vendredi 3 novembre 2017

Axes d'une future recherche rimbaldienne

[Edit : demain, je corrigerai quelques coquilles et je remanierai un peu un paragraphe sur la prose. Je n'ai pas le courage de m'en occuper immédiatement.]

Essayons une petite synthèse.
Une partie de la recherche rimbaldienne peut consister à découvrir de nouveaux documents, par exemple le manuscrit des "Veilleurs" ou l'exemplaire d'une Grammaire des Bescherelle sur laquelle figurerait selon l'exposition rimbaldienne de 1954 un grand nombre d'interventions manuscrites rimbaldiennes, par exemple encore les pièces du procès en séparation du couple Verlaine, par exemple des articles inédits de Rimbaud en Afrique. Je ne suis pas actif sur ce terrain-là, ma vie ne me permet pas de m'y fatiguer, qui plus est sans assurance de réussite. Il me semble en tout cas que du côté de Charleville la grande énigme vient de Léon Deverrière. Personne ne semble s'être jamais intéressé à l'idée qu'il ait pu avoir autant de manuscrits rimbaldiens à nous offrir qu'Izambard ou Demeny. Pour la vie parisienne de Rimbaud, j'avais quelques documents sur les descendants d'Ernest Cabaner, mais tout a été détruit le 3 octobre 2015 lors de l'inondation cannoise. Une piste importante demeure celle des héritiers de Verlaine, puisque celui-ci a publié sur le tard des poèmes obscènes qu'il avait transcrit dans l'Album des Vilains Bonshommes et qu'il a permis la publication du "Sonnet du Trou du Cul" dans son recueil posthume Hombres. Il y a aussi des énigmes à résoudre du côté de Delahaye et de Maurevert. Ce dernier possédait lui aussi une version du "Sonnet du Trou du Cul", ce qui prouve que nous n'avons pas récupéré tous les manuscrits remis par Forain à Millanvoye. Quant à Delahaye, il a cité des vers inédits de Rimbaud dont quelques-uns au moins sont d'une indéniable authenticité.
Autre grand domaine d'enquête : le vers et la prose. Rimbaud a révolutionné le vers. L'étude de la versification doit se fonder sur trois critères métriques et deux critères prosodiques. Les trois critères métriques sont le vers, la rime et la strophe. Au plan métrique, la rime et la strophe sont deux critères assez étroitement liés. Les deux critères prosodiques sont la proscription du hiatus et celle moins connue du "e" languissant. Les deux critères prosodiques peuvent être assez rapidement traités, surtout si on s'en tient à un repérage dans la seule production d'Arthur Rimbaud. Pour le vers, la rime et la strophe, Michel Murat a publié son livre L'Art de Rimbaud et plusieurs études sur le vers ont été publiées par Jacques Roubaud et Benoît de Cornulier, puis quelques autres continuateurs comme Bobillot, Gouvard, etc. En ce qui concerne la strophe, j'ai pas mal avancé, j'ai déjà écrit pas mal de choses, une synthèse s'imposerait. Une énigme demeure pour moi. J'ai constaté un point commun entre "A la Musique", "Ophélie" et "Bal des pendus", ces trois poèmes ont tous neuf quatrains d'alexandrins. Par exception, "Bal des pendus" a en prime un bouclage de quatrains d'octosyllabes qui encadre les alexandrins. Pour "Ophélie", nous avons en plus un découpage en trois parties numérotées de deux fois quatre quatrains et d'un quatrain final isolé. Il existe des lignes de pointillés sur les manuscrits envoyé ou remis à Banville et Izambard, mais Rimbaud a-t-il été confronté à un modèle de poème en neuf quatrains d'alexandrins ? Ou bien est-ce qu'il considérait que, personnellement, ce nombre de quatrains lui permettait d'établir un certain plan habile utile à la composition ? C'est un point peut-être secondaire, mais j'ai l'impression qu'il me manque quelque chose. Je n'ai pas trouvé l'élément qui me mettrait sur la piste. Pour ce qui est des rimes, je peux renvoyer à l'étude de Michel Murat et j'adhère nettement à l'idée d'une lecture précoce du traité de Banville avec toute l'importance qu'il convient d'y accorder et pour la rime et pour le vers. Pour ce qui est du vers, je prétends avoir résolu les énigmes, une seule difficulté résiste : établir définitivement que les vers de onze syllabes de Rimbaud dans quatre poèmes ont une césure après la quatrième syllabe. J'ai un dossier avec des arguments forts, mais je ne peux pas prouver cela avec la même assurance que la nécessité de lire les poèmes en vers de douze syllabes comme des alexandrins aux deux hémistiches de six syllabes. Pour les poèmes en vers de dix syllabes, Rimbaud a appliqué la règle de la césure à la quatrième syllabe pour chacun d'eux, il n'y a pas de changement de mesure strophe par strophe dans "Tête de faune". Ma seule difficulté tient dans le poème "Conclusion" de "Comédie de la soif" où il est délicat de trancher entre une césure après la quatrième syllabe et une césure après la cinquième syllabe. Quant à Verlaine, il a césuré lui aussi ses vers jusqu'à la fin de sa vie, ce qui entraîne là une énigme plus déconcertante : pourquoi Verlaine a-t-il dénoncé la versification irrégulière de Rimbaud adoptée par les décadents et symbolistes auprès de Jules Huret, alors qu'à ce moment-là il a une versification identique à celle de Rimbaud en 1872 ? Je pense qu'il se moquait de tout le monde à la fois, je ne vois pas d'autre explication. Pourquoi d'ailleurs Verlaine méprisait-il les poèmes de 1872 de Rimbaud, alors que manifestement "Larme" ou "La Rivière de Cassis", ou "Bannières de mai", sont des poèmes d'une beauté évidente, deux exploits supérieurs sans doute à "Mémoire" ou "Chanson de la plus haute Tour". On dira que les goûts et les couleurs ça ne se discute pas, mais au plan de la relation entre phrases et versification "Larme" et "La Rivière de Cassis" sont nettement plus souples et plus "soluble(s) dans l'air" que "Mémoire", "Juillet", "Michel et Christine", "Chanson de la plus haute Tour". Ce sont deux chefs-d'oeuvre majeurs de la poésie rimbaldienne, et aucun des deux n'a encore reçu l'analyse de fond méritée.
Pour ce qui est de la prose, il faut différencier l'analyse du livre Une saison en enfer et celle des poèmes en prose. Même si la forme des poèmes en prose varie énormément, ils sont tous opposables à la prose du livre de 1873. Rimbaud appliquait des techniques de composition par répétitions de mots qu'il exploitait déjà dans son oeuvre en vers, ce qui au passage discrédite la thèse d'Eddie Breuil selon laquelle Nouveau serait l'auteur des poèmes en prose, techniques non utilisées pour Une saison en enfer. Dans son livre L'Art de Rimbaud, Murat a souligné la différence de nature entre la poésie en prose de Rimbaud et celle de Baudelaire. Arthur Rimbaud et Aloysius Bertrand composaient des poésies à part entière, malgré le choix d'une prose qui privait de pas mal de moyens de reconnaissance formelle, alors que Baudelaire est plutôt dans la prose poétique et dans l'écriture plus ramassée de récits qu'on pourrait souvent qualifier de nouvelles brèves. Baudelaire n'est même pas spécialement dans les volutes de la prose poétique, son écriture est plutôt caractérisée par une forte tension intellectuelle et une forte contenance cérébrale qui crée un charme, un envoûtement, alors même que le style est lourd. La phrase en prose de Baudelaire est épaisse, maladroite, mais elle séduit par une puissance de sympathie intellectuelle et une ardeur cérébrale. Baudelaire exploite plutôt les qualités du poète romancier que les qualités du poète par le maniement de la langue dans son Spleen de Paris.
Mais la prose de Rimbaud a encore un autre mystère. Rimbaud n'écrit pas comme Aloysius Bertrand, il lui est même très supérieur. Cependant, la poésie en prose de Rimbaud ne ressemble pas à celle d'une grande plume reine de la séduction en prose. Rimbaud ne déroule pas des phrases à la façon d'un Rousseau ou d'un Chateaubriand. Il n'a pas le satiné d'un auteur du dix-huitième siècle : Marivaux, l'abbé Prévost, Choderlos de Laclos, Voltaire. Comment définir son style ?
Il  y a neuf classes de mots en français et en même temps dans une phrase nous pouvons repérer tantôt les propositions autour d'un verbe, tantôt les juxtapositions de membres non verbaux. Depuis le premier tiers du dix-septième siècle environ, la construction des textes en prose est plus ordonnée et une fin a été mise à l'enchâssement chaotique des auteurs antérieurs, notamment du seizième siècle comme Rabelais et Montaigne. Essayons d'opposer alors la prose classique des dix-septième et dix-huitième siècles à la prose du dix-neuvième siècle ! Je me suis rendu compte d'un fait jamais répertorié auparavant. Le style en prose des auteurs du dix-septième siècle emploie peu d'adjectifs et si les phrases sont longues avec des subordonnées, etc., la phrase rebondit essentiellement de verbe en verbe. On observe assez rapidement une abondance de verbes à l'infinitif qui s'accumulent dans une phrase. Au dix-septième, la description par les actions semble ainsi privilégiée et le récit privilégie aussi le recours à des mentions verbales qui caractérisent moralement les choses. Cela crée aussi une littérature vive, souple et dynamique, alerte. La contrepartie, c'est que les phrases sont peu essentielles, elles s'avalent volontiers à la suite les unes des autres. Il s'agit de comprendre rapidement, de progresser à vive allure dans le récit ou l'intrigue, mais ce ne sont pas des phrases qui marquent les esprits, sauf quand nous tombons sur un bon mot. En revanche, au dix-neuvième siècle, l'auteur crée des écrans descriptifs, des images, il cherche des précisions particulière, qu'on ne peut pas généraliser hâtivement. Les adjectifs sont prégnants, structurent parfois le rythme, et cela s'accompagne de juxtapositions, appositions, relatives plus nombreuses, d'énumérations, etc. Evidemment, pour bien établir ce fait, il suffit d'opposer des passages du Roman comique de Scarron à d'autres du Capitaine Fracasse de Gautier, dans la mesure où Gautier s'intéresse alors à l'époque littéraire de Scarron. Dans un livre sur les adjectifs, je n'ai pas constaté la reprise telle quelle de l'idée que je viens de soumettre pour opposer la phrase du dix-septième à celle du dix-neuvième, ce qui rassure mes espoirs d'étude faisant date, mais j'ai relevé les remarques suivantes. L'adjectif n'aurait pas bonne presse pour le style, il y aurait peu d'adjectifs dans la prose de Stendhal par exemple. Voilà une remarque qui me conforte dans l'idée que j'ai vraiment soulevé un lièvre considérable dans l'évolution de la prose française.
