mercredi 5 mars 2014

Réflexions sur la prose liminaire d'Une saison en enfer

Que Rimbaud ait composé ou non l'espèce de prologue en dernier, la phrase "je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné" laisse de toute façon clairement entendre que c'est ainsi qu'il faut lire cette page au plan poétique. L'existence d'un "carnet de damné" est présupposée, le poète en détache des feuillets qu'il rassemble et cette prose liminaire sans titre leur sert de préface. A cette aune, quand le poète dit "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!" ou quand il dit à Satan d'attendre quelques lâchetés en retard en signe de soumission, il a déjà écrit les passages de l'Adieu, avec ses célèbres formules : "la victoire m'est acquise", "Il faut être absolument moderne", "tenir le pas gagné", "il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps".
Par conséquent, l'état d'esprit du poète en ce prologue et tout particulièrement la relation à Satan peuvent contribuer à une meilleure compréhension de la fin du livre lui-même. Je pourrai plus tard commenter le texte Adieu en m'appuyant sur cette prose liminaire pour justifier une analyse. En attendant, il y a deux choses à tirer de ce prologue, c'est d'une part constater ce qu'il annonce comme oeuvre littéraire et d'autre part comprendre ce texte en soi et pour soi dans sa visée de sens.
Or, ce qui est annoncé tient essentiellement dans les dernières lignes : "en attendant les quelques petites lâchetés en retard!, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de damné".
L'oeuvre est donc dédiée à Satan, et elle est faite pour qu'il l'apprécie ("vous qui aimez"). Mais c'est ce couple "facultés descriptives ou instructives" qui appelle le commentaire. J'ai déjà rencontré des expressions similaires, dans la préface de Cromwell de Victor Hugo notamment, mais c'est uniquement par rapport à l'adresse satanique que je voudrais en tirer un parti. En effet, on comprend que Satan, le Mal, le grand trompeur, soit intéressé par l'absence d'enseignement dans une oeuvre. Tout lecteur comprend immédiatement de quoi il retourne quant à l'absence de facultés instructives de la part de l'écrivain. En revanche, l'absence de facultés descriptives, cela ne fait peut-être pas réagir spontanément le lecteur qui comprend ce qui est dit, mais qui du coup ne pense pas spontanément à en cerner l'intérêt. Car nous ne sommes pas très avancés d'apprendre que le poète n'est pas doué pour la description. La coordination "facultés descriptives ou instructives" doit ici nous mettre en bonne voie. L'incapacité à décrire, à dessiner, suppose le désordre, le chaos, mais la proximité du terme "instructives" fait conclure plus nettement à un plan de confusion mentale généralisée. La confusion mentale sera un maître mot de l'ouvrage que nous avons lire, c'est une revendication esthétique outrageante de ce livre très particulier osé par Rimbaud. Et toujours dans la dépendance du mot voisin "instructives", je dirai que "l'absence de facultés descriptives" signifie encore l'incapacité à poser un diagnostic, véritable préalable aux enseignements à tirer.
Comme Montaigne, au moins au troisième livre des Essais, s'ingénie à ne pas affirmer sa pensée, à ne pas mettre un enseignement en formules immédiates, Rimbaud a tissé un texte fortement intellectualisé qui ne prend pas le chemin du diagnostic et de l'enseignement.
Ces lignes finales nous apprennent aussi autre chose. Il s'agit d'une collection de feuillets tirés d'un carnet de damné. Donc, tous les feuillets sont ceux d'un damné, donc de Mauvais sang à Adieu, une damnation est d'emblée consommée. En anticipant, cela importe beaucoup, car Mauvais sang précède une Nuit de l'enfer tout en faisant se succéder un récit païen et le récit d'une conversion préalable à la chute infernale. La damnation dépasse le plan du séjour infernal en fait. Et le mot "damné" employé dans la prose liminaire continue d'excéder le séjour infernal, puisque ce mot à Satan est censé être postérieur à la relation des feuillets. Et les feuillets sont "hideux", ce qui suppose que l'Adieu lui-même soit marqué d'une certaine laideur.
La sortie de l'enfer ne sera pas religieuse, ni belle au sens de cet ordre établi pourvoyeur de la "Beauté", de la justice, etc.
En imaginant lire à nouveau l'ouvrage pour la première fois, nous connaissons déjà le titre Une saison en enfer lorsque nous découvrons le récit rapide de la prose liminaire. Le récit atroce ne se déclare pas une chute en enfer, d'autant qu'il joue sur le fait de ne frôler encore que la mort, mais il a bien sûr déjà une allure infernale avec une chute initiale et une vie atrocement vécue.
Or, je considère que ce récit préliminaire n'est pas difficile à comprendre. J'ai publié à plusieurs reprises un commentaire de ce texte et je viens de le faire à nouveau avec le précédent article du blog intitulé "Problème de mémoire dans Une saison en enfer", avec dans l'esprit l'idée d'une allusion aux titres concurrents Mémoire et Famille maudite d'un poème en vers de 1872, car le jeu sur le souvenir et sur le "mauvais sang" avec la prétention de connaître chaque "fils de famille" sont en lien avec la portée de ces titres.
J'ai aussi insisté sur l'idée d'un rapprochement entre le titre de Chateaubriand Mémoires d'outre-tombe et celui du présent livre Une saison en enfer, en indiquant au passage que le titre de Chateaubriand était visiblement subrepticement réécrit dans un poème des Illuminations en "Vies" "d'outre-tombe".
