Dans le récent numéro 26 de la revue Parade sauvage (daté conflictuellement de 2015, quand l'édition est admise de 2016), Alain Vaillant et Michel Masson développent chacun leur tour une lecture du Cœur supplicié.
Les deux auteurs reviennent sur le néologisme "abracadabrantesques". Sans le citer, Alain Vaillant évoque l'idée de Fongaro d'une formation à partir des mots "abracadabrant" et "abracadabresque", cette dernière formation de Gautier se fonde sur le modèle de nom propre "Abracadabrès", "déformation plaisante du patronyme de la duchesse d'Abrantès".
Selon Vaillant, il ne faut pas se dépêcher d'assimiler le néologisme à l'un des trois mots "abracadabra", "abracadabrant" ou "abracadabresque".
Toutefois, dans l'article de Fongaro dont je n'ai pas la référence en tête, il y avait une idée importante, c'est que les commentaires commettaient l'erreur de se concentrer sur la formule magique "abracadabra" quand la base à cerner était la forme adjectivale "abracadabrant" qui a un sens distinct.
Ensuite, Vaillant propose d'identifier un jeu de mots obscène dans une syllabe du mot "abracadabrantesque". Il faudrait identifier le "bran" dans ce mot qui veut dire la merde. Cette considération est gratuite, c'est comme si je disais qu'il faut lire "con" dans "considération" que je viens d'écrire. C'est comme si quand une mère dit à son enfant : "Ne fais pas le fou fou. Ne va pas par là", vous reprochiez à cette mère d'apprendre à sa progéniture le mot "foufoune".
Il apparaît là une méthode de critique littéraire que je ne peux pas admettre sans autre forme de procès.
Dans sa lecture, Michel Masson revient sur ce néologisme "abracadabrantesques". Il s'intéresse au suffixe en "-esque" et veut voir autre chose dans ce néologisme qu'un superlatif si j'ai bien lu, sauf que je n'ai pas compris ce qu'il voyait d'autre en le lisant.
Je réponds juste ceci. Evidemment que c'est un superlatif sur la base "abracadabrant", comme on aurait pu avoir "abracadabrantissime". C'est aussi un suffixe qui renvoie au titre des Odes funambulesques de Banville, auteur à la source de la parodie du Cœur volé au moins au plan formel, puisque c'est Banville qui remet au goût du jour la forme médiévale ancienne du triolet.
Je réponds juste ceci. Evidemment que c'est un superlatif sur la base "abracadabrant", comme on aurait pu avoir "abracadabrantissime". C'est aussi un suffixe qui renvoie au titre des Odes funambulesques de Banville, auteur à la source de la parodie du Cœur volé au moins au plan formel, puisque c'est Banville qui remet au goût du jour la forme médiévale ancienne du triolet.
Revenons à l'article d'Alain Vaillant. Celui-ci remarque que l'attention n'aurait pas été suffisamment portée sur la parodie du Sacré-Coeur de Jésus-Christ, ce qui peut s'entendre, mais c'est pour développer une lecture selon laquelle nous nous serions trompés en identifiant le "Je" du poème à Rimbaud (et pourquoi pas plus vaguement à un poète ?), quand il aurait fallu identifier le Christ. Selon Vaillant, Rimbaud compose un poème anticlérical où le Christ plutôt que Toto est sur un bateau et se fait sodomiser par toute une troupe de soldats.
Cela me laisse assez perplexe. Rimbaud se serait dit "Oh ! La pluie est à l'anticléricalisme aujourd'hui, je vais bien montrer ma haine de Jésus en l'imaginant dans une situation dégradante."
J'ai trouvé ça un peu farfelu.
La citation latine de la lettre à Izambard qui contient la première version connue de ce poème ne doit pas servir à identifier le Christ en victime du poète, mais bien plutôt à considérer que dans ce poème à la première personne celui qui parle identifie ce qui lui arrive à un martyre christique.
La lecture de Masson souligne pour sa part une erreur courant d'interprétation des "sursauts stomachiques". Nous lisons "sursauts stomacaux" et interprétons cela comme vomissement, quand le "stomachiques" suppose la facilitation de la digestion, et ces sursauts seraient donc ceux du rire, en remise en cause de l'idée d'un "cœur triste".