Entre ces deux pôles, le dix-huitième siècle est passé par là avec ce que je perçois intuitivement sans pouvoir l'expliquer clairement un satiné de l'écriture en prose. Il y a une certaine perfection de style dans la prose du dix-huitième siècle qui a servi de tremplin au changement de pôle stylistique de la prose du dix-neuvième siècle.
Il resterait à traiter de la prose du vingtième siècle qui s'est asséchée, qui conserve parfois à un parti d'élégance, mais qui est devenue raisonneuse sans le satiné du dix-huitième siècle, sans la vivacité du dix-septième et du dix-huitième siècles, sans les infinis pouvoirs magiques d'un Hugo, d'un Nerval, d'un Gautier. En même temps, la prose du vingtième siècle ne retourne pas à la prose verbale du dix-septième siècle, ni aux enchâssements chaotiques du seizième siècle. Il y a des phrases enchaînant parfois les subordonnées, mais sans la chaleur du dix-neuvième siècle, sans sa magie. Il  y a un recul des images du dix-neuvième siècle, mais sans recul de l'adjectif. Les phrases sont moins concrètes, plus abstraites, mais sont chargées malgré tout. Elles vont à l'essentiel, mais sans le style, et parfois sans gain en clarté. Par ailleurs, le vingtième siècle est celui de l'abandon à une certaine oralité à l'exemple des romans de Céline, sauf que cela a tourné en laisser-aller, et le vingtième siècle est aussi celui d'une simplicité revendiquée qui tourne en expression pauvre et terne.
Il faut enfin considérer le cas Flaubert. Celui-ci prétendait au style, alors qu'il s'agit de son point faible. Vu qu'on va me reprocher de prendre le contre-pied des avis répandus, je rappelle que Proust lui-même a écrit un livre pour dénoncer le style de Flaubert. Les gens vantent le rythme ternaire de la phrase flaubertienne. Cela est absurde. Notre cerveau peut apprécier la phrase qui vient d'une coulée, la phrase aux balancements binaires, la phrase avec une construction ternaire, mais au-delà le cerveau s'embrouille rapidement et que la phrase  ait quatre membres, cinq, six, on parlera plus volontiers d'effets d'accumulation, de saturation, d'énumération, que de phrase au rythme quaternaire, etc. Flaubert  vantait le rythme ternaire parce qu'il avait besoin d'une mesure régulatrice, harmonisatrice, à sa convenance. La réserve et l'harmonie flaubertiennes ne sont pas de bons critères pour le style. Enfin, il ne faut pas tout confondre. Flaubert n'est pas passé à la postérité parce que ses romans seraient d'un phrasé à se pâmer, mais parce qu'il a inventé des techniques romanesques qui sont la base d'une relation subtile à la lecture pour tous les grands romanciers du vingtième siècle. La postérité de Flaubert, c'est son ironie, toute les espèces de sous-entendus qui ruinent le discours explicitement tenu. Marguerite Duras, etc., sont des héritiers de cette conception froidement ironique de la lecture romanesque, et cela n'est pas favorables à la séduction stylistique fortement déployée, justement.
Ce que je dis est en grande partie intuitif, mais je n'ai pas l'impression de dire la chose la mieux partagée du monde. A cela, je vais ajouter une autre idée qui me semble originale, mais je pense que Hugo, Balzac et Michelet ont une approche de la composition fort similaire qui a l'air de n'avoir concerné qu'une courte époque de l'histoire de la Littérature française. Il y a un air de famille entre ces trois auteurs dans le déploiement poétique de leurs compositions en prose.
Mais Rimbaud créait des poèmes en prose assez brefs et ce déploiement ne peut pas le concerner. Même en prose, Rimbaud a sans doute hérité du style hugolien : les phrases courtes saisissantes à la syntaxe sans apprêt notamment. Mais, il y a une enquête à faire sur l'emploi surabondant de la préposition chez Rimbaud, ce qui a déjà été envisagé par, si je ne m'abuse, Antoine Fongaro ou Michel Murat, et il y a sans doute une étude à faire sur une construction rythmique d'énoncés dépouillés expressifs et assez courts. Même quand les phrases de Rimbaud peuvent s'allonger, une étude peut révéler une segmentation brève. Rimbaud n'écrit pas en prose de longues phrases tout d'une haleine.
Je pense que tout cela fait de beaux sujets d'avenir pour les études des mystères du style rimbaldien.

