mercredi 19 mars 2014

"Il faut être absolument moderne."

En 1997 ou 1998, un ami passe un concours de la fonction publique et me parle de cette phrase de Rimbaud qui figurait dans le texte d'épreuve comme citation. La phrase est utilisée comme mot d'ordre du jeunisme comme de l'en avant des sociétés. Mais ne serait-elle pas ironique, la rencontre de l'absolu et du relatif pose sémantiquement problème, le "moderne" étant le transitoire, le relatif.
A l'époque, nous sommes partis un peu vite sur cette opposition qui ferait qu'il n'y ait aucun reliquat de sens.
J'ai découvert ensuite que Meschonnic avait écrit sur cette phrase dans son ouvrage Modernité Modernité et si je l'ai découvert c'est que Jean-Pierre Bobillot en avait parlé le premier parmi les rimbaldiens et que Bruno Claisse venait d'en faire son cheval de bataille.
Je n'ai pas trop accroché à Meschonnic, il me gonfle profondément. Il est parfois intéressant, mais il y a des trucs arrangés, notamment sur le concept de rythme, et il remanie des évidences en concepts inédits qui donnent aux truismes un pouvoir de signification transcendantal. Je n'aime pas trop ça.
Ceci dit, je me suis retrouvé dans le bain de l'interprétation ironique de la phrase "Il faut être absolument moderne", et en même temps, car c'est une chose distincte, dans le bain de ceux qui ne pouvaient que dénoncer le contresens de son emploi hors contexte comme slogan de la modernité à tout prix.
D'autres personnes ont écrit sur cette phrase, soit un article lui a été consacré, soit cela faisait inévitablement partie de tout travail d'ensemble sur le livre Une saison en enfer. Yann Frémy se pose nettement des questions sur l'ironie ou pas de cette phrase, et il ne considérait pas que Meschonnic avait réglé la question.
J'ai appris aussi, mais sans l'avoir jamais lu, qu'un article plus ancien d'un certain ou d'une certaine Shoshana Felman avait développé cette analyse qui consiste à opposer l'absolu au relatif.
Je constatais encore, tout comme d'autres, que la citation était souvent altérée en "Il faut être résolument moderne". C'était le cas à Toulouse. je passais dans une rue perpendiculaire à la rue Saint-Antoine du Taur en direction du Boulevard. Il y avait sur la gauche une porte de sortie du cinéma, un peu plus loin un exemple d'architecture fasciste ou stalinienne recyclée, l'Opéra Bouffe, et puis sur la droite il y avait une boutique d'objets décoratifs avec un grand portrait de Rimbaud où en bas figurait cette phrase "Il faut être résolument moderne." Plutôt que de me concentrer sur le mauvais usage de la formule, j'aurais mieux fait de m'intéresser à ce que voulait dire cette phrase dans la continuité du texte. Je me suis laissé porter et abuser par une dynamique ambiante à une époque où je ne méditais pas vraiment Une saison en enfer.

J'ai malheureusement peu fait attention à tout cela, et il faudra que j'épluche tout ce qui s'est écrit auparavant. En 2010, dans le cadre de l'Agrégation de Lettres Modernes avec Rimbaud au programme cette fois-là, Bruno Claisse a proposé une dissertation autour de cette citation, mais je l'ai là sous la main et la dissertation parle globalement de l'oeuvre de Rimbaud, alors qu'il nous faut un commentaire de cette phrase et aussi du mouvement d'Adieu où elle s'insère.

Depuis des années, je ne revenais pas sur cette phrase, mais justement parce qu'un aspect de mon raisonnement initial était aberrant pour moi.
D'un point de vue philosophique, je ne crois pas à l'opposition des termes "absolu" et "relatif". Pour moi, il n'y a d'absolu que dans une perspective délimitée.
Donc l'absolu est toujours relatif.
Un absolu dans un cadre non relatif nous ne pourrions pas en parler et en avoir la connaissance par définition.
Ensuite, il me semble qu'à l'époque de Rimbaud "absolument" est l'équivalent en langage courant de notre plus familier "vachement".
Quand on dit : "c'est absolument nécessaire", on marque le degré, on ne parle d'absolu. C'est un emploi métaphorique anodin.

Enfin, j'en arrive au sens en contexte de cette phrase.
"Il faut être absolument moderne" par rapport à quoi?
Le poète célèbre l'heure nouvelle dont il souligne la sévérité par un autre marqueur de degré "très". Cette sévérité n'est pas échec pour lui, mais va de pair avec une victoire. Le poète s'extrait progressivement de l'enfer, ce qu'il exprime par un évanouissement des figures obsédantes.
Mais, paradoxalement, tout en sortant de l'enfer, loin de demander le pardon dont il est question plus haut, il envisage de se venger.
C'est évidemment cocasse. Il sort de l'enfer chrétien, et songe à se venger, ce qui évidemment implique une ruine peu chrétienne de cet enfer. S'il sort de l'enfer et peut songer à se venger, c'est que cette sortie n'est pas édifiante, n'est pas chrétienne. On a droit à un déplacement important des lignes de compréhension.
Et le lecteur doit comprendre spontanément des choses qui sont traitées de biais.
Donc, le poète reconduit l'opposition de Matin entre ceux qui prétendent, le "Vous", et les "Esclaves" auxquels il s'associe pour dire "ne maudissons pas la vie".
Peut-être n'est-ce pas à ce "vous" spécifiquement qu'il en a, mais il apostrophe les "Damnés" qu'on peut comprendre comme un autre nom des "Esclaves" et s'écrie "si je me vengeais!"
La phrase "Il faut être absolument moderne" a pour fonction de rejeter cette hypothèse, et que ce soit sa condition stricte dans le texte, la suite le confirme : "Point de cantiques : tenir le pas gagné."
La modernité, c'est de tenir le pas gagné.
Et tenir le pas gagné, cela veut dire ici que se venger serait étaler un signe de faiblesse, pencher vers la défaite.
Je remarque dans l'annotation de Pierre Brunel pour l'édition de La Pochothèque, au Livre de poche, note 9 page 441, que cet enchaînement qui lie les phrases entre elles n'est pas envisagé : "Ne pas reculer d'un pas quand on a avancé d'un pas ; donc mettre fin à ses hésitations qui ont marqué sa "saison" " voilà qui glose "tenir le pas gagné". Rien sur le motif de la vengeance, alors que c'est ce souhait réprimé de vengenance qui justifie le surgissement des trois phrases rimbaldiennes célèbres : "Il faut être absolument moderne", "tenir le pas gagné", "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul".
Du coup, on a donné à ces formules une force d'emploi qui n'est pas dans le texte de Rimbaud.
Je vais relire patiemment ce qui s'est écrit jusqu'à présent.

2 commentaires:

  1. "Si le "moderne" est relatif à telle ou telle époque, "absolument" ne le dé-relativise pas?"

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  2. Oui, voir aussi l'article mis cette nuit en ligne Vérifications "Il faut être absolument moderne".
    En fait, j'étais par le passé sur une opposition moderne=mode, c'était le pur relatif. Or, l'exaltation pour les temps modernes n'accentuent pas l'idée du relatif dans tous les cas. Le moderne s'oppose à l'ancien en prétendant apporter un ordre stable et en être le début ascensionnel.
    Je comprends ainsi, l'adverbe "absolument" est un modificateur de "moderne" qui en extrait une valeur de sens non relatif. Oui, très juste.

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