Compte
rendu de la partie consacrée à Une saison
en enfer de la nouvelle édition revue et
augmentée du livre de Michel Murat L’Art de Rimbaud (José Corti, 2013)
Deuxième
Partie.
Dans
son « Avant-propos » à l’édition augmentée de 2013 de son étude L’Art de Rimbaud, Michel Murat formule
lui-même précisément que les vers et les poèmes en prose relèveraient seuls de
« l’œuvre poétique, au sens strict de ce terme ». Il a exclu des
poèmes en prose « Les Déserts de l’amour », ce que rien ne permet
d’affirmer. Il a écarté également les paraphrases en marge de l’Evangile
présentes sur des brouillons d’Une saison
en enfer, ce qui est là aussi contestable, d’autant plus que nous ignorons
à quoi pouvait ressembler le travail fini, et même s’il a été fini ou non. Il a
enfin explicitement rejeté le livre Une
saison en enfer de ce cadre générique stricto
sensu. L’auteur se reproche de ne pas avoir traité une facette du génie de
l’artiste, mais pas de l’avoir exclue du domaine de la poésie : l’œuvre de 1873
ne serait poétique que par une « extension » à la prose des luttes du
poète. Nous avons vu dans une première partie que l’approche du livre Une saison en enfer par Murat posait le
problème de l’essence poétique de cet ouvrage. Le seul argument, parmi ceux qui
sont mobilisés, qui peut justifier l’exclusion de la Saison du genre de la poésie en prose, c’est la section
« Alchimie du verbe ». Un poème en prose peut bien contenir une
citation d’une autre prose ou même d’un poème en vers, mais dans le cas de
« Alchimie du verbe », nous avons l’inclusion de corps étrangers qui
ont leur autonomie propre. Une seule inclusion aurait suffi à remettre en cause
le statut de poésie en prose, mais nous dénombrons sept poèmes en vers
intercalés entre les parties d’un discours en prose. Il ne s’agit pas, comme
dans le cas d’une tragédie de Corneille, Racine ou autre, d’un extrait en prose
au milieu de vers qui symboliserait, par exemple, la lecture d’une lettre par
opposition à la dimension orale prêtée aux vers de théâtre. Il s’agit de
juxtapositions d’œuvres et j’insiste bien sur le fait que les poèmes en vers
soient cités dans leur intégralité, car c’est le fait de les exposer dans tous
leurs contours qui donne une réalité à la rupture franche opérée au sein du
texte. Une citation partielle peut s’intégrer à la musique d’un texte, mais ici
les deux musiques sont en tension. Dès lors, la prose perd son unité homogène,
sacrifie l’idée d’une forme close sur elle-même, et, en même temps, nous
constatons dans « Alchimie du verbe » une altérité entre les passages
en prose et les vers, dans la mesure où la prose critique les vers et donc les
définit clairement comme des corps étrangers qu’elle convoque. Il y a un
surplomb d’un texte par rapport à l’autre. En revanche, les autres et peu
nombreux critères exploités par Murat pour considérer que les sections d’Une saison en enfer ne sont pas des
poèmes en prose ne relèvent que de la pétition de principe. L’argument
principal, la dimension narrative du livre Une
saison en enfer, n’est pas recevable, même si intuitivement il semble
décisif à cause du roman, etc. Il n’est pas défendable parce que, d’une part,
bien des œuvres en vers sont des récits, et, d’autre part, parmi les textes
admis comme de la poésie en prose, les récits abondent également, et cela
concerne Baudelaire ou Rimbaud lui-même (« Conte » et
« Vagabonds » peuvent être confrontés à la prose liminaire, à
« Matin », à « Nuit de l’enfer », etc.). Enfin, dans la
mesure où, quand il a étudié les Illuminations,
Murat a très bien opposé la poésie en prose de Baudelaire à celle de Rimbaud au
plan formel, en montrant que Baudelaire cherchait à dégager l’esprit de la
poésie dans le corps d’une expression plus fidèle à l’esprit de la prose,
tandis que Rimbaud s’ingénie à compenser, plus encore qu’Aloysius Bertrand,
l’absence du vers par des procédés poétiques variés, nous nous demandons
pourquoi ne pas exploiter cet aspect dans la troisième partie de L’Art de Rimbaud, puisque cette
opposition vaut à plus forte raison dans le cas du livre Une saison en enfer qui ne ressemble pour le style à aucun texte en
prose connu. La prose la plus proche d’Une
saison en enfer, c’est celle des Illuminations
et des « Déserts de l’amour ». Ceci indique que, dans l’enquête sur
les genres littéraires, Murat n’a pas intégré le problème crucial de la langue
poétique.
