Le premier des deux "Délires" placés au centre du livre Une saison en enfer fait témoigner un personnage qui donne son titre au morceau "Vierge folle", et le sous-titre "L'Epoux infernal" désigne le sujet qui est fatalement associé au témoignage personnel de la "Vierge folle". La Vierge folle fait le témoignage de sa damnation en cherchant quelque peu l'indulgence par le pathos et en soulignant la responsabilité criminelle d'un partenaire ayant pris l'ascendant. Le récit est encadré par deux phrases du narrateur que la structure d'ensemble du livre permet d'identifier au personnage qui se met en scène dans "Alchimie du verbe", puisqu'il écrit "A moi" comme pour dire "A mon tour" et bien sûr au narrateur d'ensemble de la Saison, et enfin ce narrateur peut être identifié à l'Epoux infernal, ce que valide bien évidemment les ressemblances des propos rapportés par la Vierge folle qui les lui attribue avec les propos tenus dans "Mauvais sang", l'identification à des gaulois ou scandinaves, etc., etc.
Il est clair que le témoignage de la Vierge folle permet d'avoir un point de vue externe sur le narrateur de "Mauvais sang" et la liaison entre "Alchimie du verbe" et l'Epoux infernal parlant comme dans "Mauvais sang" permet d'établir que Rimbaud se désigne lui-même comme étant l'Epoux infernal. Des poèmes authentiques de Rimbaud sont cités dans "Alchimie du verbe", après tout. Même si le lecteur prévu en 1873 n'en avait pas connaissance, la critique littéraire ne saurait manquer de trouver imparable cette liaison.
Face à cela, le "compagnon d'enfer" est inévitablement Paul Verlaine. C'est le seul personnage qui peut remplir les conditions et il semble donc avoir été travesti en femme.
Le problème, cette fois, est tout de même un peu différent. Le lecteur de 1873 peut spontanément considérer que le livre a une teneur autobiographique : Rimbaud se projette dans le narrateur et par conséquent dans l'Epoux infernal. En revanche, Verlaine n'accompagne pas la publication originale du livre en 1873. Il y a donc une lecture au premier degré qui est inévitable, qui est conditionnée par le contexte prévu initialement à la publication. Des connaissances personnelles pouvaient faire le lien, à commencer par Verlaine lui-même, mais il y a dans tous les cas une lecture au premier degré qu'escamotent ceux qui identifient sans recul la Vierge folle à Verlaine, comme si le texte ne disait rien par lui-même...
Il faut ajouter que l'identification à Verlaine ne tient qu'à un élément de connaissance biographique : Verlaine et Rimbaud vivaient à deux tel un couple, et en tant que compagnons, et cette relation était orageuse, compliquée et supposait bien que Rimbaud impose à Verlaine sa vision autoritaire de la vie en marge de la société, ce qui est en réalité à nuancer, mais peu importe.
Le problème, c'est que les propos de la Vierge folle reviennent circulairement à ceux tenus par le narrateur dans "Mauvais sang". Il n'y a pas le discours que la Vierge folle a abandonné derrière elle un enfant, ni qu'elle est femme de plume. Il n'y a pas dans l'établissement du portrait de cette Vierge folle un rappel des préoccupations formulées par Verlaine dans ses premiers recueils de poésies, si pas La Bonne Chanson, au moins Poèmes saturniens et Fêtes galantes.
En identifiant sans autre forme de procès la Vierge folle à Verlaine, on fait comme si ce voile imprécis n'était là que pour contourner la censure. Or, Rimbaud a dû étoffer son personnage pour faire tenir l'essentiel de son message, non ?
Il y a un problème de cet ordre-là que n'affrontent pas les rimbaldiens, et moi aussi je peux inventer des arguments pour dire que la Vierge folle c'est Verlaine, par exemple il y a un jeu d'équivoque syllabique entre "Vier-" et "Ver-" entre les deux noms, mais on ne peut pas s'en sortir avec de tels tours de passe-passe.
