Les rimbaldiens cherchent les pistes littéraires, une piste scientifique c'est à bannir forcément.
Dans le cas du sonnet Voyelles, un fugitif contact personnel m'avait indiqué que le rouge, le vert et le bleu formaient une trichromie concurrente de la trichromie classique des peintres bleu, rouge, jaune que nous connaissons tous.
Cela m'avait réjoui. En 2003, j'ai affirmé que la lumière était le foyer de la raison poétique à l'œuvre dans Voyelles. J'envisageais même alors l'idée d'une aube qui se levait au fur et à mesure des voyelles, j'ai renoncé à ce raffinement depuis, mais pour citer "L'Impossible", je ne crois pas plus que Rimbaud "la lumière altérée". C'est la métaphore au cœur de sa pensée profonde de poète penseur.
Je trouvais un peu dérisoire qu'après la belle opposition du noir et du blanc Rimbaud ait délaissé un ensemble formel bien constitué, celui de la trichromie rouge jaune bleu pour une série aléatoire ouverte rouge vert bleu. Pourtant, la présence à la fin du sonnet du "violet" comme ultime couleur du prisme solaire me confortait dans l'idée qu'il y avait une unité du système des couleurs dans ce sonnet. J'avais cherché du côté des théories antinewtoniennes fumeuses de Goethe, et rien d'intéressant ne remontait. J'avais cherché du côté des écrits de Charles Cros, mais il parlait de la trichromie des peintes jaune bleu rouge.
En 2004, quelqu'un de convaincu par ce que je faisais m'a apporté la trichromie sur un plateau, et quelques années plus tard j'aurai l'étonnement de voir un professeur d'université toulousain en Lettres Modernes (et ce n'est pas Yves Reboul ou Antoine Fongaro) me sortir à nouveau lui aussi cette idée de la trichromie, ce professeur ne sachant pas alors que j'avais déjà été informé de l'idée et que j'avais déjà fait du chemin avec.
On peut lire les articles sur Voyelles. Plus d'une fois, un commentateur se déclare surpris que Rimbaud ait choisi le vert au lieu du jaune.
En réalité, il y a deux trichromies, et la trichromie rouge vert bleu est celle du scientifique allemand Helmholtz. Cette trichromie est fondée sur une étude de l'œil humain. Nous percevons des longueurs d'ondes. Au fond de l'œil, les cônes sont nos photorécepteurs. Nous avons trois types de cônes, et chacun de ces types est associé à une couleur, précisément le rouge, le vert et le bleu. Et plus fort encore, Helmholtz hésitait entre le bleu et le violet dans le dernier cas. Dans le sonnet Voyelles, le rouge demeure le rouge, le vert demeure le vert, mais le bleu cède au "viiolet". Dans le dernier vers du sonnet, le "violet" est à la fois l'ultime lumière du prisme solaire et la variable d'Helmholtz, tandis que le premier vers a une finition parfaite : la cohérence du couple noir / blanc étant complétée par la trichromie des cônes rouge vert bleu.
Ce discours scientifique était récent à l'époque de Rimbaud. Trois ans avant sa montée à Paris, les théories sur les cônes d'Helmholtz faisaient l'objet d'articles en français dans la Revue des deux mondes. Et Helmholtz travaillait encore sur le son, et des articles importants paraissaient aussi sur ce dernier sujet dans les revues françaises.
En septembre 1871, Rimbaud entre en contact avec Charles Cros. Mieux encore, Charles Cros le loge un temps, et précisément là où est son laboratoire rue Séguier. Charles Cros effectuait des recherches scientifiques, il allait bientôt mettre au point une méthode de reproduction photographique en couleurs. C'est à Paris, quelques mois après, peu de mois après avoir logé chez Charles Cros, que Rimbaud compose Voyelles.
Il semble inutile évidemment de chercher à faire parler les mots et les phrases de Rimbaud, que ce soit en lisant Voyelles, que ce soit en lisant Une saison en enfer pour leur faire réciter la pensée scientifique de Helmholtz. Le moulage couleurs-voyelles est éloquent et parfaitement suffisant. Le discours d'Helmholtz est d'époque, il est clair, il est cohérent, fondé scientifiquement. Pourquoi les rimbaldiens vont-ils s'obstiner à chercher ailleurs des pistes littéraires improbables ou qu'à ce jour ils convoitent toujours de rencontrer sans savoir où chercher ?