Pour ce qui est des influences, il est encore des choses à dire sur les modèles Hugo et Baudelaire. Une grande affaire reste les liens de Rimbaud avec le romantisme. Et un beau sujet de réflexion vient sans aucun doute de la confrontation à Musset. Cela concerne "Soleil et Chair", "Ophélie", "Les Reparties de Nina", "Mes Petites amoureuses", "Les Déserts de l'amour", "Les Soeurs de charité" et des extraits des lettres dites "du voyant". Je considère qu'il y a une grande étude à conduire sur l'influence de Musset et sur le positionnement de Rimbaud par rapport à Musset.
Musset est haï par Baudelaire et Rimbaud. Mais pour quelles raisons ? En réalité, Musset n'a pas été d'emblée reconnu comme un grand poète, il l'a été surtout sous le Second Empire. En société, il est de bon ton d'admirer Musset et Lamartine, tandis qu'Hugo a lui un statut d'opposant à l'Empire. Cela a visiblement joué contre Musset dans le cas de la réaction rimbaldienne, ce qu'aggrave les positions aristocratiques mêmes de Musset. Mais tout cela est plus compliqué et à analyser de près. Je parlais de forme tout à l'heure. Les quatrains des "Reparties de Nina" et de "Mes petites amoureuses" sont la reprise d'un modèle de Musset, la "Chanson de Fortunio" qui précède un poème "A Ninon" dans les Poésies complètes, et si Rimbaud a choisi le prénom "Nina" il est assez étonnant de voir que personne ne réagit à mon identification formelle du côté de Musset, quand on sait que l'édition de ses Poésies nouvelles et donc complètent se termine par deux vers célèbres : "Si deux noms, par hasard, s'embrouillent sur ma lyre, / Ce ne sera jamais que Ninette ou Ninon."
Le motif shakespearien d'Ophélie concerne Musset et Leconte de Lisle, avec un contraste à établir entre les deux poètes. Quant à "Credo in unam", il réplique à la question du christianisme dans "Rolla" et finalement dans toute l'oeuvre de Musset.
Une de mes prochaines grandes études devrait s'intituler "le procès Musset" ou quelque chose dans ce genre. Une étude est aussi prévue sur la versification romantique de Vigny, Hugo et Musset notamment.

