dimanche 11 mars 2018

Série sur les publications rimbaldiennes au sujet d'Une saison en enfer (N°2)





Compte rendu de la partie consacrée à Une saison en enfer de la nouvelle édition revue et augmentée du livre de Michel Murat L’Art de Rimbaud (José Corti, 2013)



Deuxième Partie.

Dans son « Avant-propos » à l’édition augmentée de 2013 de son étude L’Art de Rimbaud, Michel Murat formule lui-même précisément que les vers et les poèmes en prose relèveraient seuls de « l’œuvre poétique, au sens strict de ce terme ». Il a exclu des poèmes en prose « Les Déserts de l’amour », ce que rien ne permet d’affirmer. Il a écarté également les paraphrases en marge de l’Evangile présentes sur des brouillons d’Une saison en enfer, ce qui est là aussi contestable, d’autant plus que nous ignorons à quoi pouvait ressembler le travail fini, et même s’il a été fini ou non. Il a enfin explicitement rejeté le livre Une saison en enfer de ce cadre générique stricto sensu. L’auteur se reproche de ne pas avoir traité une facette du génie de l’artiste, mais pas de l’avoir exclue du domaine de la poésie : l’œuvre de 1873 ne serait poétique que par une « extension » à la prose des luttes du poète. Nous avons vu dans une première partie que l’approche du livre Une saison en enfer par Murat posait le problème de l’essence poétique de cet ouvrage. Le seul argument, parmi ceux qui sont mobilisés, qui peut justifier l’exclusion de la Saison du genre de la poésie en prose, c’est la section « Alchimie du verbe ». Un poème en prose peut bien contenir une citation d’une autre prose ou même d’un poème en vers, mais dans le cas de « Alchimie du verbe », nous avons l’inclusion de corps étrangers qui ont leur autonomie propre. Une seule inclusion aurait suffi à remettre en cause le statut de poésie en prose, mais nous dénombrons sept poèmes en vers intercalés entre les parties d’un discours en prose. Il ne s’agit pas, comme dans le cas d’une tragédie de Corneille, Racine ou autre, d’un extrait en prose au milieu de vers qui symboliserait, par exemple, la lecture d’une lettre par opposition à la dimension orale prêtée aux vers de théâtre. Il s’agit de juxtapositions d’œuvres et j’insiste bien sur le fait que les poèmes en vers soient cités dans leur intégralité, car c’est le fait de les exposer dans tous leurs contours qui donne une réalité à la rupture franche opérée au sein du texte. Une citation partielle peut s’intégrer à la musique d’un texte, mais ici les deux musiques sont en tension. Dès lors, la prose perd son unité homogène, sacrifie l’idée d’une forme close sur elle-même, et, en même temps, nous constatons dans « Alchimie du verbe » une altérité entre les passages en prose et les vers, dans la mesure où la prose critique les vers et donc les définit clairement comme des corps étrangers qu’elle convoque. Il y a un surplomb d’un texte par rapport à l’autre. En revanche, les autres et peu nombreux critères exploités par Murat pour considérer que les sections d’Une saison en enfer ne sont pas des poèmes en prose ne relèvent que de la pétition de principe. L’argument principal, la dimension narrative du livre Une saison en enfer, n’est pas recevable, même si intuitivement il semble décisif à cause du roman, etc. Il n’est pas défendable parce que, d’une part, bien des œuvres en vers sont des récits, et, d’autre part, parmi les textes admis comme de la poésie en prose, les récits abondent également, et cela concerne Baudelaire ou Rimbaud lui-même (« Conte » et « Vagabonds » peuvent être confrontés à la prose liminaire, à « Matin », à « Nuit de l’enfer », etc.). Enfin, dans la mesure où, quand il a étudié les Illuminations, Murat a très bien opposé la poésie en prose de Baudelaire à celle de Rimbaud au plan formel, en montrant que Baudelaire cherchait à dégager l’esprit de la poésie dans le corps d’une expression plus fidèle à l’esprit de la prose, tandis que Rimbaud s’ingénie à compenser, plus encore qu’Aloysius Bertrand, l’absence du vers par des procédés poétiques variés, nous nous demandons pourquoi ne pas exploiter cet aspect dans la troisième partie de L’Art de Rimbaud, puisque cette opposition vaut à plus forte raison dans le cas du livre Une saison en enfer qui ne ressemble pour le style à aucun texte en prose connu. La prose la plus proche d’Une saison en enfer, c’est celle des Illuminations et des « Déserts de l’amour ». Ceci indique que, dans l’enquête sur les genres littéraires, Murat n’a pas intégré le problème crucial de la langue poétique.
Au plan du genre, Murat rassemble une terminologie employée soit par Verlaine, soit par le narrateur même d’Une saison en enfer. Il est question bien sûr du terme « autobiographie » auquel est refusée avec raison la définition actuelle du genre dans le champ de la théorie littéraire. Il n’y a pas de pacte autobiographique dans Une saison en enfer, c’est-à-dire aucune garantie d’authenticité, aucun attachement scrupuleux à rendre des faits de la vie réelle de l’auteur. Mais l’expression de Verlaine module une mise à distance du genre autobiographique de toute façon « espèce de prodigieuse autobiographie spirituelle ». La crise est symbolique et quelque peu transposable à d’autres hommes pour ainsi dire. Il s’agit d’une vie rêvée du poète, mais qui rend compte d’une certaine réalité au plan spirituel. Murat relève bien sûr les mentions du narrateur de la Saison à ce qui passe pour ses propres écrits, en particulier la mention dans « Matin » d’une fin de « relation » au sujet d’un enfer personnellement affronté. Cela implique que le livre est un récit de crise, ce qui veut dire que nous devons cerner une action dramatique avec un nœud ou un paroxysme suivi d’un dénouement final. En ce sens, Murat semble rejoindre ce que tous nous pouvons dire du projet d’Une saison en enfer, si ce n’est que le texte est à ce point hermétique que peu de commentaires s’attachent réellement à identifier cette crise et donc à bien cerner la problématique qui anime l’écriture de ce livre. Or, Murat lui-même tient un propos déconcertant, il considère que le récit de crise ne concerne qu’un « tiers environ » du livre (la prose liminaire, « Nuit de l’enfer » comme expression du nœud paroxystique, « L’Impossible », « Matin » et « Adieu »). La section « L’Eclair » n’est pas mentionnée, mais il est étrangement affirmé que « Mauvais sang » et les deux « Délires » « se situent pourtant en-dehors de toute référence infernale ». Ne pas admettre les « Délires » dans la dimension infernale, c’est faire acte de mauvaise volonté. Pour « Mauvais sang », nous comprenons d’où vient le reflux. « Mauvais sang » est une section introductrice qui précède l’absorption d’un poison qui propulse le poète en enfer, mais force est d’admettre que le récit de « Mauvais sang » est infernal parce qu’il expose les prédispositions du poète à être perdu pour le monde et à s’empoisonner. L’action qui conduit à « Nuit de l’enfer » commence dans « Mauvais sang », c’est un fait, et, en même temps, « Mauvais sang » donne les raisons qui entraînent une chute inévitable en enfer. Il faudra un bon travail de mise au point sur la gradation entre « Mauvais sang » et « Nuit de l’enfer », ce qui ne saurait être conduit dans notre présent compte rendu. En revanche, ce que nous venons de dire suffit à ruiner les distinctions opérées par Murat. Le récit de crise concerne bien l’ensemble des feuillets du « carnet de damné », mention dans laquelle Murat identifie encore l’idée d’un récit de confession. Il n’y a pas un récit de confession contenant partiellement un récit de crise. Il faut bien évidemment superposer l’idée de confession et celle de récit de crise, et étendre ces deux critères conjoints à tout le livre Une saison en enfer. Il faut dire que d’autres éléments de la lecture de Murat nous alertent. Par exemple, au sujet de la phrase « Cela s’est passé » dans « Alchimie du verbe », il faudrait s’interdire de comprendre : j’ai dépassé cette phase-là de mon existence. L’expression « Cela s’est passé » serait plus lâche et laisserait planer l’idée d’une maladie qui peut revenir. Surtout, Murat dissocie la formule « Cela s’est passé » de la conclusion du discours de « Alchimie du verbe » : « Je sais aujourd’hui saluer la beauté. » Pourtant, ces deux phrases forment ensemble un unique alinéa et leur réunion montre bien que nous progressons dans un récit de crise qui va vers une solution. Au sujet de la prose liminaire, Murat s’appuie sur l’idée que le narrateur présente cette prose comme écrite après le reste du livre Une saison en enfer, après la section « Adieu » donc, ce qui est important en effet. Mais le commentaire critique en demeure quelque peu à un constat d’ambiguïté. Dans « Adieu », après l’annonce d’une sortie de l’enfer dans « Matin », le poète parle d’une « heure nouvelle » et d’une victoire, alors que, dans la prose liminaire, loin d’annoncer cette victoire, le poète confirme son refus du christianisme, mais semble continuer de se débattre quelque peu face à Satan, le poète lui cède même, malgré le persiflage que supposent le style et les formules de sa réponse. Qu’il nous soit permis de répondre en faisant référence à nos propres travaux mis en ligne récemment sur notre blog. Premièrement, la problématique de la prose liminaire est moins de refuser Satan autant que Dieu que d’échapper à la mort (« sur le point de faire le dernier couac ! », « ‘Gagne la mort’ ; se récrie le démon… ») et aux mensonges (« si je me souviens bien », « – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! », « j’en ai trop pris », « aimables pavots »). Deuxièmement, Rimbaud évite en artiste consommé de manger le morceau et les « feuillets » dédiés à Satan n’excluent pas l'idée d'une mauvaise surprise réservée à celui-ci même. Troisièmement, il faut bien voir que dans cette prose liminaire comme dans Une saison enfer en général, la parole n’est pas accordée à Dieu qui est déréalisé, alors qu’elle l’est à Satan, ce qui permet de considérer que la parole de Satan a une visée polémique, provocatrice. L’important est la contestation de la norme sociale et donc de Dieu, la mise en scène de Satan n’a pas la même portée, même si « Nuit de l’enfer » cristallise un affrontement plus sérieux au plan spirituel. Quatrièmement, pourquoi ne pas accorder sa confiance à la prose liminaire qui nous dit que le récit « Adieu » ne va pas sans restes d’un personnage sulfureux ? Pour cela, je renvoie à ma lecture du récit « Adieu ». J’ai passé rapidement en revue les écrits sur Une saison en enfer (Margaret Davies, Cecil Arthur Hackett, Yoshikazu Nakaji, Pierre Brunel, Mario Richter, Jean Molino, Yann Frémy, Bruno Claisse, Alain Vaillant, Bandelier, les éditions annotées, etc.), sans pouvoir relire quelques travaux (ceux de Moncel ou Coelho), mais je n’ai pas remarqué l’insistance sur le verbe « posséder » de l’expression finale : « posséder la vérité dans une âme et un corps », dont je dis depuis assez longtemps que les italiques servent à désigner l’expression d’origine latine « un esprit sain dans un corps sain », sachant que « sain » est ici remplacé par « vérité ». Or, « posséder » est de la famille de « possédé ». En toute rigueur,  « possédé » est une forme passive, le démon possède l'homme, alors qu'ici c'est le poète qui prétend qu'il aura la possibilité de posséder la vérité. Malgré tout, j'insisterai sur cette possession polémique. Le poète sort de l’enfer, mais pour la société il ne peut que continuer à sentir le soufre, ce soufre qu'il a ramené de l'expérience infernale, puisqu’il dénonce les « mensonges » et récuse le christianisme, la foi en Dieu. C’est même un trait de génie (que mon travail de chercheur a su mettre à jour) que de terminer ainsi Une saison en enfer par une chute et une pointe ironiques. Certes, le poète sort de l’enfer, mais il irradie d’une puissance critique héritée de l’expérience. Il ne prétend même pas détenir la vérité, il prétend pouvoir en être pénétré (« il me sera loisible »). Sa force nouvelle est de cerner les mensonges tant de l’abandon irréfléchi à Satan que de l’entraînement à des promesses illusoires de la charité chrétienne et de l’idéologie du devoir humain compris comme travail pour une fin des temps nommée progrès. Je ne pouvais que citer mes conclusions pour montrer qu’il n’y a pas de réelle divergence entre le rapport à la réalité de la prose liminaire et celui décrété dans « Adieu ».
Je ne voulais pas revenir sur la lettre à Delahaye de mai 1873, mais le discours de Murat m’y oblige quand j'en viens à la fin de son premier chapitre consacré à Une saison en enfer. Dans la lettre à Delahaye, le projet n’est évoqué qu’à la marge. Rimbaud n’explique pas par le menu ce qu’il est en train de composer, il ne lâche que quelques bribes pour informer son ami. Murat prétend qu’Une saison en enfer ne correspond pas à ce qui a été annoncé à Delahaye. Il serait question d’une « structure différente ». Personnellement, je ne vois pas en quoi Une saison en enfer ne fourmille pas de « petites histoires en prose », « atroces » de surcroît. Murat se sert des titres « Livre nègre » ou « Livre païen » pour prétendre que le projet décrit en mai à Delahaye ne s’intéresse pas à un enchaînement des histoires entre elles, ni à une thématique religieuse, ni à un récit de crise finalement, ce que rien ne prouve. Les mentions « nègre » ou « païen » ne coïncident pas qu’avec le titre de section « Mauvais sang ». Le statut de « païen » justifie bien un séjour infernal et une opposition au « christianisme maudit ». La mention « nègre » déployée dans « Mauvais sang » s’articule parfaitement à la problématique d’ensemble du livre Une saison en enfer. A la limite, Murat peut avoir à l’idée que les histoires annoncées ne présupposent par tout un débat qui tient plus du discours que du récit, car, en effet, Une saison en enfer est souvent moins dans le récit que dans le développement d’une pensée, mais le texte intitulé « Alchimie du verbe » est considéré comme une « histoire » par son auteur, et « Mauvais sang », surtout le début, échappe largement à la conception étroite d’historiette. Objectivement, rien ne permet d’affirmer que Rimbaud n’a aucune idée précise de ce qu’il veut écrire, et surtout au-delà du plan de l’œuvre nous ne faisons aucune difficulté à considérer que les intentions perceptibles sont les mêmes entre ces titres « Livre nègre », « Livre païen », « Mauvais sang », mais aussi « Nuit de l’enfer », « L’Impossible », « Délires », Une saison en enfer. Les mots clefs de la lettre à Delahaye « innocence », « bête », « atroce », « fléau », etc., entrent en résonance avec tout le livre Une saison en enfer, et pas seulement avec « Mauvais sang ». A la limite, on peut dire que, si nous voyons bien qu’il s’agit dans la lettre à Delahaye de la genèse d’Une saison en enfer avec l’écriture toute récente d’une bonne partie d’une première version de « Mauvais sang » au moins, rien ne permet de déterminer si le plan du livre projeté a évolué ou non. Au nom de quoi prétendre que le projet a été modifié en profondeur ? Je ne comprends pas. Du moins, j’aimerais avoir une explication, ce que les affirmations lapidaires ne me procurent pas. Pourquoi établir sur la foi de simples titres une distance entre un « livre païen » et une « espèce d’autobiographie » d’un être à la fois « homme ordinaire » et « poète » ?
C’est en tout cas sur cette foi d’une réorientation du projet que se développe le second chapitre intitulé « La Narration ». Ce chapitre va se limiter pour l’essentiel à l’étude du prologue et de la section « Alchimie du verbe ». Cela exclut du cadre narratif les motifs du « païen » et du « nègre » précisément. Il s’agit de se concentrer sur les tourments d’un homme et aussi sur ses qualités de poète. Pour moi, cette exclusion désarticule la logique d’ensemble, mais il est toujours possible d’analyser distinctement certaines parties de l’œuvre et d’arriver à des conclusions assez justes après tout. Murat oppose la prose liminaire et « Alchimie du verbe » : le premier récit est au passé composé ce qui en fait un texte de bilan qui s’intéresse au présent, tandis que « Alchimie du verbe » est dominé par le passé simple, il s’agit d’une rétrospection critique. Mais, le bilan de la prose liminaire ne reçoit pas de conclusion ferme, il est « interrompu à un moment décisif », ce dont nous avons déjà parlé plus haut. En revanche, « Alchimie du verbe » contient une conclusion, « c’est-à-dire détermine un point depuis lequel l’histoire peut être reconstruite dans sa globalité ».