Au
plan du genre, Murat rassemble une terminologie employée soit par Verlaine,
soit par le narrateur même d’Une saison
en enfer. Il est question bien sûr du terme « autobiographie »
auquel est refusée avec raison la définition actuelle du genre dans le champ de la théorie
littéraire. Il n’y a pas de pacte autobiographique dans Une saison en enfer, c’est-à-dire aucune garantie d’authenticité,
aucun attachement scrupuleux à rendre des faits de la vie réelle de l’auteur.
Mais l’expression de Verlaine module une mise à distance du genre
autobiographique de toute façon « espèce de prodigieuse autobiographie
spirituelle ». La crise est symbolique et quelque peu transposable à
d’autres hommes pour ainsi dire. Il s’agit d’une vie rêvée du poète, mais qui
rend compte d’une certaine réalité au plan spirituel. Murat relève bien sûr les
mentions du narrateur de la Saison à
ce qui passe pour ses propres écrits, en particulier la mention dans
« Matin » d’une fin de « relation » au sujet d’un enfer
personnellement affronté. Cela implique que le livre est un récit de crise, ce
qui veut dire que nous devons cerner une action dramatique avec un nœud ou un
paroxysme suivi d’un dénouement final. En ce sens, Murat semble rejoindre ce
que tous nous pouvons dire du projet d’Une
saison en enfer, si ce n’est que le texte est à ce point hermétique que peu
de commentaires s’attachent réellement à identifier cette crise et donc à bien cerner la
problématique qui anime l’écriture de ce livre. Or, Murat lui-même tient un
propos déconcertant, il considère que le récit de crise ne concerne qu’un
« tiers environ » du livre (la prose liminaire, « Nuit de
l’enfer » comme expression du nœud paroxystique,
« L’Impossible », « Matin » et « Adieu »). La
section « L’Eclair » n’est pas mentionnée, mais il est étrangement
affirmé que « Mauvais sang » et les deux « Délires »
« se situent pourtant en-dehors de toute référence infernale ». Ne
pas admettre les « Délires » dans la dimension infernale, c’est faire
acte de mauvaise volonté. Pour « Mauvais sang », nous comprenons d’où
vient le reflux. « Mauvais sang » est une section introductrice qui
précède l’absorption d’un poison qui propulse le poète en enfer, mais force est
d’admettre que le récit de « Mauvais sang » est infernal parce qu’il
expose les prédispositions du poète à être perdu pour le monde et à
s’empoisonner. L’action qui conduit à « Nuit de l’enfer » commence
dans « Mauvais sang », c’est un fait, et, en même temps,
« Mauvais sang » donne les raisons qui entraînent une chute
inévitable en enfer. Il faudra un bon travail de mise au point sur la gradation
entre « Mauvais sang » et « Nuit de l’enfer », ce qui ne
saurait être conduit dans notre présent compte rendu. En revanche, ce que nous
venons de dire suffit à ruiner les distinctions opérées par Murat. Le récit de
crise concerne bien l’ensemble des feuillets du « carnet de damné »,
mention dans laquelle Murat identifie encore l’idée d’un récit de confession.
Il n’y a pas un récit de confession contenant partiellement un récit de crise.