J'ai déjà dit sur ce blog que j'étais lancé dans une grande frénésie de lectures pour mieux asseoir la compréhension politique et communarde de l'oeuvre de Rimbaud. Je me retrouve à étudier dans le détail 1848, etc., car certains termes qui ont du sens en 1871 ont toute une histoire et si on ne la maîtrise pas on peut commettre bien des approximations.
Il y a toutefois un sujet délicat à traiter, c'est le cas Veuillot. Steve Murphy envisage des allusions à ce personnage historique dans "Accroupissements" et dans "Vu à Rome". Cela est intéressant, mais, pour l'instant, je n'arrive pas à trouver par quel biais l'établir avec assurance, ni pour "Vu à Rome", ni pour "Accroupissements". Il y a aussi le cas du poème "Les Assis". Dans Les Poètes maudits, Verlaine réduit cela à une anecdote frivole : Rimbaud réagirait à l'encontre d'un bibliothécaire de Charleville dont le nom sera tu. Mais Verlaine n'a pas connu directement ce bibliothécaire. Le compagnonnage de Rimbaud et Verlaine ne commence qu'à Paris, au milieu du mois de septembre 1871. Enfin, le pluriel montre que le bibliothécaire n'est pas la cible du poème, il a pu être un prétexte, un déclencheur, mais ça s'arrêterait là.
Pour moi, le poème "Les Assis" a un sens politique qui rend suspecte l'idée d'une identification à un bibliothécaire. L'expression "main invisible" me paraît imposer des recherches poussées. Il s'agit d'une formule ironique célèbre qu'on trouve aussi dans Zola, chez d'autres auteurs encore. L'expression "main invisible" figure aussi dans La Richesse des nations d'Adam Smith. C'est une expression politique qui a à voir avec le clergé et la noblesse à mon sens, avec la religion et la politique. J'ai déjà plaidé pour une lecture politique des "Assis" les assimilant à des réactionnaires et j'ai rejoint les lecteurs qui cernent l'importance du jeu de mots sur les "états de siège".
Enfin, Rimbaud s'est intéressé aux transformations du monde dans lequel il vivait. Une part considérable des poèmes en prose des Illuminations consiste en évocations féeriques, tantôt ironiques, sarcastiques, tantôt non, du monde moderne en train de se créer. Les chemins de fer n'ont pas eu le temps de se développer sous Louis-Philippe avant 1848, même si l'impulsion fut lancée. L'hausmannisation de Paris et la création des chemins de fer ont bouleversé la France de fond en comble, et la question des chemins de fer est centrale dans la poésie rimbaldienne, puisqu'il  y multiplie à l'évidence les allusions. Bruno Claisse a approfondi quelque peu ce sujet pour les poèmes en prose, mais le motif est déjà bien présent dans l'oeuvre en vers, et c'est là encore un vrai sujet d'étude avec synthèse nécessaire.
Je n'ai pas évoqué tous les sujets, je devrais encore parler de la datation des poèmes en prose. J'estime avoir montré avec évidence que Verlaine réécrivait "A une Raison" et quelque peu "Being Beauteous" dans "Beams", je soutiens que l'essentiel des poèmes en prose a été composé avant Une saison en enfer et que ce n'est pas une perspective anodine. Jacques Bienvenu a sorti un contre-argument avec la "peste carbonique" qui semble un emprunt tardif à une erreur parue dans la presse en 1874. Cela relance le débat, mais la preuve sur "Beams" a d'ores et déjà déplacé les lignes du débat et j'estime que, comme les variantes "fournaises" pour "brasiers" sur le manuscrit de "Barbare", Rimbaud a pu retoucher tardivement ses poèmes, mais qu'une preuve qu'un poème en prose a été composé avant 1873 porte bien plus à conséquence qu'une preuve pour un détail du texte qu'il a été composé après 1873. Il faudrait établir qu'aucune partie d'un poème en prose n'a pu être composée après 1873, et surtout les démonstrations ne viendrait que poème après poème, au cas par cas, et que l'important n'est pas de démontrer que Rimbaud a composé des poèmes en prose avant et après Une saison en enfer. L'important, c'est de montrer que de septembre 1872 à avril 1873 nous pouvons considérer ne pas avoir perdu huit mois de poésies rimbaldiennes parce que tout simplement une bonne partie des poèmes qui nous sont parvenus furent composés à ce moment-là. Car c'est bien là le noeud fondamental du débat sur la datation. Pourquoi rien ne nous serait parvenu des compositions de Rimbaud pendant les huit mois où plus que jamais il fut seul à seul avec Verlaine pratiquement ? Le compagnonnage londonien permet dans la foulée d'espérer un meilleur éclairage sur la composition des poèmes en prose, avec un contexte à observer de près. Dans l'état actuel, la recherche rimbaldienne refuse d'en entendre parler et préfère penser que nous n'avons aucun moyen de contextualiser au plus près le cas par cas des poèmes en prose. Pourtant, ce que je fais au sujet de l'Album zutique devrait nécessairement donner l'envie d'en faire autant au sujet des poèmes en prose.
Cela doit se compléter d'un projet similaire à conduire sur les poèmes en vers de 1872. Il y a des problématiques qui n'ont jamais été mises au point à leur sujet : contexte d'époque au mois près pour ces compositions, profil de ses oeuvres littéraires modèles mais non classiques susceptibles qui plus est d'emprunts, réécritures.
J'espère continuer d'alimenter mon blog en répondant à toutes les questions soulevées par le présent article.