Pour le "triste cœur", Masson insiste sur l'inversion inhabituelle de l'adjectif "triste", mais il me semble que ce motif repris par Verlaine en "Triste était mon âme", me permet de rappeler un motif romantique latent, Lamartine a plusieurs fois écrit "Mon âme est triste à en mourir" avec la note d'un dolorisme christique.
Pour ce qui est de l'évolution du titre, j'ai aussi dans l'idée que la dispute avec Izambard a joué. Cœur supplicié, puis Cœur du pitre, puis Cœur volé.
Les rimbaldiens se contentent des lettres qui nous sont parvenues, alors même que nous savons par le témoignage d'Izambard que si toutes les lettres nous étaient parvenues nous aurions un courrier plus abondant du côté d'Izambard que de Demenÿ, lequel n'est guère soupçonné d'avoir détruit une partie de sa correspondance pour la dissimuler à la postérité. Demeny a tout confié et même vendu à Darzens, tandis que nous savons qu'Izambard a eu toutes les peines du monde à confier progressivement les lettres que Rimbaud lui avaient écrites. Il faut être logique. C'est par dépit que Rimbaud écrivait à Demeny après les fins de non-recevoir d'Izambard. Mais les rimbaldiens ne se départissent pas d'une idée absurde. Dans le volume Rimbaud poéticien, Yves Reboul dans un article au demeurant intéressant sur Mérat continue d'asséner que si Rimbaud parle de la "Librairie Artistique" à Demeny c'est dans l'espoir d'y être lui-même publié. Mais comment peut-on continuer à réciter une absurdité pareille ? La situation politique est tendue, c'est la guerre civile avec l'épisode communard (17 avril), Rimbaud n'a aucun poème publié dans la presse ou peu s'en faut pour lancer financièrement un recueil. Il est adolescent et peut peaufiner son œuvre. Pourquoi veut-on qu'il n'attende pas ses dix-huit ans ? Il ne dit d'ailleurs nulle part dans la lettre qu'il faut songer à lui pour une publication et les lettres suivantes confirment cette absence d'intention immédiate. Pour publier un recueil, il faut d'ailleurs une œuvre conséquente et une sélection publiable (pensons aux cas de "Vénus Anadyomène" ou du "Châtiment de Tartufe"). Non, il n'y a pas de projet de publication avéré, et aucun tel projet n'est alors envisageable sérieusement. Demeny n'est en rien un interlocuteur privilégié, il est la queue de comète des échanges avec Izambard, et Masson relève justement dans son article que de la lettre à Izambard à celle à Demeny revient l'idée que le destinataire ne doit pas se fâcher. Qui s'est fâché ? Izambard bien sûr. Et cela conforte ma thèse que Demeny subit la correspondance de dépit face à l'incompréhension d'Izambard. C'est tellement évident et logique. L'altération du titre "supplicié", "du pitre", "volé", joue avec le contenu du poème qui est un jeu entre la tristesse et la fantaisie, avec un dosage satirique, mais aussi on sent que la mention "du pitre" accentue le côté funambulesque face à la réaction qu'a eue Izambard suite à la lettre du 13 mai.
Les rimbaldiens se contentent des lettres qui nous sont parvenues, alors même que nous savons par le témoignage d'Izambard que si toutes les lettres nous étaient parvenues nous aurions un courrier plus abondant du côté d'Izambard que de Demenÿ, lequel n'est guère soupçonné d'avoir détruit une partie de sa correspondance pour la dissimuler à la postérité. Demeny a tout confié et même vendu à Darzens, tandis que nous savons qu'Izambard a eu toutes les peines du monde à confier progressivement les lettres que Rimbaud lui avaient écrites. Il faut être logique. C'est par dépit que Rimbaud écrivait à Demeny après les fins de non-recevoir d'Izambard. Mais les rimbaldiens ne se départissent pas d'une idée absurde. Dans le volume Rimbaud poéticien, Yves Reboul dans un article au demeurant intéressant sur Mérat continue d'asséner que si Rimbaud parle de la "Librairie Artistique" à Demeny c'est dans l'espoir d'y être lui-même publié. Mais comment peut-on continuer à réciter une absurdité pareille ? La situation politique est tendue, c'est la guerre civile avec l'épisode communard (17 avril), Rimbaud n'a aucun poème publié dans la presse ou peu s'en faut pour lancer financièrement un recueil. Il est adolescent et peut peaufiner son œuvre. Pourquoi veut-on qu'il n'attende pas ses dix-huit ans ? Il ne dit d'ailleurs nulle part dans la lettre qu'il faut songer à lui pour une publication et les lettres suivantes confirment cette absence d'intention immédiate. Pour publier un recueil, il faut d'ailleurs une œuvre conséquente et une sélection publiable (pensons aux cas de "Vénus Anadyomène" ou du "Châtiment de Tartufe"). Non, il n'y a pas de projet de publication avéré, et aucun tel projet n'est alors envisageable sérieusement. Demeny n'est en rien un interlocuteur privilégié, il est la queue de comète des échanges avec Izambard, et Masson relève justement dans son article que de la lettre à Izambard à celle à Demeny revient l'idée que le destinataire ne doit pas se fâcher. Qui s'est fâché ? Izambard bien sûr. Et cela conforte ma thèse que Demeny subit la correspondance de dépit face à l'incompréhension d'Izambard. C'est tellement évident et logique. L'altération du titre "supplicié", "du pitre", "volé", joue avec le contenu du poème qui est un jeu entre la tristesse et la fantaisie, avec un dosage satirique, mais aussi on sent que la mention "du pitre" accentue le côté funambulesque face à la réaction qu'a eue Izambard suite à la lettre du 13 mai.
