mercredi 26 mars 2014

La prose d'Une saison en enfer face à l'idée du vers

Le problème du passage de Rimbaud du vers à la prose peut paraître quelque peu dialectique, alors qu'en principe les deux procédés relèvent plutôt d'une alternative. Cette étrange situation dans le cas de Rimbaud a trois raisons. Il y a bien sûr un sentiment prégnant de succession chronologique : d'abord l'oeuvre en vers, puis l'oeuvre en prose. La nouvelle Un coeur sous une soutane ou le petit récit Le Rêve de Bismarck ne sont certainement pas suffisants pour nuancer le point de vue. Quant aux Déserts de l'amour, ils sont contemporains des vers "seconde manière" dans tous les cas. Et tout le problème vint de ce qu'on n'a pas de poème en vers dont le manuscrit daté serait postérieur au mois d'août 1872. Il se dessine bien l'idée que tout s'est enchaîné très vite à partir des Déserts de l'amour. Mais, cette raison n'est pas suffisante, d'autant que Rimbaud n'est pas le seul à s'essayer au genre de la poésie en prose : Baudelaire, Cros, etc. Dans le cas de Baudelaire, il y a quand même un certain air de succession chronologique, un recueil en vers puis un recueil en prose posthume, en faisant abstraction des remaniements du recueil de vers. Or, la deuxième raison, c'est justement l'existence de ces vers "seconde manière" dont les fautes volontaires discréditent petit à petit l'emploi du vers. Il y a enfin l'existence de deux poèmes particuliers : Mouvement et Marine qui sont les premiers poèmes en vers libres modernes, dans le domaine français du moins. Ces deux exemples de vers libres modernes semblent témoigner d'une étape de transition, et c'est loin d'être absurde, si ce n'est qu'en considérant que les Illuminations sont postérieures à Une saison en enfer on rompt en visière avec l'idée qu'approximativement il devait s'agir de poèmes à cheval sur les dernières audaces des "vers libres" de 1872 et sur la quête nouvelle d'une poésie par la prose.
Etrangement, on impose aux deux poèmes de Rimbaud des lois théoriques a posteriori. Il n'y aurait aucun décompte des syllabes dans Mouvement et Marine, ni dans Veillées I et Départ qui sont également très proches de la forme du vers libre moderne.
Il faut quand même être conscient que pour trancher cette question et d'une la réponde de l'auteur Rimbaud n'aurait pas été de trop, et de deux il faut étudier à fond les poèmes jusqu'à ce que nous puissions avoir une certitude en la matière.
Or, plusieurs commentateurs (moi, Ribi, Fongaro, Murat, etc.) pensent que Rimbaud joue avec la syllabation dans la prose. Nous sommes plusieurs à être frappés par des lignes brèves isolées qui comptent huit ou douze syllabes.
Face aux défauts trop évidents de la méthode adoptée par Fongaro dans son livre Segments métriques dans la prose d'"Illuminations", les spécialistes de versification ont réagi. L'une des remarques implacables vient de ce que forcément on peut découper tout énoncé en membres de tant ou tant de syllabes. Vous prenez une phrase plus ou moins longue, et vous n'allez pas vous étonner de trouver des segments de quatre, cinq, six ou sept syllabes, puisque c'est une loi du découpage qui fait que vous n'aurez pas 6,5 syllabes. Fongaro ne pouvait donc raisonnablement opposer la prose à la structure de vers offrant une égalité récurrente, par exemple soit l'alexandrin correctement césuré 6-6, soit l'alexandrin alors admis dans l'approche de Fongaro qui n'a d'égalité avec les autres alexandrins que sa masse globale de douze syllabes. A partir du moment où l'égalité n'est pas le critère discriminant décisif, le critique ne pouvait opposer cela donc à des relevés irréguliers du type : 7-7-7-6-4-3-4-5-4-4-4-2-8-6-7-4, etc. etc. Forcément!
A un deuxième niveau d'analyse, Benoît de Cornulier et les métriciens montraient clairement à l'aide d'une méthodologie rigoureuse que Rimbaud n'avait pas pensé ses alexandrins librement, mais toujours dans leur rapport à la césure traditionnelle. Il faut nuancer un peu, car les métriciens ont d'abord été prudents en fait de restriction, à cause de l'existence du trimètre et d'une tolérance théorique pour le semi-ternaire, et aussi dans la mesure où se pose le problème de deux poèmes particuliers "Qu'est-ce..." et Famille maudite/Mémoire. Mais, malgré cela, de nombreuses scansions proposées par Fongaro n'étaient pas tenables : 5-7, par exemple ou 3-6-3. Quant aux césures, ce n'était pas n'importe quelle configuration grammaticale qui pouvait leur donner son contour dans le schéma classique des vers.