10 commentaires:

  1. Un poème de Verlaine, Kaléidoscope, reprend (ou anticipe) un passage de Vagabonds : le vers « Et que traverseront des bandes de musique » fait écho je crois à « […] la campagne traversée par des bandes de musique rare ». Si la dédicace au poète Germain Nouveau s’est faite au moment de la sortie du poème en revue, en 1885, Verlaine l’a daté de « Br., octobre 1873 ». Cette similitude est très intéressante quant à la composition des Illuminations : ce poème écrit en détention n’est pas de ceux dont Rimbaud eut copie. Il faudrait donc croire que cet hémistiche faisait partie de textes à l’état de projets, dont Verlaine eut connaissance avant son arrestation en juillet 1873...

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    1. Oui, l'élément est à prendre en considération, il est relevé notamment dans l'édition au Live de poche d'Olivier Bivort, annotations du poème concerné. Ceux qui ne veulent pas entendre parler de datation antérieure des Illuminations ont souvent avancé l'argument selon lequel il n'y a même aucun lien entre les poèmes en prose et Une saison en enfer, ce qui est un argument inepte pour plusieurs raisons. D'abord, le rapprochement peut être envisagé dans les deux sens question datation. Ensuite, cela empêche de profiter de prises qui nous seraient offertes pour mieux comprendre le sens des deux oeuvres. Peut-être que s'il rejette l'idée de tout rapprochement, c'est qu'ils partent du principe que la "saison" est constamment un discours critique et que les poèmes en prose sont le fruit d'une expérience complètement réorientée. Le rapprochement par le vocabulaire "bandes de musique" porte sur un poème en prose et une pièce de datation assez fiable d'octobre 1873. Ici, le débat sur la datation peut être plus subtil. Je le dis depuis le début, "Vagabonds" par exception est un poème qui plaide fortement pour la postériorité en fait de datation. En effet, le poème évoque au passé la relation au "satanique docteur" dans lequel Verlaine s'est explicitement reconnu. C'est au passé que sous la forme d'un couple il cherchait le lieu et la formule. J'en déduis que le poème est postérieur au drame de juillet. En plus, "Vagabonds" a le style de la "saison" sur certains points : allure de récit, bilan aigre qui va dans le même sens, formulation absolue "le lieu et la formule" comme "dans une âme et un corps", "moi qui me suis dit mage", etc. En revanche, je n'ai jamais pris chaudement parti pour l'identification à Verlaine de la "Vierge folle". Du moins, c'est partiel, car la "Vierge folle" prend beaucoup au discours type de la femme soumise à son époux par la religion et à la conception du péché de chair. Je construis un dossier de rapprochements là-dessus parmi les travaux que j'ai dans ma cave infernale et dont je n'ai pas encore parlé. Je n'ai jamais réfléchi à déterminer quel poème aurait été composé avant l'autre "Vagabonds" ou "Kaléidoscope". Sujet qui aura donc un jour une suite...
      Je n'ai pas eu le temps de corriger les fautes de conjugaison et coquilles dans l'article, état de santé calamiteux. Je prépare aussi un truc sur les premiers Rougon-Macquart et notamment sur La Fortune des Rougon, ça s'intitulera En lisant la fortune des Rougon, car je ne cherche pas des sources, encore que sur un point je tique, mais là je médite ce qu'il y a à méditer, ce qui n'est pas pareil.

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    2. J'ai oublié de vous poser une question sur votre message. Vous dites que ce poème n'est pas de ceux dont Rimbaud eut copie. Vous voulez dire "ce n'est pas un poème dont nous aurions une attestation (manuscrit de la main de Rimpbaud, témoignage) prouvant que Rimbaud l'a lu", car, pour le reste, Rimbaud a eu accès à des manuscrits du Verlaine incarcéré et par conséquent il est probable qu'il ait eu aussi une copie de ce poème. Le problème, c'est que nous ne pouvons pas en rester au probable. L'autre point, souvent soulevé par Fongaro, c'est que bien des poèmes qui passent pour des compositions de Verlaine en prison ont sans doute été composés du temps du compagnonnage avec Rimbaud. C'est vrai, j'en suis convaincu, mais ce n'est pas non plus systématique. Et, du coup, re-belote, il convient d'être prudent, d'enquêter plus longuement.