Mais peu importe cette variation de titre.
Au moins, si Izambard ne comprenait pas grand-chose, il avait au moins compris le lien métaphorique plus que patent entre Le Cœur volé et Le Bateau ivre, et cela on ne peut pas lui enlever. Masson présente cette lecture d'Izambard comme une hypothèse incertaine à la toute fin de son article, comme pour dire que cette mise au point est encore à faire, alors même que Masson est tout à fait capable de percevoir un lien aussi discret que le retour de la forme en "ant" de "abracadabrantesques" dans "gouffres cataractants". Masson a eu en contrepartie le mérite de mettre en doute certains intertextes, en particulier le prétendu intertexte baudelairien du poème L'Albatros qui tombé de nulle part a été asséné par Mario Richter comme une évidence.
Dans Le Cœur volé, la figure de poète qui dit "moi" est victime des insultes de la troupe et ressent un viol de son cœur, un viol qui le déprave et corrompt. Il faut donc rompre avec cette troupe en se jetant à l'eau. Les flots effectueront son salut ("sauvé" "lavé"), et cela renvoie à la figure du "Bateau ivre" qui s'oppose aux "haleurs", comme le "pitre" s'oppose à ceux qui tiennent le "gouvernail" d'un autre bateau. Le "bateau ivre" lui se libère et se fait précisément laver par le "Poème de la Mer", véritable "bain", puisque deux fois la forme "baigné" revient en plus de "lava".
La Mer désigne métaphoriquement le peuple, et la tempête de éveils maritimes qui se fait Poème c'est la Commune. Le poème Le Cœur supplicié est un poème d'actualité.
Or, un autre poème contemporain Chant de guerre Parisien qui ne parodie pas que le Chant de guerre circassien de Coppée, mais toute une littérature abondante du temps de la guerre franco-prussienne en quatrains d'octosyllabes à rimes croisées qui implique Banville avec ses Idylles prussiennes et pensez-y bien l'auteur des Cuirassiers de Reischoffen et de quelques autres poèmes dont l'esprit satirique et formel a inspiré la création rimbaldienne. Les triolets du Cœur volé sont tout simplement dans la continuité de cet exercice satirique et funambulesque (est-ce da la satire, de la fantaisie ? pour citer l'introduction de ce poème dans la lettre du 13 mai à Izambard). Or, Masson après tant d'autres rappelle la série de termes militaires qui s'offrent à nous dans les triolets rimbaldiens, systématiquement au plan des rimes : "général", "troupe", "caporal", "pioupiesques". Mais Masson le fait avec une prudence circonspecte qui me paraît surréaliste. Certes, l'adjectif "général" ne désigne pas un grade à l'armée. Mais on ne va pas réapprendre ce qu'est la poésie. Rimbaud rassemble des mots pour suggérer l'idée du militaire auquel fait face ce cœur de pitre. Bien sûr que "rire général", c'est le rire de toute la troupe et que sur un second plan on voit la signification militaire suggérée. Cet aspect de la lecture s'étudie aujourd'hui dès la sixième avec les mots techniques bien lourds de dénotation et de connotation. Pourquoi les universitaires à la Sorbonne ne sont-ils pas au courant ?