Une saison en enfer a des liens thématiques étroits avec certains poèmes des Illuminations, Vies notamment. J'y reviendrai, j'ai déjà publié une comparaison de Vies et Guerre avec la prose liminaire d'Une saison en enfer dans la revue Parade sauvage n°20. J'entends bien traiter cela à nouveaux frais prochainement.
La comparaison entre le titre de Chateaubriand et celui de Rimbaud est également suggestive. Chateaubriand se propose de publier ses mémoires, qu'il intitule plus simplement "mémoires de ma vie" dans un premier temps. Avec le titre Mémoires d'outre-tombe, nous avons la présence des mémoires et l'absence de l'auteur. L'idée étrange d'un mort qui nous envoie le souvenir de sa vie de l'au-delà est suggérée, mais en tout cas l'idée que nous avons affaire à ce qui a survécu. L'idée de "mémoires d'outre-tombe" pose la question de la vanité. Que laisser de vivant après soi, sinon une oeuvre d'art, ou bien des institutions, ou bien des pensées, ou bien une connaissance ? Laisser le récit de sa vie après soi suppose qu'elle soit un tant soit peu édifiante et que les milliers de pages justifient l'intérêt. Qu'est-ce qui peut justifier cette fatuité de vouloir faire rentrer une vie, qui plus est la sienne, dans l'Histoire ? Seuls les thuriféraires et universitaires défendront becs et ongles la légitimité du projet, ils en admettront du moins la singularité, le caractère intellectuellement problématique. Rimbaud lui fait autre chose, il donne à lire un extrait de journal intime, mais alors que dans un cas la mention de l'outre-tombe souligne le caractère achevé de l'oeuvre et déclare l'auteur mort, le titre de Rimbaud réduit l'enfer à une étape transitoire et annonce que la vie continue. Evidemment, les perspectives propres de l'ouvrage rimbaldien continueront dès lors de nous éloigner de Chateaubriand. Le contraste des titres est déjà bien éloquent en tout cas.
Maintenant, je le dis et le répète. La prose liminaire ne pose pas les mêmes problèmes de compréhension que les supposés "feuillets" détachés. Or, les rimbaldiens ont mal analysé ce texte préliminaire et ont imposé une vulgate de contresens qui n'arrange pas la compréhension de l'ouvrage.
Dans le récit qui ouvre cette sorte de préface, les oppositions sont claires, il s'agit d'antithèses tranchées, avec la justice, la Beauté, l'espérance humaine, l'abondance, la charité, l'ouverture des coeurs, réunis du même côté pour être rejeté par le poète.
On peut même penser que la faute et chute commence par le fait d'agenouiller la Beauté, Beauté trop souvent assimilée rapidement à une prostituée par les commentateurs, ce que le texte ne dit pourtant pas, sans attendre sentiment d'amertume et injure, mais peu importe.
Les rimbaldiens ou des passeurs de rimbaldisme, Alain Bardel, Mario Richter, Michel Murat et d'autres, imposent une identification à la Beauté des Fleurs du Mal. Aucun ne répond bien sûr au problème déjà posé par le fait que deux figures de la Beauté sont présentes dans les deux dernières des trois versions des Fleurs du Mal. Plus grave encore, aucun ne s'empresse d'expliquer le mélange de la justice avec la Beauté du Mal, ni a fortiori pourquoi le poète, alter ego de Rimbaud lui-même les rejette. Avec une paresse imperturbable, la "Beauté" est encore assimilée à l'art pour l'art, au rejet des valeurs parnassiennes, comme si c'était là le propos de Baudelaire quand il dresse deux portraits allégoriques de la Beauté.
Je trouve ça franchement inacceptable d'imposer cette lecture au texte de Rimbaud. C'est un parfait contresens, il serait un peu temps de l'avouer.
Je l'ai dit plus haut, les oppositions conceptuelles, les antithèses, sont très claires et bien nettes.
Autre fraude, l'interprétation chrétienne de la "charité" est mise sous le boisseau par beaucoup de commentateurs. Je veux bien qu'on puisse s'interroger sur le sens de la charité au fil du texte. Il y a des modalisations, tout ce qu'on veut, mais là on a clairement l'opposition entre le christianisme avec ses valeurs, deux vertus théologales sont citées et on peut parler aussi de vertus cardinales "espérance", "charité", "justice", et, face à cela, nous avons la mention globale "péchés capitaux", sachant que la liste est en partie égrenée dans Mauvais sang. Si on n'admet pas ça, mais alors il n'y a plus rien à lire. On lit Dracula et on dit que ce n'est pas un vampire, mais que c'est Batman. Tout est permis. On ne peut pas dire n'importe quoi. Bien sûr que la notion de "charité" est ici envisagée comme chrétienne, quelle que soit l'efficience accordée. Ce n'est pas une charité laïque.
Je pense que tout le monde comprend le début du récit, encore que l'implication du "printemps" soit à creuser. Notons toutefois la réplique "pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils". Il y a une volonté d'aller vers la mort. Il ne s'agit pas d'un choix du Mal, puis d'un recul devant la Mort. Le poète acceptait déjà la mort, mais il se ressaisit à son approche, c'est donc un peu plus nuancé comme situation.
Et très nettement, cette prose liminaire pose une question qui est celle de l'acceptation ou non de la mort.
Et le désespoir, c'est que successivement Pierre Brunel et (Jean) Molino ont interprété de manière erronée un ensemble de trois paragraphes, et que cela a eu des conséquences graves sur les éditions annotées de ce texte et sur les commentaires ultérieurs des rimbaldiens.

      Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.       La charité est cette clef. − Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !      "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."

Voici donc ces trois paragraphes en question. Le sens est limpide et clair. Au moment de mourir, lorsque la mort lui est apparue en face, le poète s'est ressaisi et il s'est retourné vers une plénitude de vie, celle du "festin ancien" qu'il pense un souvenir et dont l'image lui a été inculquée. On constate tout de même que l'appétit ne va pas de soi, mais il s'agit de choisir entre la mort et cette vie sous forme de festin. L'approche de la mort a été vécue comme le dernier moment d'un choix possible. Or, l'hésitation s'accompagne d'une inspiration soudaine, narquoisement délestée de l'adjectif prévisible, puisqu'on songe forcément à l'inspiration divine. Ce "festin ancien", sa clef, c'est la "charité". Le poète prend mal le sermon et la velléité de retour dans la grande famille de Beauté et justice s'éteint net.
Ceci dit, le poète s'est arrêté face à la mort. Il s'est tourné vers le festin qu'il vient certes de refuser, mais on ne connaît pas encore la suite, et c'est là-dessus que Satan intervient. L'inquiétude de Satan, elle est clair. D'abord, la charité a failli lui reprendre une proie et d'autre part il constate un recul devant la mort. Il faut précipiter la décision. Quand Satan dit "tu resteras hyène", il amplifie le refus de l'inspiration charitable que vient d'effectuer le poète. Et "gagne la mort", c'est jusqu'à plus ample informé une formule de confiance pour cacher l'horreur de la formule "perds la vie" (ou "meurs"). C'est aussi une formule de duperie, quel gain est à la clef, surtout si le poète renonce à un festin ? Certes, à la preuve du rêve répond l'endormissement des pavots, mais les articulations du discours et les thèmes ne posent pas problème à la lecture. Même des répétitions ou des reprises soulignent clairement le sens de la composition "dernier couac" est repris dans "mort", "appétit" est repris au pluriel "tous tes appétits" et on observe même un jeu d'écho avec corruption de "j'ai songé" à "j'ai rêvé". J'ai envisagé, j'ai fait un songe.
Et nous voyons que la question de la mort est au coeur du texte, et nous voyons que ce passage est étroitement lié au discours du poète à la toute fin du livre quand il s'écrie : "Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?" Le poète s'est "armé contre la justice" et il va dire en fin de parcours que "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul". On voit bien que dans Adieu nous avons le récit des décisions prises, malgré les persistantes incertitudes.
Il est question aussi d'un triomphe de la vérité sur le mensonge.
Or, dans la prose liminaire, deux duperies se concurrencent, la charité s'appuie sur un prétendu souvenir de festin ancien dont le poète n'est pas convaincu. On lui dit : "si souviens-toi", mais il n'est pas certain que ce souvenir en soit un bien authentique. Et le discours de Satan est lui-même abrégé par un "etc." qui laisse clairement entendre que le poète n'est pas dupe de la rhétorique et de l'aspect réchauffé du discours : "Tu resteras hyène, etc." Les pavots sont bien envisagés par le poète, quoique présentés comme aimables.

