même, à tel point que le romantique l'a supprimé de son oeuvre publiée à partir de 1829. Si je me suis rendu compte de son importance, c'est que je n'ai pas dédaigné d'étudier une oeuvre proposée en appendice dans l'édition des deux grands recueils de Vigny dans la collection Poésie Gallimard. Mais, avant de me rendre compte de l'importance du poème "Héléna", j'avais daté, poème par poème pratiquement, les compositions connues d'Hugo, Lamartine et Vigny. Or, je me suis rendu compte qu'en octobre 1823 Vigny a publié dans la Muse française, journal placé sous l'égide des frères Hugo, le poème "Dolorida" où figure un rejet d'adjectif épithète, un rejet de l'adjectif "horrible", ce qu'Hugo s'appropriera au point que dans le dernier vers du "Bateau ivre", Rimbaud qui cite sans aucun doute ce qu'il estime un procédé hugolien typique ignore qu'il rejoint la grande histoire du vers français avec cet alexandrin précurseur d'Alfred de Vigny :

Tout mon crime est empreint au fond de ton langage,
Faible amie, et ta force horrible est mon ouvrage.
Ces vers ont été publiés en octobre 1823 et, plus haut, nous avons cité des vers de Victor Hugo, publiés en mars 1824 et datés de janvier 1824, qui offrent un rejet d'adjectif et une espèce de ressemblance de tonalité tragique ("proie + entière", "force + horrible"). La publication en revue du poème "Dolorida" a eu un rôle déterminant. A partir de cette lecture, Victor Hugo a pu se reporter au poème "Héléna" qui contient des rejets verbaux à la manière de Chénier, comme c'est déjà le cas dans d'autres poèmes de Vigny, mais aussi un rejet d'adjectifs épithètes coordonnés :

