mardi 10 mai 2016

Poison perdu poème zutique

Revenons sur le cas très débattu d'un sonnet tantôt attribué à Arthur Rimbaud, tantôt à Germain Nouveau : Poison perdu.

La correspondance entre Paul Verlaine et Charles Morice témoigne d'un petit échange où Charles Morice, lequel ne connaît alors quasi rien de l'œuvre de Rimbaud en principe, met en doute l'attribution du sonnet à Rimbaud. A très bon droit, il ne reconnaît pas le style de l'auteur des quelques rares pièces réunies dans Les Poètes maudits. Un fait troublant vient de ce que Verlaine n'était pas capable d'affirmer qu'il s'agissait là d'une œuvre authentique de Rimbaud. Autrement dit, Verlaine ne posait pas en témoin de sa composition à l'époque de son compagnonnage avec le jeune génie précoce ardennais. Quant à la réaction de Morice, est-elle uniquement motivée par une considération esthétique ou bien est-elle conditionnée par le fait que Verlaine lui ait dit auparavant qu'il ne connaissait pas cette œuvre de Rimbaud ?
Pour plusieurs rimbaldiens, comme Steve Murphy, l'argument qui plaide pour l'authenticité, c'est que tous ceux qui avaient connu Rimbaud lui attribuaient ce sonnet. La contestation est venue en partie de Charles Morice et s'est amplifiée par la suite. Le débat sur l'attribution a ensuite tourné essentiellement entre Germain Nouveau et Arthur Rimbaud, à cause de ressemblances formelles. Pris de court, Delahaye a prétendu qu'il avait d'abord douté de l'authenticité puis qu'il avait appris de la bouche de Nouveau que le sonnet était bien de Rimbaud. Le problème, c'est que, même s'il est impossible de vérifier s'il a bien interrogé le poète mendiant, le témoignage de Delahaye est foncièrement mensonger puisqu'il prétend qu'à l'époque Nouveau récitait dans Paris les poèmes Ophélie et Poison perdu, ce qui n'est pas crédible : l'œuvre de 1870 de Rimbaud a été détruite en juin 1871, à l'exception des Effarés et des manuscrits détenus par Izambard et Demeny, le grand regret étant que personne à l'époque n'ait foncé du côté des héritiers de Deverrière ou quelque autre carolopolitain ayant eu des échanges poétiques avec Rimbaud, le cas Deverrière étant de loin le manque le plus inquiétant. En réalité, Delahaye n'a fait qu'exploiter une lettre que lui avait envoyée Nouveau en 1898 où il demandait la version du poème Ophélie, lettre qui nous est parvenue. Delahaye a brodé à ce sujet, transformant la sollicitation de 1898 en souvenir d'époque de Nouveau ému devant les deux sommets de l'œuvre de Rimbaud que seraient à n'en point douter Ophélie et Poison perdu. Le témoignage indirect de Delahaye est invérifiable et entachée d'affabulations manifestes.
La réattribution de Poison perdu vient de ce que le sonnet a fortement l'allure d'un poème un peu léger à la manière de Germain Nouveau, le sonnet ressemble notamment à un poème intitulé Les Trois épingles, mais bien d'autres poèmes de Nouveau peuvent être cités à l'appui, notamment ceux qui couplent des couleurs commençant par la lettre "b" : "blond(e), brun(e), bleu(e)", notamment ceux qui affectionnent la rime en "-une", et notamment les sonnets de Nouveau qui adoptent les vers courts sans césure. C'est en particulier le cas de deux sonnets envoyés par Nouveau à Mallarmé le 23 septembre 1874, peu après que Nouveau ait quitté Rimbaud à Londres. Le premier intitulé alors Au pays "Dans la nuit bleue et blanche..." est intéressant à rapprocher dès le premier vers et le second intitulé Janvier est intéressant pour le rapprochement évident qui peut se faire entre la distribution des rimes des ses tercets et celle des tercets de Poison perdu.

Au pays (titre à refaire)

Dans la nuit bleue et blanche
Il résulte qu'on aime
En dansant tout de même
Parce que c'est dimanche.

Jean, la lune s'écrème
A penser qu'on en mange ;
Et fausse comme un ange,
La musique est suprême !

Dérubannez, ô notes,
Les mazurkas menées
Autour des foins en bottes.

Et qu'il semble à nos joies
Qu'il y ait des années
Qu'on a couché les oies.

