jeudi 25 septembre 2025

Desbordes-Valmore et Rimbaud ?

Dans  le colloque n°4 de la revue Parade sauvage, Michel Murat a fourni l'article suivant : "Les 'mondes d'idées' de la femme : Rimbaud, Louisa Siefert, Marceline Desbordes-Valmore". Le colloque s'est déroulé en septembre 2002, véritable époque de composition de l'article en question, et sa publication a eu lieu en 2004. Or, c'est en 2002 que deux intervenants vont publier chacun de leur côté un article sur le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente !", Lucien Chovet et Olivier Bivort. Le vers n'était pas de Rimbaud, mais il ne faisait que citer sur un de ses manuscrits un vers de Marceline Desbordes-Valmore. Le vers a échappé à l'attention dans la mesure où personne ne lit réellement les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, dans la mesure où n'étaient publiées en éditions courantes que des anthologies de poèmes, parfois préfacées par Yves Bonnefoy je crois, sans la romance "C'est moi" où se trouvait le vers cité par Rimbaud. De mémoire, j'ai quand même un souvenir vague que le poème est évoqué par Georges Zayed dans un de ses livres sur Verlaine, mais je n'ai fait qu'emprunter le livre de Zayed à la bibliothèque universitaire de Toulouse le Mirail, et et je n'en possède aucun exemplaire. Peu importe, l'information avait échappé à l'attention. Le vers transcrit par Rimbaud sur un manuscrit des "Fêtes de la patience" lui était attribué. Bivort et Chovet ont en même temps identifié la source de ce vers et ont publié tous deux un article, l'article de Bivort ayant agacé Lefrère qui en voulait l'exclusivité et qui a manifesté par écrit qu'il estimait que l'antériorité était au contributeur de sa revue Histoires littéraires. L'article de Murat est assez court, il tient en quatorze pages, l'ancienne longueur normale pour un article d'analyse littéraire.
Toutefois, une première partie est consacrée à Louisa Siefert, la partie consacrée à la poétesse douaisienne se réduit à peau de chagrin, neuf pages (pages 56-64).
Murat n'a sans doute pas mûri sa réflexion, puisqu'il écrit très peu de temps après la publication des articles de Bivort et Chovet, et son article n'a pas entraîné de nouvelles publications approfondissant le sujet. Au contraire, il a rempli la place manquante dans les études rimbaldiennes et on s'en est contentés.
Je vais citer des passages de l'article de Murat pour montrer que cela pose problème :
 
[...] Desbordes-Valmore est un poète de génie, quoique son œuvre soit inégale, à la fois trop ample en volume et trop restreinte dans ses motifs. Sainte-Beuve, Baudelaire, Barbey d'Aurevilly, plus près de nous Aragon et Yves Bonnefoy en ont jugé ainsi.
 
Aragon a écrit des vers en hommage à la poétesse, Bonnefoy introduit l'édition d'un choix de pièces dans la collection Poésie Gallimard. On voit qu'il y a une invitation à s'en tenir aux anthologies : "inégale", "trop restreinte dans ses motifs" et bien sûr "trop ample en volume". C'est bien ce qui explique que personne n'ait repéré la romance "C'est moi" auparavant.
Or, Murat enchaîne avec ce que nous apprend Verlaine et il cite le mot de Rimbaud qui invitait au contraire à lire TOUT Desbordes-Valmore : "M. Arthur Rimbaud nous connut et nous força de lire tout ce que nous pensions être un fatras avec des beautés dedans".
S'appuyant sur une citation de Bivort, Murat décide alors de minimiser l'avis de Verlaine sur le jugement sûr de Rimbaud à propos de la poétesse, mais ce n'est pas très clair.
Murat s'en tient à ce qui est certain. Rimbaud est l'initiateur d'une lecture attentive en commun de Rimbaud et Verlaine des poésies de Desbordes-Valmore, et Murat suppose avec raison que cette lecture en commun a dû avoir lieu au printemps 1872 au moment où précisément Rimbaud et Verlaine écrivent des romances, au moment où Rimbaud recopie un vers de la poétesse sur un de ses manuscrits. Une des idées de Murat, c'est aussi que c'est une fois à Paris que nécessairement Rimbaud a fait découvrir la poétesse à Verlaine, ce qui sous-entend que Rimbaud connaissait la poétesse auparavant. Murat rappelle alors que Rimbaud a pu lire dans la Revue pour tous le poème "La Maison de ma mère", "poème liminaire de Pauvres fleurs (1839)" et que ce poème pourrait être la source de la "thématique du 'nid' " dans "Les Etrennes des orphelins". Notons que ce lien est toujours évoqué évasivement en rimbaldie et suppose que Rimbaud a lu régulièrement cette revue avant d'y être publié. La source est probable, intéressante, mais peu étayée. Notons que cela a une importance pourtant. Rimbaud n'aura pas commencé à s'intéresser à la poétesse lors de son séjour à Douai, mais il s'y serait déjà intéressé dès 1869. En tout cas, avec les séjours à Douai, il est évident qu'à la fin de l'année 1870, Rimbaud ne pouvait qu'être un connaisseur réel de la poétesse douaisienne. Murat fait attendre cette révélation dans son article, mais il y vient fatalement, rappelant qu'elle avait chanté précisément le "sol natal".
 Préicsions que dans ce cadre de pensée, on pourrait se demander s'il n'y a pas une influence plus directe de Desbordes-Valmore sur les poèmes remis à Demeny. Or, c'est ici que je voudrais introduire un détail troublant. Le poème "Trois baisers" est antérieur aux deux séjours douaisiens puisqu'il a été publié dans la revue La Charge le 13 août. Le poème a trois versions distinctes : celle imprimée dans une revue et deux versions manuscrites, une remise à Izambard et l'autre à Demeny. Le titre initial était "Comédie en trois baisers", j'imagine que c'est la revue elle-même qui l'a rétréci en "Trois baisers" pour des raisons de place, mais peu importe ! Et enfin, le poème a changé de titre pour devenir "Première soirée".
Le poème s'inspire clairement de l'érotisme des premiers livres des Contemplations, ce qui est évident avec la citation au premier vers d'un poème particulièrement sensuel de Victor Hugo : "Elle était fort déshabillée" pour "Elle était déchaussée". Rimbaud s'inspire aussi probablement des poèmes les plus érotiques des premiers recueils de François Coppée, notamment ceux en octosyllabes. Et puis, il y a une source aussi dans les poésies de Desbordes-Valmore qui me semble n'avoir jamais été repérée.
Dans la section "Romances" du recueil de 1830 de Desbordes-Valmore, non seulement nous avons le poème "C'est moi" avec le vers "Prends-y garde, ô ma vie absente", mais nous avons aussi le poème en trois quatrains d'alexandrins "L'Aveu permis" où au premier vers nous avons le second hémistiche : "j'ai deux mots à te dire" et à l'avant-dernier vers l'invitation à prendre un baiser qui parle, avec au dernier vers l'abandon les yeux clos :
 
Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche,
Je fermerai les yeux, prends, mais ne m'en dis rien.
 Le poème "L'Aveu permis" offre aussi une progression, tout comme "Comédie en trois baisers" :
 
Viens, mon cher Olivier, j'ai deux mots à te dire,
Ma mère l'a permis ; ils te rendront joyeux.
Eh bien ! je n'ose plus. Mais, dis-moi, sais-tu lire ?
Ma mère l'a permis, regarde dans mes yeux.
 
Voilà mes yeux baissés. Dieu ! que je suis confuse !
Mon visage a rougi ; vois-tu, c'est la pudeur.
Ma mère l'a permis, ce sera ton excuse ;
Pendant que je rougis, mets ta main sur mon cœur.
 
Que ton air inquiet me tourmente et me touche !
Ces deux mots sont si doux ! mon cœur les dit si bien !
Tu ne les entends pas, prends-les donc sur ma bouche,
Je fermerai les yeux, prends, mais ne m'en dis rien.
Rimbaud emploie, certes avec un autre sens, la réplique de la partenaire féminine : "j'ai deux mots à te dire" en la conservant à la rime. Et alors que la source figure au premier vers de "L'Aveu permis", Rimbaud place l'expression au premier vers de l'avant-dernier quatrain qui est en réalité le dernier quatrain composé, vu que par bouclage le dernier quatrain reprend le premier (je cite la version imprimée dans La Charge) :
 
Monsieur, j'ai deux mots à te dire..."
- Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser. - Elle eut un rire,
Un bon rire qui voulait bien...
Chez la douaisienne, "j'ai deux mots à te dire" est une déclaration d'amour, alors que Rimbaud fait entendre une dernière résistance par jeu. La poétesse fait rimer "dire" avec "lire", mais entre les deux nous avons "joyeux" à la rime pour l'hémistiche : "ils te rendront joyeux". Rimbaud fait rimer "j'ai deux mots à te dire" avec "Elle eut un rire", ce qui veut dire que le baiser du poète substitué aux mots l'a rendue joyeuse. Dans le poème de Desbordes-Valmore, les deux mots qui viennent du cœur deviennent la forme offerte de la bouche, selon le jeu de l'information à déchiffrer : "sais-tu lire ?" Rimbaud ne refait pas la même chose, mais il s'en inspire pour créer une variante. La confusion et la pudeur de la poétesse avec les yeux baissés à son équivalent avec la fuite sous la chaise des petits pieds embrassés.
L'effronterie affleure aussi dans la pièce de Desbordes-Valmore. Certes, la mère a autorisé l'aveu amoureux, mais cela se transforme en aveu égrillard qui ne suppose pas clairement la permission maternelle. Il y a un très intéressant au-delà de la permission dans ce moment de complicité.
Quant à la formule du vers final : "Je fermerai les yeux", elle a un écho dans le poème "Rêvé pour l'hiver" : "Tu fermeras l’œil...", même si les sources de Rimbaud peuvent alors se superposer. Il est évident que Rimbaud est alors familier du motif en poésie et que Desbordes-Valmore est une des influences du poète. Et il s'agit de l'expression d'un désir érotique féminin en littérature, et beaucoup de poèmes de la poétesse affiche ce désir libertin d'aventures érotiques, ce qui, à l'époque, ne pouvait que marquer Rimbaud.
Dans son article, Murat part de l'étonnement sur l'absence de mention de Desbordes-Valmore dans la lettre à Demeny du 15 mai. Rimbaud a fait connaître la poétesse à Verlaine, il faudrait croire qu'il ne l'a lue qu'entre le 15 mai et la mi-septembre de l'année 1871. Mais Murat refuse cette hypothèse, c'est trop court et il va bien sûr en rester à l'idée que Rimbaud connaît depuis longtemps la poétesse avec "La Maison de ma mère" en 1869 lu en revue et les séjours douaisiens comme indices tangibles.
Mais, là, ce que je vous fournis, c'est une preuve que Rimbaud a lu le poème "L'Aveu permis" avant les séjours douaisiens. Rimbaud s'intéressait à la poétesse avant de se rendre à Douai. Il ne faisait pas que la connaître vaguement, puisqu'il s'en inspire ici. On aurait pu s'attendre à une source dans "Roman" par exemple, mais j'en trouve une avec un net relief dans un poème qu'on sait antérieur à la rencontre avec Demeny.
Et ce n'est pas tout !
Dans le poème "L'Aveu permis", vous relevez l'hémistiche "mets ta main sur mon coeur". Il me fait spontanément songer au premier vers du dernier tercet du sonnet "Lassitude" des Poëmes saturniens :
 
Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu'au jour, ô petite fougueuse !
Verlaine prétend que c'est Rimbaud qui l'a intéressé à Desbordes-Valmore, et nous n'avons pas de raison d'en douter. Il s'agirait donc là d'une coïncidence, mais il y a fort à parier que, si tel est le cas et s'il faut exclure l'exception d'un poème inspiré par Desbordes-Valmore à Verlaine  dès 1866, Rimbaud en ait eu conscience, ou Rimbaud et Verlaine ensemble en échangeant, parce que la quatrième des "Ariettes oubliées" où Verlaine reprend le vers de onze syllabes et la rime "jeunes filles"/"charmilles" au "Rêve intermittent d'une nuit triste" de Desbordes-Valmore, l'épigraphe faussement attribuée à un "Inconnu" vient précisément du premier vers du sonnet "Lassitude" : "De la douceur, de la douceur, de la douceur !" Murat commente ce vers comme valmorien, en donnant des exemples de répétitions de trois mots chez la poétesse, et Murat insiste aussi bien sûr sur le vocabulaire : "douceur", "pleur", et sur l'expression "pleureuses" dans l'ariette oubliée, et nous constatons maintenant que "Lassitude" se finit sur une rime en "-euse" : "gueuse" et "fougueuse" avec promiscuité de l'impératif "pleurons".
Si "L'Aveu permis" est une source à "Comédie en trois baisers", il y a fort à parier que Rimbaud ait attiré l'attention de Verlaine sur cette pièce, et il y a effectivement un lien possible avec "Lassitude". Et nous sommes précisément dans la section "Romances" du recueil de 1830 qui ne tient qu'en quelques pages et inclut le poème "C'est moi". Et je rappelle que la quatrième des "Ariettes oubliées" a été composée en mai 1872, tandis que le manuscrit de "Patience d'un été" où figure la transcription du vers de "C'est moi" renvoie à une composition "Bannières de mai" datée de mai 1872. sur un autre manuscrit.
Quand il vient au vers de onze syllabes, Murat s'égare complètement dans l'analyse. Les vers de onze syllabes de Rimbaud n'ont pas une césure après la cinquième syllabe, et quand Verlaine rendra hommage à Rimbaud en employant le vers de onze syllabes il passera à une césure après la quatrième syllabe comme dans "Crimen amoris". Murat va jusqu'à dire que ce vers de onze syllabes est du coup "satanique". Outre la césure, Murat ne ressent pas de ressemblance immédiate entre les poèmes en vers de onze syllabes et les deux poèmes adoptant cette longueur que sont "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Mais, malgré tout, Murat aurait dû être plus prudent. Il écrit ceci : "Le vers de 11 syllabes existait - on le trouve chez Béranger, chez Banville, dans des formes de chanson, parfois en composition hétérométrique - mais ce n'était guère un vers littéraire. Il n'est pas nécessaire de supposer que Rimbaud l'a trouvé chez Desbordes-Valmore ; il a pu être frappé par sa manière de le traiter, mais lui-même l'a orienté dans une autre voie."
Je ne suis évidemment pas d'accord avec un tel raisonnement. Le vers existe aussi chez Ronsard et au passage il y a l'idée de la strophe saphique, mais c'est vrai que cela ne semble pas concerner Rimbaud, ni Desbordes-Valmore. Le vers de onze syllabes de Béranger, il faudrait en donner des échantillons. Puisque le vers est rare, si Rimbaud ne s'est pas inspiré de Desbordes-Valmore, mécaniquement on se reporte aux autres exemples rares, non ? Normalement, on prend le temps de comparer les exemples antérieurs et on finit par considérer quelle est la source la plus probable. Quant à Banville, il n'emploie ce vers que dans son traité qui venait justement de paraître, il me semble ! Il est vrai que le traité de Banville est essentiel au débat avec toute l'importance de son analyse des vers de neuf syllabes dont joue justement Verlaine avec deux autres des Romances sans paroles, mais au-delà de l'influence du traité de Banville on a la preuve, et Murat la rappelle (je ne pense pas qu'il soit le premier à l'avoir donnée) : Verlaine reprend le vers de onze syllabes et la rime "jeunes filles"/"charmilles" à "Rêve intermittent d'une nuit triste" en mai 1872 où il utilise pour la première fois ce vers, cette longueur totale même de onze syllabes, dans un poème, la quatrième des "Ariettes oubliées". Or, nous ne connaissons que quatre poèmes de Rimbaud en vers de onze syllabes, un est daté de juillet 1872 "Est-elle almée ?", l'autre semble dater du mois d'août par rapprochement avec "Malines" de Verlaine", à savoir "Michel et Christine". Les deux premiers poèmes en vers de onze syllabes de Rimbaud datent de mai 1872 donc, tout comme la quatrième des "Ariettes oubliées" de Verlaine ! Et l'influence du traité de Banville sur l'invention des césures est attestée par les premiers poèmes en vers de neuf syllabes de Verlaine, l'un avec une césure après la troisième syllabe, l'autre avec une césure après la quatrième syllabe "Chevaux de bois", poème d'août 1872 de la section "Paysages belges" d'un recueil dont le premier mot est "romances" !
Il est évident que "Larme" est en vers de onze syllabes en tant que vers plus volontiers associé à la chanson, à la poésie non pleinement littéraire. Il est évident aussi que Rimbaud compose "Larme" en ayant les deux poèmes en vers de onze syllabes de Marceline Desbordes-Valmore en tête. Le titre "Larme" coïncide avec les emplois incessants de la poétesse du mot "larme" à la rime, avec son emploi abondant du mot "pleurs" qui donne même un titre à l'un de ses recueils. Le poème "Larme" vu l'image du "pêcheur d'or ou de coquillages" déploie l'idée du motif de la larme comme perle, il y est question de tristesse et de nuit. Evidemment qu'il faut regarder de plus près les liens possibles de "Larme" avec "La Fileuse et l'enfant" et "Rêve intermittent d'une nuit triste", puis Rimbaud peut reprend le type de vers et s'inspirer d'autres poèmes de la poétesse. Alors, dans un second temps, on élargit l'enquête au recueil de Poésies inédites qui contient les deux poèmes en vers de onze syllabes de la poétesse, et puis on peut encore élargir le champ. C'est la base du travail de chercheur en littérature !
Plusieurs des "Ariettes oubliées" de Verlaine ont des sources valmoriennes, notamment la première, la deuxième et la quatrième. La première est carrément une réécriture de la romance "C'est moi". Murat fait remarquer que le verbe "exhaler" est typique de la poétesse, en songeant à Rimbaud et donc au poème "L'Eternité". Mais il y avait un boulevard qui s'offrait à lui à ce moment-là. Murat n'a pas vu que la première des "Ariettes oubliées" était une réécriture de "C'est moi" qui incluait la reprise du verbe "exhaler" et donc que quand Rimbaud cite "Prends-y garde, ô ma vie absente" sur le manuscrit de "Patience d'un été", cela veut dire que les "Fêtes de la patience" sont nourries de Desbordes-Valmore et d'une relation à tout le moins à la première des "Ariettes oubliées", celle qui a été publiée dans la revue La Renaissance littéraire et artistique dans les jours qui ont suivi le retour de Rimbaud à Paris, celle qui comporte une épigraphe de l'Ariette oubliée de Favart que Rimbaud a envoyé à Verlaine qui l'en remercie dans une lettre du 2 avril. Desbordes-Valmore, comédienne, jouait précisément du Favart et certains de ses poèmes comportent des réécritures sensibles de telles ariettes, pas seulement la reprise de la rime "plaine"/"haleine". Vous avez les preuves que les poèmes de Verlaine et de Rimbaud du printemps de 1872, voire de l'été 1872, sont sous le signe de Favart et Desbordes-Valmore. Mécaniquement, vous pouvez allonger cela avec Dalayrac et Desaugiers, le début de "Bonne pensée du matin" démarque le début d'une chanson de Desaugiers. Desaugiers et Béranger sont les deux grands poètes chansonniers français du début du XIXe siècle, mais Béranger est plus reconnu dans la mesure où Desaugiers a plus tendance à bouffonner dans ses écrits. La poésie populaire qui a inspiré Rimbaud et Verlaine, ce n'est pas la poésie ouvrière de Dupont et Reboul (malgré "Les Etrennes des orphelins"), ce n'est peut-être pas Savinien Lapointe ou autres, mais c'est d'évidence les chansonniers du Caveau Béranger et Desaugiers, et puis on sait que Rimbaud et Verlaine se réclame des guinguettes qui ont leur poésie populaire et leurs chansonniers, et on a enfin la poésie populaire des romances, des ariettes et de toute une production chantée secondaire du XVIIIe siècle avec Favart, Dalayrac et compagnie.
Il serait temps de percuter, non ?
J'aimerais aussi des études sur la poésie populaire religieuse, je veux dire sur toute la poésie édifiante sans lendemain de la littérature d'époque, repoussoir intéressant la compréhension des "Soeurs de charité" et sans doute d'autres poèmes de Rimbaud...
Evidemment que "Larme" doit être lu en regard de Desbordes-Valmore, tout comme "Comédie de la soif", "Fêtes de la patience", etc. Notez l'écho des titres "Comédie en trois baisers" et "Comédie de la soif", puisque nous avons l'idée de poèmes sous l'influence de la poétesse douaisienne !
L'article de Murat est à refaire !
A propos de l'épigraphe à la quatrième des "Ariettes oubliées" : "De la douceur, de la douceur, de la douceur !" Murat écrit que Desbordes-Valmore "n'aurait jamais écrit" ce vers : "C'est un vers déviant - ternaire césuré sur un article [...]".
C'est faux !
En 1830, le poème liminaire s'intitule "L'Arbrisseau" et est dédicacé "à Monsieur Alibert". Le poème "L'Arbrisseau" est hétérométrique, il mélange sans régularité stricte des alexandrins, des décasyllabes littéraires césurés après la quatrième syllabe et des octosyllabes. Ce mélange peut contribuer à faire passer inaperçue une césure audacieuse sur article, et la poétesse en a justement usé de la sorte :
 
[...] 
"Ils dominent au loin sur les champs d'alentour :
"On dit que le soleil dore leur beau feuillage ;
         "Et moi, sous leur impénétrable ombrage,
                "Je devine à peine le jour !
[...]
 Vous avez une césure entre un "article", je cite Murat, et l'adjectif "impénétrable", et le brouillage de la césure se confond avec l'idée développée : "Je devine à peine le jour", "impénétrable ombrage". Il s'agit bien d'un fait exprès. Le recueil a été mis en vente en décembre 1829. A l'époque, la pièce Marion de Lorme, à cause de la censure, demeure inédite, bien qu'elle contienne deux vers de ce type, mais on a l'accès à Cromwell qui en contient deux autres et Desbordes-Valmore publie son recueil en même temps qu'Alfred de Musset ses Contes d'Espagne et d'Italie avec le poème "Mardoche" qui exhibe une césure similaire. Le modèle demeure Victor Hugo, et on ne peut même pas assurer que Desbordes-Valmore se soit inspirée de "Mardoche" de Musset, elle a peut-être l'antériorité sur lui !
Je rappelle que Desbordes-Valmore est superbement absente du corpus de Jean-Michel Gouvard pour sa thèse publiée en livre sous le titre Critique du vers au tournant du millénaire.
 En 1910, Lucien Descaves avait publié une Vie douloureuse de Marceline Desbordes-Valmore, ce qu'il a remanié en 1925 avec l'ouvrage La Vie amoureuse de Marceline Desbordes-Valmore, ouvrage que je possède cette fois et dont le titre est celui d'une collection "Leurs amours" : La vie amoureuse de... Talma, Wagner, Musset, Ronsard, Casanaova, Louis XIV, etc., par différents auteurs.
Lors de ce remaniement, Descaves s'attache à mettre plus en lumière le personnage du docteur Alibert. Mais je ne comprends pas pourquoi Descaves date le poème "L'Arbrisseau" comme la pièce liminaire d'un recueil de 1819 où l'ancien Alibert est remercié plus modérément d'avoir trouvé un éditeur. Je ne suis pas encore spécialisé sur les publications éparses de la poétesse avant 1830.
En l'état, la publication du poème est contemporaine de celle de "Mardoche", et postérieure au modèle hugolien du drame Cromwell.
En revanche, en 1822, Marceline a composé et publié le poème intitulé "Le Voeu" à proximité d'un poème intitulé "C'est toi", et ce poème "Le Voeu" composé en vers de sept syllabes se terminer par un hiatus ostentatoire. Je cite le huitain final :
 
 Mais que cette âme sensible
M'échappe enfin sans retour !
La mienne est déjà paisible ;
Elle attend un autre amour...
Que dis-je ? ah ! s'il faut te craindre
Sauras-tu moins me charmer ?
Non ! je veux apprendre à feindre,
Et je n'apprends qu'à aimer.
 