Ainsi, des passages des Illuminations qui passaient dans les années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix pour d'authentiques alexandrins bien au-delà du travail propre à Fongaro : "La musique savante manque à notre désir", "C'est aussi simple qu'une phrase musicale", "J'ai seul la clef de cette parade sauvage", "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout", d'autres encore, ont été rejetés par une discrimination implacable. Notons les césures supposées avec un plus : "La musique savante + manque à notre désir", que fait alors ce "e" devant la césure, on ne trouve pas cela dans les poèmes en vers depuis le Moyen Âge, pas même dans les poèmes en vers de Rimbaud? "C'est aussi simple qu'u+ne phrase musicale", "J'ai seul la clef de ce+tte parade sauvage", que font les déterminants "cette" et "une" à cheval sur la césure ? Les poètes n'allaient pas aussi loin, et aller aussi loin c'est admettre qu'il n'y a pratiquement plus moyen d'identifier les césures. Que fait ce "e" dans "Arrivée", si la ligne finale d'A une Raison est un alexandrin ? On peut tout de même répliquer ici que Rimbaud a osé cet effet dans deux de ces derniers poèmes en vers Larme "Entourée de..." et Fêtes de la faim "vallées grises".
Je traiterai le sujet, je ne vais pas ici donner tous les détails. Mais, les exemples que je viens de donner, eh bien, on n'en entend plus parler. Il y a eu un effet de douche froide.
Or, pour moi, la réfutation ne fait que constater une chose, c'est que ces lignes suffisamment apparentées à des alexandrins que pour certaines personnes les assimilent sans prudence à des alexandrins classiques n'ont pas une conformation classique. Mais, je constate que le défaut se joue à peu de choses près, que la raison pour laquelle ces lignes ne sont pas des alexandrins n'est pas toujours la même, et que, malgré tout, on observe une abondance de lignes isolées de douze syllabes en fin d'un nombre quand même pas considérable de poèmes en prose.
Je constate aussi qu'à l'aide de Larme "entourée de" ou de Mémoire et "Qu'est-ce..." on peut relativiser le défaut de ces pseudo alexandrins, puisque c'est un fait que Rimbaud venait d'étudier dans ses vers, de 1870 même à 1872, le moyen de rendre douteuses les césures.
Je pense qu'il faut voir les choses autrement. Rimbaud joue avec les limites.
Mais, évidemment, les métriciens soulèvent dès lors un autre problème, celui de la perception des jeux syllabiques.
S'il y a une égalité sensible à notre oreille, l'existence du vers est justifié, mais les suites irrégulières de syllabes, qu'elles soient mises dans la prose ou qu'elles soient distribuées sous forme de vers libres modernes, quelle est la différence rythmique pour le lecteur ?
Il y a une pseudo impression de différence par la page ou je dirais qu'éventuellement la disposition sur le blanc ralentit le débit du lecteur, permet de mettre en relief des éléments par la mise en page. Mais, fondamentalement, on pourrait imaginer une prose avec un excès de signes de ponctuations, des procédés typographiques autres et on aurait ce ralentissement du débit sans un découpage du texte ligne par ligne.
En principe, le poème Mouvement est de la prose tout comme les poèmes en vers libres modernes du vingtième siècle de Reverdy, Char ou tout autre.
J'observe pourtant le parallèle de pentasyllabes du vers médian 14 et du vers final de Mouvement : "Repos et vertige" (5 en 2+3), "Et chante et se poste" (5 en 2+3), rapport insensible à la lecture, mais qui me paraît bien inscrit là formellement dans le texte. Quand je lis les deux vers suivants, je crois pouvoir scander à plusieurs reprises des groupes de six syllabes dessinant à deux reprises la forme d'un alexandrin dont l'un présenterait un rejet à effet de sens intéressant "sans fin" :