Il faut bien évidemment superposer l’idée de confession et celle de récit de crise, et
étendre ces deux critères conjoints à tout le livre Une saison en enfer. Il faut dire que d’autres éléments de la
lecture de Murat nous alertent. Par exemple, au sujet de la phrase « Cela
s’est passé » dans « Alchimie du verbe », il faudrait
s’interdire de comprendre : j’ai dépassé cette phase-là de mon
existence. L’expression « Cela s’est passé » serait plus lâche
et laisserait planer l’idée d’une maladie qui peut revenir. Surtout, Murat
dissocie la formule « Cela s’est passé » de la conclusion du discours de
« Alchimie du verbe » : « Je sais aujourd’hui saluer la
beauté. » Pourtant, ces deux phrases forment ensemble un unique alinéa et
leur réunion montre bien que nous progressons dans un récit de crise qui va
vers une solution. Au sujet de la prose liminaire, Murat s’appuie sur l’idée
que le narrateur présente cette prose comme écrite après le reste du livre Une saison en enfer, après la section
« Adieu » donc, ce qui est important en effet. Mais le commentaire
critique en demeure quelque peu à un constat d’ambiguïté. Dans
« Adieu », après l’annonce d’une sortie de l’enfer dans
« Matin », le poète parle d’une « heure nouvelle » et d’une
victoire, alors que, dans la prose liminaire, loin d’annoncer cette victoire,
le poète confirme son refus du christianisme, mais semble continuer de se
débattre quelque peu face à Satan, le poète lui cède même, malgré le persiflage
que supposent le style et les formules de sa réponse. Qu’il nous soit permis de
répondre en faisant référence à nos propres travaux mis en ligne récemment sur notre
blog. Premièrement, la problématique de la prose liminaire est moins de refuser
Satan autant que Dieu que d’échapper à la mort (« sur le point de faire le
dernier couac ! »,
« ‘Gagne la mort’ ; se récrie le démon… ») et aux mensonges
(« si je me souviens bien », « – Cette inspiration prouve que
j’ai rêvé ! », « j’en ai trop pris », « aimables
pavots »). Deuxièmement, Rimbaud évite en artiste consommé de manger le
morceau et les « feuillets » dédiés à Satan n’excluent pas l'idée d'une
mauvaise surprise réservée à celui-ci même. Troisièmement, il faut bien voir que dans
cette prose liminaire comme dans Une
saison enfer en général, la parole n’est pas accordée à Dieu qui est
déréalisé, alors qu’elle l’est à Satan, ce qui permet de considérer que la
parole de Satan a une visée polémique, provocatrice. L’important est la
contestation de la norme sociale et donc de Dieu, la mise en scène de Satan n’a
pas la même portée, même si « Nuit de l’enfer » cristallise un
affrontement plus sérieux au plan spirituel. Quatrièmement, pourquoi ne pas
accorder sa confiance à la prose liminaire qui nous dit que le récit
« Adieu » ne va pas sans restes d’un personnage sulfureux ? Pour
cela, je renvoie à ma lecture du récit « Adieu ». J’ai passé
rapidement en revue les écrits sur Une
saison en enfer (Margaret Davies, Cecil Arthur Hackett, Yoshikazu Nakaji,
Pierre Brunel, Mario Richter, Jean Molino, Yann Frémy, Bruno Claisse, Alain
Vaillant, Bandelier, les éditions annotées, etc.), sans pouvoir relire quelques travaux
(ceux de Moncel ou Coelho), mais je n’ai pas remarqué l’insistance sur le verbe
« posséder » de l’expression finale : « posséder la vérité dans une âme et un corps »,
dont je dis depuis assez longtemps que les italiques servent à désigner
l’expression d’origine latine « un esprit sain dans un corps
sain », sachant que « sain » est ici remplacé par
« vérité ». Or, « posséder » est de la famille de
« possédé ». En toute rigueur,
« possédé » est une forme passive, le démon possède l'homme, alors qu'ici c'est le poète qui prétend qu'il aura la possibilité de posséder la vérité. Malgré tout, j'insisterai sur cette possession polémique. Le poète sort de l’enfer, mais pour la société il ne
peut que continuer à sentir le soufre, ce soufre qu'il a ramené de l'expérience infernale, puisqu’il dénonce les
« mensonges » et récuse le christianisme, la foi en Dieu. C’est même un trait de génie (que mon travail de chercheur a su mettre à jour) que de
terminer ainsi Une saison en enfer
par une chute et une pointe ironiques. Certes, le poète sort de l’enfer, mais
il irradie d’une puissance critique héritée de l’expérience. Il ne prétend même
pas détenir la vérité, il prétend pouvoir en être pénétré (« il me sera
loisible »). Sa force nouvelle est de cerner les mensonges tant de
l’abandon irréfléchi à Satan que de l’entraînement à des promesses illusoires
de la charité chrétienne et de l’idéologie du devoir humain compris comme travail
pour une fin des temps nommée progrès. Je ne pouvais que citer mes conclusions
pour montrer qu’il n’y a pas de réelle divergence entre le rapport à la réalité
de la prose liminaire et celui décrété dans « Adieu ».