Je ne sais pas si Rimbaud a connu ce poème, mais ce hiatus, clairement volontaire, est antérieur au "Ah ! folle que tu es," à la rime dans "Namouna" de Musset, poème postérieur aux Contes d'Espagne et d'Italie qui plus est. Ce n'est pas une mince antériorité. Rimbaud va lui-même pratiquer des hiatus volontaires dans ses poèmes du printemps et de l'été 1872 : "Le marié a le vent", mais il commence un peu avant, soit dans l'Album zutique, soit dans "L'Homme juste", je n'ai pas le souvenir exact en tête à l'instant.
Murat dans son article se permet de contester l'idée que Rimbaud ait "tout" lu de Desbordes-Valmore. Les premiers recueils n'étaient pas réédités, et il semble préférable de penser que Rimbaud a lu l'anthologie établie par Sainte-Beuve, puisqu'elle inclut la romance "C'est moi" et bien sûr le recueil Poésies inédites paru à titre posthume en 1860, bien que mis au point à temps par la poétesse elle-même, pour les deux poèmes en vers de onze syllabes, et Rimbaud aurait simplement attentivement ces deux recueils-là.
Je n'ai pas encore travaillé sur l'anthologie établie par Sainte-Beuve, mais je fais quand même quelques rappels.
Le poème "C'est moi" fait partie initialement de la section "Romances" du recueil de 1830 qui n'est pas le premier de la poétesse. Ensuite, il y a plusieurs recueils du vivant de la poétesse dont un copieusement préfacé par Alexandre Dumas et qui est disponible actuellement en édition courante : Les Pleurs. Elle a publié des contes en vers et en prose en 1840, me recueil Les Pleurs en 1833, le recueil Pauvres fleurs en 1839, le recueil Bouquets et prières en 1843. Elle a aussi publié d'autres ouvrages, des nouvelles, un roman Violette, d'autres contes, le texte L'Atelier d'un peintre, etc. Elle publiait des poèmes avant 1830 comme je l'ai précisé plus haut, plusieurs plaquettes notamment.
C'est un peu rapide de limiter la connaissance de la poétesse à l'anthologie de Sainte-Beuve et aux Poésies inédites, quand Verlaine parle d'un Rimbaud qui se prévalait d'apprécier lire "tout" Marceline Desbordes-Valmore.
Non seulement Desbordes-Valmore écrit des romances, est liée à Favart, mais elle cite aussi Béranger comme modèle. Pour les répétitions de trois mots, je fais remarquer aussi que dans le poème intitulé "Un cri" des Poésies inédites, vous avez une composition en octosyllabes avec une ligne répétée qui s'y entremêle : "Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !" où il y a inévitablement une syllabe en trop pour faire un octosyllabe fondu dans l'ensemble :
 
Hirondelle ! hirondelle ! hirondelle !
   Est-il au monde un cœur fidèle ?
   Ah ! s'il en est un, dis-le moi,
   J'irai le chercher avec toi.
Ce ne serait pas un modèle possible pour "Ô saisons ! ô châteaux" ou "Fêtes de la faim", pour les altérations syllabiques de refrains en vers dans "Alchimie du verbe" ? L'écho thématique avec le refrain de "Chanson de la plus haute tour" ou avec "Quelle âme est sans défaut ?" est sensible, non ?
Quelques poèmes plus loin, nous avons un quatrain qui se termine par la création "éclairs délicieux" ! Difficile de ne pas songer au modèle suivi par Rimbaud dans "Les Corbeaux". Plus précisément, le quatrain de la poétesse s'intitule "Les Eclairs" et se finit par "éclairs délicieux", tandis que le poème de Rimbaud s'intitule "Les Corbeaux" et contient l'exclamation : "chers corbeaux délicieux !"
Le poème "Les Corbeaux" semble l'une des toutes dernières compositions connues de Rimbaud en vers réguliers, en principe de l'hiver des premiers mois de 1872, puisqu'il mentionne l'hiver comme d'actualité et a été publié à l'insu de Rimbaud dans la revue La Renaissance littéraire et artistique que Rimbaud a répudié depuis juin 1872. Le poème "Les Corbeaux" est précisément contemporain des poèmes sous influence valmorienne du printemps et de l'été 1872 en clair !
- Mais, non, Murphy a dit que le poème avait été composé en catimini en septembre 1872 en Angleterre pour être envoyé à toute vitesse à la revue qui l'a publié à son insu...
- ....
Je vais continuer prochainement à publier des articles autour de Desbordes-Valmore. J'avais aussi envie de m'offrir une digression en-dehors du champ rimbaldien à propos de La Jalousie de Marcel Proust, comme extrait maladroit tiré de la publication à venir de la fin de La Recherche, mais ce serait une trop pure digression.
J'ai commencé aussi un article sur le patrimoine des études rimbaldiennes avec le cas des livres de Bouillane de Lacoste, et j'ai commencé par son édition critique des Poésies, ce sera un excellent support pour certaines mises au point, pour certains rappels rapides et clairs.
J'ai remis la main sur le livre de Clauzel également. Laissez-moi mûrir ma lecture !
Je pourrai citer également la notice sur Desbordes-Valmore du Dictionnaire Rimbaud de 2021 des éditions Classiques Garnier.
Voili voilou.
 
EDITE : 14h40 :
 
Sur le site Gallica de la BNF, il est possible de consulter l'édition de 1860 de Sainte-Beuve et à partir du site Wikisource je peux rapidement passer en revue la table des matières.
Le recueil de Sainte-Beuve contient une Notice, puis plusieurs rubriques : "Idylles", "Elégies", "Romances", "Contes", "Pleurs et Pauvres fleurs" et "Aux petits enfants". La section "Pleurs et Pauvres fleurs" qui renvoie à deux titres de recueils de la poétesse et qui met en vedette le mot "Pleurs" à rapprocher du titre "Larme" de Rimbaud s'ouvre par la "Note de M. Alex. Dumas" qui est donc la préface du recueil intitulé Pleurs à l'origine.
La section "Romances" s'ouvre par une reprise d'une part importante des pièces de la section "Romances" de 1830, certaines pièces manquent, mais on a deux ajouts avec des titres inédits de poèmes de la plaquette "Veillées des Antilles" de 1821.
Le recueil de 1830 peut être consulté sur Gallica, mais j'exploite l'édition des poésies complètes de Desbordes-Valmore par Marc Bertrand, chez Jacques André éditeur. Il s'agit d'une édition aux pages au format de l'Album zutique publiée en 2007 avec le concours de la ville de Douai.
Je vérifierai ultérieurement sur les recueils authentiques.
D'après l'édition de 2007, la section "Romances" de 1830 contient la suite suivante, je mets l'astérisque pour les poèmes repris dans cet ordre dans l'édition de Sainte-Beuve : "Le sommeil de Julien"*, "Le Soir"*, "Le Portrait", "Le Bouquet"*, "Le chien d'Olivier", "L'Aveu permis"*, "Dors ma mère", "Le Serment", "Le Réveil"*, "Le Billet", "Le Souvenir", "Il va parler", "A la poésie"*, "Les trois heures du jour", "L'espérance"*, "La Fleur renvoyée", "Je dormais", "Reprends ton bien", "Le premier amour"*, "L'Exilé"*, "Garat à Bordeaux", "A la nuit", "A la Seine", "A la fiancée", "La Pèlerine", "Le Bal", "Clémentine", "Le Regard"*, "L'Etrangère", "L'Adieu", "Les Songes et les fleurs" imitation de Moore, "Le Secret", "La Jalousie", "Le Rendez-vous"*, "Les Serments"*, "Bonsoir", "L'Orage", "Que je te plains", "La Séparation"*, "C'est moi"*, "un moment", "La Reconnaissance", "S'il l'avait su", "On me l'a dit", "Sans l'oublier", "Celle qui ne rit pas", "Je ne sais plus, je ne veux plus", "La Veillée du nègre"*, "A M. de Béranger"*, "Chant d'une jeune esclave" Imité de M. Moore*, "Une reine", "A Melle Mars"*.
On passe de 52 poèmes à 18, c'est presque trois fois moins. Notons que "L'Aveu permis" et "C'est moi" sont conservés, mais Sainte-Beuve a tendance aussi à conserver les poèmes à la forme littéraire plus châtiée, et l'absence de "Dors ma mère" ou "Le Serment" pourraient intéresser les verlainiens...
Il manque aussi le poème "Reprends ton bien" que Lucien Descaves cite dans son ouvrage évoqué plus haut et qui contient la rime "asservie"/"vie".
Notons qu'entre "A la poésie" et "L'Espérance", deux poèmes de la plaquette de 1822 "Veillées des Antilles" ont été introduits avec des titres nouveaux : "L'Attente" s'intitulait "Le Rendez-vous", ce qui aurait fait un double emploi de ce titre et "Le Hameau" avait pour titre "L'Abandon". Les deux poèmes sont déjà l'un après l'autre dans la plaquette de 1822.
Notons que Sainte-Beuve n'a pas cité le poème sans titre de la plaquette de 1822 : "Marguerite, fleur de tristesse,..." qui suit "L'Abandon" et qui est un premier rond d'essai d'idées développées dans "C'est moi", ce qui intéresse la première des "Ariettes oubliées".
Après le poème "A Melle Mars", la section "Romances" du recueil de 1860 faot défiler des poèmes qui correpondent à une section "Romances" d'un ensemble dit de "poésies inédites" dans mon édition de 2007 mais dans un ordre différent et j'ai plus de poèmes dans l'édition de 2007 :
 
 L'Oraison, Son retour*, La Piqüre*, La Jeune châtelaine, Notre-dame d'Amour, La Vallée*, La Fiancée du marin, Regarde-le*, Je l'ai vu, Le Calvaire*, L'Ange et le rameau*, Le bon ermite, Pèlerinage, L'Espoir, La Novice imité de Moore, L'Amour, L'Eglantine, Le Prisonnier de guerre, Réponds-moi*, Le Dernier rendez-vous*, Les Séparés.
 
 Sainte-Beuve conserve cet ordre, sauf que "Son retour" et "La Piqûre" sont placés entre "L'Ange et le rameau" et "Réponds-moi".
Ensuite, Sainte-Beuve a repris des poèmes d'une section "Mélanges" d'un autre ensemble de "Poésies inédites" en inversant leur ordre de défilement : "Le Bouquet sous la croix", "Les Cloches du soir", et pour l'instant j'ignore quelle est la pièce intitulée "Le Nom d'Olivier".
Je reprendrai toute cette étude à tête reposée.

samedi 20 septembre 2025

A propos de Desbordes-Valmore (et de l'article de Murat en 2004)

En 2002, il y a eu un colloque sur Arthur Rimbaud de quelques jours avec quinze participants et Michel Murat, qui je crois n'y était pas présent, avait une conférence sur Desbordes-Valmore qui s'est retrouvé malgré tout dans les Actes du colloque, le colloque numéro 4 de la revue Parade sauvage en 2004. Je crois que quelqu'un d'autre avait lu son texte lors de la conférence en 2002.
L'article de Murat paru dans les colloques, quoi qu'il en soit, traite des mondes d'idées de deux femmes poètes Louisa Siefert et Marceline Desbordes-Valmore.
Pour Siefert, Murat remercie Pierre Brunel de lui avoir prêté un exemplaire des Rayons perdus, ce qui suppose donc une intervention limitée aux fruits de cette seule consultation. Dans cette partie, Murat conteste aussi que "le livre du devoir" puisse être la Bible, il pense que la lecture familière de la Bible est plutôt un acte en milieu protestant ou "huguenot" comme le serait Louisa Siefert, et il pense qu'il doit s'agir d'un livre scolaire. Personnellement, je ne vois pas trop comment appeler "livre du devoir" un ouvrage scolaire, et il faudrait encore préciser quel est cet ouvrage scolaire. L'expression "du devoir" est morale et ne parle pas des devoirs scolaires. L'opposition des protestants et des catholiques en matière de lecture intime de la Bible est un vieux cliché. De toute façon, dans le même poème "Les Poètes de sept ans", Rimbaud dit qu'il lit une bible à la tranche vert-chou posée sur un guéridon, il me semble évident que c'est la reprise du "livre du devoir" avec un glissement de la périphrase solennelle où l'objet est un absolu à un exemplaire trivial et dérisoire "à la tranche vert-chou". Il y a un parcours de dévaluation de ce livre d'un vers à l'autre du poème.
Mais passons à la partie sur Desbordes-Valmore. Par tactique d'écriture, Murat met une page ou même deux à méditer sur le moment où Rimbaud a pu lire les poésies de Desbordes-Valmore avant de rappeler qu'elle était une légende locale à Douai où Rimbaud a fait deux séjours.
J'ajoute que Rimbaud a pu identifier la maison natale de la poétesse ou reconnaître des endroits évoqués dans les poèmes. Demeny et Izambard, aidés d'autres douaisiens, ont dû pas mal informer Rimbaud des lieux marqués par le passage de la poétesse, et lors des séjours de Rimbaud à Douai celui-ci a dû lire une bonne partie de ses recueils.
Mais je voulais revenir sur un point que n'aborde pas Murat, alors qu'il en approche pourtant de près. Murat fait remarquer que c'est visiblement avec les poèmes du printemps et de l'été 1872 que Rimbaud et Verlaine s'intéressent au plus près à la poétesse. Et c'est Rimbaud qui selon Verlaine a fait connaître à celui-ci le détail des recueils de la poétesse.
Or, s'il est logique que Rimbaud a connu ou surtout approfondi sa connaissance de la poétesse lors de ses passages à Douai, il me semble qu'éloigné de Paris en mars-avril 1872 Rimbaud était dans le nord, pas à Douai, mais à Arras, et que dans ce contexte il s'est replongé dans la lecture des poésies valmoriennes. Il envoie alors l'ariette oubliée à Verlaine et en effet l'influence de Desbordes-Valmore devient patente sur la quatrième des "Ariettes oubliées" de Verlaine du futur recueil Romances sans paroles avec la rime reprise "jeunes filles"/"charmilles" et le recours au vers de onze syllabes du poème "Rêve intermittent d'une nuit triste".
Mais la première des "Ariettes oubliées" s'inspire maximalement de la romance "C'est moi" dont Rimbaud cite sur un manuscrit d'époque le vers : "Prends y garde ô ma vie absente".
L'article de Murat suppose aussi un écho entre "mondes d'idées" de la femme et l'expression "je ne suis pas au monde" qui rapproche la poétesse du Rimbaud de la saison.
Mais, Murat va minimiser que Rimbaud dans "Larme" s'inspire de "Rêve intermittent d'une nuit triste" et de l'emploi valmorien du vers de onze syllabes, alors qu'il est évident que même si le vers de Rimbaud pose un problème de césure il vient de ce poème-là précisément, ainsi que le thème "larme". Il faut ajouter qu'en principe il y a un calembour latent dans le poème de Rimbaud sur la "Larme" comme perle pour le pêcheur d'or ou de coquillages, mais ceci est un autre sujet.
Murat fait remarquer que Valmore n'aurait jamais pratiqué la césure sur un déterminant "la" comme Verlaine dans "De la douceur, de la douceur, de la douceur".
Or, Murat nous fait entendre qu'il n'a pas lu tout Dersbordes-Valmore, mais seulement l'anthologie de Sainte-Beuve qui contient minimalement "C'est moi" et puis le recueil des Poésies inédites avec les deux poèmes en vers de onze syllabes. Les autres recueils étaient plus difficiles d'accès.
Or, dans le recueil de 1830, le premier poème "L'Arbrisseau" contient un précoce rejet à la césure après un déterminant "leur" pour souligner un "impénétrable" feuillage. Précisément du même type que "pour la douceur" à l'époque même où Hugo suivi de Musset s'essaie au procédé.
Juste avant, dans la décennie 1820, nous avons un poème qui se termine sur un hiatus : "qu'à aimer". Desbordes-Valmore pratique avant Baudelaire et avant Rimbaud le quintil ABBAA qui est aussi au principe du quintil ABABA de Baudelaire.
Enfin, il y a une ligne curieuse de neuf syllabes "Hirondelle ! Hirondelle ! Hirondelle !" dans un poème où les autres vers sont canoniques, des octosyllabes en particulier.
Cela fait songer aux irrégularités des poèmes chansons de Rimbaud en 1872.
Voilà pour les aspects formels. Je parlerai prochainement des aspects thématiques. Là encore il y a des choses à dire.
Je prévois aussi de faire un article pour citer des vers de Desbordes-Valmore qui sont des traits d'esprit et qui expliquent pourquoi sa poésie n'est pas dérisoire et était perçue comme géniale par Rimbaud, parce que j'ai un peu l'impression que ce n'est pas vraiment compris par les lecteurs qui ne la lisent pas vraiment. 
A suivre !

jeudi 18 septembre 2025

Qu'est l'éclair dans la section qui porte ce titre d'Une saison en enfer ?

L'idée de cet article m'est venue suite à la consultation du commentaire de cette section sur le site Arthur Rimbaud d'Alain Bardel. Il existe un livre du même auteur, mais je ne l'ai pas sous la main. Sur ce site, Bardel a une section "Anthologie commentée" où il précise par des soulignements en gras les textes sur lesquels il a effectué des études conséquentes, et il mentionne d'autres textes pour lesquels il a fourni un commentaire. Dans le cas du livre Une saison en enfer, si on s'en fie à ce mode de soulignement, il a essentiellement étudié la prose liminaire et les deux délires, et il a fourni des commentaires de moindre portée sur "Mauvais sang", "L'Impossible", "Adieu" et bien sûr "L'Eclair". Il a laissé de côté "Nuit de l'enfer" et "Matin". Notons que l'étude fouillée de "Vierge folle" ne porte que sur le début du texte.
A propos de "L'Impossible", le commentaire est plus conséquent qu'annoncé, mais de toute façon je ne suis d'accord ni avec l'étude de la prose liminaire, sujet sur lequel je dis que les rimbaldiens ont tous fait d'énormes contresens, ni avec l'étude de "L'Impossible", ce que j'ai expliqué dans mes derniers articles en soulignant ne pas voir pour ma part une conversion forcée et à contre-cœur dans la fin de "L'Impossible".
Mais j'ai aussi une importante surprise quant à l'interprétation qui est proposée de la section "L'Eclair".
Il y a d'abord une page de présentation anthologique du texte avec à gauche le texte en regard et à droite une courte notice.
 
 
Ensuite, vous avez une page de commentaire flanqué d'une bibliographie sommaire.
 
 
Je cite l'essentiel du deuxième paragraphe de la notice : "Le texte de 'L'Eclair' oppose une grande résistance à l'élucidation, comme le montrent les exégèses complexes et partiellement contradictoires publiées par les spécialistes rimbaldiens."
L'introduction du "commentaire" reprend à peu près le texte de la notice, mais je cite la partie correspondante au second paragraphe : "Il suffit de lire les analyses critiques que nous citons dans notre bibliographie, si embrouillées, si contradictoires entre elles, pour mesurer les difficultés de ce texte."
Et je me reporte bien évidemment à la bibliographie où je constate que les rimbaldiens convoqués sont Pierre Brunel, Claude Jeancolas, Alain Coelho et enfin une même personne sous deux noms différents Alain Dumaine et Christian Moncel. Michel Murat n'est pas cité, ni Yann Frémy, mais Margaret Davies ne l'est pas et il manque d'évidence Yoshikazu Nakaji. Il n'y a évidemment eu aucun recours à Etiemble, Starkie, Clauzel ou le colonel Godchot. Pierre Brunel a proposé un commentaire composé de ce texte dans un Profil Bac. Néanmoins, Pierre Brunel n'est pas réputé avoir triomphé au plan herméneutique des textes rimbaldiens. Jeancolas et Coelho ne sont pas des commentateurs avisés du texte rimbaldien non plus. Quant à Christian Moncel, il a un intérêt quelque peu à la marge.
Dans la notice de Bardel, certains commentaires me font sursauter et notamment ceci : "Les perspectives ouvertes par la Science ne valent pas celles que la religion promet aux 'justes'." Bardel précise que Rimbaud n'attend malgré tout rien de la religion, et que ses attentes sont reportées sur la poésie, mais il n'empêche pas que je n'ai pas lu le même texte rimbaldien, me semble-t-il.
Bardel était d'évidence quand il composait sa notice au courant des lignes de lecture de moi et de Claisse, publiées vers 2009, puisqu'il dit que Rimbaud refuse de mourir et la fuite hors du réel, expression qui vient clairement de la lecture d'un article de Claisse. Et puis il y a cette idée de résignation.
Passons au commentaire où on va apprendre pourquoi Bardel propose une telle lecture.
Bardel découpe le texte en quatre mouvements.
Le premier mouvement englobe le premier alinéa et le début du second, ce qui n'est pas un découpage courant dans une analyse littéraire d'un texte en alinéas courts, je commence par traiter le premier alinéa :
 
   Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
Bardel souligne évidemment que "abîme" désigne l'enfer. On pourrait rappeler ici le "De profundis clamaui" déjà évoqué par Rimbaud dans sa Saison. Bardel perçoit bien l'ironie du propos, il n'est pas le premier à le faire : "explosion", "de temps en temps". On sent en effet un persiflage immédiat qui met à distance. J'ajoute qu'il y a pourtant un jeu de mots plus valorisant entre le titre "L'Eclair" et la forme verbale "éclaire". Effectivement, l'idée est d'assimiler l'éclair comme une lueur d'espoir au milieu de la nuit infernale qui est comme dit Bardel un "marasme moral", sauf que la lueur d'espoir vire à l'explosion, et cela Bardel va le perdre de vue dans l'analyse du deuxième mouvement qu'il prête au texte.
Pour ce qui est de l'autre partie du premier mouvement, Bardel va s'attacher à définir ce que peut être ce "travail humain" à partir des éléments culturels fournis par Rimbaud qui mentionne la "science" et fait allusion au texte de "L'Ecclésiaste" en l'inversant : "Rien n'est vanité" au lieu de "Tout est vanité" et on a un Evangile moderne par un Ecclésiaste moderne. Et vous allez voir que c'est ici qu'il faut faire attention.
Bardel considère à raison que le mot "science" précise l'idée du "travail humain". L'accroissement des connaissances irait de pair avec le bonheur de l'humanité. On retrouve l'idée du progrès qui singe le principe de la providence de la religion chrétienne. Et dans une approche qui fait penser à Claisse, Bardel dit aussi avec raison que la formule de belle unanimité "Tout le monde" sent l'ironie. Je cite ce passage de Bardel : "Si tout le monde est d'accord, semble penser Rimbaud, c'est bien qu'on a affaire à un nouveau poncif, aussi superficiel et fragile que l'ancien." Le terme "ecclésiaste" suppose précisément l'idée d'une nouvelle religion, celle de la marche au progrès. 
Mais, moi, je lis autre chose dans l'attaque du deuxième alinéa, j'identifie le verbe "crie" et aussi la reconduction du mot "éclair" dans le nom "Ecclésiaste moderne". L'explosion, c'est un peu déjà celui d'une de ces machines nouvelles qui font s'illusionner tout le monde sur le pouvoir émancipateur de la science, et surtout cette explosion n'est pas tant une lueur d'espoir que la proclamation pétaradante des tenants de la marche au progrès par la science.
 
   "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde.
Et cet aspect-là, qui vient d'une attention à la forme du texte, n'apparaît pas dans le commentaire de Bardel.
Ceci dit, même sans cela, Bardel avait donc des clefs en main pour ne pas proposer la lecture du second mouvement qu'il va nous fournir ensuite. 
  
 Tout au long de cette analyse, on sent que Bardel s'inspire pour le meilleur des méthodes de Bruno Claisse. Les commentaires linguistiques ressemblent à ce que faisait souvent Claisse : "L'adverbe de liaison 'pourtant', adverbe à valeur concessive, annonce [je dirais "amorce" pour être plus exact] un mouvement de réfutation [...]" et plus loin nous aurons l'analyse de "puis quoi!" qui correspond à un argument final et du "alors" à sens consécutif.
Mais, l'analyse de l'armature logique des mots de liaison doit s'accompagner d'une lecture exacte des termes employés par le poète.
Pour l'expression de Rimbaud : "les cadavres des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres", Bardel croit pouvoir dire que cela signifie "la mort frappe les méchants et les fainéants", ce qui n'est pas ce que dit le texte exactement. Les méchants et les fainéants s'excluent eux-mêmes du travail humain, de la marche au progrès. Leurs cadavres blessent la foi de ceux qui travaillent. C'est plutôt ça le sens littéral du texte rimbaldien. Du coup, Bardel part sur un contresens qui lui fait supposer cette question par Rimbaud : "A quoi bon s'efforcer vers le bien et la vérité (par le travail) [...] si cet effort n'est pas récompensé par un 'salut' "? Ce n'est pas ce que dit Rimbaud. On le sait par "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", le poète fait partie des fainéants (il est "plus oisif que le crapaud") et des méchants. C'est un damné qui cherche à se ressaisir par le travail humain. Donc il parle du travail comme quelqu'un qui en est fatalement exclu. Il ne faut pas perdre de vue que l'idéologie du progrès n'est pas l'inverse purement matérialiste comme croit pouvoir l'écrire Bardel de la foi chrétienne. Et à partir de sa position de fainéant, le poète va fournir un autre argument qui est celui que la science fait des promesses qui ne sont pas pour la vie présente des humains sur Terre.
Je passe sur la difficulté de lecture : Rimbaud est-il ironique ou non quand il écrit "ces récompenses... Les échappons-nous ?" L'adjectif "éternelles" et le regret de l'accès à "l'éternité" à la fin du même texte invite à penser que le poète considère sans ironie que tout cela va en effet lui échapper. J'ai dû soutenir que la phrase avait un soupçon d'ironie par le passé, mais là en ce moment, je prends plutôt la phrase au premier degré. Ma lecture a le droit d'évoluer, de s'affiner, je laisse cette réflexion en suspens, car j'ai des choses à dire sur la suite.
Je ne partage pas la lecture de Bardel du "Qu'y puis-je ?" qui montrerait l'embarras du poète à devoir avouer sa nostalgie de la foi naïve de son enfance. Non, Rimbaud le dit dans "Mauvais sang" il n'a jamais eu la foi, il ne l'a eue en apparence que par la conversion forcée mise en scène par la colonisation du "royaume de Cham" dans la section 6 de "Mauvais sang" et elle ne s'est pas maintenue.
Rimbaud n'avoue rien du tout ici. Au contraire, dans le rôle du fainéant, du méchant, du damné, il dit que la "science est trop lente". Rimbaud veut quelque chose d'immédiat, il ne veut pas s'en remettre à des délais, il n'a d'ailleurs aucune confiance dans cette promesse. Et Bardel va alors opposer la lenteur de la science et la jouissance immédiate de la foi religieuse, en attribuant cette opposition au texte même de Rimbaud ! Et là, je ne suis pas du tout d'accord, on nage en plein contre-sens.
Et j'en arrive au passage de commentaire qui m'a déterminé à écrire le présent article. A propos de la phrase : "Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien[,]" Bardel oppose la science et la religion en supposant que la religion est envisagée favorablement dans la métaphore "que la lumière gronde".
Or, le texte s'intitule "L'Eclair", un éclair qui est clairement identifié au "travail humain" et Bardel lui-même a considéré que le mot "science" précisait le contenu à prêter à l'expression "travail humain". L'expression "que la lumière gronde" est une parodie de la formule biblique "Que la lumière soit" comme "Rien n'est vanité", et cette lumière qui gronde est celle du travail humain, de l'éclair de la science que crie l'Ecclésiaste moderne. Le galop de la prière permet d'imaginer la marche du progrès comme une foi mise sur les rails d'un cheval de fer. C'est tout ça l'humour du texte. J'ajoute que personnellement, n'en déplaise à Cornulier, j'identifie ici un recours volontaire de la part de Rimbaud à la métrique pour créer une suite de deux heptasyllabes avec des jeux de répétitions, d'échos qui favorisent l'effet de scansion à la lecture : "Que la prière galope et que la lumière gronde", et on a, non pas un chiasme, mais une symétrie de positions pour la rime entre les noms "prière" et "lumière" et pour l'initiale des deux verbes choisis : "galope"/"gronde", j'ai parlé il y a peu de chiasme sans faire attention, c'est une symétrie plutôt qui passe d'une proposition à l'autre.
Bardel croit opposer la prière de la religion qui est rapide à la lumière de la science. Je n'y crois pas du tout. L'humour frappe tant la prière que la lumière, et l'expression suppose clairement la solidarité idéologique de la prière et de la lumière. C'est la prière de l'Ecclésiaste moderne qui galope comme le montre assez la fin du propos rapporté qui lui est attribué : "et en avant !" où il n'est pas difficile de penser au cri d'un homme à cheval.
La phrase : "C'est trop simple, et il fait très chaud'" qui suit passe selon Bardel pour difficile à interpréter. Mais non. Rimbaud dénonce le discours de "Tout le monde" comme "trop simple", donc naïf, et il se permet une raillerie phénoménale avec l'ajout "et il fait très chaud" qui cible non la chaleur de l'été comme le pense Brunel dont Bardel rapporte la lecture, mais la chaleur des machines créées par la science, la chaleur des locomotives et du monde industriel naissant, et je parle de raillerie, parce que ce "il fait trop chaud" témoigne que Rimbaud constate un usage infernal de la science.
 Pour le fait que le poète dise ironiquement qu'il sera "fier de son devoir" en le "mettant de côté", je ne vois pas où sont les difficultés de lecture. C'est une phrase humoristique dont le modèle existe chez les comiques professionnels de la scène ou de la télévision.
Je vais arrêter là ma lecture du commentaire de Bardel, parce que j'ai atteint mon objectif et que du coup vous corrigerez de vous-même certains autres propos dans la suite du commentaire. Après, il y aurait d'autres points à débattre, mais peu importe pour cette fois.
Notons que la fin du commentaire dit quelque chose de plus valide : il faut prendre en considération "le mouvement d'ensemble de la Saison, qui est quand même en définitive (malgré les voltes-faces et les palinodies qui en brouillent parfois le sens) le récit d'une victoire du damné [...] fondée sur son arrachement progressif aux illusions dont son enfer était fait". Je ne peux qu'adhérer à cela, encore que dans la parenthèse je me méfie de l'idée que Rimbaud pratique tant que ça les palinodies ("rétractation, changement d'opinion") puisqu'on le voit certains changements d'opinion prêtés à Rimbaud sont le fait de contresens des commentaires. Or, Bardel prête à Rimbaud un conversion qui est contredite par la prose liminaire et qui empêche de cerner les nuances réelles de la sortie de l'enfer racontée par le poète.
Là, je ne suis pas en train de débattre sur la lecture biographique trop au premier degré de "Vierge folle" et du "dernier couac" ou du "lit d'hôpital", encore que pour le "dernier couac" si il y a un recoupement avec ma critique, mais je parle d'une interprétation erronée d'un Rimbaud retournant vers la religion. Je conteste la lecture de Bardel de la prose liminaire, de "L'Impossible" et de "L'Eclair" sur cette base-là précisément ! 
Et je pense que mes arguments sont produits par une attention au détail du texte et par une balance quant à la pertinence des propos du poète qui ne peuvent pas être des contradictions à gros sabots. Je m'attache à dégager un discours pertinent où à aucun moment je ne reviens sur le rejet de la charité comme clef dans mon analyse, et je montre bien qu'il n'y a aucun besoin de prêter à Rimbaud, sauf quelques cas particuliers dans "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" de supposer une résignation à accepter la foi chrétienne pour sortir de l'enfer. Je pense arriver à formuler très clairement le discours nuancé de Rimbaud pour sortir de l'enfer, et Bardel étant bien informé de tout ce qui a été écrit sur ce livre c'est bien que je suis aussi le premier à le faire.

mercredi 17 septembre 2025

Un peu de réflexions improvisées sur "L'Impossible" et "L'Eclair"

Je reprends l'étude sur les sections "L'Impossible" et "L'Eclair" considérées comme le moment de évélation où le poète opère un choix décisif qui va contribuer à le sortir de l'enfer.
Le récit "L'Impossible" s'ouvre par deux énigmes. Le poète évoque une vie de son enfance qu'il dénonce comme sottise, puis il entame un raisonnement où il se donne raison d'avoir méprisé des bonshommes, ce qui en apparence à tout le moins contredit le propos "fier de n'avoir ni pays ni amis". Reprenons ces passages :
 
   Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays ni amis, quelle sottise c'était. - Et je m'en aperçois seulement !
 La suite du tel texte contredit-elle nécessairement ce premier alinéa de "L'Impossible" ? L'expression "fier de n'avoir ni pays ni amis" est à mettre au centre de l'analyse, puisque à la fin de "Adieu" le poète parle de l'absence de "main amie" pour le secourir et finit par considérer qu'il vaut mieux rester dans le mépris de l'amitié des autres, et on notera que dans le dernier alinéa de "Adieu" on a un mépris qui contraste avec "l'enfer des femmes", comme ici on va avoir le mépris pour des "bonshommes" "parasites de la santé et de la propreté de nos femmes". Ce clivage où les femmes sont en-dehors du groupe où se forger des amitiés est un peu déconcertant, mais faisons avec ! On est au XIXe siècle, il n'était pas étonnant de penser d'un côté le monde des hommes, de l'autre le monde des femmes, Rimbaud joue avec ce principe traditionnel, soit ! Mais la fierté de n'avoir aucun ami ne doit pas faire oublier l'autre terme "ni pays". Or, dans la suite du texte, le poète déclare que traversé par deux sous de raison (ce qui n'est pas très solide en soi) il comprend qu'il a mis trop de temps à comprendre qu'il était en occident. Ce qui veut minimalement dire qu'une sottise qu'il accorde à son souvenir c'est d'avoir cru n'avoir aucun monde. Il y a l'idée qu'auparavant il ne pensait pas le cloisonnement occidental, et désormais c'est il en a pleinement conscience. Le fait de se conduire de manière désintéressée était aussi une sottise. Il reste alors le cas d'une enfance sur la route par tous les temps et d'une sobriété surnaturelle. Le terme "surnaturellement" est d'évidence ironique. Il a son écho et sa fin de non-recevoir dans "Adieu" : "J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels." Cette enfance sur la route était visiblement le lieu de création de "toutes les fêtes", des "nouvelles fleurs" et des "nouveaux astres".
Au sens strict, Rimbaud n'a pas connu une telle vie errante sur les routes. Même ses fugues de 1870 n'y correspondent pas, témoignage de voyage en train à la clef : "Rêvé pour l'hiver" si on se permet de prendre en considération les indices autobiographiques du péritexte : "En wagon, le 7 octobre".
On peut pour creuser l'étude de ce premier alinéa faire des rapprochements avec d'autres passages où le poète parle de son enfance, de ses trajets sur les routes, de sa vie, et on pense notamment à la cinquième section de "Mauvais sang", mais je m'arrêterai là pour l'instant. Passons aux alinéas suivants :
 
   - J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
   J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
   Je m'évade !
   Je m'explique.
Le poète va s'expliquer, dit-il, mais il y a ici un fait intéressant à relever. Ces alinéas sont souvent lus comme l'étrange contradiction de l'alinéa précédent. Le poète se reproche d'avoir été fier de n'avoir aucun ami et le voilà qui se vante d'avoir méprisé les autres pris comme l'ensemble de "bonshommes". Ensuite, il prétend s'évader alors qu'il venait de se reprocher comme une sottise son errance sur la grande route. Mais les contradictions ne sont qu'apparentes. On peut vouloir des amis et ne pas avoir à se reprocher le mépris pour de tels profils de bonshommes, et surtout le fait intéressant que je veux relever, c'est que l'évasion ne consiste pas à errer sur la grande route, mais à exercer ses dédains. L'évasion vient du refus de suivre le comportement de tels bonshommes. Je pense que beaucoup de lecteurs ne font pas spontanément ce lien entre "je m'évade" et "la grande route par tous les temps", mais comme ce rapprochement est banalisé par les annotations un amateur des poésies de Rimbaud finit par y être contaminé, et c'est de toute évidence un contresens qui fait considérer que Rimbaud se contredit d'un alinéa à l'autre par la volonté d'écrire un texte rempli de confusion mentale.
Le recoupement entre "Je m'évade" et "la grande route" nie les décalages du discours.
Poursuivons :
 
    Hier encore, je soupirais : "Ciel ! Sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi, j'ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très-convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! - Nous ne sommes pas déshonorés. - Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !
 On constate que Rimbaud reste pris dans le procédé de la rime interne facile au moyen de suffixes : "de la propreté et de la santé", "hargneux et joyeux". Ce n'est pas un procédé génial, et Rimbaud ne devait avoir aucun mal à s'en apercevoir. S'il l'emploie, c'est qu'il veut faire sentir le tour affecté de sa prise de parole. Je remarque aussi que Rimbaud parle du passé récent "hier" et articule cela avec la fierté de n'avoir aucun ami, puisque quand Rimbaud "La charité nous est inconnue" et "nous nous dégoûtons" c'est fatalement cette fierté-là qui est mise en avant et le rejet des marchands et élus conforte l'idée. Ce qui est intéressant, c'est que le poète donne ces propos rapportés comme une pensée d'hier. Il y a donc eu une césure. On sait que ce n'est pas le retour à la charité, vu qu'elle est rejetée dans la "prose liminaire" qui cite comme étant déjà rédigé "L'Impossible" en tant que l'un des feuillets du carnet de damné. Il va de soi aussi que la damnation va de pair avec l'absence de charité des cœurs misérables ici décrits. Le poète s'adresse au ciel comme un intercesseur, pastiche ou parodie d'un pieux chrétien, mais la charité n'est pourtant pas à l'ordre du jour dans ses propos, d'ailleurs peu amènes : "nous nous dégoûtons". Il est sensible que ce passage prolonge les discours de "Mauvais sang", ce qui fragilise les théories de lecture sur Une saison en enfer où à part "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer", l'essentiel aurait été après le drame de Bruxelles. Il est clair que la section "L'Impossible" a dû avoir un premier jet en mai ou juin 1873. Peu importe que cela soit impossible à démontrer, c'est une réalité de fait que les pensées formulées dans "L'Impossible" sont dans la continuité des développements de "Mauvais sang". Les deux textes procèdent d'une unique pensée de départ.
 
   M'étant retrouvés deux sous de raison - ça passe vite ! - je vois que mes malaises viennent de ne m'être pas figuré assez tôt que nous sommes à l'Occident. Les marais occidentaux. Non que je croie la lumière altérée, la forme exténuée, le mouvement égaré... Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les développements cruels qu'a subis l'esprit depuis la fin de l'Orient... Il en veut, mon esprit !
 L'incise "- ça passe vite !" est intrigante, parce que cela semble faire passer tout le récit "L'Impossible" comme une réflexion dérisoire, comme si tout ce que disait l'artiste était à prendre au second degré, si pas pire. Si on laisse de côté la question de la dérision, il y a une idée que j'ai déjà précisée, la vie d'enfance du poète était dans les "marais occidentaux", la sottise est d'avoir cru à la sobriété surnaturelle et quelque peu à la vie heureuse sur la grande route. Le "quelle sottise c'était" peut aussi sous-entendre que la vie "sobre surnaturellement" n'a pas eu lieu et qu'elle n'était tout simplement pas accessible. Le récit s'intitule "L'Impossible", difficile d'être favorable aux lectures qui supposent que le poète regrette une vie d'enfance qui a eu lieu. La sottise était de croire cette vie possible. Plusieurs commentateurs supposent que Rimbaud parle de son enfance de manière imagée, ce qui peut s'entendre, sauf que le vrai sujet c'est la fausseté de cette aspiration, ce qui fait que l'admettre comme un souvenir fait fi des plaintes du poète. Le poète ne se plaint pas d'avoir été heureux par illusion, il se plaint de souffrances qui font que cette errance ne rapportait pas le plaisir, l'état de grâce surnaturel. J'observe aussi que ce passage rappelle jusqu'au vocabulaire les passages philosophiques des lettres dites du voyant : "En tout cerveau s'accomplit un développement naturel", "les développements cruels qu'a subis l'esprit". On remarque alors un déplacement du "Je" au syntagme "mon esprit". Et on remarque que l'esprit s'oppose précisément aux deux sous de raison, donc l'esprit s'oppose à un éclair de lucidité. Ici, on a affait à un esprit chargé de chaînes de développements occidentaux.
Rimbaud précise ici l'impossibilité pour un esprit de redevenir vierge et on peut à ce moment-là entendre l'ironie de la fin du texte : "Par l'esprit on va à Dieu", comme la dénonciation d'une charge mentale qu'on ne saurait plus déposer, perte donc de la pureté originelle.
A propos des termes "lumière", "forme" et "mouvement", on note que "forme" et "mouvement" sont en couple dans "Alchimie du verbe", mais avec un sens apparemment nettement distinct : "la forme et le mouvement de chaque consonne". Yves Bonnefoy songe à l'expression partielle des quatre causes de la philosophie aristotélicienne, mais "lumière" se substitue à "matière" et il manque la cause finale. Le couple "forme" et "mouvement" est très présent dans les textes philosophiques français du XIXe siècle. Je n'arrive pas à être parfaitement sûr que la référence soit fait aux quatre causes aristotéliciennes, mais il est évident que Rimbaud adopte ici le profil de tournures phrastiques d'époque dans les livres de philosophie.
 
   ... Mes deux sous de raison sont finis ! - L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais.
 
La conclusion pourra être par conséquent : "Par l'esprit on va à Dieu. / Déchirante infortune !"
Le combat reprend sous la domination autoritaire de l'esprit. Le poète se soumet au cadre fixé, il essaie d'expliquer qu'il ne pensait pas à la sagesse bâtarde du Coran quand il parlait d'Orient. En effet, l'Orient, ça peut être l'extrême-Orient, la Chine notamment, ça peut être l'Inde, ça peut être le monde musulman. En précisant qu'il ne pensait pas au Coran, le poète parle donc d'un Orient biblique originel, et il avoue un peu plus loin qu'il pensait au mythe de l'Eden, mais ce faisant il parle d'un Orient qui n'existe pas au plan historique, un Orient chimérique.
Rimbaud raille par l'énumération en mettant sur le même plan : martyrs, artistes, inventeurs et pilleurs.
Il confond le Christ avec Monsieur Prudhomme et la science est conçue comme mise au service de la philosophie, ce qui correspond aux textes philosophiques français de l'époque où le devoir de la philosophie est de servir la religion, même si la religion doit s'interdire d'empiéter sur le domaine de la philosophie.
Rimbaud cite précisément les "philosophes", donc il a forcément des lectures d'époque en tête quand il rédige "L'Impossible". Le problème, c'est que la prétention à être philosophe, surtout au XIXe, va très au-delà des textes admis ensuite par l'université ou l'instruction publique.
La dénonciation de l'ivrognerie et du tabac est assez déconcertante tant sous la plume de Rimbaud que sous la plume du narrateur de "Mauvais sang".
Rimbaud semble avoir lu des textes qui philosophent en expliquant que le monde n'a pas vieilli, et qu'on peut se construire autant de représentations occidentales du monde qu'on veut, façon d'évacuer l'idée d'un Orient originel. La phrase : "Philosophes, vous êtes de votre Occident" a une rhétorique similaire à "Empereur, vieille démangeaison, tu es nègre !" de "Mauvais sang". Les philosophes disent que les gens se construisent des occidents, sans voir que leur discours est aussi la construction illusoire d'un occident.
L'alinéa qui suit a une importance réelle :
 
    Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! - Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !
Le poète se refuse à trouver son salut par la violence, on pense au glissement qui va de l'insulte initiale à la beauté à "je sais aujourd'hui saluer la beauté." Le problème du poète est devenu la lenteur de la science, le poète ne cherchant pas à être un chercheur, un scientifique, lui-même. Toutefois, il adhère à l'idée que la connaissance est le fruit du travail de toute l'humanité et que beaucoup de progrès restent à faire. Rimbaud dit clairement qu'il doit composer avec l'état des solutions proposées à son époque et que s'il veut y contribuer il ne fera pas les progrès qui conduisent à une conclusion définitive immédiatement accessible.
Il y a l'acceptation que la quête de la vérité relève d'un parcours de l'humanité qui dépasse les capacités d'un seul homme.
Cela se termine par l'idée que l'esprit sans la vérité dort et qu'il existe un état primitif pur qui a été altéré. Il demeure l'idée d'une chute originelle, question lancinante qui va être reconduite dans "Matin" et qui pour les hommes du vingtième ou du vingt-et-unième siècle n'a pas vraiment de sens. Rimbaud pense plus que visiblement dans le cadre de son époque, même s'il ne lui était pas inaccessible que l'évolution historique de l'homme s'était faite sans chute. Le discours de "L'Impossible" est articulé à un substrat culturel qu'il faut admettre comme support de lecture et non récuser comme absurde si on veut entrer dans les finesses du discours rimbaldien.
Dans "L'Eclair", le travail devient la solution d'évidence à la science trop lente, mais cette lenteur n'est pas possible à combler pour une vie d'homme au XIXe siècle, ce qui fait que la recherche de la vérité ultime de la science est tout de même une vanité à notre échelle humaine.
Il y a une dissociation qui s'opère entre le travail d'une humanité qui se renouvelle sans cesse par les générations, tandis que le poète, plus personnel, considère que sa vie "est usée". L'expression "Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans" veut-elle dire atteindre les vingt ans d'âge ? Je n'ai jamais trouvé cette lecture claire et allant de soi. Travailler vingt ans serait peut-être l'idée. Les autres n'arrêtent pas leur vie à vingt ans que je sache. En tout cas, le poète se révolte contre la mort après le refus de tout salut violent, tout en constatant que les "récompenses" pour l'humanité sont au-delà d'une vie personnelle considérée comme en bout de course. Le poète n'aura ni les récompenses de la fin des temps, ni l'accès à l'éternité.
Face à cette condition, le travail n'est pas la réponse à ce qui semblait impossible dans la section précédente.
Le poète dénonce les méchants et les fainéants en ce monde, mais on note qu'il s'en rapproche par la feintise et plus directement la fainéantise, sauf que ce propos précède la révolte contre la mort. Or, dans "L'Eclair", les méchants et les fainéants sont classés parmi les "cadavres". Dans "Adieu", le poète parle d'un projet d'atteindre à la "clarté divine". Et on passe bien du dernier soubresaut de mépris pour le devoir, mis de côté, à la nécessité de s'en chercher un dans "Adieu". Il y a donc de toute évidence un lien qu'on ne peut dire que spiritualiste qu'opère Rimbaud entre le refus de la mort et le devoir à chercher sur terre. Ce devoir ne sera pas la charité, mais Rimbaud considère qu'être fainéant ou méchant c'est être comme un cadavre. L'exigence de vie chez Rimbaud passe indéniablement par une éthique. Celle-ci est déconcertante par certains aspects finaux, le fait de railler les autres dans leur vie de mensonge, mais Rimbaud a clairement structuré de la sorte son récit. Il ne souhaite pas pour lui la vie des bêtes.
 
**
 
EDITE 18h30 :
D'autres idées affluent à mon cerveau. Profitons-en.
A propos de l'expression "sobre surnaturellement", il ne s'agit bien sûr pas d'une allusion à l'alcool. Il s'agit d'une vie errante sur les routes, dans un état de mendicité patent, et cette sobriété consiste à exiger le moins possible de nourriture. La personne sobre surnaturellement prétend vivre de très peu, en-dessous même de ce qu'on savoir être la limite des des besoins d'un être humain. Donc cela donne déjà l'idée que cette vie de l'enfance était plus désirée et rêvée que vécue, puisque le poète ne se rend qu'à présent compte qu'elle était une sottise. Il en rêvait de cette vie étant enfant, mais il ne l'a pas vécue. Sinon il se serait rendu compte avant du problème de cette sobriété surnaturelle. Ajoutons que le motif de la sobriété va de pair avec l'idée qu'un être humain consomme pour vivre dans le monde ambiant. Il serait anachronique de parler du thème du consommateur, mais un être quand il est au monde il faut qu'il consomme, c'est un peu l'idée aussi qui fait se rendre compte que la posture de la sobriété surnaturelle est absurde.
On dira que j'enfonce des portes ouvertes, mais de mémoire les commentaires que je lis sur cette vie de l'enfance du poète font comme si quand le poète dit : "Ah ! cette vie de mon enfance..." il parle d'un souvenir du passé, alors qu'il parle du souvenir d'un désir qu'il chérissait, ce qui n'est pas la même chose.
J'ajoute une autre corde à mon raisonnement.
On compare inévitablement ce premier alinéa de "L'Impossible" avec le premier de "Matin" et avec le premier de la prose liminaire, et on y ajoute la comparaison avec le passage "Encore tout enfant..." dans "Mauvais sang", mais il y a une chronologie du récit qui veut que le poète ait d'abord écrit et donc pensé "L'Impossible" et "Matin" avant de rédiger la prose liminaire.
Cela me permet de glisser deux remarques qui ne sont pas inintéressantes. Premièrement, si je laisse de côté "Mauvais sang", on part du regretEnfin, nce heureuse à écrire sur des feuilles d'or, et on poursuit avec la mise en doute d'un festin où tous les coeurs s'ouvraient. Notons tout de même que le vagabondage sans ami s'oppose au festin des coeurs. Dans la progression, on voit se développer le doute sur les souvenirs, puisqu'ils sont distincts : "Ah ! cette vie... quelle sottise c'était !" Là, la sottise était plutôt d'y aspirer. Dans "Matin" qui parle d'éveil du jour après le regret pour le poète de ne pas avoir un esprit bien éveillé à la fin de "L'Impossible", on  a un doute sur cette enfance, et dans le prologue on a un doute puis un rejet : "j'ai rêvé", ce qui veut dire aussi qu'on a un raisonnement de rejet des faux souvenirs mensonges qui s'est parachevé au niveau de "Adieu" et qui est passé dans la prose liminaire !
Ensuite, dans "Mauvais sang", la phrase : "je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme!", je l'ai déjà commenté comme l'expression des souvenirs créés par la culture : histoire du passé qui transcende la vie d'un seul homme pour se fondre au destin de la communauté et subordination religieuse. Dans le prologue, le "festin" est une duperie culturelle du christianisme qui nous prétend une origine en Dieu. Mais on peut ajouter que "je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme" confirme du coup que le "festin" renvoie au christianisme, l'un des deux pôles du souvenir pour le poète" et cette phrase prépare aussi la découverte que le poète ne s'est pas assez figuré faire partie du monde occidental.
A défaut d'en avoir les livres sous la main et avec la flemme de relire le texte sur "L'Impossible" d'Alain Vaillant que j'ai lu hier ou avant-hier, je suis allé chercher ce que disait Bardel sur son site à propos de "L'Impossible". Je n'ai pas son livre à portée de main, ni aucun livre. Même le Clauzel, je l'ai déjà égaré. Enfin, bref ! Je vais sonder un peu ce qui s'est dit, puisque Bardel rend compte de ses lectures ou s'il n'en rend pas compte il les reflète ou il crée un discours qui naît des impressions provoquées par ses lectures.
Je suis allé sur "Anthologie commentée", le texte de "L'Impossible" n'était pas en gras, ce qui voulait dire qu'en principe il n'aurait pas de grosse lecture consacrée, mais j'ai cliqué sur le texte et en bas de la petite présentation j'ai eu un lien sur un article plus fouillé.
Je vous mets les liens.
 
 
On remarque que Bardel traite le propos philosophique avec un relatif anachronisme : "Descartes, hegel et autres". Rimbaud ne connaissait sans doute pas grand-chose des philosophes allemands. Il connaissait certainement de nombreuses remarques sur Kant, mais pour quel accès direct aux textes et à la pensée même du philosophe de Kaliningrad ? La culture philosophique française du XIXe siècle nous est devenue complètement étrangère. Il ne suffit pas de citer Descartes. Il faut réellement s'attaquer à Maine de Biran et Victor Cousin, et puis il faut s'attaquer à des auteurs moins directement admis comme philosophes. Mais passons. Bardel parle d'une "verve très allusive et lapidaire de l'auteur", ce qui veut bien dire qu'on ne prend pas au sérieux l'idée d'un débat terme à terme si vous me permettez l'expression, de la part de Rimbaud. Il est allusif, certes ! Mais est-ce qu'on a cherché à éplucher de près ce à quoi il faisait allusion ? C'est la première question à se poser.
Toutefois, ce qui m'a surpris dans cette notice, c'est que Bardel prétend que le poète admet qu'il est impossible d'échapper au christianisme et que du coup il décide de se convertir.
Le poète a, je cite, "suivi jusqu'ici un chemin de révolte luciférienne qui l'a presque conduit jusqu'à son "dernier couac" [ce qui fait qu'il] songe à s'amender." Cette présentation est biaisée. Bardel le dit ailleurs, il pense que le "couac" est le coup de feu de Verlaine à Bruxelles, donc on a une phrase qui est à cheval sur deux lectures : soit la révolte conduisait à la mort, soit à cause de ce chemin de révolte le poète a failli mourir". Je ne suis évidemment pas d'accord avec cette deuxième lecture, et du coup la formule "songe à s'amender" semble relever pourtant de cette deuxième lecture que je rejette. Le poète a pris conscience que la révolte va avec la mort, donc il se fait un reproche. Non ! Le poète mordait la crosse des fusils, il a eu peur de la mort, mais il n'a pas découvert la mort comme s'il ne l'avait pas prévue au départ de sa révolte, il a pris peur de son approche, ce qui n'est pas la même chose. Mais, l'expression "songe à s'amender" me pose problème également, parce que le poète ne s'amende pas de sa révolte luciférienne exactement, et à qui s'amenderait-il ? La prose liminaire se finit par un envoi à Satan.
Et justement, ce qui m'a surpris dans la notice à "L'Impossible" que fournit Bardel c'est qu'il lise comme un désir de conversion la fin de "L'Impossible" : "Par l'esprit on va à Dieu ! / Déchirante infortune !" Il est vrai que Bardel hésite ensuite à donner la lecture ironique inverse, mais dans l'autre lien que je vais vous donner on voit que Bardel en reste à l'idée d'une conversion. Il va de soi pour moi que "Déchirante infortune" est un sarcasme de la phrase qui précède : "Par l'esprit on va à Dieu !"
Et justement, si vous lisez mes réflexions improvisées, j'introduis une explication sur l'esprit comme charge qui rend assez naturelle la lecture sarcasme, et cette explication ne se trouve ni chez Bardel, ni chez Vaillant (de mémoire pour ce dernier).
Surtout, Bardel identifie le désir de pureté au christianisme alors que moi pas du tout je l'associe à un jardin d'Eden avant la chute, je l'identifie à une relation où Dieu ne pèse pas encore de son poids sur l'Homme. Le désir de pureté dont parle Rimbaud, c'est un état originel, et la minute d'éveil n'est pas celle d'un esprit chargé de tous les développements occidentaux.
Or Bardel replie le désir de pureté de la minute d'éveil sur un instant de conversion à Dieu momentanément vécu par l'esprit. Bardel parle d'un élan passionné vers le Créateur à la fin du texte. Je ne suis pas convaincu, je ne renonce pas à ma lecture.


Je ne dis rien de l'étude sur le soliloque délibératif, je vais directement aux interprétations.
 A propos de "Je m'évade !" Bardel soutient que la phrase est irrationnelle au prétexte que fuir les autres ne prouve pas qu'on a raison. Je ne m'imaginais pas qu'on pouvait comprendre les choses ainsi. Le poète ne s'adresse pas aux bonshommes, mais aux lecteurs et à lui-même. Or, le propos métaphorique a un sens : le poète s'évade des formes de vie de l'un de ces bonshommes. En méprisant cette vie, le poète parvient tout de même à s'évader d'une forme de vie.
A force de penser que l'ironie réduit à rien les prétentions rebelles du poète, forcément qu'on en arrive à un texte pâle et sans intérêt où le rebelle à la fin rentre dans le rang en rechignant un peu quand même.
Non ! Le poète prétend avoir raison d'échapper au format de vie de ces bonshommes, il est vrai que le propos n'est pas limpide dans la mesure où le poète ne dit pas exactement qu'il s'évade de leur condition de vilains bonshommes. Le poète s'évade d'une certaine façon en méprisant ces bonshommes. Il se joue quelque chose et le texte n'est pas précis sur ce qui se joue. Comme l'explication est censée suivre, il faut chercher dans les alinéas ce qui justifie une évasion en partant de ce principe de mépris, même si bien sûr l'évasion va être contrariée par le constat de l'impossible piège des marais occidentaux et d'un esprit dont les développements chargés mènent exclusivement à Dieu.
Rimbaud dit plus loin : "Philosophes, vous êtes de votre Occident", il dit avoir "une minute d'éveil" et ne croit pas à la triple perte de la lumière, de la forme et du mouvement. Il faut se garder de trouver l'évasion illusoire ou de taxer la métaphore de propos irrationnel en diable.
Je n'ai pas le temps aujourd'hui de tout lire. Je remarque que pour les derniers alinéas à partir de la répétition de "pureté" Bardel parle d'une invraisemblable conversion du poète où on ne sait plus si elle est sincère, froidement intellectuelle ou de dissimulation complaisante pour passer en société.
Bardel reste sur la conviction que "Déchirante infortune" c'est un cri de souffrance de l'homme qui n'arrive pas à communier avec Dieu !
Et le rejet de la charité vertu théologale assumé jusqu'au bout dans la prose liminaire, et l'envoi à Satan ?
Force est de constater que la lecture de la fin de "L'Impossible" comme conversion au christianisme est un contresens. Puis avoir une conversion après tout ce qui a été développé dans "Mauvais sang", cela fait dénouement de pacotille, parce qu'il faut bien une fin à l'ouvrage. Non, il faut fouiller plus que ça le sens du texte... 

La grande énigme de "Vies" dans sa relation à 'Une saison en enfer'

 Le poème "Vies" contient un jeu de mots évident sur le titre Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, j'avais annoncé que la lecture de cet ouvrage apporterait d'évidence un éclairage nouveau sur le poème "Vies" sans avoir remarqué que dès 2004 Pierre Brunel, dans son livre Eclats de la violence, avait fait un lien avec la fin des Mémoires d'outre-tombe, ce sur quoi des années après Alain Bardel a rebondi sur son site internet, et dans la foulée j'ai mis en ligne sur mon blog l'étude la plus fouillée qui soit à ce sujet et j'ai délimité pour l'instant que Rimbaud s'inspirait de l'ensemble final qui porte de mémoire le titre de "Conclusion" des Mémoires d'outre-tombe et j'ai montré alors que la quasi-totalité de "Vies" reprenait des éléments à différents endroits de cette "Conclusion".
Je n'ai pas relu mon article depuis et je n'ai toujours pas lu en intégralité les Mémoires d'outre-tombe. J'avais les quatre volumes au Livre de poche avec une belle annotation, mais j'étais au deuxième tome quand j'ai subi une inondation. J'ai racheté récemment pour six euros une ancienne édition au Livre de poche, mais je n'ai pas le temps de m'y plonger.
Je reviens sur "Vies" malgré tout.
L'idée que j'avais développée en 2004, c'est qu'il y avait des poèmes de bilan avec la mention "à présent" dans les Illuminations. Il y avait "Jeunesse II" que j'ai laissé de côté à l'époque, et puis "Guerre" et "Vies", "Vies" devant être considéré comme un seul poème en trois parties et non comme trois poèmes réunis en série.
Et je mettais cela en relation avec la prose liminaire d'Une saison en enfer.
Les rimbaldiens n'en ont rien fait, ils ont laissé ça de côté avec leur mépris habituel, d'autant que quelqu'un qui pense que les poèmes en prose des Illuminations peuvent être antérieurs à Une saison en enfer n'est qu'un sot.
Le problème, c'est que le sujet se pose avec l'évidence d'intérêt des énigmes qu'il propose.
 