Dans son édition critique du livre Une saison en enfer (José Corti, 1987), à la page 35, Pierre Brunel ne cite avant son commentaire que deux des trois paragraphes mentionnés ci-dessus. Il ne cite que les deux derniers à partir de "La charité est cette clef..." Il commente alors un paragraphe l'un par rapport à l'autre. Et du coup il annonce que le démon se récrie à cause du refus de la charité par le poète. Le lecteur ne peut pas alors mesurer, sauf s'il se souvient du texte, que Satan se récrie non pour le rejet de l'inspiration, mais pour les atermoiements face au "dernier couac". Molino n'a pas su corriger l'erreur de lecture, il en a proposé une nouvelle qu'Alain Bardel résume sur son site, sans, comme à son habitude, trancher entre qui peut avoir raison qui peut se tromper. Il faut dire que les deux se trompent. Alain Bardel connaissait ma lecture de ce passage, j'en avais débattu sur le forum mag4.net avant la rédaction des analyses de ce texte sur son site. J'ai publié, plutôt deux fois qu'une, sous forme d'articles cette lecture, mais le livre L'Art de Rimbaud de Michel Murat n'en a visiblement tenu aucun compte, ni les quelques autres études plus ou moins récentes que j'ai pu lire sur Une saison en enfer.
Que fait Michel Murat ? Il cite une unique fois l'un de mes articles de manière tendancieuse en note de bas de page (note 9 page 406) m'attribuant une lecture biographique plate du prologue, ce qui est déformé ce que j'ai écrit et passé sous silence le reste, puis aux pages suivantes je suis bien sûr exclu du débat quand il en vient à traiter le sujet où là il renvoie en note 10 page 408 à l'article de Jean Molino.
Voici ce qu'écrit Michel Murat, en précisant que le critique a analysé en deux temps la prose liminaire qu'il a scindée précisément juste avant le paragraphe "La charité est cette clef" à l'exclusion du paragraphe "Or tout dernièrement...". Le texte est d'ailleurs extrêmement confus et mal écrit :