Ce rapprochement du précédent poème avec Poison perdu est important pour plusieurs raisons. Il s'agit d'un sonnet en vers courts de six syllabes contre un sonnet en vers de huit syllabes, avec donc absence de césure. Le premier vers joue bien sur le balancement entre deux couleurs ayant la même initiale "b" "Des nuits du blond et de la brune," contre "Dans la nuit bleue et blanche" avec reprise du mot "nuit". Le sonnet Au pays dont l'allusion pâtissière à Jean de la Lune au second quatrain a de quoi faire songer à la sixième des Ariettes oubliées du recueil Romances sans paroles, poème bien connu de Verlaine pour ses mauvaises rimes exceptionnelles à l'époque, est aussi quelque peu un poème zutique puisque la courte pièce joue sur une distribution cavalière des rimes des tercets. La rime commune aux deux tercets en "-nées" (prise en compte de la consonne d'appui pour les rimes en [é]) n'est pas en fin de chacun des tercets, mais en rime interne à chacun des tercets. Le poète a ensuite saturé les autres rimes du premier tercet en "-ottes" et celles du second en "-oies". De ce fait, la distribution n'est ni habituelle dans un sonnet, ni très bien ordonnée, et surtout la distribution ne respecte pas la règle qui veut que des mots rimant entre eux ne soient pas séparés par plus d'une rime distincte. Ici, nous observons la suite "menées", "bottes", "joies", années". Les mots "bottes" et "joies" appartiennent à deux rimes différentes et ils écartent l'un de l'autre les mots "menées" et "années". Une irrégularité de ce type apparaît dans le sonnet de Rimbaud Cocher ivre au sein de l'Album zutique : " Femme / Tombe : / Lombe / Saigne ; / - Clame ! / Geigne. " Entre "Femme" et "Clame" passe non seulement la rime "Tombe"::"Lombe", mais le début d'une autre avec "Saigne".
Si je laisse de côté l'hiatus rendu discret par la forme lexicalisée "il y ait", le sonnet Au Pays appelle une autre remarque puisqu'il n'est composé que de rimes féminines. Il s'agit là encore d'un trait zutique, comme l'attestent partiellement les tercets de Cocher ivre que nous venons de citer, comme l'atteste aussi le face à face de Jeune goinfre et Paris, deux sonnets de Rimbaud reportés dans l'Album zutique, l'un tout entier en rimes féminines, l'autre tout entier en rimes masculines. Jeune goinfre, Paris et Cocher ivre sont flanqués du surtitre Conneries et il s'agit de trois sonnets à verts courts, six syllabes pour Paris qui est donc proche de Au pays, et très courts même, vers d'une syllabe pour Cocher ivre et vers de deux syllabes pour Jeune goinfre.
Jeune goinfre et Cocher ivre s'inspirent des poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier : Sparte, Blaise et Rose, ils s'inspirent aussi d'un sonnet en vers d'une syllabe qu'Alphonse Daudet a glissé dans le Parnassiculet contemporain en visant Verlaine, comme l'explicite un sous-titre "Sonnet extrêmement rythmique" : Le Martyre de saint Glabre. Enfin, Jeune goinfre s'inspire également de poèmes sur la gourmandise d'un prénommé Paul dans La Comédie enfantine de Paul Ratisbonne, ce qui permettait de poursuivre sur l'idée de Daudet de moquer Paul Verlaine.
Le poème Jeune goinfre a aussi pour singularité de n'être composé que sur deux rimes et les tercets offrent alors une configuration intéressante, puisque s'ils riment régulièrement entre eux par leurs rimes finales, la saturation en "-ette" du premier tercet passe au suivant, et ce fait est d'autant plus remarquable que dans l'Album zutique une parodie de Verlaine par Rimbaud intitulée Fête galante est elle-même composée de trois tercets rimant entre eux par leurs rimes finales, tandis que la saturation des autres rimes ne se fait plus que par une seule rime transversale.

Jeune goinfre

Casquette
De moire,
Quéquette
D'ivoire,

Toilette
Très noire,
Paul guette
L'armoire,

Projette
Languette
Sur poire,

S'apprête
Baguette,
Et foire.

Fête galante

Rêveur, Scapin
Gratte un lapin
Sous sa capote.

Colombina,
- Que l'on pina ! -
- Do, mi, - tapote

L'œil du lapin
Qui tôt, tapin,
Est en ribote...