On a dit que surtout un de ces jeunes hommes,
Voyageant d'île en île, allait voir sous les chaumes,
Dans les antres des monts, sous l'abri des vieux bois,
Quels Grecs il trouverait à ranger sous ses lois,
Leur faisait entrevoir une nouvelle vie
Libre et fière ; il parlait d'Athènes asservie,
D'Athènes, son berceau,  qu'il voulait secourir;
[...]
Parmi les premiers rejets d'épithètes de Lamartine, il y a un exemple d'adjectifs coordonnés comme c'est le cas ici. Lamartine n'a pas innové, il s'est inspiré de ce vers de Vigny qui, lui, a donc innové par rapport à André Chénier, sous réserve d'une expertise plus approfondie. Tout en innovant, Vigny s'inspire nettement de Chénier. Ma citation est assez longue, mais quelques vers plus haut Vigny nous offre la rime : "la liberté chérie" :: "le mot seul de patrie". Il s'agit pour moi de retrouver la rime dans l'oeuvre de Chénier, parce que je sais l'y avoir lue, elle avait retenu mon attention. Le problème, c'est que j'ai l'édition fac-similaire dans la collection "Poésie Gallimard" d'une édition de 1872 par Becq de Fouquières, édition fortement annotée, et je ne voudrais pas dire une bêtise et faire allusion par exemple à des vers cités en notes qui ne seraient pas de Chénier. En revanche, dans "Le Jeu de paume", plusieurs rejets verbaux sont en liaison avec la notion de liberté, en particulier le rejet du verbe "Sort" de strophe à strophe, car le sujet du verbe "Sort", c'est "la belle Liberté" justement. L'association de la liberté et de la fierté, tout cela donne une note qui montre que Vigny écrit sous l'influence de ce qui l'a formé, et sous celle de Chénier en particulier. Les rejets verbaux dans la poésie de Chénier ont des effets de sens, et il ne les pratique pas surabondamment, il les concentre en fonction de thèmes et de moments où la puissance du verbe doit croître dans ses poèmes. Vigny fait de même dans "Héléna", les rejets correspondent à des moments précis du récit et mettent en relief une idée, loin de s'éparpiller en détails.
Je vais donc prochainement publier sur ce blog une étude sur la poésie d'André Chénier, en m'intéressant à sa versification pour l'essentiel, et en n'oubliant pas de traiter en même temps des singularités de Malfilâtre et Roucher. Je publierai ensuite une étude importante sur la poésie de Vigny. Je pourrai traiter d'autres influences de Vigny sur la poésie de son siècle. Par exemple, les Poèmes antiques de Leconte de Lisle pourraient s'enorgueillir d'avoir précédé La Légende des siècles de Victor Hugo. En réalité, les Poèmes antiques et modernes sont la source d'inspiration, ou plutôt le modèle de Leconte de Lisle, lequel a sans doute eu peu d'influence réelle sur le projet d'Hugo de La Légende des siècles. Je traiterai bien sûr du vers de Vigny, mais je devrai publier une étude à part pour dater au cas par cas les vers avec des rejets d'adjectifs dans la décennie 1820, ce qui me permettra de parler également des frères Deschamps, de Musset et de Sainte-Beuve.
Une fois que ces études auront été publiées, je pourrai alors m'attacher à deux autres sujets : d'un côté, l'émergence du trimètre romantique, et de l'autre, la révolution de la versification hugolienne à partir de Cromwell et des Orientales.
Personne n'a jamais publié une étude poussée de la versification d'Hugo dans Cromwell à notre connaissance. C'est pourtant essentiel pour comprendre tout ce qui est venu ensuite. Musset, Banville, Baudelaire apparaîtront alors pour des disciples de la versification hugolienne. Musset et Baudelaire qu'on oppose à Hugo sont des disciples de Victor Hugo pour la versification, et ils n'ont rien inventé de leur cru du tout, malgré tout ce qu'écrivent les universitaires sur les audaces de versification de l'un ou de l'autre. Hugo s'est lui-même inspiré de modèles, parmi lesquels Vigny. Nous montrerons tout cela avec les nuances qui conviennent. Un des grands reproches qui peut être fait à la thèse de Gouvard, c'est d'avoir séparé l'étude du vers de la poésie lyrique d'une étude du vers de théâtre. Il indique que Victor Hugo s'octroyait une plus grande audace dans ses vers de théâtre, mais il en fait l'hypothèque pour ce qui est d'établir les antériorités dans le domaine de la poésie lyrique, ce qui l'amène à conforter les rôles innovateurs de Musset, Baudelaire et Banville. Musset n'a été qu'un disciple de Victor Hugo au plan des rejets. Baudelaire n'a inventé aucune forme de pratique au plan du vers, il a simplement amplifié le recours aux procédés de Victor Hugo en les faisant passer du domaine réservé du théâtre à la poésie lyrique. Banville a fait de même que Baudelaire, avec le mérite d'un enjambement au milieu du mot "pensivement" en 1861 dans le poème "La Reine Omphale", si ce n'est qu'il y a des antériorités non sues, par exemple un vers de Pétrus Borel du recueil Rhapsodies. Enfin, Musset et Banville ont précocement privilégie les rejets audacieux d'un vers à l'autre, l'étude de Gouvard tendant à maximiser l'importance initiale de Baudelaire dans la poésie lyrique en ne s'intéressant que trop exclusivement au passage d'hémistiche à hémistiche.
Quant à la question du trimètre, nous savons qu'une poignée de trimètres se rencontrent dans des oeuvres du dix-septième siècle (Aubigné, Corneille, l'auteur de Ragotin). Il s'agit là encore d'un fait rare et ancien que les romantiques ont promu. Le problème vient de ce que la définition du trimètre est problématique. De nombreux alexandrins sont commentés en tant que trimètres, alors qu'ils n'en étaient sans doute pas pour leurs auteurs. Du moins au départ, car il y a une évolution qui entraîne à une confusion inévitable, il ne faut pas confondre une structure ternaire ostentatoire appelée trimètre avec un rejet ou une configuration rythmique qui peut donner l'impression d'un trimètre. Tout ça, il faut le montrer et l'expliquer. Ensuite, il y a un problème qui se pose entre Vigny et Hugo. Hugo semble avoir le premier parmi les romantiques lancé la mode du trimètre. Pour en étudier l'évolution au dix-neuvième siècle, il convient d'étudier toute l'oeuvre de Victor Hugo avant de s'intéresser à ce qu'en ont fait les autres romantiques, les parnassiens et autres poètes du dix-neuvième siècle. Toutefois, alors que Vigny semble s'être détourné du trimètre dans son recueil Les Destinées, une poignée de vers des années 1820, certains inédits, certains publiés à l'époque, tendent à montrer qu'il a là encore joué un rôle important dans l'émergence d'un nouveau trait définitoire de la versification romantique. Le trimètre n'étant pas une pratique d'André Chénier, Vigny aurait eu conscience des trimètres d'Agrippa d'Aubigné et Pierre Corneille, mais il les aurait pratiqués avec une remarquable discrétion. Je mènerai l'enquête dans une étude à part sur le trimètre. Tout ceci concerne de loin en loin la révolution du vers pratiquée par Rimbaud en 1872, et, bien posé le problème du trimètre, c'est aussi revenir sur des points non satisfaisants de la méthode d'approche métrique de Benoît de Cornulier. Le modèle d'analyse de Cornulier est plus poussé que celui de son prédécesseur Jacques Roubaud, mais, entre autres points discutables à mon sens, Cornulier s'appuie pour l'analyse de l'alexandrin sur une conception anachronique, celle du semi-ternaire. Pour dire vite, le semi-ternaire est une forme d'alexandrin qui ressemble un peu au trimètre, une forme qui, en principe, s'analyse en trois membres avec au moins à l'une de ses extrémités un membre de quatre syllabes. En effet, le trimètre a une mesure interne 4-4-4, alors que le semi-ternaire a une forme ternaire distendue 3-5-4 ou 5-3-4 d'un côté, 4-5-3 ou 4-3-5 de l'autre Il s'agirait en gros d'un relâchement de la forme trimètre. Cela est hérité des analyses du vers du début du vingtième siècle sans doute, mais cela ne s'appuie pas sur des considérations critiques du dix-neuvième siècle, ni a fortiori sur des remarques à l'avenant des poètes tels que Victor Hugo ou Paul Verlaine. Cornulier considérait aussi, mais son discours a évolué ces dix dernières années, que la tolérance rythmique était plus grande pour le trimètre. On pouvait identifier un trimètre sans se préoccuper de l'emplacement des "e" féminins, alors même que l'analyse de la césure normale de l'alexandrin continuait d'exiger une attention à ce sujet. C'était une anomalie patente de son approche que j'ai signalée il y a plusieurs années déjà. C'est la raison pour laquelle, par exemple, Cornulier ne considère plus comme un trimètre ce vers de "Ma Bohême" : "Comme des lyres, je tirais les élastiques", puisque le mot "lyres" serait à cheval sur les deux premiers membres de la prétendue construction ternaire. Nous n'imaginons par le mot "lyres" à cheval sur les deux hémistiches classiques de l'alexandrin dans un quelconque poème de Rimbaud de l'année 1870. Il faut relier à cette question le désormais correct établissement "rios" et non "rives" pour un vers des "Poètes de sept ans".
Une fois que tout ceci aura été bien posé. j'aurai encore à rendre compte des ouvrages de Roubaud, Cornulier, Gouvard et Bobillot. Puis, je rendrai compte de la versification de Rimbaud en 1872. Je proposerai alors en tête d'article un sommaire avec un renvoi à tous les articles de versification. qui auront suivi celui-ci.
J'en ai déjà beaucoup dit dans cet article d'introduction, ce qui est normal pour intéresser le lecteur. J'ai vraiment fait sentir ici que je n'avais pas une connaissance floue de l'émergence des rejets d'adjectifs épithètes dans la poésie romantique. J'ai souligné un aspect moins connu, les rejets verbaux. J'ai montré l'étonnant rôle de passeur de Vigny entre Chénier et les romantiques tels que Lamartine et Hugo. J'ai engagé aussi une histoire de la libération progressive du vers au dix-neuvième siècle. Avant les audaces de Rimbaud en 1872, avant l'évolution parnassienne, il y a eu une première évolution romantique qui doit avoir elle aussi son histoire, sa mise au point critique.