   Les deux propositions [à savoir "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"] sont à la fois liées entre elles par l'anaphore et le cadrage du paragraphe, et séparées par le tiret qui les place sur deux plans différents. La seconde constitue une sorte de "facule" autonome, un commentaire instantané qui revient sur la proposition précédente, et l'interprète avec une précipitation qui révèle l'intensité des affects. Mais dans quel sens [note 10 renvoi à l'article de Jean Molino]? On peut y voir un démenti, une manière contournée de dire : "quelle idée stupide !" Le sujet se récrierait [sic! c'est moi qui souligne en gras!] devant cette assimilation du festin à l'ordre chrétien de l'amour du prochain. Cette idée est cohérente avec le propos d'ensemble de la Saison, qui s'efforce à un dépassement de la charité (Précisons au passage que note 9 page 406, pour tout autre chose, mon article où ces idées sont développées est mentionné, à peine deux pages avant!]; elle est compatible avec le mot d'inspiration ; ce serait comme dans Nuit de l'enfer, une des "erreurs qu'on me souffle" [Note : donc une inspiration soufflée par Satan??]. Mais la lettre du texte résiste à cette interprétation : "rêver" n'équivaut pas à "se tromper". Dans le contexte immédiat, la mention des "pavots" du sommeil donne à l'idée du rêve une consistance qu'on ne peut effacer [donc l'auteur met sur le même plan "que j'ai rêvé" et les "pavots", alors que dans un cas l'inspiration est concernée, dans l'autre un Satan tout juste introduit avec justement cette relative déterminative "le démon qui me couronna de si aimables pavots"] : elle consonne avec le mot de "cauchemar" [...] et bien d'autres détails qui projettent sur l'ensemble de la Saison une atmosphère de mauvais songe dont le sujet voudrait, et croirait ici se réveiller. [...]

Il faut comprendre que Michel Murat ne dit jamais précisément que l'inspiration est divine et que la réaction du démon est distincte, même si son commentaire en laisse la possibilité. Sur "l'inspiration", Michel Murat dit ceci page 407, un peu avant notre long extrait cité : "l'assertion est qualifiée d' "inspiration", c'est-à-dire attribuée à une instance extérieure". A la page 408, le discours est bien d'un démon qui se récrie quant au danger d'une conversion : "Mais il est logique que dès le mot prononcé [de charité], le démon "se récrie" devant le risque d'une conversion, et qu'il lui oppose l'égoïsme et "tous les péchés capitaux""
Le problème, c'est que, malgré tout, le même verbe "se récrier" est employé dans le commentaire du précédent paragraphe et que l'idée de "rêve" est attribuée à Satan, ce qui implique l'inspiration, comme l'image du "festin ancien". Je le répète, l'analyse de Michel Murat est confuse et contradictoire, et on peut comparer ce que j'en ai cité à ce que j'ai écrit plus haut. Plus fort encore, ce qui est juste dans le commentaire de Michel Murat, il a pu le lire dans l'article qu'il cite deux pages auparavant, dans une note 9 page 406 qui accompagne un commentaire se voulant cassant à mon égard : "David Ducoffre, "Trouver son sens au livre Une saison en enfer", éd. par Yann Frémy, Paris, Classiques Garnier, 2010, pp. 159-181". Donc il m'a lu.

Voici après les analyses des études de mes prédécesseurs Brunel et Molino, un commentaire que je faisais dans mon article dans une partie intitulée "Rimbaud et la charité"

   Que dit le texte ? Après une phase de révolte, gagné à un certain rire de l’idiot, le poète veut éviter la dernière fausse note qui, le calembour le montre bien (couac et couic), l’entraînera à la mort. Tout à fait chrétiennement, la charité se présente comme le moyen de salut. Mais cette inspiration, qui volontairement n’est pas qualifiée de divine, est rejetée comme un mensonge, mensonge qui fait écho au doute initial sur la concorde du paradis perdu (« si je me souviens bien »), qui fait donc retour sur le prétendu souvenir primordial pour le nier. Satan prend à son tour la parole en se récriant et en invitant le poète à accepter la mort. Du point de vue de nos repères les plus élémentaires en fait de religion, il est clair que Satan ne prend pas le parti de Dieu, de la charité, et donc qu’il se récrie quant à la dérobade face au « dernier couac » que lui Satan attend, sacré charlatan. Encore une fois le texte est parfaitement limpide et la critique s’est égarée dans de faux problèmes. Surtout, on constate qu’il n’y a pas à refuser son sens de vertu théologale à la notion de charité, puisque précisément seule une perspective religieuse du mot permet de présenter la charité comme un antidote face à la mort. Tout l’édifice conçu par J. Molino s’effondre et il faudra désormais relire les allusions à la charité dans Une saison en enfer, comme autant de railleries envers la religion, qu’il soit fait mention de la charité en soi ou qu’il soit fait mention d’une possibilité de charité maléfique propre au poète comme dans Vierge folle : « Enfin sa charité est ensorcelée ». Certes, on peut envisager qu’il se dessine une lutte entre une charité religieuse et une charité selon le poète, mais justement pour maintenir la prédominance de ce rejet de la charité chrétienne qui est exprimé sans ambages dans la prose liminaire.   Dans Adieu, la barque sur laquelle est engagée le poète l’entraîne vers le « port de la misère », lieu qui lui rappelle « mille amours qui [l]’on crucifié ! » Outre l’image parlante de la crucifixion, il faut reconnaître à l’œuvre une méthode d’opposition à la charité chrétienne, telle qu’elle est institutionnalisée dans cette célébration d’un amour multiple envers les miséreux. Combien de remarques sur le défaut de charité du monde parsèment le recueil et permettent à Rimbaud de s’opposer à l’ordre chrétien du monde ambiant. Enfin, exactement à l’inverse de ce que prétend J. Molino, la phrase « La charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ? » ne confirme pas une quête de cette vertu qui se déploierait du début à la fin du livre Une saison en enfer, mais elle exprime une impasse. La charité chrétienne est rejetée dans la prose liminaire, dans le temps même où elle est proposée comme un moyen de vivre et d’échapper à la mort. Or, la charité évoquée à la fin de la section Adieu est une figure de mort ! Il existe encore de la place pour débattre sur le sens chrétien ou non de cette notion de « charité » comme « sœur de la mort », mais la lecture qui prétendait neutraliser l’importance du sens chrétien de la notion pour l’ensemble du livre est désormais caduque.