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  2. Bonjour et merci de votre réponse. Vous avez raison,la plus grande prudence s'impose, mais "Kaléidoscope" ne fait pas partie des poèmes dont Verlaine écrit de Mons à Lepelletier en novembre "Rimbaud les a". Et Kaléidoscope est dédié en 1885 à Nouveau, dont le "Mendiants" évoque par le titre et le thème, "Vagabonds", avec des liens textuels sur "Villes "et "Ornières" ("attifés", "Diane", par ex). . Il s'est passé quelque chose en janvier 1875 entre Rimbaud et Nouveau à Charleville, à ce moment Verlaine sort de Mons, on retrouve le trio dans l'histoire du manuscrit des poèmes en prose quelques semaines plus tard... Dédicace, intertextes, titres, les "bandes de musique", tournure anglaise francisée qui rappelle peut-être la première escapade anglaise du duo, la présence de Nouveau à Londres pour la mise au net de "Vagabonds": nous sommes là sur quelque chose d'intime, de ténu, mais d'important humainement... et historiquement.

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  3. Pour l'importance de Nouveau, je ne sais pas trop. Je pense que les surréalistes et poètes du vingtième siècle ont déliré en partie sur l'importance ou en tout cas sur la qualité d'Isidore Ducasse, et qu'ils ont déliré aussi, voire à plus forte raison, sur celle de Nouveau. Tristan Corbière est un grand poète, Cros mineur est passionnant à lire, Ducasse reste intéressant mais on sent le potache et le manque de style, Laforgue a une versification molle mais de très bonnes choses quand même, Nouveau me laisse bien perplexe. Il n'en reste pas moins que Nouveau fut un témoin privilégié. Je n'ai plus mon exemplaire avec les milliers de soulignements (volume Pléiade détruit par les eaux), mais j'avais un dossier important de réécritures de Rimbaud dans ses poèmes des années 1870. Tout à refaire. Je suis d'accord pour l'influence des poèmes que vous citez sur les "Mendiants", mais je ne crois pas trop à l'implication intime de Nouveau que laisseraient deviner la dédicace tardive de Verlaine et les réécritures dans ces "Mendiants". Les réécritures, je les vois plutôt comme l'effet d'une pompe aspirante. Je pense que "Kaléidoscope" a de grandes chances d'être plus ancien qu'il n'y paraît. Il a été antidaté un jour de recopiage et mise au propre je pense. D'ailleurs, Verlaine a antidaté des "ariettes oubliées" sans doute composées en Angleterre pour faire la remarque au passage. Pour la lettre à Lepelletier, elle est de novembre 73 et on ne sait pas quand Rimbaud a cessé ses relations épistolaires avec le Verlaine incarcéré. La lettre n'est pas claire, ni exclusive quant aux poèmes possédés par Rimbaud : Verlaine parle façon Rimbaud dans la lettre à Laïtou "Je travaillotte aux pièces dont je t'ai parlé..." Il parle de pièces de théâtre et d'un volume de vers dont Lepelletier a quelques spécimens. Il y est question de "fantaisies comem l'Almanach" ce qui cadre bien avec "Kaléidoscope" et l'abondance de poèmes invite )à penser que des pièces plus anciennes sont retravaillées. Il y a une distinction entre les fantaisies et les poèmes qui pour nous sont tous des poèmes au sens large, les poèmes sont au nombre de cinq ou six, mais trois sont finis. Et Verlaine dit "Rimbaud les a", à savoir les trois finis, mais n'a-t-il pas les fantaisies également et peut-être des poèmes dans des versions encore non abouties au-delà des trois concernés ? Kaléidoscope est une fantaisie genre l'Almanach et non pas un poème au sens restreint comme La Grâce, Don Juan pipé et Crimen Amoris. Le problème des fantaisies est déjà éloquent, mais Rimbaud et Verlaine ont pu continuer à s'écrire de toute façon. En 1875, moi mon intuition, c'est que Verlaine qui ne connaît pas Nouveau a envoyé les manuscrits demandés, que cela est parvenu à Rimbaud qui les a remis ensuite à Cabaner qui en a fait dépositaire Charles de Sivry pour les remettre à Verlaine en 1878. Je ne crois pas que Nouveau ait gardé ces manuscrits de 75 à 78, et cela explique les remerciements de Verlaine à Cabaner et le fait que Charles de Sivry a pu être dépositaire de manuscrits en provenance d'un Nouveau ami plutôt de Rimbaud que des anciens zutistes. Voilà ce que je crois. Après, Verlaine s'est familiarisé avec Nouveau, il y a eu du retour, du réarrangement de dédicaces des poèmes, mais je ne crois pas que Verlaine n'envisageait Nouveau comme dédicataire essentiel, c'était une figure de substitution, éventuellement symbolique. Voilà pour donner mon avis intuitif sur ces choses.

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  4. bonjour,
    j'ai consulté la correspondance de Verlaine je ne retrouve pas les remerciements à Cabaner dont vous parlez ?
    désolé de vous solliciter et merci !