Reprenons le sujet. Les rimbaldiens ont mis un terme à la légende selon laquelle Rimbaud avait dit adieu à la littérature en rédigeant Une saison en enfer, un adieu qui était compris par beaucoup comme une répudiation des errances morales du poète dans sa relation avec Verlaine, dans ses mauvaises actions de 1870 à 1874 en gros.
Notons que les rimbaldiens n'ont pas utilisé l'argument le plus rigoureux qui est de dire qu'il est absurde que Rimbaud dise adieu à la carrière littéraire en publiant un livre, vu que personne ne le connaît. Il y a une autre anomalie, c'est qu'on sait par la correspondance de Verlaine que Rimbaud perd pied après avoir renoncé à la carrière littéraire et qu'il est dans une phase critique où il chante les mérites d'être celui qui dupe les autres plutôt que de se faire duper, propos cynique en phase avec les éléments les moins apaisés qui affleurent dans le discours à la fin du livre Une saison en enfer.
Notons tout de même qu'il y a malgré tout une dénonciation dans Une saison en enfer d'une capacité à atteindre des effets surnaturels par la composition de poèmes, cela dans "Alchimie du verbe" et "Adieu". Rimbaud ramène de plus en plus la littérature à un jeu intellectuel et dissocie le fait qu'un écrivain puisse dire quelque chose d'intéressant et les qualités qui font le poète en gros. Or, Les Illuminations ressemblent encore à un jeu comparable aux poèmes en vers et les rimbaldiens cherchent des vérités saisissantes derrière ces poèmes.
Dans l'ancienne optique, Rimbaud avait recopié tous ses poèmes entre avril et juin 1874 en compagnie de Germain Nouveau, ce qui laissait peu de temps à la composition de poèmes en prose après Une saison en enfer, ce qui laissait aussi l'idée que finalement il abandonnait bien la poésie très peu de temps après le fameux "Adieu" d'Une saison en enfer, un peu comme si l'Adieu, et c'est d'ailleurs ce que je pense toujours à présent, sans dire adieu exactement à la carrière littéraire, témoignait de toute façon que quelque chose de fatal était en train de se jouer dans la tête du poète Rimbaud.
Désormais, après l'analyse de la lettre à Andrieu d'avril 1874 par Bienvenu, et du fait que Nouveau ait probablement fait un séjour à Charleville en janvier-février 1875 même, on comprend que les manuscrits des Illuminations ont été transcrits en janvier-février 1875, six à sept mois après l'ancienne limite de juin pour la participation de Nouveau au recopiage de "Métropolitain" et d'un autre poème, et un an et quelques mois, presque un an et demi après la composition d'Une saison en enfer ou le drame de Bruxelles.
Le témoignage de Verlaine de poèmes composés en Belgique, Angleterre et Allemagne est toujours suspect sur certains points, mais auparavant le témoignage ne tenait pas la route pour l'Angleterre et l'Allemagne, et il ne tenait pas la route pour son étendue dans le temps.
Le témoignage de Verlaine est toujours fragile dans le cas des voyages en Belgique. Rimbaud n'a pas pu composer des poèmes en prose en Belgique en 1873 lors du drame de Bruxelles, il n'a pas le temps et il faut aussi caser la composition de la fin du livre Une saison en enfer à ce moment-là, plus les soins pour son poignet, les interrogatoires, les péripéties du drame lui-même et la recherche d'un éditeur.
Rimbaud n'a pu commencer à écrire des Illuminations en Belgique qu'en juillet 1872. Les rimbaldiens minimisent à tout prix cette idée. Moi, je suis désolé, mais le problème est réel. Verlaine ne s'est jamais soucié d'une quelconque œuvre de  Rimbaud perdue pour la période allant de septembre 1872 à mars 1873, et cela vaut pour les poèmes en vers seconde manière puisqu'ils sont presque tous antérieurs à septembre 1872, et ils sont même peu nombreux pour la période juillet-août 1872.
Il y a aussi d'autres faits curieux. Verlaine, une fois arrivé à Londres, décrit la ville dans ses lettres, et cela ressemble souvent pour une phrase, une tournure, une sélection de détail, à ce que va faire Rimbaud dans ses poèmes en prose décrivant un cadre urbain. Rimbaud aurait attendu deux ans pour imiter ce que faisait Verlaine dans son courrier. Certes, il a pu ainsi mûrir le traitement poétique du sujet.
Les rimbaldiens prétendent admettre que le consensuel actuel c'est de considérer que les poèmes ont été écrits à la fois avant et après Une saison en enfer, leurs analyses sont exclusivement pensées pour dire que tout poème sur lequel ils se penchent est postérieur à Une saison en enfer, et de fil en aiguille on arrive à la thèse contradictoire selon laquelle les poèmes dans l'ensemble sont composés avant et après Une saison en enfer, mais au cas par cas ils ont tous été composés après Une saison en enfer.
Or, il y a un truc qui va pas avec le poème "Vies" précisément et c'est ce que je faisais remonter en 2004 dans ce que j'ai publié dans la revue Parade sauvage.
Dans "Vies", le poète se dit atteint d'un "trouble nouveau" et attend de devenir un "très méchant fou", alors que dans Une saison en enfer le poète prétendait tout savoir de la "folie" et avoir pris "l'air du crime". Il se décrivait en "bête féroce". Les rimbaldiens ont l'air de trouver naturelle cette inconséquence dans le discours de Rimbaud. Il dit renoncer à la folie de la bête férocé, puis il parle de devenir un très méchant fou. Dans Une saison en enfer, le poète dit rejeter la charité comme clef et dans "Vies" le poète revendique un statut d'inventeur ayant "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour", ce qui est contradictoire avec la fin de la prétention à être un mage formulée dans "Adieu".
Le poème "Guerre" parlait lui d'une guerre à mettre en œuvre, ce qui me faisait supposer un ordre chronologique des compositions en fonction de l'état d'esprit développé dans les trois textes. J'ajoute que dans "Bottom", il y a un écho textuel évident avec la "réalité rugueuse" de "Adieu" : "La réalité étant trop épineuse..." Le récit de "Bottom" est au passé, mais il décrit un personnage qui refuse encore d'étreindre la réalité telle qu'elle est : "La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère..."
Faut-il penser qu'après Une saison en enfer Rimbaud met en scène des idées de poète voyant tournées en dérision : "Vies", "Royauté", "Conte" et "Bottom" ? Notons que pour "Guerre", "Génie", "A une Raison", il n'est pas évident de parler de dérision.
Revenons à "Vies", au-delà du calembour avec le titre de Chateaubriand, il contient un élément qui d'évidence appelle une réflexion comparatiste avec les "vies" au pluriel de "Alchimie du verbe". Il est évident que l'expression "quelque chose comme la clef de l'amour" est elle aussi à comparer avec et la charité comme clef, et la raillerie contre les vieilles amours mensongères. Et puis il y a l'expression : "Mon devoir m'est remis" qui rappelle la question du devoir traitée dans les sections "L'Eclair" et "Adieu" d'Une saison en enfer, sachant que la phrase : "Mon devoir m'est remis", au-delà du lien à Chateaubriand, a aussi des liens avec le poème "Solde".
Le poème "Vies" est une pièce centrale à l'avenir dans les études rimbaldiennes. Je prévois de m'y atterler à nouveau.
J'en profite aussi pour parler de la forme.
Dans les poèmes en prose, Rimbaud crée un équilibre de répétitions, parfois très élaboré, mais pas dans Une saison en enfer. En ce qui concerne le décompte des syllabes, il n'est pas censé avoir lieu dans la poésie en prose.
Quand un écrivain passe du vers à la prose, il y a certains automatismes qui se perdent. Il y a des automatismes auxquels personne ne pense qui se perdent. Le poète qui écrit en prose peut se permettre le "e" de fin de mot qui compte pour une syllabe : "plusieurs autres vies me semblaient dues". Non seulement vous avez le "-ues" de fin de phrase qui peut être placé en fin de vers, mais vous avez la mention au pluriel "vies" qui est interdite au milieu d'un vers. Le second automatisme qui se perd est celui de l'évitement des hiatus, mais par expérience j'ai constaté que les hiatus ne prolifèrent pas dans la prose. Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas parce que vous voyez un petit nombre de hiatus dans un texte en prose que l'auteur a fait exprès de les contenir. La proportion de hiatus dans Une saison en enfer est naturelle pour un écrit en prose, par exemple. Cependant, vu que Rimbaud vient du vers et qu'il qualifie au moins au plan des Illuminations ses proses de poésies, je me demande quand même si certains hiatus ne sont pas volontaires et presque ostentatoires de sa part : "j'ai eu une scène où jouer..." Peut-être pas ! Mais il vaut mieux se garder la possibilité de la réflexion sous le coude.
Enfin, il y a des séquences mesurées de syllabes dans Illuminations, et je ne suis pas du tout d'accord avec l'esprit obtus de Cornulier sur le sujet. Ils sont très peu présents dans Une saison en enfer, mais il y a au moins deux pépites.
Il y a d'abord une suite de deux heptasyllabes dans "L'Eclair" avec un chiasme prosodique : "Que la prière galope et que la lumière gronde". Nous avons deux segments consécutifs de sept syllabes qui forment une phrase nette, et le dernier mot de chacun des deux segments coordonnés par "et" est un verbe dont l'initiale est un "g" : "galope"/"gronde", tandis que les noms sujets de ces deux verbes riment entre eux : "prière" et "lumière", la rime n'étant pas ici à la fin des segments de sept syllabes. Il y a un recours à la mesure et à la rime, et en même temps une dissociation de la rime et de la mesure, puisque la rime ne vient pas signaler la fin de la mesure pour dire vite.
L'autre fait remarquable, c'est le premier alinéa martelé de la prose liminaire : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient." Par le relief de la reprise anaphorique, le lecteur n'a aucun mal à identifier la reprise de la mesure de six syllabes, et le chiasme groupe nominal et verbe suffit à considérer que ce n'est pas un simple accident causé par les répétitions. Rimbaud n'a pas écrit : "où s'ouvraient tous les cœurs, où coulaient tous les vins", il crée un chiasme et pourtant il pense à employer un verbe de deux syllabes et un monosyllabe "vins" ou "cœurs" dans chaque segment. Il sait ce qu'il fait, il sort d'une pratique des vers de facilement trois ans. L'incise "si je me souviens" est elle aussi de six syllabes. On a bien la preuve que Rimbaud peut jouer à l'occasion sur les échos d'une mesure syllabique dans ses poèmes. J'ajoute que du coup on peut même identifier ce que les classiques appellent un vers blanc dans la prose, puisque "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient[,]" c'est un alexandrin sensible au plan prosodique.
Justement, dans "Vies", il y a un écho similaire de mesures syllabiques renforcé d'échos de phonèmes : "Dans un grenier" contre "Dans un cellier" en particulier, deux segments de quatre syllabes. L'identité de la mesure peut sembler provenir de la reprise du moule "Dans un...", mais il faut tout de même un effort conscient pour "que "grenier" et "cellier" riment entre eux en correspondant l'un à l'autre en tant que mots de deux syllabes.
Et ce que je veux ajouter, c'est cette idée que dans "Vies" comme dans la prose liminaire il est question d'un souvenir factice ou réel au sujet du passé, et il y a encore d'un côté l'opposition du couple cellier et grenier au festin, et de l'autre la symétrie (j'évite à dessein de parler de rapprochement) entre le festin d'ouverture aux autres et les scènes d'ouverture à l'orient, au monde, etc. 
Voilà, vous l'avez compris. Si vous aimez Rimbaud, lisez ses "Vies".