Je
ne voulais pas revenir sur la lettre à Delahaye de mai 1873, mais le discours
de Murat m’y oblige quand j'en viens à la fin de son premier chapitre consacré à Une saison en enfer. Dans la lettre à
Delahaye, le projet n’est évoqué qu’à la marge. Rimbaud n’explique pas par
le menu ce qu’il est en train de composer, il ne lâche que quelques bribes pour
informer son ami. Murat prétend qu’Une
saison en enfer ne correspond pas à ce qui a été annoncé à Delahaye. Il
serait question d’une « structure différente ». Personnellement, je
ne vois pas en quoi Une saison en enfer
ne fourmille pas de « petites histoires en prose »,
« atroces » de surcroît. Murat se sert des titres « Livre
nègre » ou « Livre païen » pour prétendre que le projet décrit
en mai à Delahaye ne s’intéresse pas à un enchaînement des histoires entre
elles, ni à une thématique religieuse, ni à un récit de crise finalement, ce que rien ne prouve. Les mentions « nègre » ou « païen » ne coïncident pas qu’avec
le titre de section « Mauvais sang ». Le statut de
« païen » justifie bien un séjour infernal et une opposition au
« christianisme maudit ». La mention « nègre » déployée
dans « Mauvais sang » s’articule parfaitement à la problématique
d’ensemble du livre Une saison en enfer.
A la limite, Murat peut avoir à l’idée que les histoires annoncées ne
présupposent par tout un débat qui tient plus du discours que du récit, car, en
effet, Une saison en enfer est
souvent moins dans le récit que dans le développement d’une pensée, mais le
texte intitulé « Alchimie du verbe » est considéré comme une
« histoire » par son auteur, et « Mauvais sang », surtout
le début, échappe largement à la conception étroite d’historiette.
Objectivement, rien ne permet d’affirmer que Rimbaud n’a aucune idée précise de
ce qu’il veut écrire, et surtout au-delà du plan de l’œuvre nous ne faisons
aucune difficulté à considérer que les intentions perceptibles sont les mêmes entre ces
titres « Livre nègre », « Livre païen », « Mauvais
sang », mais aussi « Nuit de l’enfer »,
« L’Impossible », « Délires », Une saison en enfer. Les mots clefs de la lettre à Delahaye
« innocence », « bête », « atroce »,
« fléau », etc., entrent en résonance avec tout le livre Une saison en enfer, et pas seulement
avec « Mauvais sang ». A la limite, on peut dire que, si nous voyons
bien qu’il s’agit dans la lettre à Delahaye de la genèse d’Une saison en enfer avec l’écriture toute récente d’une bonne
partie d’une première version de « Mauvais sang » au moins, rien ne
permet de déterminer si le plan du livre projeté a évolué ou non. Au nom de
quoi prétendre que le projet a été modifié en profondeur ? Je ne comprends
pas. Du moins, j’aimerais avoir une explication, ce que les affirmations
lapidaires ne me procurent pas. Pourquoi établir sur la foi de simples titres
une distance entre un « livre païen » et une « espèce
d’autobiographie » d’un être à la fois « homme ordinaire » et
« poète » ?
C’est
en tout cas sur cette foi d’une réorientation du projet que se développe le
second chapitre intitulé « La Narration ». Ce chapitre va se limiter
pour l’essentiel à l’étude du prologue et de la section « Alchimie du
verbe ». Cela exclut du cadre narratif les motifs du « païen »
et du « nègre » précisément. Il s’agit de se concentrer sur les tourments
d’un homme et aussi sur ses qualités de poète. Pour moi, cette exclusion
désarticule la logique d’ensemble, mais il est toujours possible d’analyser
distinctement certaines parties de l’œuvre et d’arriver à des conclusions assez
justes après tout. Murat oppose la prose liminaire et « Alchimie du
verbe » : le premier récit est au passé composé ce qui en fait un texte de
bilan qui s’intéresse au présent, tandis que « Alchimie du verbe »
est dominé par le passé simple, il s’agit d’une rétrospection critique. Mais,
le bilan de la prose liminaire ne reçoit pas de conclusion ferme, il est
« interrompu à un moment décisif », ce dont nous avons déjà parlé
plus haut. En revanche, « Alchimie du verbe » contient une
conclusion, « c’est-à-dire détermine un point depuis lequel l’histoire
peut être reconstruite dans sa globalité ».