Pourtant, page 406, Michel Murat m'attribue une lecture caricaturale de cette prose préfacielle : "On ne peut, me semble-t-il, ramener ce récit à une transposition de faits biographiques, comme le fait David Ducoffre, qui voit dans la perte du "festin" la rupture avec les Vilains-Bonshommes, et dans l'injure à la Beauté les infractions irrécupérables des vers de 1872. Que ces faits aient nourri l'impulsion créatrice, nul ne le contestera. Mais le prologue lie la poésie et la vie sur un autre plan."
C'est la seule fois où je suis cité, mon article est rendu de manière complètement tendancieuse, parce qu'en effet à un moment donné dans l'article je teste les possibilités de convergences biographiques, sans m'y arrêter comme suffit à le montrer la présente citation. L'importance du motif de la "charité" je la formule bien dans ce que je viens de citer. Je vous laisse juger qui sait lire les trois paragraphes en question du texte de Rimbaud de moi, Michel Murat, Alain Bardel, Pierre Brunel ou Jean Molino. Certaines oreilles vont rougir quand nous seront lus par des américains ou par les nouveaux universitaires dans trente ans, ce n'est pas les miennes qui vont rougir. Ajoutons ceci au dossier, le reste viendra en son temps, page 425,  Michel Murat commente la fin du brouillon correspondant à Alchimie du verbe, Avant de citer les dernières lignes, il écrit en une ligne : "Il [Rimbaud] a ensuite essayé plusieurs formulations d'une même idée".
Il est question des lignes suivantes :

Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style.
Maintenant [...] puis dire que l'art est une sottise.
[...Nos grands] poètes art aussi facile : l'art une sottise

avant de conclure : "Salut à la bont", ajoute ensuite Michel Murat.

Il ne cite pas sa source, cela est formulé en une ligne, mais cela s'inspire précisément d'une découverte nouvelle dont j'ai quelque raison d'être fier, découverte précisément développée dans l'article référencé en note page 406 mais accompagné d'un commentaire méprisant :