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  5. Je ne suis pas sur le sujet actuellement, mais, en gros, en 1975, il n'est question que d'une liasse sans titre de poèmes en prose. Le titre "Illuminations" n'est apparu qu'en 1878. Et dans la lettre de Verlaine à Charles de Sivry du 27 octobre 1878, nous avons une mention "illuminécheunes" qui peut se comprendre de deux façons, soit il s'agit d'enluminures au milieu du "tas de chinoiseries", soit il s'agit des "Illuminations" de Rimbaud. Verlaine écrit : "Amitiés à Cabaner : ses musiques, les eaux-fortes, un tas de chinoiseries (pardon, japonismes, et les illuminécheunes, donc !) per postas payante "papa" ". Vu la prononciation anglaise, l'opposition japonismes et "illuminécheunes", j'ai tendance à penser que malgré la parenthèse qui définit "tas de chinoiseries", Verlaine est en train d'accuser réception par la poste des manuscrits de Rimbaud et de plusieurs autres choses de la part de Cabaner. Je pars également du principe qu'en 1875, après l'envoi à Nouveau à Bruxelles par Verlaine, nous savons que Rimbaud est passé par Paris et qu'il a eu de derniers contacts avec Cabaner. Autre idée, Charles de Sivry est musicien comme Cabaner, il a laissé dans "Le Chat noir" des récits en prose qui font songer un peu à Rimbaud parfois et enfin Charles de Sivry a été anormalement dépositaire de manuscrits rimbaldiens qui ne provenaient pas de la famille Mauté pourtant. Pourquoi Charles de Sivry qui n'aimait pas Rimbaud, qui était le demi-frère de Mathilde, aurait-il choisi par Verlaine pour détenir des manuscrits de Rimbaud, quand Verlaine pestait déjà contre les manuscrits détruits depuis la fugue du 7 juillet 1872 ? La seule explication que j'arrive à envisager, c'est que dans les aléas de toute cette histoire littéraire, Charles de Sivry a incidemment récupéré un dossier de manuscrits en provenance de Cabaner. Je ne me trompe pas ? A un moment donné, la publication des oeuvres de Rimbaud est bloquée par Charles de Sivry, il y a bien eu une difficulté me semble-t-il. Je me trompe peut-être, mais au moins je lance une piste qui a le mérite de ne pas considérer que de 1875 à 1878 Nouveau avait seul les manuscrits sur lui, ce que rien n'atteste, c'est juste une hypothèse qui passe pour consensus actuel.

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  6. Merci beaucoup de votre réponse, dans l'index de la correspondance c'est indiqué 78-6 alors que la bonne référence est 78-8, sinon je ne vous aurais pas sollicité. Je vous répondrai peut-être bientôt à ce sujet, mais il est vrai que la parenthèse est source d'interrogation. A bientôt.

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    1. Je trouve que en toute rigueur la parenthèse invite à douter, mais la lettre est apparemment écrite à toute vitesse et de toute façon "illuminécheunes" est écrit à l'anglaise, implique Charles de Sivry qui vient bien de récupérer le dossier manuscrit et qui va en effet le bloquer jusqu'à le filer à Fière comme Artaban. Voici la note de Pakenham : "A peine Verlaine a-t-il rendu le manuscrit [sic] des Illuminations à Sivry en octobre qu'il le lui redemande le 27, puis le 3 novembre [78-9]. Il l'attendait toujours en 1881 [81-3]. Finalement Sivry le fit remettre à Louis Fière afin qu'il le transmette à Gustave Kahn pour le faire imprimer dans La Vogue en 1886." Ni Pakenham, ni aucun rimbaldien ou verlainien ne s'est jamais demandé comment Charles de Sivry avait été le dépositaire de ses manuscrits, alors que la lettre d'octobre 1878 implique un remerciement à Cabaner. Moi, c'est ce qui me jure par les deux yeux. Du coup, je souffre moins d'avoir perdu dans l'inondation tout l'arbre généalogique de la soeur de Cabaner, j'avais des pistes à explorer, ainsi que l'adresse tombale du couple Charles de Sivry, plus leur fille. Je n'y crois pas à un Nouveau qui garde les manuscrits de 75 à 78 et qui les remettrait à Sivry, un ennemi de Rimbaud non connu de Nouveau. Le cas Cabaner est différent, puisque Sivry connaissait Cabaner, avait fait un passage zutiste signalé dans l'album au moment de sa libération (le truc que n'a pas osé me piller frontalement Teyssèdre, alors que c'est la principale preuve de la fiabilité des dates dans l'album ahahah!)

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