On voit, (2) roulant comme une digue (6) au-delà de la route (6) hydraulique motrice (6):
Monstrueux, s'éclairant (6) sans fin, - leur stock d'études (6) ;

Certes, en prose, on n'aura pas tendance à scander ainsi la lecture, on enchaînera peut-être "route hydraulique motrice", et "s'éclairant sans fin". Mais, dans le vers, la plupart des gens lisent de la même façon. Je réarrange ces lignes juste pour les mettre dans un poème d'alexandrins, personne n'y trouvera rien à redire. Moi, je vois nettement qu'on tient un objet de recherches à ne pas lâcher.
Le problème qui se pose à la fin de non-recevoir des métriciens, c'est que les poètes qui ont pratiqué le vers libre moderne ne l'ont jamais confondu avec la prose, ils n'ont pas eu la lucidité critique de Benoît de Cornulier.
C'est un point important du débat, on ne peut pas trancher le cas d'un poème par une considération théorique transversale frappée au coin du bon sens. Cornulier lui-même fait remarquer que le poème Les Djinns avec son jeu de strophes croissantes et décroissantes en nombre de syllabes représente un losange sur le papier et que tout cela semble fait pour donner l'impression effrayante de djinns qui se rapprochent et puis s'éloignent. Mais l'effet sur le lecteur est essentiellement lié à la présentation sur le papier où on s'aperçoit du changement, alors qu'à la lecture, lors d'une récitation auprès d'un public non muni de livres, l'effet effrayant n'existe pas au plan des vers, mais seulement au plan du texte.
Plus fort encore, Cornulier remarque que des vers de La Fontaine sont de la prose pure et simple, ainsi le second du poème La Cigale et la Fourmi, dont je dirais qu'il peut à peine se défendre par sa ressemblance d'attaque avec un poème de Ronsard "Bel aubépin verdissant".
Ainsi, il n'y a pas de raison de penser que Rimbaud n'ait pas joué sur la syllabation, quitte à s'écarter du sacro-saint respect de la perception d'une égalité.
Pour moi, il faut étudier les poèmes et cerner de toute façon la logique du poète, récolter des indices.
Il peut bien y avoir des approches erronées au départ, mais il faut creuser le sujet. On ne peut pas démissionner après la première déconvenue.
Le débat n'est pas rhétorique, il est dialectique de toute façon.
Mon idée présente est d'étudier sous l'angle de la syllabation le livre Une saison en enfer. Je pense qu'il est plus difficile de prétendre rencontrer des jeux sur la syllabation dans Une saison en enfer que dans Illuminations, et pourtant j'en ai trouvé de remarquables.
Voici l'intérêt que cela représente en quelques points. Premièrement, si Une saison en enfer n'est pratiquement pas concernée par les jeux de syllabation, ce sera une base susceptible de contraster avec les Illuminations si celles-ci tiennent elles en revanche compte de l'ancienne tradition du vers subrepticement.
Deuxièmement, les cas de jeux syllabiques seront caractérisés : on pourra les décrire et donc montrer ce qui contraste avec la prose proprement dite.
Troisièmement, on va voir par des détails prosodiques d'autres différences entre vers et prose que la question de l'égalité des syllabes.
Quatrièmement, on va observer si parfois des suites égales patentes de syllabes ne vont pas apparaître, signe possible que le poète peut avoir une propension naturelle à créer en vers, mais en prose, apparemment sans s'en apercevoir. Y a-t-il dans cette prose des suites remarquables de sept, huit, voire neuf syllabes ? Il faut vérifier, d'autant qu'il a toujours été question de déterminer la limite maximale de cette perception poète par poète, ou tout simplement pour l'être humain en général.
Cinquièmement, ces relevés vont révéler des contrastes en groupes de peu et groupes de plusieurs syllabes, et à ce moment-là, l'intérêt ne sera pas de quantifier les syllabes, mais de voir les effets de rythme.
Sixièmement, ce découpage effectué dans la prose va imposer des choix. Il va falloir justifier pourquoi proposer tel découpage et pas tel autre.
Septièmement, dans la suite logique du point précédent, nous aurons apprécié des cas de concurrence entre deux modèles de découpage et parfois aussi des cas très intéressants où il n'est pas possible d'obtenir un segment stable de moins de neuf syllabes, ce qui est une façon de constater la réalité de la prose, puisque le vers de neuf syllabes sans césure n'a pas été pratiqué, du moins avec constance, par les poètes.