Je me demande si Fête galante, ajout tardif sur la marge gauche initiale d'un feuillet n'ayant comporté initialement que deux parodies de Coppée et un monostiche parodiant Louis-Xavier de Ricard, n'est pas une invention contemporaine des Conneries, de la première série notamment. Il ne s'agit pas d'un sonnet, mais les vers sont assez courts, ce sont des vers de quatre syllabes et la forme des tercets est celle adoptée dans Jeune goinfre. Fête galante, tout comme Jeune goinfre, est sur deux rimes et il brocarde lui aussi Paul Verlaine.
Le poème Au Pays de Germain Nouveau adopte donc de Jeune goinfre l'exclusivité des rimes féminines et de Cocher ivre la distorsion dans la distribution des rimes dont nous avons parlé plus haut. Dans ce dernier cas, il s'agit d'une règle purement française, puisque, si le sonnet est d'origine italienne, il se trouve que les italiens ont le droit de distribuer leurs rimes sur le patron abc abc et que cela se rencontre dans la poésie de Pétrarque. En France, dès le seizième siècle, les tercets ont rapidement dû n'adopter que deux schémas exclusifs, soit le schéma AAB CCB, qui établit nettement la forme de la strophe sizain, soit le schéma AAB CBC qui par permutation au plan des deux derniers vers semble irrégulier mais n'est finalement qu'une variante particulière du sizain AAB CBC. Il est vrai que ce modèle AAB CBC, le plus courant en français, a perdu les poètes et les auteurs de traités, Banville compris, puisque loin d'identifier une régularité de strophe sizain ils se contentent de préconiser le respect de la distribution des rimes selon ce schéma. Banville et autres n'identifient même pas la strophe sizain et donc la rime B comme rime clef unissant les tercets. C'est de ce flottement que viennent pour partie les audaces rimiques des poètes du dix-neuvième siècle.
Toutefois, c'est à tort que les historiens de la versification et du sonnet attribuent à Baudelaire et aux parnassiens le recours aux sonnets irréguliers. En réalité, tout a commencé avec Sainte-Beuve, lequel s'inspirait des sonnets anglais fondés sur une autre tradition, celle de trois quatrains suivis d'un distique. C'est Sainte-Beuve qui a donc introduit des sonnets irréguliers, puisqu'en conservant la forme en deux quatrains et deux tercets il reprenait une distribution des rimes proche du modèle anglais et ponctuait plusieurs de ces sonnets par un distique de rimes plates. Dans la foulée, dès les années 1830, Théophile Gautier, dans ses Premières poésies et Alfred de Musset ont pratiqué des sonnets aux rimes irrégulières. Théophile Gautier s'est toutefois rapidement assagi et seul un lecteur attentif de son œuvre des débuts peut se rendre compte de l'originalité de son approche initiale.
Baudelaire et les parnassiens n'ont rien fait d'autre dans les années 1850 et puis 1860 que reprendre la pratique du sonnet  irrégulier de Sainte-Beuve, Gautier et Musset. Le premier Parnasse contemporain de 1866 est connu pour ses nombreux sonnets ne respectant pas l'un ou l'autre des deux schémas canoniques dans la distribution des rimes d'un sonnet. Toutefois, deux recueils doivent d'emblée attirer l'attention. Dans son premier recueil, Philoméla, Catulle Mendès a dès 1863 imposé un haut régime de sonnets irréguliers qui venant à la suite des exemples récents des Fleurs du Mal participaient d'une conception formelle du Mal en poésie. Mais, surtout, s'étant intéressé aux modèles italiens, Mendès avait adopté une forme pétrarquiste sur deux rimes de type ABA BAB que Rimbaud imitera dans un des sonnets dits "Immondes" et dans Oraison du soir. Catulle Mendès s'était permis d'autres schémas irréguliers et surtout le cas d'un vers sans rime en jouant précisément sur son modèle binaire ABA BAB pour donner une suite ABA BAx où x correspond à une absence de rime finale d'autant plus dérangeante que les autres mots de fin de vers riment tous entre eux pourtant. Verlaine a proposé une variante du procédé du vers sans rime dans un sonnet parodiant le recueil Les Princesses de Banville dans sa correspondance de l'été 1871, peu avant la formation du Cercle du Zutisme.
Mais, exactement au même moment, les amis Léon Valade et Albert Mérat, deux futurs membres du zutisme, ont publié leur premier recueil anonymement, le recueil Avril, mai, juin. Ce recueil offre une fournée considérable de sonnets dont les tercets ont une distribution irrégulière des rimes. Or, si Mendès présentait des poèmes aux tercets sur deux rimes, l'alternance ABA BAB offrait néanmoins une forme de régularité. Le cas de Jeune goinfre offre lui aussi l'exemple d'une certaine régularité, puisque d'un tercet à l'autre on a une reprise symétrique des rimes. En revanche, le recueil Avril, mai, juin contenait un nombre conséquent de sonnets aux tercets sur deux rimes, mais selon des distributions fantaisistes irrégulières : AAB ABB,  ABB AAB, d'autres encore.
Or, le sonnet de Daudet Le Martyre de saint Labre adopte une de ses formes développées par Mérat et Valade.