Au plan du dernier vers, le "rayon violet" mérite aussi une attention particulière. En général, quand on parle du rayon dans le regard d'une jeune femme, on évoque un reflet solaire qui révèle son âme. Or, dans le cas de Voyelles, les majuscules à "Ses Yeux" désignent clairement la divinité, la Raison, la Vénus, comme la nomme Rimbaud en d'autres compositions.
C'est un petit paradoxe dans la mesure où la divinité lumière aurait un rayon dans les yeux, un reflet d'elle-même, alors qu'elle est la source. Faut-il pour autant envisager la théorie grecque du rayon visuel, théorie selon laquelle pour voir nos yeux émettent eux-mêmes un rayonnement qui irait au contact des choses ? Je ne le crois pas. J'apprécie le paradoxe dans son défi tout simplement et dans l'idée très simple d'un échange réciproque entre le regard du poète témoin et le regard créateur de la divinité.
Maintenant, le discours du poète se joue à un niveau précis: "U, cycles, vibrements divins des mers virides". Je choisis de ne pas encore tout exprimer de ma pensée pour l'instant.
Je vais quand même préciser un élément qui sous-tendait déjà mon approche de 2003. Le poète emploie des voyelles et des consonnes qu'il n'a pas créées. Il emploie la grammaire et les mots d'une langue qui lui préexiste. La création du poète ne se joue pas au plan de la langue, quand il dit que le temps d'un langage universel viendra, quand il dit qu'il veut inventer un "verbe poétique accessible un jour à l'autre à tous les sens". Ce que j'ai toujours compris, c'est qu'il utilisait la langue à sa disposition, le français dans l'état auquel il est parvenu à la fin du dix-neuvième siècle, pour filtrer l'infini des flux du réel et pour dégager à partir d'un tissage articulé habile des révélations simples ayant valeur d'épopée collective (et songeons au rejet des dérisoires célébrités de la peinture et de la poésie modernes au profit du vulgaire, de l'anonyme collectif de productions dévaluées, etc.). Quand je lis le sonnet Voyelles, je ne réfléchis pas du tout sur ce que peut être le "A noir", ce qui m'intéresse d'emblée, c'est que justement la forme et le mouvement de chaque consonne soient réglés, et je m'intéresse d'emblée au tableau complet de la série formée par les vers consacrés au "A noir" par exemple, et j'y vois l'affirmation d'un principe la putrescence matricielle, et puis je vois un autre principe dans le "E blanc", le jaillissement pur, et puis ainsi de suite. Et j'y vois l'énumération de cinq principes qui permettent l'éclosion de tous ces paysages possibles que le poète se vante de posséder. Il les possède, non pas comme un collectionneur qui a accumulé, mais comme quelqu'un qui sait nommer les principes de toutes choses.
J'ai un ami avec lequel je travaille sur ces sujets compliqués, le temps d'un article à deux mains viendra. En attendant, tout ce qui précède montre assez l'étendue déjà parcourue.
Dans Une saison en enfer, outre que je ne parle pas encore de tout ce que j'y perçois d'essentiel, Rimbaud considère que la "lumière" n'est pas "altérée", d'autres choses encore, mais il relativise le pouvoir individuel qu'il s'est attribué pour parvenir au "verbe poétique". C'est à cette aune-là qu'il faut évaluer l'échec de l'entreprise du "voyant" sans considérer pour autant que toute la logique de sa pensée s'effondre.
Pour l'instant, aucun rimbaldien ne me suit dans cette voie particulière. Il est tellement plus simple de considérer le voisinage satirique, obscène ou parodique des productions zutiques, d'Oraison du soir, des Chercheuses de poux, de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs ou des Douaniers.
Comment prêter un sens sérieux de poème-univers à Voyelles, si cette œuvre est entourée de facéties ou de fumisteries ? Sans doute quelque peu contemporain, le poème Le Bateau ivre, qui a lui aussi un humour funambulesque "extravagant" (variante verlainienne du titre d'ailleurs), ne souffre pas du même poids de discrédit.