Ma méthode va consister donc à découper les lignes en segments de deux à huit syllabes en fonction de mon sentiment sur les inflexions grammaticales. Je vais éviter d'isoler des morceaux d'une syllabe, il y aura des recoupements parfois.
Je pars aussi d'un principe de diction élégante. Si nous pensons que la prose peut être envisagée dans sa relation au vers, nous n'allons pas manger les "e" à la lecture. En revanche, va se poser la question de leur décompte ou non en fin de segment, en fonction du découpage adopté. Je pars du principe que si je donne à un segment une longueur syllabique je ne dois pas compter le "e" final, sauf à envisager un recoupement supérieur possible avec le segment suivant.
Il n'y aura en général pas de diérèse de poète, à moins de rencontrer une configuration où l'idée devient alors extrêmement tentante.
Je pense que j'expliquerai le reste à l'occasion de commentaires problématiques d'extraits.

Autre précision importante, je vais découper en priorité la prose liminaire et les trois sections finales : "Jadis...", L'Eclair, Matin et Adieu.
Il y aura très peu de commentaires de synthèse, il s'agit de donner un aperçu et de tirer des enseignements généraux.
Je ne viendrai qu'ensuite aux autres sections du livre Une saison en enfer qui sont plus longues. Mais cela présente encore un autre intérêt, puisque nous pourrons apprécier la confrontation aux brouillons dans le cas de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe.

C'est un beau programme qui ne va pas empêcher parallèlement de traiter du sens du livre Une saison en enfer.
Je commencerai par un article prosodique opposant la prose à la versification. Je veux dire que je vais parler du hiatus et du "e" languissant, on verra que ce n'est pas inintéressant.

3 commentaires:

  1. Je ne sais pas si vous avez (accès à) l'article de D. Rossi "Sur l'évolution de la poétique rimbaldienne. De 'Larme' à 'Alchimie du Verbe'." Si non, cela pourrait vous intéresser: "Contrairement à Verlaine, Rimbaud compose des vers 11-syllabiques dépourvus de coupe régulière, à lire d’une traite, ce qui, comme on l’a dit plus haut, produit l’effet d’une non-métricité quasiment prosaïque." Si je l'ai bien suivie elle trouve que c'est encore plus le cas dans l'Alchimie du Verbe. C'est peut-être la démarche inverse de la vôtre mais ça paraît se compléter.

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  2. Heu? Le développement de la citation n'est pas nouveau, il est banal. Je nuancerais tout de même, car Larme et La Rivière de Cassis ne donnent pas une impression de lecture prosaïque, on lit ces deux poèmes, on a le vertige, c'est aussi magique que du Victor Hugo. Ce sont deux poèmes miraculeux. Ensuite, j'ai montré que pour les vers de dix et douze syllabes, il y avait toujours la césure même ultra chahutée, seuls les vers de onze syllabes résistent encore à l'analyse. Mais j'ai proposé un modèle de solution. Enfin, dans Alchimie du verbe, oui cela s'aggrave, mais j'estime que ce n'est pas la fin d'évolution de ces poèmes, c'est le lieu de témoignage d'excès de folie dans un récit en prose qui permettait d'en remettre une couche. Ces poèmes ont été enlaidis pour leur valeur témoin dans la prose, c'est une stratégie de réception. Les vraies versions abouties sont bien celles autonomes qu'on a l'habitude de lire. Mais je suis le seul à penser ainsi pour l'instant.

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    1. Pour ne pas passer pour présomptueux, dans le dernier Parade sauvage que je n'ai pas, la revue la plus importante sur Rimbaud, il y a un article de Cornulier qui fait état de ce que je dis sur la persistance de la césure et sur l'interprétation de ses effets de sens dans "Qu'est-ce".

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