Glabre,
Saint
Labre
Teint

Maint
Sabre,
S'cabre,
Geint !

Pince,
Fer
Clair

Grince,
Chair
Mince !

Ce morceau scabreux (pour parodier son vers 7) a des tercets sur deux rimes selon le modèle ABB ABA, l'un des modèles courants du recueil anonyme de Valade et Mérat. Observez que Valade lui-même dans une série de trois sonnets monosyllabiques qui figurent dans l'Album zutique a joué sur une variante AAB ABA avec les tercets de la pièce intitulée Amour maternel : "- Trois / Mois / D'âge!...- // Sois / Sage : / Bois." On osera dire : Il a forcément créé en connaissance de cause.
Or, le sonnet Poison perdu adopte lui aussi une forme exceptionnelle sur deux rimes des tercets : "piquée", "d'ort", "dort", "trempée", "préparée", "mort". Il s'agit donc d'une forme de type ABB AAB aggravée par le non respect de la consonne d'appui pour les rimes en [é], rimes qui même à l'époque classique exigeaient la consonne d'appui, et par le non respect orthographique pour le couple "d'or" :: "dort", cette dernière audace étant une signature rimbaldienne type, puisque nous la retrouvons dans maints poèmes : Ophélie, Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, Tête de faune, Les Mains de Jeanne-Marie et, avec une variante dans Le Mal "s'endort" et une autre encore dans une parodie de Banville de la nouvelle Un cœur sous une soutane : "condor"::"s'endort". Une telle série rend plus que vraisemblable l'idée de Jacques Bienvenu d'une réaction à la lettre que Banville aurait renvoyé à Rimbaud suite à son envoi de mai 1870. Banville aurait critiqué les consonnes finales de certaines rimes, notamment "lys" et "dort", dans Ophélie. La présence de la rime "d'or"::"dort" dans Poison perdu tend à impliquer Rimbaud, soit qu'il en soit l'auteur, soit qu'il soit moqué pour cette rime erronée au printemps 1870, provocatrice par la suite. Le schéma ABB AAB, aussi extraordinaire que cela puisse sembler, ne se rencontre que dans un sonnet de Musset et plusieurs autres du recueil Avril, mai, juin. Pourtant tout à fait comparable, le schéma parent AAB ABB se rencontre chez d'autres poètes. Mais peu importe, le fait est que Poison perdu est un sonnet en vers courts avec une distribution irrégulière des rimes de tercets que devait goûter tout particulièrement Léon Valade. Cette distribution est très proche du modèle de sonnet en vers d'une syllabe de Daudet, par ailleurs. Enfin, il est clair que le "blond" et la "brune" du sonnet Poison perdu désignent respectivement Rimbaud et Verlaine, tandis que la "cravate commune" fait discrètement allusion à leur homosexualité, par manière de clin d'œil. Jacques Bienvenu, qui a publié un article dans le Dictionnaire Rimbaud dans la collection "Bouquins" de l'éditeur Lafont où il plaide pour l'attribution du sonnet à Rimbaud, a signalé à l'attention que la "pointe, d'un fin poison trempée" réécrivait un vers de La Bonne chanson de Verlaine où il est question du doute jaloux entre amants. La perfidie vient de ce que Rimbaud a remplacé la Mathilde de La Bonne chanson.
Nous retrouvons la veine des poèmes zutiques dans la continuité des brocards à l'égard de Verlaine, les attaques de Daudet ayant servi de départ à cette pratique comique.
Ce qui étonne, c'est que le sonnet Poison perdu n'a pas du tout l'allure stylistique d'un poème de Rimbaud. Il ressemble fort nettement au style de Germain Nouveau, lequel Germain Nouveau dans le sonnet Janvier a adopté précisément la distribution de rimes la plus proche qui puisse être de celle de Poison perdu : "rêve", "sans trêve", "croire", "s'achève", "noire", "ivoire". Il s'agit du schéma AAB ABB. Faites permuter les deux tercets et vous avez le modèle de Poison perdu.
Il est question de l'aube avec "toutes sortes / D'éveils" dans ce sonnet, et l'aube premier mot à la rime forme une mauvaise rime justement avec "robes". Il est question également d'une "Enfant" "Assise au lit", à la coiffure abondante qui rêve aux joujoux éclos dans la nuit et qui parfume de son âme le lieu. Nouveau a pu s'inspirer des poèmes Aube et Les Chercheuses de poux de Rimbaud. Ce n'est qu'une hypothèse. En tout cas, les deux sonnets envoyés par Nouveau à Mallarmé, comme le sonnet Poison perdu, font partie d'une veine zutique, quand bien même l'envoi à Mallarmé révèle l'envie de produire deux pièces dignes en elles-mêmes, Nouveau s'inquiétant du titre Au Pays qu'un remords de plume l'invite à annoncer comme "à refaire".
Poison perdu continue de poser de redoutables défis. Les trois manuscrits connus ne correspondent à aucune des versions publiées pour ce qui concerne le vers 5 : "Et sur le balcon où le thé" contre "Rien sur le balcon où le thé". Cette opposition du "Et" au "Rien" est la principale énigme qu'il pose au-delà de sa correcte attribution à Rimbaud ou à Nouveau, puisque si certaines versions imprimées se sont appuyées sur un des états manuscrits connus, comment se fait-il que la correction n'ait pas concerné le mot "Rien" ? Une simple inadvertance, c'est le plus probable, mais c'est bien troublant malgré tout.