Le témoignage de la Vierge folle est ici encadré par deux propos du narrateur. La phrase : "Ecoutons la confession d'un compagnon d'enfer[,]" est très pauvre d'informations. Le mot "confession" est immédiatement repris par la Vierge folle elle-même, ce qui crée une petite redondance. Le mot "compagnon" est neutre au plan sexuel. Le compagnon est la Vierge folle. On peut supposer que c'est une malice de Rimbaud, mais cela ne peut venir qu'après avoir longuement étayé la thèse selon laquelle la Vierge folle est Verlaine sans grand écart. En revanche, il y a un point important qui concerne ce mot "compagnon", c'est que dans "Mauvais sang" le poète s'est décrit seul. Ici, ce qu'il importe de souligner, c'est que le mot "compagnon" marque une distance, nous n'avons pas affaire à un ami, ni à une femme bonne camarade, sinon le récit dans son ensemble serait contradictoire, et la mention de clausule : "Drôle de ménage !" va dans le même sens.
Il n'y a pas d'amour d'un couple en enfer. Et à cette aune, on ne manquera pas de remarquer le sel de la plaisanterie quand affleure l'expression : "caresses amies", lesquelles ouvrent un ciel...
Le projet d'écrire saison en enfer a été lancé en avril 1873. Rimbaud, revenu en France, va rejoindre à nouveau Verlaine à Londres, comme il va le rencontrer auparavant à Bouillon. Et après une dispute, c'est Verlaine qui laisse Rimbaud tout seul à Londres, et c'est Rimbaud qui va écrire : "Reviens, cher ami, reviens" dans une lettre composée "en mer". La fin de la relation des deux poètes résulte de deux faits : premièrement, Verlaine a tiré sur Rimbaud avec une arme à feu, ce qui fait que Rimbaud veut rentrer chez sa mère au plus vite, et deuxièmement, Verlaine qui est prêt à récidiver est dénoncé à la police et incarcéré pour une longue période de temps, une mécanique judiciaire dépassant le retrait de plainte de Rimbaud suivant désormais son cours.
Et il faut bien mesurer que si Verlaine avait été libéré dès le mois d'octobre 1873 par exemple, la relation entre les deux poètes aurait pu reprendre sous une forme différente, mais ne pas correspondre à la rupture définitive de Stuttgart.
Les rimbaldiens soutiennent un peu vite que l'affaire est pliée entre Rimbaud et Verlaine quand Rimbaud termine Une saison en enfer. Puis, Verlaine n'a pas bondi contre l'assimilation à cette Vierge folle alors qu'il a contesté l'identification à un "satanique docteur".
Alors, je ne suis pas stupide. Je pense que l'identification à Verlaine est très intéressante. C'est l'expérience et le vécu sur lesquels Rimbaud peut s'appuyer. On peut considérer que la formule "Reviens, cher ami..." est à lier très étroitement aux propos de la Saison sur la "main amie", le "fier de n'avoir ni pays, ni amis", etc. Je pense que la dispute entre Verlaine et Rimbaud est liée à la genèse d'Une saison en enfer en juin 1873. D'évidence, Rimbaud ruminant son texte réagit aussi en conséquence dans la vie de tous les jours avec Verlaine. Et celui-ci devait bien se dire que la Vierge folle servait de moyen indirect pour formuler quelques saillies, opérer quelques règlements de compte, etc. Verlaine a pu lire les brouillons de "Vierge folle" en juin 1873 même d'ailleurs et il a pu vouloir éviter de clamer qu'il s'était reconnu dans la Vierge folle. Mais... Il y a quand même dans la logique du récit d'Une saison en enfer une ellipse réelle du personnage de Verlaine. Rimbaud dit dans "L'Impossible" qu'il était sur la route fier de n'avoir ni pays, ni amis. C'est un peu court de répliquer qu'il ne pense alors qu'aux fugues de 1870 et 1871. Rimbaud déclare aussi que la camaraderie des femmes lui était interdite, et pourtant il y a la confession de la Vierge folle qui parle de caresses amies et d'une pénétrante caresse. En clair, la Vierge folle est selon les discours de l'époque une pute plutôt qu'une femme. C'est sur cet écart que joue Rimbaud. Rimbaud parle de sa solitude et de l'absence d'ami dans "Nuit de l'enfer", dans "Adieu". Et dans "Alchimie du verbe", il ne parle pas d'une expérience littéraire partagée avec au moins quelqu'un le comprenant à moitié qui serait Verlaine.
Pour moi, il était clair pour Rimbaud comme pour Verlaine qui était tenu au courant de l'avancée du projet de livre en 1873 que Verlaine ne devait pas être le compère présent tout au long du récit et que la Vierge folle ne correspondrait que partiellement à son portrait. Il faut bien mesurer que la solitude du narrateur dans toutes les autres sections du livre est déjà une déformation de la vérité biographique. Verlaine est mis à l'écart à tel point qu'il est absurde d'envisager que, ailleurs que dans "Vierge folle", Rimbaud passerait son temps à railler Verlaine et la relation qu'il a eu avec lui. Je suis désolé, la thèse cloche. Ce n'est pas logique. La Vierge folle peut bien emprunter quelques traits à Verlaine en agaçant quelque peu celui-ci, mais la Vierge folle est une sorte de type littéraire fictif avant tout qui permettait de rester concentré sur l'idée qu'il y avait la saison d'un seul personnage et non de deux.
Je pense qu'il y avait une pente non assumée de la part de Rimbaud à rester près de l'idée d'un Verlaine larmoyant et velléitaire, donc je ne veux pas minimiser non plus l'idée d'un portrait-charge à certains moments, mais il y a un travail de mise à distance de ce qu'était réellement Verlaine dans l'élaboration du personnage de la Vierge folle.
Le personnage a une fonction dans le récit, et notamment une fonction de jeu de miroir qui explique que d'autres à tort ont cru que l'Epoux infernal et la Vierge folle étaient deux faces de l'âme du seul Rimbaud.
On est dans le cliché de la femme plus facilement soumise à Dieu et repentante. Et il faut y aller avec de gros sabots pour dire que c'est du Verlaine tout craché, même s'il y a eu le recueil Sagesse que Rimbaud aurait par prescience vu venir. On ne peut pas tout ramener à de la lucidité qui anticipe l'avenir, il y a de fait un cliché féminin sur la repentance larmoyante de la vierge folle.
Puis, il y a ce jeu de miroir avec le poète dans "Nuit de l'enfer" et "L'Impossible". La Vierge folle se déclare impure, donc on retrouve l'idée de la pureté. La Vierge folle se plaint comme le narrateur dans "Nuit de l'enfer" avec des effets rhétoriques similaires. On a l'idée de perdition causée par un autre être, et du coup l'idée d'un être qui peut soit aller vers l'Epoux divin, soit vers l'Epoux infernal, et qui a commis l'erreur de choisir la mauvaise branche de l'alternative. Comme le narrateur de "Adieu" et aussi de "Nuit de l'enfer", la Vierge folle exclut par le raisonnement qu'elle ait des amies, et elle reprend en mention le titre "Délires".
Pour faire contrepoids, il y a des éléments où on peut soupçonner tout de même le persiflage de Rimbaud à l'égard de Verlaine. On cite souvent : "lui était presque un enfant" qui fixe la distribution des rôles et permet de conforter l'impression que nous avons Verlaine parlant de Rimbaud, et à ce jeu on peut considérer que dans "Vagabonds", la mention "satanique docteur" est ironique, Rimbaud est l'époux infernal exclusif et Verlaine n'est que la Vierge folle. Or, au-delà de l'état presque enfant de l'époux infernal qui aurait trompé la nature maternante de la Vierge folle, il y a le "je suis veuve" réécrit : "j'étais veuve" qui peut jouer sur deux lectures. D'un côté, dans la logique interne du récit, la Vierge folle ne veut pas être veuve par rapport à l'époux divin auquel elle est promise, et du coup elle corrige à l'imparfait : "j'étais veuve", mais la lecture est amusante si on pense que Verlaine se dit veuf après avoir abandonné le toit conjugal avec femme et enfant. Mais, assez sensiblement, cette seconde lecture s'harmonise moins avec le fil directeur du récit. On peut y lire une intention maligne, mais ça s'arrête là.
On constate aussi que les questions de la Vierge folle sont identiques à celle du narrateur de ce carnet de damné : "j'ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre". Le narrateur se moque de son devoir dans "L'Eclair" puis se soucie d'en retrouver un dans "Adieu". En quoi ce parallèle oppose-t-il biographiquement Rimbaud et Verlaine ? Il n'est même pas question d'une opposition, mais si Verlaine serait crédible en personne se représentant l'importance de son devoir humain, ce que je trouve peu convaincant vu son comportement et son discours au sujet de sa femme, en quoi cela devient aussi caractéristique de Rimbaud, au point que ce serait caractéristique pour Rimbaud et Verlaine par opposition à la condition humaine générale ? Tout ça n'a aucun sens. On voit bien que les propos de la Vierge folle ne sont pas des traits caractérisés de la relation entre Verlaine et Rimbaud.
Rimbaud n'expose pas au monde du biographique pour du biographique. Il a un propos, même si cela suit un vécu personnel, et la Vierge folle c'est une création littéraire adaptée à un propos.
Et c'est à cette aune que je trouve très contestables les études d'Une saison en enfer qui ne traitent de l'intérêt littéraire de la section "Vierge folle" que pour ce qu'elle aurait à dire sur la relation biographique de Verlaine et de Rimbaud.
Il y a un vice logique que je m'échine à dénoncer. Je n'y arriverai pas avec le présent article, mais là où est ma force c'est que je maîtrise comme aucun rimbaldien le texte du livre Une saison en enfer. Je suis le seul au monde pour l'instant à pouvoir écrire un livre sur le sens d'Une saison en enfer, sauf si un lecteur de ce blog en profite de son côté et prépare lui aussi quelque chose.
La lecture platement biographique entraîne quelques contresens à la lecture et manque de profondeur.
La Vierge folle prononce aussi cette phrase étonnante : "Oh ! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime !"
Là, la Vierge folle fait directement écho à une phrase de la prose liminaire : "Je me suis séché à l'air du crime[,]" en accentuant avec plus d'évidence la part de jeu dans le comportement de l'Epoux infernal, et en accentuant l'idée que l'Epoux infernal veut ce paraître, cette apparence, et prétend comme pour une fois l'a bien dit Clauzel s'éloigner de l'innocence sans pour autant mériter l'échafaud...
Ce propos très malin, riche d'enseignements, ne cadre pas avec l'idée d'un pur portrait-charge.
C'est pareil pour les considérations sur les moyens de changer la vie, la Vierge folle se dit que l'Epoux infernal ne fait qu'en chercher, et ce sera son aveu dans "Adieu" : "j'ai voulu inventer de nouvelles fleurs, etc."
On est face à l'idée que la poésie de Rimbaud n'a pas trouvé le moyen de chercher la vie et ne fait qu'en chercher. Le propos est lourd de sens, c'est une attaque en règle contre les théories du voyant par exemple.
Rimbaud choisit de rapporter cela dans la bouche de la Vierge folle, ce n'est pas pour dire que ça l'agace, que Verlaine ne comprend rien. Au contraire, la section "Adieu" vient valider le propos.
Le mot clef ami sous la forme de l'expression "petit ami" clôt le témoignage de la Vierge folle qui affiche penser que l'Epoux infernal ne la quittera jamais.
Avant de penser à Verlaine, appréciez un peu tout ce que cela nous dit sur le narrateur d'Une saison en enfer. Prenez le temps de vous dire que vous avez deux personnages de fiction comme dans un roman et que ce qu'il y a à comprendre ouvre des perspectives vertigineuses à votre compréhension littéraire.
Alors, pour l'instant, je procède pas à pas, je cherche petit à petit les arguments qui permettront de vous faire sentir que pour moi spontanément l'enjeu du récit n'est pas de dire que Rimbaud veut signifier que sa vie était comme ça avec Verlaine et qu'il n'en pouvait plus.
Moi, j'essaie de vous dire que ce livre est une expérience littéraire authentique.
Pourquoi je n'y arrive pas ? Ben, parce que comme quand vous avez appris à parler vous avez des sillons creusés profondément dans vos têtes qui vous font lire mécaniquement Verlaine au lieu de Vierge folle quand vous attaquez à tout le moins le récit "Délires I". Je pense qu'à force j'approcherai d'une manière de poser les choses où votre raisonnement ancré d'un coup sera gêné d'être votre dernier mot.
Et si j'y arrive, je serai à un sacré degré de finesse dans la lecture de ce récit, sachant que je me suis bien gardé d'hypothéquer l'idée de références à Verlaine dans ce portrait.
Moi, je veux le lieu et la formule, je veux ce qu'il y a de mieux.
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