Or, le "petit caporal", c'était, que nous sachions, l'oncle de Napoléon III, Napoléon Premier, et dans la société française qui mieux que l'armée peut être désignée comme nostalgique d'un Empire fraîchement tombé, un Empire dont une insulte, un des "quolibets" ou "jets de soupe", étaient d'avoir demandé aux républicains de soutenir la cause de l'Empire en juillet, on songe aux "Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous" en juillet.
Bon sang de bonsoir, comment n'est-il pas clair que Le Cœur volé déclare une adhésion à la Commune avec un "Comment agir, ô cœur volé ?" qui a tout d'une question rhétorique puisque cette question au troisième triolet strophe a déjà eu sa réponse dans le second triolet strophe : "flots... Prenez mon cœur..." Je parle de triolet strophe car en principe le triolet ne se répète pas en strophes, mais peu importe. Ce qui compte, c'est de constater le discours explicite du poète et cela n'a rien de compliqué.
Je passe aussi sur le fait que Vaillant puisse croire les vers de réponse d'Izambard comme l'authentique réponse d'époque du professeur, alors que les décasyllabes irréguliers montrent qu'Izambard a composé cela dans les années 1880. Je passe aussi sur les explications de Masson ou Vaillant qui pensent pouvoir expliquer facilement pour "vesprée" est remplacé par "gouvernail" ou pourquoi il existe une version verlainienne de deux strophes ? Les explications ne sont pas démontrables, cela n'engage que la foi de celui qui veut les croire. Il est plus pertinent d'envisager l'idée de direction et de gouvernement dans la nouvelle leçon "gouvernail".
Mais, j'aurais une autre idée à soumettre. Dans la lettre à Banville du mois d'août 1871, Rimbaud a signé le poème qu'elle contient du nom "Alcide bava". Alcide, cela veut bien sûr dire "fils d'Hercule", et fait remarquable le "bava" reprend l'idée du cœur qui bave du pitre. Or, "Alcide", n'est-ce pas avant tout le nom des Hercules de foire ? Signer "Alcide bava", c'est redire à Banville la question posée à Izambard : "est-ce de la satire ? c'est de la fantaisie toujours".
Le poème Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs est lui aussi une fantaisie satirique dans la continuité de Chant de guerre Parisien et du Cœur volé. La complexité de ce poème envoyé à Banville vient de ce que, en faisant allusion à l'actualité, le poète dénonce dans une production tantôt satirique tantôt ironique aussi bien la "vieillerie poétique" considéré comme "vieillerie politique" et les impasses d'un chant naïf du progrès, essentiellement technique et scientifique, lui-même expression d'une idéologie politique dont se méfie Rimbaud. Autrement dit, Rimbaud fait parler un "Alcide bava", qui prend la défense de la poésie moderne, en dénonçant les "lys" d'une poésie dépassée d'Ancien Régime, mais progressivement son propre discours révèle ses propres limites cocasses.
Note : au fait, dans la lettre à Demeny du 17 avril 1871, Rimbaud parle de l'actualité "du 25 Février au 10 Mars", alors que sa lettre du 17 avril répond à une lettre du 16 avril et que dans cette lettre toujours Rimbaud précise qu'il travaille au Progrès des Ardennes depuis le 12 avril.
Je me demandais s'il n'y avait pas une petite altération, histoire de ne pas être ennuyé. Peut-être faut-il y a lire "du 25 mars au 10 avril", ce qui présenterait sa troisième fugue comme effectivement contemporaine de la Commune. Sinon, sa présence à Paris sous la Commune serait donc postérieure au 15 mai.
Note : au fait, dans la lettre à Demeny du 17 avril 1871, Rimbaud parle de l'actualité "du 25 Février au 10 Mars", alors que sa lettre du 17 avril répond à une lettre du 16 avril et que dans cette lettre toujours Rimbaud précise qu'il travaille au Progrès des Ardennes depuis le 12 avril.
Je me demandais s'il n'y avait pas une petite altération, histoire de ne pas être ennuyé. Peut-être faut-il y a lire "du 25 mars au 10 avril", ce qui présenterait sa troisième fugue comme effectivement contemporaine de la Commune. Sinon, sa présence à Paris sous la Commune serait donc postérieure au 15 mai.
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