Voilà le noyau herméneutique très abstrait que Murat, Reboul, Nakaji et tant d'autres rimbaldiens refusent obstinément d'envisager dans le cas de Voyelles. Ce serait faire du Gengoux, sauf qu'on est loin de l'ésotérisme de pacotille d'un Jacques Gengoux. Citer Pythagore, telle pensée présocratique grecque ou Epicure, ce serait là encore faire du Gengoux ? Mais que Gengoux soit mystique en citant ces sacrés morceaux de la culture grecque, cela ne veut pas dire que la "musique des sphères", telle ou telle théorie grecque soient mystiques entre les mains du poète, ou dans la tête de tel autre commentateur de l'œuvre de Rimbaud. Ce sont d'abord des motifs culturels. Et accordons à Rimbaud les valeurs apéritives de renvois culturels. Le sonnet de Cabaner, des poèmes de Baudelaire, d'autres œuvres encore prouvent qu'il y a tout lieu de penser que Rimbaud s'inspire de ses modèles, mais en artiste bien sûr, sa pensée profonde ne s'enfermant pas dans les motifs qu'il exploite.
J'ai parlé en 2003 du texte de Baudelaire sur son contemporain Hugo, texte où le principe de "l'universelle analogie" est exalté. Ce texte montre d'ailleurs clairement que Baudelaire ne s'attribuait nullement la paternité d'une théorie des "correspondances", il cite Hoffmann comme source allemande et attribue à Hugo une pratique supérieure de cet art des correspondances. Dans une conférence vidéo récente, Nakaji cite après moi ce texte décisif de Baudelaire mis en relation avec le sonnet Voyelles. C'est la seule incursion ésotérique qu'il s'autorise parce qu'elle a des cautions littéraires claires au dix-neuvième siècle. Mais, on fera observer que dans le cas d'Helmholtz nous n'avons pas une considération mystique, mais un ancrage scientifique justifiant les choix des couleurs dans le premier vers du célèbre sonnet de Rimbaud.
Quant à ce que je développe sur la pensée profonde à l'œuvre dans ce sonnet, cela tient à ma capacité à considérer que la langue créée par Rimbaud, de facto, ne relève pas d'un travail sur les constituants linguistiques, mais d'un travail plutôt de l'ordre du logos universel à partir du tissage, filtrage poétique. A la différence de tous les rimbaldiens qui m'ont précédé, je travaille d'emblée à dégager l'unité des vers formant une série, puis je travaille sur l'articulation des séries. Ce travail a pu être esquissé, mais je m'y emploie à fond pour bien plus de résultats.
Un autre point important. Le chercheur en Littérature a besoin de prouver ce qu'il avance, et il songe à un régime de la preuve similaire au cas du scientifique. C'est là qu'intervient un principe de précaution qui peut parfois manquer de pertinence.
Nous pouvons illustrer cela avec un brouillon d'Une saison en enfer. Dans la version imprimée de "Mauvais sang", le mot "outils" apparaît, mais dans la version manuscrite correspondante, nous avons le mot "autels". Le fait était connu, puisque le texte des brouillons était publié dans les éditions récentes des œuvres d'Arthur Rimbaud, et le mot "autels" était édité correctement. Mais, dans l'esprit des rimbaldiens, il est question d'une variante. Les rimbaldiens sont convaincus qu'il est plus scientifique de rester prudents et de considérer qu'il y a une leçon manuscrite "autels" et une leçon imprimée "outils" témoignage parmi d'autres de l'évolution d'une création littéraire. Il est impossible de leur faire comprendre l'absurdité de leur raisonnement et qu'au contraire le brouillon permet de clairement constater que la leçon manuscrite authentique "autels" a clairement été tracée à la main par Rimbaud, tandis que la leçon "outils" si proche formellement n'a été imprimée que par un prote, et que dans la tension qui en résulte s'impose alors l'évidente coquille d'un mot pour un autre. Avec le mot "autels", le texte de Rimbaud reprend une cohérence thématique inespérée : l'idée du sabre et du goupillon. Normalement, un lecteur intelligent renonce à la lecture ancienne "outils". Il ne se dit pas que la lecture "autels" est une nouveauté qui vient après trente ans de la lecture "outils", il se dit que la lecture "autels" est première et d'une authenticité imparable et qu'elle remet en cause une lecture à laquelle nous étions habitués parce que nous ignorions qu'une erreur s'état mise de la partie pour nous empêcher de bien lire et comprendre un texte de Rimbaud.