Le dernier « paragraphe » du brouillon d’Alchimie du verbe apporte d’autres éléments décisifs :   « Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style   « Maintenant [mot biffé par surimpression] je puis dire que l’art est une sottise, Nos [corrige un Les] grands [mot illisible au-dessus de « grands » : « …nts » ?] poètes aussi faciles [] l’art est une sottise   « Salut à la b[ ?]t »   A l’évidence, le texte est en cours de maturation. Une information claire peut en être tirée. Le rejet de l’art comme sottise n’est pas sous la dépendance de la formule « […] cela s’est passé peu à peu. » Or, ceux qui prétendent que le poète rend finalement hommage à la beauté présupposent un reniement de la révolte dans la formule déictique « Cela s’est passé ». Il est désormais prouvé qu’ils se sont trompés quant à cet emploi déictique du pronom « Cela ». Par ailleurs, nous parlons de dernier paragraphe et nous en présentons trois. Comment s’explique ce paradoxe ? En réalité, les éditeurs de ce brouillon ont cru qu’ils devaient proposer à la lecture la suite linéaire des phrases formulées sur le brouillon, sans soupçonner qu’il puisse s’agir de tentatives superposées concurrentes ne devant aboutir qu’à la sélection et formulation d’une seule phrase. Autrement dit, la phrase : « Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style », est la première clausule essayée par Rimbaud[1]. Non satisfait, il reprend l’adverbe « maintenant » qu’il place en tête de phrase et modifie la proposition verbale qui devient : « l’art est une sottise. » Il hésite à remettre en cause le statut de clausule de cette phrase et, en tout cas, non satisfait, on voit qu’il tâtonne une troisième fois avec les mentions « Nos grands poètes » et la répétition « l’art est une sottise ». Les éditeurs n’ont pas su voir que ces répétitions « Maintenant », « l’art est une sottise », témoignaient d’un piétinement dans la recherche du poète. Ils ont lu naïvement les phrases à la suite les unes des autres. Enfin, le poète a tenté une quatrième clausule qu’il note en abrégé : « Salut à la b[ ?]t ».   La comparaison avec la leçon définitive prouve que nous avons bien eu plusieurs tentatives de clausules. L’adverbe « désormais » reprend et modifie la portée de la répétition « Maintenant », en revenant sur l’idée que l’adverbe ne doit pas se placer en tête de phrase, mais dans la dépendance verbale. La forme « je puis » est reprise dans la forme « je sais ». Le terme de beauté implique la reprise des mentions « art », « élans mystiques », « bizarreries de style » et « Nos poètes ». La forme prédicative « Salut » est reprise verbalement dans « saluer » et on peut cerner la relation d’équivalence entre la notation abrégée « b[ ?]t » et le terme « beauté ». Les quatre clausules du brouillon ont toutes participé à l’élaboration de la phrase décisive et il est désormais clair que Rimbaud n’a pas censuré la formule « l’art est une sottise », mais qu’il en a rendu la virulence plus implicite. Certains commentaires opposent le brouillon où l’art est rejeté comme sottise et le texte définitif perçu comme un hommage. Une telle contradiction qui présente un Rimbaud capable de raconter tout et n’importe quoi, de tout dire et son contraire, est objectivement démentie par la mise en lumière d’un travail sur la clausule qui va du brouillon au texte décisif.   En revanche, il demeure une petite difficulté à élucider. La forme abrégé « b[ ?]t » du manuscrit semble se lire comme le début du mot « bonté ». Les éditeurs n’hésitent pas à transcrire « bont ». On peut à la limite considérer que la hampe du « t » ne s’impose pas et n’est pas barrée horizontalement, cela permettrait de gloser sur la possibilité d’un adjectif « bon… », plutôt que sur la formulation du mot « bonté ». Mais on a tout de même l’impression que tous les mots essentiels sont sur le papier, que Rimbaud n’a pas laissé en suspens son propos. Le « t » peut difficilement être remis en cause. En revanche, on peut se poser la question d’une confusion possible entre le jambage du « n » et la forme du « u ». La transcription proposée dans le catalogue de la vente Guérin donne ainsi la leçon « Salut à la bou ». Partant de là, on peut penser que ce que nous croyons un « o » est un couple « ea » très mal écrit, solution à éprouver selon Bruno Claisse (communication personnelle), ou bien une faute d’écriture du type « bau » pour le début du mot voulu « beauté ». Il est difficile de trancher sans l’aide d’outils élaborés. Toutefois, un couple bonté et beauté confirmeraient encore une fois la valeur négative de la beauté qui apparaît au début du texte liminaire Une saison en enfer et que l’écrasante majorité des rimbaldiens s’acharne, en dépit du bon sens, à ramener au double motif infernal de la beauté des Fleurs du Mal.

[1] On peut éventuellement penser que ce premier essai n’était que le début d’un développement, mais nous ne voulons pas compliquer notre argumentation.


Voilà comment ça se passe dans l'ordre établi auquel n'échappe pas la rimbaldie.
Et bien sûr, il faudrait ne pas avoir d'amertume, n'injurier personne.

1 commentaire: