samedi 6 septembre 2025

Les lettres du voyant, Voyelles, Maine de Biran et la philosophie française du XIXe : l'impensé des études rimbaldiennes ?

J'ai envie de mettre les pieds dans le plat. Cela fait longtemps que j'ai l'intuition que Maine de Biran n'était pas une lecture philosophique quelconque et qu'il est un philosophe français à privilégier si on veut comprendre l'armature conceptuelle des lettres du voyant, mais comme je ne connais pas grand-chose sur le sujet et qu'il s'agit d'une intuition je ne sors que maintenant de ma réserve. J'ai déjà pu parler de l'éclectisme comme courant philosophique français du XIXe siècle, de Victor Cousin avec son équation platonicienne Beau = Bien = Vrai, j'ai quelques autres noms en tête, mais je vais essayer d'expliquer ici pourquoi il y a à tout le moins un travail d'investigation à faire du côté de Maine de Biran qui n'a pas été fait. On peut après ce travail valider ou infirmer l'intérêt de cette piste de recherche, mais l'enquête n'étant conduite nulle part je vais quand même expliquer pourquoi c'est intrigant.
Je vais parler des lettres dites "du voyant" bien sûr, mais avant d'y venir, je voudrais faire remarquer ceci. Quand on étudie un poème de Rimbaud, on le met en relation avec l'actualité de l'époque, politique ou littéraire, on le met en relation avec des sources qui viennent pour l'essentiel d'écrivains au sens pleinement artiste du terme, en particulier on fait des renvois de poète à poète. Bien sûr, les renvois littéraires vont un peu au-delà, et on remarque aussi un changement de nature de l'approche des sources selon qu'on travaille sur les poèmes en vers ou bien sur les poèmes en prose. Il y a encore pas mal de sources dans la poésie en vers en ce qui concerne les proses de Rimbaud, mais on sort vraiment du cadre de reprises de rimes, de réécritures d'alexandrins, de démarcation d'un hémistiche, etc. On le voit : je ne traite pas du tout des sources de la même façon quand je commente "Le Bateau ivre" ou "Voyelles" et de l'autre côté Une saison en enfer.
Pour comprendre les poèmes de Rimbaud, on travaille finalement sur des jeux littéraires. Et pourtant, la légende de Rimbaud se fonde sur un projet intellectuel d'envergure manifesté dans les lettres dites "du voyant" ou dans plusieurs passages d'Une saison en enfer, en ne nous limitant pas à la section "Alchimie du verbe" qui plus est.
 Evidemment, pour des raisons logiques, cognitives, il n'y a pas de substrat occultiste ou mystique à espérer dégager à la lecture de Rimbaud. Rimbaud a pu s'intéresser à ce genre d'ouvrages, mais ses poèmes n'en rendent pas compte et l'analyse de tels poèmes ainsi formulés est incompatible avec un espoir d'exégèse intellectuelle de haute volée. Je vous expliquerai cela en long et en large s'il le faut, mais pour l'instant je veux en venir à mon sujet.
Le poème "Accroupissements" décrit un religieux dans une position inconvenante à grands renforts d'attaques diverses scabreuses. Les visions de "Voyelles" et du "Bateau ivre" ne sont abordables que comme des fantaisies littéraires. Et donc on travaille à éclairer les sources de l'inspiration pour mieux commenter avec assurance ce que veulent dire ces poèmes.
Le poème "Voyelles" fait un peu exception par son sujet, mais justement il est problématique que ce poème soit ainsi une telle exception, puisque les poèmes contemporains : "Oraison du soir", "Le Bateau ivre", "Les Chercheuses de poux", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Les Corbeaux" et ainsi de suite ne sont pas des prolongements de ce sujet même. Et les poèmes du printemps et de l'été 1872 sont des discours clairement distincts de "Voyelles".
Je veux dire par là qu'on voit bien que Rimbaud ne se préoccupe pas de déterminer si le A est noir, le E blanc, et ainsi de suite, ailleurs que dans "Voyelles".
Et, comme Rimbaud a le sarcasme facile, la tentation est grande de considérer "Voyelles" comme une fumisterie tournée contre les grandiloquences ridicules de la métaphysique romantique. Certains rimbaldiens s'y sont essayés.
Pourtant, il y a avant "Voyelles" les lettres du voyant, et il y a des indices patents dans ces lettres que l'idée du sonnet "Voyelles" est en germe. Rimbaud qui cite en passant un vers du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire souligne qu'un académicien deviendrait fou s'il se mettait à réfléchir sur la lettre A, et le "A noir" affole effectivement l'exégèse rimbaldienne.
Et surtout, les lettres du voyant montrent que Rimbaud ne lit pas que les poètes et révèlent que notre jeune ardennais pour poser en intellectuel s'est confronté à des écrits philosophiques de son temps, textes que les rimbaldiens n'ont jamais réellement cherché à identifier.
Déjà, il y a l'opposition entre poésie objective et poésie subjective, d'une origine philosophique tellement ostentatoire qu'elle ne se rencontre que dans la lettre à Izambard et disparaît pudiquement de la lettre à Demeny. Cette opposition a été employée par Gautier, a une origine kantienne, et puis circulez il n'y a rien à voir, c'est ça le discours rimbaldien sur cette opposition conceptuelle.
La lettre du voyant contient aussi le mépris pour ceux qui ont perdu leur temps avec la mauvaise définition du "moi". Et on cite inévitablement Descartes avec le Cogito ergo sum.  Cependant, Descartes est un philosophe du XVIIe siècle et ne citer que Descartes sur le moi revient à transformer en cliché de pauvre portée le propos de Rimbaud. Et là, il y a une marche d'escalier qui a été ratée. Le cogito cartésien a fait couler beaucoup d'encre et il allait encore connaître des mutations étonnantes avec la philosophie de Husserl qui en est un prolongement évident. Mais Husserl appartient au vingtième siècle. Et c'est là qu'intervient Maine de Biran.
Maine de Biran est né avant la Révolution française et à l'époque révolutionnaire il est acquis à la pensée des Idéologues et au sensualisme en particulier de Condillac et Destutt de Tracy pour qui tout naît de la sensation pour dire vite. Et de l'intérieur du mouvement sensualiste et par conséquent matérialiste, Maine de Biran va faire advenir la réplique spiritualiste. Maine de Biran a très peu publié de son vivant, il sera publié par Victor Cousin et sera encensé par le mouvement de l'éclectisme. Evidemment, les premiers à l'encenser ne sont pas vraiment rimbaldiens, puisque Maine de Biran vire en défenseur de la religion. Il n'en reste pas moins que si Rimbaud voulait s'affronter à la pensée philosophique de son temps Maine de Biran était en bonne place, et justement on part de l'idée des sensualistes que le moi vient tout entier de la sensation et la rélfexion sur le moi va être pensée à nouveaux frais par Maine de Biran et ses successeurs, avec des emplois du mot "moi" comme un nom, les commentateurs de Maine de Biran écrivent "le moi" avec un article et des caractères italiques, et ils débattent explicitement de la définition du "moi". Il me semble assez évident que Rimbaud renvoie à une telle littérature qu'il a forcément parcourue quand il parle de tous ceux qui ont exploité une mauvaise définition du moi. Et le débat oppose matérialisme et spiritualisme, ce qu'on retrouve dans la préface de Sully Prudhomme à sa traduction en vers de Lucrèce. Dans ses lettres du voyant, Rimbaud parle d'un avenir qui sera matérialiste, et il ne faut pas être si savamment informé pour comprendre que se revendiquer matérialiste c'est s'opposer à la religion, c'est ce que disaient très clairement les philosophes de l'époque, éclectiques ou commentateurs de Maine de Biran et Condillac. Ce propos est un lieu commun d'époque bien entendu. Les admirateurs de Maine de Biran constataient le triomphe actuel du matérialisme en misant sur la correction d'avenir apportée par leur maître. Puis, les écrits philosophiques français de l'époque sont différents de ce que nous avons connu au vingtième siècle ou du modèle allemand. Ils sont verbeux, ils font des circonlocutions, ils passent plus de temps à dire ce que la réflexion va apporter qu'à la développer en elle-même, et ils mettent des garde-fous moraux par-ci, par-là. Et même si Rimbaud est un peu différent, il y a plein de tournures et de ronflements dans les lettres du voyant qui trahissent cette manière de disserter d'époque à partir de la prétention à faire de la philosophie, et justement il y a des développements qu'on est habitués à attribuer à Rimbaud qui viennent directement des écrits de philosophes d'époque, de professeurs ou vulgarisateurs d'époque. Le "en tout cerveau s'accomplit un développement naturel", etc., je trouve ça tout fait dans les écrits des commentateurs de Maine de Biran. Et l'étude de soi-même, si ce n'est que Rimbaud précise que c'est pour être voyant, mais là c'est directement en phase avec des phrases de Maine de Biran lui-même. Chez les commentateurs de Maine de Biran, on trouve des phrases du genre : "Le génie s'ignore dans les commencements..." Et dans l'un de ses principaux écrits, Maine de Biran parle clairement de l'importance première de s'étudier soi-même.
D'ailleurs, voici une liste des ouvrages les plus connus de Maine de Biran. Son premier texte célèbre est le "Manifeste sur l'influence de l'habitude" qui a reçu un premier prix et qui est presque le seul texte qu'il a publié de son vivant. Ce texte a été primé par les Idéologues, par Destut de Tracy lui-même, vers 1802, quand Maine de Biran se réclamait de Condillac, mais le germe était dans le fruit. Notons que parmi les grands philosophes français du dix-neuvième siècle, Félix Ravaisson a rédigé une thèse célèbre, qui tient en quelques dizaines de pages seulement sur précisément l'Habitude et qui a influencé Bergson. La thèse de Ravaisson a été réédité en petit format chez Arléa (de mémoire), j'en ai deux exemplaires et tout à l'heure chez un bouquiniste d'Avignon je l'ai vu parmi des livres d'occasion. Ravaisson a l'intérêt de souligner que l'habitude n'est pas que négative et il développe l'idée très intéressante que l'habitude est en quelque sorte une seconde nature. Parmi le peu d'ouvrages qu'il a publiés, Maine de Biran a aussi un Mémoire sur la décomposition de la pensée. Je vous laisse juger du programme et de la liaison possible avec les propos de Rimbaud qui n'a pas dû lire que les livres de Descartes. Et cerise sur le gâteau, Maine de Biran a aussi écrit un ouvrage sur les songes et le sommeil : Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme.  Et comme Victor Cousin a publié plein d'ouvrages posthumes, on a encore des études sur les "rapports du physique et du moral de l'homme". C'est dans un de ces textes-là, un des derniers cités, que j'ai trouvés des phrases similaires à celles de Rimbaud sur l'étude de soi-même. Et comme avec Victor Cousin, Maine de Biran a été une référence pour le mouvement de l'éclectisme en France, je ne vois pas comment on peut se dispenser d'enquêter sur les liens possibles de la réflexion de Rimbaud avec celle de Maine de Biran. Là, je travaille sans le texte de Rimbaud sous les yeux, car j'ai des idées de formules de Rimbaud à citer et à rapprocher de la sous-littérature philosophique d'époque. Après, Rimbaud ne plaque pas la terminologie de ce qu'il a lu, mais les résonances d'époque n'en sont pas moins présentes.
Et comme Rimbaud parle de la réflexion sur le A qui peut rendre fou dans cette même lettre, de démarche par le dérèglement de tous les sens, alors que pour quelqu'un du vingtième siècle, le sens intellectuel ne naît pas de la sensation, en tout cas le débat ne se pose plus avec d'un côté l'école sensualiste. Pour moi, on passe certainement à côté d'un appareil conceptuel d'époque dans la littérature philosophique. Les lettres du voyant sont l'un des rares textes où Rimbaud formule son ambition poétique dans un cadre philosophique, avec bien sûr "Alchimie du verbe", sauf que ce dernier est plus retors et pour l'instant moins relié à la littérature des philosophes d'époque.
Et je parlais du grand conflit matérialisme-spiritualisme. Il est évident que Rimbaud écrit de manière spiritualiste. Mais encore, prenons "Voyelles". Je suis le seul à dire, mais j'ai raison : la rime "belles"/"ombelles" vient des Contemplations de Victor Hugo et le choix de latentes à la rime vient des poèmes païens et d'un mysticisme comparable à Hugo du recueil Les Renaissances d'Armand Silvestre, ce qui ne nous limitera pas à Baudelaire pour la théorie des correspondances. Voir un alphabet dans le ciel, c'est le propos de Victor Hugo dans Les Contemplations. Et justement, les actes de parole dans "Voyelles" consistent à mettre le spirituel dans la source matériel si le "A" un élément du langage supposé spécifiquement humain se retrouve dans le noir visuel de la Nature, du monde physique ambiant.
Je dis ça, je dis rien.
 
 

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