Ce problème se retrouve nettement dans le cas de Voyelles. Le terme "bombinent" se rencontre à la fois dans Voyelles et dans Les Mains de Jeanne-Marie, le couple "strideurs" et "clairon" se rencontre à la fois dans Voyelles et dans Paris se repeuple. A la différence de Voyelles, Les Mains de Jeanne-Marie et Paris se repeuple sont deux poèmes explicitement communards. Or, on se rencontre que le mot "bombinent" fait partie d'une image qui permet d'approfondir les liens entre le sonnet et le poème daté de février 1872, sans parler de la rime "étranges"::"anges" qui se retrouvent symétriquement vers la fin des deux compositions. Dans le cas de Paris se repeuple, un troisième mot est concerné "suprême".
Face à un réseau qui se dessine, les rimbaldiens, loin de considérer que ce sont des images familières au poète qui font sens pour lui et que par conséquent il doit bien avoir moyen d'éclairer les poèmes en regard les uns des autres, loin de cela les rimbaldiens se réfugient derrière un principe de précaution qu'ils ont l'illusion de considérer comme relevant de la sagesse du scientifique sans passion. Non, il n'y a pas de lecture communarde à envisager du sonnet Voyelles. Pour eux lecteurs il ne reste qu'une peau de chagrin dans une juxtaposition maigre de groupes nominaux, puisque tout effort de liaison suppose de faire jouer ce que nous savons de l'auteur, ce que nous savons du reste de son œuvre, et ainsi de suite, puisque tout effort de liaison demande au minimum de faire jouer les connotations. Les rimbaldiens croient scientifiques de neutraliser les connotations des mots et des images, alors que c'est le moteur même de la lecture possible de l'œuvre de Rimbaud.
Face à cela, il est extrêmement réjouissant pour moi de pouvoir dire que malgré les mentions "Belmontet", "Silvestre", "Ricard" et "Dierx", les rimbaldiens n'ont jamais identifié les intertextes de cinq poèmes zutiques : Vieux de la vieille, Hypotyposes saturniennes ex Belmontet, "L'Humanité chaussait...", Lys et Vu à Rome. Ils ont publié pourtant des articles sur ces cinq poèmes, ils ont annoté des éditions, et aujourd'hui ils se sentent enfin assez en forme pour en parler de l'Album zutique et du sens de ces cinq poèmes. Cerise sur le gâteau, le nom de Pommier se baladait, je l'avais moi-même cité en 2009. Aujourd'hui, en 2016, j'y reviens et je vais établir dans quelques jours avec un nouvel article que les trois "Conneries" ont une cible parodique semi explicite qui est Pommier, et que des passages précis de l'œuvre de Pommier sont des intertextes aux trois créations de Rimbaud. J'ai prouvé ma compétence sur huit cas zutiques simples et face à cela la communauté rimbaldienne doit avouer son échec. Du coup, il va leur être bien délicat de faire passer mes lectures de Voyelles, du Bateau ivre, des Corbeaux et de quelques autres pièces pour des délires, car c'est le traitement officiel qui m'est réservé puisque je n'ai droit de cité que pour les intertextes objectifs de Belmontet, éventuellement de Silvestre et Ricard. Le coup d'éclat sur les trois "conneries" remet bien évidemment en cause la légitimité de la majorité rimbaldienne pour déterminer ce qui est sérieux et ce qui ne l'est pas en fait de rapprochements rimbaldiens. Ils n'ont pas été compétents sur des cas simples. Où serait leur légitimité pour me juger sur les cas plus subtils ?
Je les crois vraiment en grande difficulté. Leur autorité est définitivement sapée.
Pour la pensée de Rimbaud et les lettres dites "du voyant", j'ai parlé récemment de la préface de Sully Prudhomme à sa traduction de Lucrèce. C'est sans doute là encore un point délirant de mon approche de Rimbaud selon la doxa ambiante. Combien de temps encore vont-ils pouvoir dauber un travail qui produit des résultats assez enviables ? Les universitaires sont payés en tant que chercheurs, ne doivent-ils pas des comptes au public ? Il va bien falloir l'informer ce public de certaines lectures de Rimbaud qui sont proposées sur ce blog ou dans des revues spécialisées que seule une partie des rimbaldiens lisent. Il va vraiment falloir se réveiller. Dire que je vais devoir encore débourser pour apprécier si les choses évoluent dans le cas d'un prochain Dictionnaire Rimbaud où Alain Bardel se charge de plusieurs notices parmi lesquelles celles sur Voyelles ou "L'Humanité chaussait..."
J'attends de voir ça de près.
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