Octave Mirbeau a publié dans une revue une version de ce sonnet, ce qui peut laisser penser qu'il en a trouvé la version au milieu d'un ensemble initialement remis à Forain, mais Mirbeau a pu à l'époque puiser à plusieurs sources. Il a pu citer un vers inédit des Sœurs de charités puis un autre inédit des Veilleurs en se rendant chez Millanvoye qui avait à sa disposition le dossier remis à Forain et qui en avait déjà fait profiter Félicien Champsaur pour Les Chercheuses de poux, mais il est risqué d'affirmer que Forain ait possédé aussi Poison perdu. Il n'est pas exclu que la provenance soit autre, d'autant que le dossier remis à Forain ne contient en principe que des poèmes remis à mai ou juin 1872 connus de Verlaine.
Si le sonnet Poison perdu est de Rimbaud, il a lui-même tourné en dérision la fin de sa relation avec Verlaine. Il s'agirait en ce sens du dernier poème connu de Rimbaud et sa médiocrité serait liée avec la lassitude d'écrire dans la douleur qui a suivi le drame de juillet 1873. Il porterait aussi la marque d'un abandon mélancolique décisif qui lui était inhabituel, le poème Les Sœurs de charité n'étant pas comparable puisqu'il oppose une matière dense au dépouillement léger et mélancoliquement primesautier du dépressif Poison perdu. Rimbaud aurait surtout composé Poison perdu sans que Verlaine emprisonné le sache et cela en présence de Germain Nouveau, lequel s'en serait inspiré en 1874 pour les deux sonnets qu'il a envoyé à Mallarmé, datant l'un des deux de "Londres 74" même.  Ce qui est étonnant, c'est qu'avec moins de gracieuseté le style des quatrains de Poison perdu est devenu un tic d'écriture de Nouveau qu'on retrouve à plusieurs moments dans son œuvre ultérieure. Le style léger de Nouveau est d'ailleurs à rapprocher de celui de Charles Cros, notamment la tendance aux gracieux vers quasi de mirliton. Il faut rappeler que certains rapprochements proposés au sujet de Poison perdu concernent le poème de dédicace du Coffret de santal à Nina de Villard, poème manuscrit que visiblement l'auteur de Poison perdu connaissait et imitait.
On peut dire que la lettre de Nouveau à Mallarmé du 24 septembre 1874 nous informe que le sonnet Poison perdu, surtout s'il est de Rimbaud, a été composé avant cette date. C'est un repère important puisque Verlaine osait le rattacher à une aventure milanaise de 1875 par exemple. Cette lettre de septembre 1874 montre aussi que l'idée d'un lien entre Poison perdu et la manière de Nouveau n'a rien d'absurde, quitte à envisager que Nouveau a affectionné la forme de ce sonnet au point de s'imprégner à vie de sa manière.
Enfin, il existe un argument formel en faveur de l'attribution à Rimbaud. Il ne s'agit pas de la rime "d'or"::"dort", car un poète connaissant à l'époque le débat de Rimbaud avec Banville pouvait s'en servir pour parodier Rimbaud, connaissance hypothétique mais qui ne doit pas être exclue sans autre forme de procès. En revanche, Rimbaud distribuait de manière non mélodique des répétitions de mots dans ses poèmes, procédé qui n'apparaît nulle part dans l'œuvre de Nouveau, les répétitions de son sonnet Musulmanes par exemple n'ayant rien à voir dans le principe avec le modèle rimbaldien. Dans Poison perdu, l'anaphore des vers 2 à 4 ou la reprise telle quelle ou presque d'un vers n'est pas ce qui m'intéresse ici. Ce que j'observe, c'est que très discrètement, l'auteur de Poison perdu a reprise le verbe "prendre" de "Se prend" à "Je te prends" (vers 6 à vers 13) et "heures" qui passe de "heures de la lune" à "heures des désirs de mort", et la reprise est resserrée, puisque de "Se prend aux heures de la lune" vers 6 nous passons aux deux derniers vers du sonnet : "Je te prends. Sois-moi préparée / Aux heures des désirs de mort." Rien à voir avec les anaphores "Pas... Pas... Pas" ou la reprise d'un même vers "Pas un souvenir n'est resté". Impossible également d'identifier là une provocation métrique ou un jeu parodique. C'est de loin le principal argument pour reconnaître la manière de Rimbaud dans le sonnet Poison perdu, la nature zutique de l'œuvre expliquant peut-être que le style de Rimbaud y soit méconnaissable derrière l'imitation d'un Cros, d'un Nouveau, etc.
Pour la réattribution du sonnet à Rimbaud, l'article de Bienvenu dans le Dictionnaire Rimbaud dirigé par Baronian peut bien faire date, ce qui m'intéresse ici c'est de développer des arguments inédits ou fortement personnels qui impliquent une compréhension originale des problèmes philologiques posés par ce qui reste une redoutable énigme sous la forme d'un sonnet. Je ne suis pas revenu ici sur les différences entre versions, j'en ai déjà parlé dans un article sur le problème posé par les manuscrits demeurés inconnus de Paris se repeuple.