Le compte rendu m’oblige à certains renoncements. Je ne vais pas parler de l’analyse du rythme et des images par Murat au sujet du prologue. Je constate qu’il récuse comme moi « [l]’hypothèse d’un récit initiatique » qui a été « avancée par Yoshikazu Nakaji » dans son livre de 1987 : « […] le cadre institutionnel indispensable à une initiation n’est pas identifiable dans le prologue, où rien n’indique que les actes effectués ou projetés aient le statut d’une épreuve ». Je partage cette conclusion sans appel, même si j’aurai à rendre compte plus tard du livre de Nakaji en citant plusieurs phrases bien formulées livrant une compréhension très juste de certains détails du texte. En revanche, à la différence de Nakaji, Brunel et moi-même, Murat ne paraît pas identifier le « trésor » à la « vie » elle-même, quand il l’évoque comme un ingrédient des contes avec les « sorcières » et le thème de « la fuite ».
Le premier défaut de la lecture de Murat tient dans son ouverture érudite au sujet du « festin ». Il admet que « la résonance biblique est évidente », mais il cherche à faire sentir une restriction : « le cadre herméneutique de la parabole du festin (Mathieu, XX, 2-10) [n’est] pas transposable, » et il établit une concurrence avec l’Antiquité en citant le De natura rerum de Lucrèce. Et Murat a certes bien raison d'illustrer les raisons qui lui font donner la préférence à l'idée d'une source lucrécienne. La métaphore précise du « festin de la vie » viendrait de ce passage latin exclusivement : « Cur non ut plenus vitae conviva recedis », dont il donne la traduction : « Pourquoi ne sors-tu pas comme un convive rassasié du festin de la vie ? » Cette citation qui a été reprise par Montaigne est ensuite caractérisée comme centrale dans l’œuvre d’un des précurseurs de l’idée de poète maudit qui parcourt tout le dix-neuvième siècle, puisque le poète Gilbert a écrit un couple de vers (alexandrin et octosyllabe) célèbre qui résume sa figure légendaire : « Au banquet de la vie, infortuné convive, / J’apparus un jour, et je meurs ». Et Murat prétend à un renforcement de l’idée d'une source du côté du disciple d'Epicure avec la « beauté amère » qui viendrait elle aussi du De rerum natura : « De medio fonte leporum surgit amari aliquid », « Du cœur même des plaisirs surgit quelque chose d’amer ». Rimbaud a déjà introduit une référence à ce passage de Lucrèce dans sa composition scolaire « Jamque novus… » et nous connaissons l’importance de Lucrèce pour Rimbaud avec deux poèmes en vers français de ses débuts « Invocation à Vénus » (une traduction qui est aussi un plagiat) et « Credo in unam ». Ceci dit, Lucrèce était mobilisé contre le christianisme dans « Credo in unam » et Murat constate lui-même que le sentiment d’amertume est exploité à la différence du discours de Lucrèce contre le christianisme. Et c’est bien là l’essentiel, les métaphores du « festin » et de l’amertume sont mobilisées en fonction de la référence chrétienne, pas en fonction des développements propres de la philosophie lucrécienne. Le problème, c’est que, fort d’une primauté des sources bien exposée, Murat introduit de l’hétérogénéité dans sa lecture du début d’Une saison en enfer. Le « festin » et la « beauté » deviennent des métaphores générales excédant le cadre chrétien, ce que nous ne pouvons en aucun cas admettre. La lecture est rendue contraignante par les alinéas qui suivent, et même la référence à « Credo in unam » doit nous alerter que deux emprunts à Lucrèce n’empêchent pas de considérer que les métaphores sont entièrement conditionnées par une polémique contre le christianisme. Et il faut enfin considérer qu’à la différence du critique littéraire qui précautionneusement multiplie les références et additionne tout ce que des prédécesseurs ont pu dire de subtil, le poète n’envisage pas dans les métaphores qu’il emploie tout un pan de littérature critique érudite avec un classement des sources possibles dans le passé, etc. Il est sans doute exact que Rimbaud a pensé à un croisement entre les motifs de Lucrèce et des métaphores bibliques similaires, mais il serait erroné de croire qu'il a un plan compliqué pour critiquer à la fois un plan antique, dionysiaque, et un plan chrétien, comme si sa tête pensait simultanément à ces deux aspects : le sujet exclusif ici, c’est le refus de la pensée biblique. La suite du texte est très clairement conditionnée en ce sens, et il faut se méfier du prestige ponctuel de Lucrèce dans l’analyse des sources. Un poète n’a qu’un cerveau et quand il compose un poème il ne suit pas toutes les idées à la fois. Les critiques littéraires ont tendance à imaginer que les synthèses d’éléments de diverses origines qu’ils produisent dans une analyse se développent naturellement dans l’esprit même de l’auteur. C’est faux. Le poète suit un développement à la fois et pour en conjuguer deux il lui faudra beaucoup d'apprêts ; un critique peut en revanche créer a posteriori un dossier prêtant à un texte, et peut-être à n’importe quel texte, des résonances polysémiques. La polysémie voulue par un auteur est extrêmement rare en Littérature. Ici, il faut prendre garde que la tension polysémique introduite par le sentiment d'une concurrence des allusions bibliques et lucréciennes ne prenne le pas sur la cohérence des articulations du texte, et à cette aune il est visible que le « festin » et la « beauté amère » s’inscrivent dans une série d’allusions au christianisme qui finissent par exclure les problématiques spécifiques au discours de Lucrèce. Et ça, c’est capital pour la compréhension ! Murat opère lui-même la démarche partielle de rabattre les emprunts à Lucrèce au plan d’une critique du christianisme, mais il faut le faire complètement, sous peine de déblatérer sur des conceptions vagues de beauté comme idéal esthétique, etc. C’est ce travers qui explique qu’au mépris de la parole parfaitement articulée de Rimbaud en son récit les commentaires s’ingénient à identifier la « beauté » à une idéalisation de la femme ou de l’art qui peut être autant maléfique qu’angélique, et c’est à cela que nous devons les contresens évidents confondant cette « Beauté » avec des allégories des Fleurs du Mal de Baudelaire. Au prétexte d’une analogie qui veut que le poète assoit la Beauté sur ses genoux comme Homère a assis la Muse sur les siens selon Vigny dans « La Maison du berger », rapprochement opéré la première fois soit par Antoine Fongaro, soit par Cecil Arthur Hackett, plusieurs commentaires considèrent que la « Beauté » est une prostituée, ce que rien ne justifie dans le texte de Rimbaud. Murat accueille ce rapprochement en le mentionnant en note de bas de page. C’est très grave, car la prose liminaire nous oblige clairement à associer la « Beauté » à la notion de « charité », à celle de « justice », etc. L’érudition vient défaire le conditionnement tissé par le texte, et ce n’est pas acceptable. Malgré la comparaison possible, les textes de Vigny et Rimbaud ne disent pas la même chose, et c’est pareil dans le cas du prétendu rapprochement avec deux sonnets sur la « Beauté » dans Les Fleurs du Mal. Rimbaud ne parle pas de la « Muse » non plus, mais de « la Beauté ». Il ne parle pas du comportement de cette allégorie du tout, mais du seul comportement du poète et de sa réaction, c’est lui qui assoit la Beauté, l’injurie et la trouve amère. Rien ne nous est dit sur ce que pense et fait cette « Beauté », pas même sur son consentement ou non quand il s’agit d’être assise sur les genoux du poète. Le problème, c’est que la pertinence d’une source ou le caractère frappant d’une ressemblance entre deux textes favorisent l’extrapolation critique au détriment des articulations du récit conduit par l’auteur.
Voici les termes généraux dans lesquels Murat dilue la problématique exposée par la prose liminaire :

Bien au-delà du christianisme, la violence de la réaction est en proportion de l’injure faite par la vie à « cet être-ci ; moi ! » Le rapport de la beauté et du désir, d’autre part, implique une idée de l’art comme sublimation, dont Freud fera la théorie des termes qui conviennent parfaitement à Rimbaud. C’est pourquoi le poète est touché au cœur par l’amertume de la beauté : la force d’idéalisation qui est le secret de son art lui paraît corrompue et fausse, comme si elle ne faisait que recouvrir un fond de brutalité et de misère – « faux cieux » masquant un « ciel taché de feu et de boue ». Cette amertume nourrit au sein même de la création poétique une rage destructrice et une immense dérision. La beauté, comme la poésie, comme l’amour, est à réinventer.

Le mot est lâché : « Bien au-delà du christianisme ». Et en argument d’autorité, sans aucune citation à l’appui, comme si nous savions de quoi il retourne, Freud est mentionné. Les écrits de Freud n’ont aucune valeur, c’est de l’imposture intellectuelle pure et simple, je le savais bien avant que Michel Onfray ne se rende célèbre par un légitime travail à charge à ce sujet. Vu qu'il existe un débat sur le caractère non scientifique des écrits de Freud, je précise que je ne crois pas qu’il soit possible de définir, en l’état actuel de nos connaissances, ce qu’est un raisonnement scientifique par opposition à un autre type de raisonnement, je ne crois pas du tout au récit exagéré et prétentieux de Karl Popper, ni à son concept de réfutabilité. Je sais seulement que le discours de Freud ne résiste pas aux contre-expertises et aux contradictions. Complexe d'Oedipe, raisons des rêves, lapsus révélateurs et actes manqués, théorie de l'inconscient, rien de tout cela ne résiste à un examen un tant soit peu sérieux. Murat fait partie de générations noyées dans la référence freudienne, comme dans le mythe de l’Union européenne, ou que sais-je encore ? autant de croyances illusoires qui n’auront pas d’avenir dans les générations futures. Plus calmement, que faut-il comprendre par une « idéalisation », une « sublimation » ? Certes, on idéalise, on sublime avec l’art, mais, comme il n’y a pas en principe de contenu figé de l’idéalisation et de la sublimation, qu’est-ce que ça veut dire une beauté, non pas en tant que femme, non pas en tant qu’objet, qui ne permet pas d’atteindre la sublimation, l’idéalisation ? Je n’y comprends rien. Je ne sais pas de quoi nous parlons. Le raisonnement est tronqué. Rimbaud a rencontré quelque chose qui l’empêche d’idéaliser et de sublimer, et ce quelque chose est le moyen même de sublimer. Où est la logique là-dedans ? Qu’est-ce que c’est de réinventer la beauté et la poésie dans un absolu que rien ne conditionne, et peut-on dans de telles conditions dire d’un côté la beauté et de l’autre la poésie ? Murat peut bien formuler de telles phrases, mais il en faudra toujours quelques autres pour préciser un cadre, pour ne pas que le sens fasse défaut.
Dans la suite de son étude sur la prose liminaire, Murat s’intéresse alors à ce qu’il a déjà appelé la « métaphore cardinale », à savoir l’expression « La charité est cette clef ! » C’est l’occasion d’un retour sur le débat critique autour des interprétations notamment de Brunel et Molino. J’ai déjà parlé de ce problème et je prévois une ultime mise au point prochainement, je voudrais ne pas en parler ici, mais je le fais quand même, tant le sujet est important. Il est d’ailleurs à mettre en relation avec le problème des articulations contraignantes du texte dont je parlais à propos des sources repérées dans le livre de Lucrèce qui ne doivent pas être mobilisées pour contredire la pression propre au discours de la prose liminaire.
Murat est victime à son tour des contresens générés par l’identification du sommeil des « pavots » au rêve du « festin ancien », par la minoration erronée que propose Molino de la notion de « charité » qu’il n’envisage pas comme chrétienne. Sur son site, Alain Bardel rejette également l’idée que la « charité » soit la vertu chrétienne. Citons un extrait de sa lecture linéaire de 2009 :

C’est un terme emprunté à la théologie chrétienne (l’amour porté à autrui au nom du christianisme qui est religion de l’Amour). Il éveille nécessairement des connotations religieuses. Mais il ne me paraît pas évoquer ici, comme on le dit souvent, la tentation d’un retour à la foi, d’une sorte de conversion. C’est de l’amour humain qu’il s’agit. Car toujours, dans la Saison, Rimbaud désigne blasphématoirement par « charité » l’amour profane, et même, plus précisément, « l’amour maudit », le « dévouement » « ensorcelé » de l’Epoux infernal pour la Vierge folle (qu’on se souvienne aussi du sens de ce mot dans Les Sœurs de charité).


Plusieurs lecteurs se réclamant d’une sensibilité chrétienne ont tendance à récuser malgré les évidences que le livre Une saison en enfer soit une critique de la religion. Il y eut Paul Claudel, le maurrassien Pierre Boutang, d’autres encore, et Bardel cite un article « La cruelle charité d’Arthur Rimbaud » de Jean-Luc Steinmetz dont les écrits témoignent eux aussi à l’évidence d’une volonté de ménager le christianisme et de lui épargner la mise à jour nette et tranchante des attaques rimbaldiennes. Le critique Jean Molino, fût-ce involontairement, s’est mis quelque peu au service de cette cause quand il a fait remarquer une contradiction réelle de la lecture de Pierre Brunel qui assimilait la « charité » à un charme de Satan. Mais la correction proposée n’était pas la bonne. Il faut dissocier deux rêves dans la prose liminaire, celui du festin inspiré par le baptême et le catéchisme, face à celui des « pavots » qui font la « chute » du poète en enfer. Comme tous les commentaires qui considéraient correctement que la vertu théologale comme clef impliquait que le festin était une forme du paradis promis par Dieu ont malgré tout associé le rêve du festin aux pavots, au lieu de remettre en cause cette bévue, Molino a apporté un nouveau contresens qu’il a cru réparateur. Il a prétendu que ce n'était pas le festin qui avait pas été repoussé comme rêve, mais plutôt la vie en enfer, ce que favorisait un ensemble d’autres citations du livre Une saison en enfer qui attestaient de la prégnance d’un tel motif, puisqu’à la couronne de « pavots » du texte liminaire il faut ajouter « si mon esprit était bien éveillé », « expliquer ma chute et mon sommeil », des rêves et des cauchemars infernaux. Dans de telles conditions, Molino a cru pouvoir donner libre cours à son illusion critique, qui allait contre l’interprétation spontanée du texte, que le rêve rejeté n’était pas celui de la charité comme clef, sauf que le récit des alinéas deux à sept ne peut pas s’appeler un simple mauvais rêve qui n'engagerait à rien, sans compter que les poèmes en vers à forte charge biographique cités dans une section de ce récit font partie du cauchemar ! Molino affirme ensuite sans vraiment apporter de preuves, sans préciser ou justifier ce qu'il avance, que les autres mentions de « charité » ou « charitable » dans Une saison en enfer ne contredisent pas sa lecture du prologue, ce qui va bientôt m’inviter à une petite contre-expertise. Et, comme la charité n’était pas rejetée dans son opinion, Molino a prétendu que Rimbaud fixait pour celle-ci un sens personnel, comme si un lecteur avait à charge quand il lit une phrase courte telle que « La charité est cette clef ! » de comprendre que l’auteur a sa propre idée de la charité, comme si Rimbaud avait été assez malhabile que pour mélanger une idée de sens commun à un arrière-plan de notions religieuses, sans mesurer que le mot avait avant tout un sens religieux ! Il suffit de considérer qu’il y a deux rêves suborneurs à l’œuvre, celui de Dieu, celui de Satan, pour retrouver un parfait confort de lecture de la prose liminaire. Michel Murat a lu le deuxième article que j’ai publié au sujet de la prose liminaire, puisqu’il le référence en note de bas de la page 406 de sa nouvelle édition du livre L’Art de Rimbaud. Il refait après moi le débat autour du problème d’interprétation soulevé par Jean Molino, mais il ne m’a pas fait confiance pour les conclusions et, à la différence de ce que nous avons prétendu, il considère ne pas être parvenu à trancher la question. Murat commence par donner la bonne lecture de l’alinéa au cœur du débat :

La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !

Je le cite : « La seconde [proposition] constitue une sorte de ‘facule’ autonome, un commentaire instantané qui revient sur la proposition précédente, et l’interprète avec une précipitation qui révèle l’intensité des affects. » C’est la lecture traditionnelle à laquelle je souscris bien évidemment, car c’est la seule lecture possible de cet alinéa ! Et, en plus, elle est belle, ce qui ne gâte rien.
C’est pourtant cette lecture traditionnelle que conteste Jean Molino dans son article « La Signification d’Une saison en enfer » : « La plupart des interprètes affirment qu’il y a ‘reniement immédiat’ […] entre les deux phrases ». Le centre de la dénonciation vient du fait que, dans son édition critique d'Une saison en enfer, Pierre Brunel a assimilé la « charité » à un charme des « pavots » de Satan, ce qui est comme le dit Molino absurde, puisque la « charité » est une vertu théologale qui s’oppose forcément au Mal. Comme la prose de Rimbaud est elliptique, Molino a beau jeu de considérer que le tiret est un indice ambigu et que le texte n’est pas clair. Il me semble pourtant qu’un charme de la lecture est d’avoir un tant soit peu d’intuition, de compréhension spontanée des dimensions implicites d’un écrit, mais passons ! Ce qui est surtout piquant, c’est qu’alors même que Molino prône l’importance d’une bonne approche de l’enchaînement des phrases entre elles, il commet une erreur qui vient justement d’une mauvaise analyse de cet enchaînement. Il pense que la phrase d’attaque de l’alinéa qui fait parler Satan : « Tu resteras hyène, etc. » est une récrimination du démon provoquée par la phrase : « – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Il s'emprisonne dans la consécutions des énoncés. Or, un enchaînement des phrases ne peut bien s’apprécier que si on y mêle un tant soit peu de recul critique. Citons les alinéas essentiels au débat :

Or, tout dernièrement m’étant retrouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc. » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »

Nous avons un alinéa qui montre un recul devant un danger de mort. Epargnons-nous le débat sur « couac » pour le bruit dissonnant et « couic » pour la mort. Pour quelqu'un qui veut échapper à la mort, la « charité » s'offre comme une promesse de vie éternelle. L’attaque de l’alinéa suivant est donc bien une réponse proposée pour échapper à la mort, et le réflexe serait de se dire : puisque la charité est la clef du festin ancien, c’est que le festin est bien la vie éternelle promise par Dieu à ses fidèles. Or, la brisure vient de ce que le poète refuse de prendre en charge cette idée. Pour lui, la « charité » est une vertu dérisoire qui ne saurait promettre la vie éternelle, et si lien il y a entre la charité et le festin ancien, c’est que l’illusion de l’une contamine l’autre : le festin n’est ainsi qu’un rêve et non un lointain souvenir auquel se raccrocher. Un souvenir aurait le mérite de la vérité dans le passé, le rêve ne sera qu’une croyance chimérique. L’alinéa met sur le même plan les deux phrases : « La charité est cette clef. » et « – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé. » Par conséquent, cette construction sur la page impose au lecteur de considérer avec assurance que la seconde phrase rebondit sur le sens de la première. La mention « Cette inspiration » désigne l’énoncé « La charité est cette clef. » Enfin, de manière implicite, le lecteur comprend que cette inspiration ne peut venir que du discours chrétien et on songe à une perfide réduction de la notion d’inspiration divine au seul mot fuyant « inspiration ». C’est la lecture normale. Tout le monde lisait ainsi cet alinéa avant l’intervention de Molino, lequel concède que c’était la lecture admise : « La plupart des interprètes affirment… » dit-il dans la citation faite plus haut. C’est suite à la seule intervention de Molino que, non pas le public en général, mais les gens qui publient sur Une saison en enfer prennent des gants et remettent en cause l’évidence de l’énoncé. C’est à cause de Molino que Nakaji qui admettait dans sa thèse la charité comme notion chrétienne l’envisage dans un article récent comme la simple idée de sens commun. C’est à cause de Molino que Steinmetz publie un article où il peut renforcer l’espoir d’une lecture non résolument hostile au christianisme, c’est à cause de Molino qu’Alain Bardel qui a lu les articles de Steinmetz, de Nakaji et d’autres envisage avec assurance que, malgré certaines persistances, comme celle légitime de Pierre Brunel, la notion de charité n’est certainement pas théologique ou résolument théologique dans Une saison en enfer. Je pense bien évidemment l’inverse et j’en arrive au commentaire du troisième alinéa de la précédente citation rimbaldienne. Les propos attribués à Satan font partie d’un alinéa distinct de l’alinéa sur la charité et l’inspiration, mais surtout, comme Molino lui-même le rappelle, Satan n’est pas un défenseur de l’idée de charité, et ensuite, dans les propos de Satan, il est question d’accéder à une mort qui serait un triomphe. Normalement, un lecteur va rapporter les propos de Satan, non pas à l’alinéa précédent sur la « charité », mais à l’alinéa où le poète a expliqué qu’il avait peur de la mort et que cela lui avait donné à réfléchir sur le danger de sa révolte démoniaque, de « bête féroce » confiant son trésor aux « sorcières », etc. Le lecteur comprend dès lors que Dieu et Satan sont intervenus chacun tour à tour. Un premier alinéa exprime la peur de la mort, un second fait intervenir la proposition divine qui est aussitôt rejetée, et la troisième fait entrer en scène un Satan indigné. Rimbaud ne pouvait écrire en même temps, dans un même alinéa, dans une même phrase, les réactions contraires de Dieu et de Satan. Il les fait intervenir chacun à leur tour. Voilà une analyse bien posée quant à l’enchaînement des phrases et des alinéas. Et Rimbaud a même pris soin de préciser contre quoi se récriait Satan, en lui faisant dire : « Gagne la mort ». Automatiquement, nous raccordons la réaction de Satan à ce qui a été dit deux alinéas auparavant. Enfin, il ne devrait échapper à personne que, dans la succession d’un alinéa pour Dieu, et d’un alinéa pour Satan, nous avons une offre refusée de la charité et un discours de Satan qui, s’il reproche à sa proie la peur de la mort, l’admet comme acquis à l’égoïsme et aux péchés capitaux, ce qui s’oppose symétriquement à la « charité » susmentionnée comme à la série « justice », « joie », « espérance », etc.
Ce que propose Molino, c’est une lecture qui fait fi de l’unité de l’alinéa au cœur du débat : « La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Voici une mise en page qui n’autorise pas pleinement la lecture de Molino, mais qui cherche à en amorcer la possibilité :

Or, tout dernièrement m’étant retrouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien où je reprendrais peut-être appétit. La charité est cette clef.
– Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! « Tu resteras hyène, etc. » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »

Molino aura beau protester, sa lecture conteste la pertinence du découpage des alinéas qu’a imposé Rimbaud. En effet, l’idée de Molino, c’est que le démon se récrie quand le poète prétend avoir rêvé. Molino ne fait rien du sens clair, net et précis de l’impératif : « Gagne la mort » qui prouve son énorme contresens. Ensuite, dans l’optique de Molino, d’autant plus qu’il martèle l’importance d’une bonne approche de l’enchaînement entre les phrases, nous sommes obligés de séparer d’un alinéa à l’autre les phrases « La charité est cette clef » et « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé », puisque cela entraîne une confusion, mais surtout puisque la référence de la complétive « que j’ai rêvé » est à rechercher plus haut dans le texte, et pire encore n’est même pas une expression précise du texte, mais tout un pan du texte, les alinéas 2 à 7 de la prose liminaire assimilés à un « mauvais rêve ».
Maintenant que j’ai bien posé les deux lectures. Je cite des passages de l’article de Jean Molino, non seulement pour bien montrer que je ne déforme pas sa lecture, mais aussi pour montrer le niveau de certitude qu’il y met, alors même que nous venons par la comparaison de montrer l’absurdité de son approche, je me permets quelques soulignements pour épargner d’allonger d’un commentaire critique mes citations :

Le verbe se récrier employé absolument a la valeur de « protester avec indignation » : il  y a donc l’indication nette d’un lien d’opposition entre cette phrase et la précédente ; le démon proteste contre l’affirmation précédente.

J’ai déjà dit ce qu’il fallait penser de cette conception étroite de l’enchaînement des phrases entre elles.

[…L]a charité est la clef du festin ancien et cette inspiration – que je viens de recevoir – prouve que la période intermédiaire, entre les jours anciens et l’inspiration nouvelle, n’a été qu’un rêve. […S]’il est vrai que la « charité est cette clef », alors cela prouve qu’auparavant je rêvais.