A suivre !

2 commentaires:

  1. Très intéressant, ce rôle intermédiaire de Vigny!
    L'édition Chénier faxim de Becq de Fouquières, gravement fautive à divers égards comme l'a rappelé un article récent sur le site Fabula, est en effet totalement dépassée (comme par hasard c'est elle qui a été mise au programme des agregs de lettres cette année). Bien meilleure et plus proche des documents (mais plus chère) est celle de Buisson et Guitton.
    Sur les décalages sens / hémistiche ou vers de Roucher, sont intéressantes (au moins historiquement) les remarques de Laharpe dans son interminable critique des "Mois" publiés 1779. Il leur reproche d'être mécaniques, généralement immotivées. Et pense que Roucher a malencontreusement voulu imiter l'allure de certains vers latins (ou grecs), notamment d'Horace.

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  2. Oui, il y a eu un rebond en fait et non pas une continuité bien lisse de Chénier aux romantiques. L'édition Becq, c'est la seule que j'ai. J'espère qu'elle n'est pas fautive pour les principaux poèmes. En plus, 1872 ! Elle arrive tard pour servir de référence rimbaldienne (mort de rire). Il y a une édition en un plus gros volume, c'est celle-là, celle Buisson et Guitton ?
    Oui, mille fois oui, la clef du truc est la référence aux poètes latins et grecs. Ronsard le dit déjà dans sa préface à La Franciade. Les modèles latins et grecs si lus par les classiques invitaient à la versification de Villon, Marot, sinon Ronsard, et à la versification romantique. Malfilâtre en use, fort modérément, dans une traduction de Virgile, et Roucher et Chénier construisent leurs oeuvres dans la référence des latins et des grecs. Après, il faudrait comparer avec au moins les anglais, même si les évolutions ont pu être distinctes, puisque les anglais ont pratiqué assez tôt l'enjambement de mot par exemple.
    Et oui le sujet est important des rejets motivés ou non. C'est un aspect que j'envisage pour confronter les rejets du seizième siècle et ceux du dix-neuvième siècle, mais je pars du principe que je ne dois espérer que des tendances. Il n'y a pas une sorte de césure qui permettrait de dire que les rejets de du Bellay ne sont pas motivés, tandis que ceux de Chénier ou Hugo le sont. En fait, je ne sais pas trop comment je vais montrer ce que je crois vrai qu'ils sont moins dramatisés au seizième qu'au dix-neuvième. Ceux du 19ème sont vécus comme des actes forts avec une pratique qui surdétermine le sens. Ceux du seizième, les poètes sont en train d'y renoncer, ils sont moins dramatisés je pense, parfois plus penser pour le rythme que pour la promotion efficace en surplomb de ce qu'ils ont à exprimer. Ce que je dis là est intuitif, mais ça me paraît logique a priori et je pense à des exemples de du Bellay que je citerai bientôt.

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