4 commentaires:

  1. Tout de même Hugo avait rimé "d'or = dort" dans un poème de facture hyper-soignée, "Le rouet d'Omphale" (Contemplations), et c'était sans doute pas particulièrement une audace.

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  2. Oui, la rime "d'or"::"dort" a été pratiquée avant Rimbaud par de grands poètes, pas seulement Hugo, mais la plupart des poètes ne l'emploie pas malgré tout. Et peu importe que ce ne soit pas la plus grande des audaces. Sur une œuvre assez mince, Rimbaud y recourt abondamment. Le Rouet d'Omphale, c'est une goutte d'eau dans l'océan hugolien. Dans l'œuvre de Rimbaud, on voit qu'il fait exprès d'y recourir constamment. Il est clair que Rimbaud a envoyé Ophélie à Banville avec deux rimes contestables "lys" et "dort" étant en cause pour les consonnes finales, il est clair que les "lys" dans Ce qu'on dit au poète sont politiques et en même temps un mot mis en avant à la tête d'une deuxième lettre à Banville où il y a un rappel que le Maître avait daigné répondre. La datation d'Un cœur sous une soutane n'est pas connue, mais il y a des passerelles avec Vénus anadyomène et Châtiment de Tartufe, ce qui favorise le mois d'août. La première lettre à Banville c'est plusieurs mois avant. Et justement, dans cette nouvelle, Rimbaud parodie agressivement Banville et un de ses poèmes, le fameux "zéphyr dans du coton", et on y trouve la rime "s'endort"::"condor". C'est trop gros que pour passer inaperçu. J'adhère donc à l'idée que Banville ait répondu sur les rimes et renvoyé Rimbaud à la publication en cours de son traité d'abord par livraisons. Il n'y a pas de gratuité dans les choix de Rimbaud. Pour Poison perdu, la ressemblance étonnante avec le style de Nouveau, notamment les deux poèmes envoyés en septembre à Mallarmé, continue de me déranger. Il faudra que je reparle de la technique de Rimbaud de disséminer des répétitions de mots dans ses poèmes, en vers comme en prose.

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  3. Poison perdu offre également un lien assez net avec un sonnet des Amies intitulé... Sur le balcon

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    1. Il y a aussi le poème de Verlaine sur la chambre avec les virgules, un poème de 1872 donc. Poème qui peut intéresser la lecture de Jeune ménage et celle de Poison perdu en fait.

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