L’inspiration, c’est bien la phrase « La charité est cette clef », mais le contenu du rêve devient la masse des alinéas 2 à 7, ce qui ne va pas sans poser problème, car, même si cela ne devait être qu’un rêve, ces alinéas mentionnent des choix immoraux, des injures, des défis, etc. Molino a l’air de penser que la dimension du rêve suffit à excuser l’injure à la beauté, la révolte contre la justice, les prétentions à étoffer l’espérance, etc. Le rêve témoignerait quand même de choix en un sens infernal, d’une pulsion démoniaque, d’un désir infernal tapi au fond de l’être. Et le danger de mort du huitième alinéa peut-il être enfermé dans le rêve puisqu’après la prétention à avoir rêvé le poète admet un dialogue avec Satan où celui-ci lui parle encore de courir à cette mort ?
La force d’illusion de l’article de Molino vient de ce qu’il récupère l’idée de rêve associée aux pavots. Si le poète se plaint d’avoir rêvé, seul Satan en serait cause. Molino n’envisage pas que Dieu et Satan se disputent le poète. Le problème vient d’ailleurs des précédents commentaires de la prose liminaire. Margaret Davies et Pierre Brunel considéraient eux aussi que le « festin » était causé par les « pavots » sataniques, sans se rendre compte qu’ils rendaient contradictoires leurs lectures respectives, Davies celle du refus de la charité comme inspiration divine, Brunel articulant lui le rêve de la charité à une ruse de Satan. Le « festin » ne peut pas être un rêve démoniaque et sa « clef » une inspiration divine. Pour contrecarrer la lecture de Molino en citant le texte, il faut envisager le lien entre la réserve « si je me souviens », l'intention intuitive « j’ai songé » et la complétive « que j’ai rêvé », mais aussi considérer des phrases essentielles du récit « Mauvais sang ». Si Rimbaud écrit : « Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme ! » c’est qu’il conditionne son souvenir en fonction du baptême et des livres d’Histoire. Le souvenir incertain du « festin » vient du conditionnement chrétien qui est l’autre sommeil auquel s’affronte le poète dans Une saison en enfer.
Il n’est pas question d’étudier ici l’ensemble des mentions de la « charité » dans Une saison en enfer. J’en reviens au compte rendu des pages consacrées par Michel Murat à Une saison en enfer. Après avoir dégagé la lecture traditionnelle de la prose liminaire, notre critique rend compte de la contre-interprétation de Jean Molino. Alors même qu’il a considéré la grande cohérence de la lecture traditionnelle, Murat va basculer dans les incertitudes et donner une sorte de crédit relatif à la lecture opposée de Molino. Mais je tiens à préciser que quand il rend compte de la lecture traditionnelle, Murat écrit ceci qui peut correspondre éventuellement à l’approche de Davies et Brunel, mais pas à la mienne : « Le sujet se récrierait devant cette assimilation du festin à l’ordre chrétien de l’amour du prochain. » Je ne partage certainement pas cette lecture. Non, le texte rejette le « festin » comme rêve, une fois qu’il lui est expliqué qu’il relève de la pratique de la « charité », vertu théologale. Qui plus est, Murat adhère tout comme Pierre Brunel et Margaret Davies à l’idée que les pavots sont la source du rêve de festin que se reproche Rimbaud. Là encore, je ne suis pas d’accord avec cette interprétation. Et il faut bien comprendre que ces deux différences d’interprétation explique que je suis à même de résister à la lecture franchement tarabiscotée de Jean Molino à partir du sens commun du mot « charité », soi-disant difficile à établir, mais pas les autres commentateurs d’Une saison en enfer, alors même qu’il y a une différence entre une vertu théologale qui est une notion et le mot « charité » de sens commun qui, lui, n’est pas une notion. En effet, ce qu’oublient les commentateurs, c’est la différence fondamentale entre une notion et un mot ! Un mot n'est qu'un outil pour décrire le réel ou communiquer une information. On ne débat pas d'un mot. La notion est une mise en perspective abstraite qui se pose déjà en manipulation intellectuelle pour mieux appréhender la réalité, un sujet sur lequel s'exerce la pensée. La charité en tant que mot et notion est une vertu théologale, mais la charité à considérer simplement en tant que mot n’a pas plus de raison d’imposer un débat existentiel que les mots « table », « chat », « cravate », « mouvement », « frite », « roucoulement », etc. Si je réfléchis sur l’amitié en tant que philosophe, je peux développer toute une notion de l’amitié, mais si je me sers du mot « amitié » pour décrire un fait concret, je n’emploie qu'un mot qui informe d'une situation. Mon exemple peut montrer que la promotion en notion est possible pour différents mots, mais la « charité » a un emploi notionnel réservé et, outre que le sens commun dérive du sens théologique, le mot de sens commun n'a pas d'emploi évident ou nettement identifiable en tant que notion : aimer son prochain sans raison religieuse, ce n'est qu'aimer de fait quelqu'un nous semble-t-il. Or, dans Une saison en enfer, Rimbaud vise la notion de « charité » et, à ce moment-là, une réévaluation de la notion est toujours possible, on peut envisager qu’il vide la notion de sa substance chrétienne, mais ce travail serait alors à considérer par le critique comme étant en acte et ce serait polémique. Pour moi, il est absurde de prétendre que Rimbaud évoque une notion prédéfinie de « charité » laïque. Les notions, en tant que véhiculées par le tout venant, ont un contenu social, une charge historique. Si le poète veut d’emblée que la notion soit sienne, il doit la définir. S’il ne le fait pas, il se positionne par rapport à la notion qui s’impose à son époque.
Et, pour ceux qui pensent qu'il existe une notion non religieuse ou non fonction d'un modèle religieux premier de la charité, le voisinage des mentions plus qu’abondantes de la religion chrétienne prouve assez que Rimbaud investit de manière polémique la notion théologale. Si on n’admet pas cela, on peut lire n’importe quoi comme on l’entend, et c’est alors non plus seulement l’œuvre de Rimbaud mais tout écrit qui est résolument hermétique, voire indécidable…
Pris par le piège de ce double rêve confondu sur un seul plan, Murat considère dès lors qu’il lui est impossible de trancher entre deux lectures contradictoires : « Il est impossible de trancher », croit-il, et il ajoute : « Sur le mot de charité, le texte laisse peser une équivoque lourde de sens. » Ceci dit, tout de suite après, une lecture cohérente reprend imperturbablement son cours nous invitant à admettre que Satan s’oppose à la vertu théologale de la charité, et le festin est lui-même accepté comme présentant l’idée d’une relation harmonieuse entre les êtres, donc comme un prétendu souvenir pieux opposable aux pavots de Satan. Murat formule quand même la conviction qui le taraude malgré le texte de Molino : « Même s’il peut désigner, sur un plan abstrait, une forme idéale de relation entre les hommes, « charité » reste un mot élaboré par l’exégèse paulinienne, dogmatisé et vulgarisé par le catéchisme. » Cependant, le doute s’est instillé et Murat ne peut s’empêcher d’écrire aussi : « Le prologue laisse la notion suspendue entre adhésion et rejet […] », ce qui voudrait dire, si nous sommes des lecteurs conséquents du travail de Murat, que Rimbaud hésite finalement entre l'acceptation et le rejet de la foi.
Je vous ai exposé mon principe correcteur pour la lecture. Il faut dissocier le rêve suborneur de la religion chrétienne et le rêve suborneur de Satan. Murat est lui convaincu que ces deux rêves se confondent en un et il écrit que « la fin de L’Impossible » offre des « réflexions angoissées sur le sommeil de l’esprit » qui, mais c’est son point de vue, « correspondent exactement à la situation évoquée dans le prologue : ‘S’il [mon esprit] avait été éveillé jusqu’à ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !.... » Murat ajoute :

Le sommeil de l’esprit prouve l’abandon aux « instincts délétères », source des « péchas capitaux », et l’époque « immémoriale » est évidemment celle du festin.

Pour remettre en cause ce sentiment d’évidence, une lecture fouillée de la section « L’Impossible » serait nécessaire, mais nous pouvons déjà la fragiliser par la contestation suivante. La citation du poète est claire, il a cédé aux instincts délétères à une époque immémoriale. Je ne vais pas faire le montreur d’étymologies en rapprochant le verbe « céder » du mot « chute », mais ce que dit Rimbaud en toutes lettres c’est que, avant même de céder, il connaissait donc une vie non sujette aux instincts délétères. Du coup, difficile d’admettre la prétendue évidence. Certes, le festin renvoie à une époque immémoriale, mais l’injure à la Beauté fait aussi partie de l’époque immémoriale et c’est bien évidemment l’injure à la Beauté qui correspond à la chute dans les instincts délétères et non la vie dans le festin qui est décrite comme un état initial, pas comme une conséquence d’une action. Ma réfutation est déjà, il me semble, sans appel. L'époque immémoriale, ce n'est pas que l'époque du festin avec résistance aux instincts délétères, c'est aussi l'époque clivante de la chute. D'ailleurs, il faut remarquer que le soir de la chute fait écho à l'idée du matin de la sortie de l'enfer, et ce qu'il s'agit de comprendre encore, c'est que ce soir est lui-même pris dans un souvenir incertain. En effet, si le festin n'a jamais existé, le basculement non plus ne saurait avoir eu une réalité, puisque pour quitter le festin il faut qu'il ait eu une réalité. La révolte est réelle, mais le plan qui lui est donné est un mythe factice d'ensemble, puisqu'il n'y a pas eu changement d'état. La révolte est consécutive à un effort d'inculcation culturelle inappropriée, ce qui n'est pas la même chose.
Je m’arrête là, c’est un excellent moment pour une pause. Cette étude sera continuée par une troisième partie.

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