Le
compte rendu m’oblige à certains renoncements. Je ne vais pas parler de
l’analyse du rythme et des images par Murat au sujet du prologue. Je constate
qu’il récuse comme moi « [l]’hypothèse d’un récit initiatique » qui a
été « avancée par Yoshikazu Nakaji » dans son livre de 1987 :
« […] le cadre institutionnel indispensable à une initiation n’est pas
identifiable dans le prologue, où rien n’indique que les actes effectués ou
projetés aient le statut d’une épreuve ». Je partage cette conclusion sans
appel, même si j’aurai à rendre compte plus tard du livre de Nakaji en citant
plusieurs phrases bien formulées livrant une compréhension très juste de
certains détails du texte. En revanche, à la différence de Nakaji, Brunel et
moi-même, Murat ne paraît pas identifier le « trésor » à la « vie »
elle-même, quand il l’évoque comme un ingrédient des contes avec les
« sorcières » et le thème de « la fuite ».
Le
premier défaut de la lecture de Murat tient dans son ouverture érudite au sujet
du « festin ». Il admet que « la résonance biblique est
évidente », mais il cherche à faire sentir une restriction : « le cadre
herméneutique de la parabole du festin (Mathieu, XX, 2-10) [n’est] pas
transposable, » et il établit une concurrence avec l’Antiquité en citant
le De natura rerum de Lucrèce. Et
Murat a certes bien raison d'illustrer les raisons qui lui font donner la préférence à l'idée d'une source
lucrécienne. La métaphore précise du « festin de la vie » viendrait de ce
passage latin exclusivement : « Cur
non ut plenus vitae conviva recedis », dont il donne la
traduction : « Pourquoi ne sors-tu pas comme un convive rassasié du
festin de la vie ? » Cette citation qui a été reprise par Montaigne est ensuite
caractérisée comme centrale dans l’œuvre d’un des précurseurs de l’idée de
poète maudit qui parcourt tout le dix-neuvième siècle, puisque le poète Gilbert a écrit un couple de vers (alexandrin et
octosyllabe) célèbre qui résume sa figure légendaire : « Au banquet
de la vie, infortuné convive, / J’apparus un jour, et je meurs ». Et Murat
prétend à un renforcement de l’idée d'une source du côté du disciple d'Epicure avec la « beauté amère » qui
viendrait elle aussi du De rerum natura : « De
medio fonte leporum surgit amari aliquid », « Du cœur même des
plaisirs surgit quelque chose d’amer ». Rimbaud a déjà introduit une
référence à ce passage de Lucrèce dans sa composition scolaire « Jamque novus… » et nous connaissons
l’importance de Lucrèce pour Rimbaud avec deux poèmes en vers français de ses
débuts « Invocation à Vénus » (une traduction qui est aussi un plagiat) et « Credo in unam ». Ceci dit, Lucrèce était mobilisé contre le
christianisme dans « Credo in unam »
et Murat constate lui-même que le sentiment d’amertume est exploité à la
différence du discours de Lucrèce contre le christianisme. Et c’est bien là l’essentiel,
les métaphores du « festin » et de l’amertume sont mobilisées en fonction de la
référence chrétienne, pas en fonction des développements propres de la philosophie lucrécienne. Le
problème, c’est que, fort d’une primauté des sources bien exposée, Murat
introduit de l’hétérogénéité dans sa lecture du début d’Une saison en enfer. Le « festin » et la
« beauté » deviennent des métaphores générales excédant le cadre
chrétien, ce que nous ne pouvons en aucun cas admettre. La lecture est rendue
contraignante par les alinéas qui suivent, et même la référence à « Credo in unam » doit nous alerter que deux emprunts à Lucrèce
n’empêchent pas de considérer que les métaphores sont entièrement conditionnées
par une polémique contre le christianisme. Et il faut enfin considérer qu’à la
différence du critique littéraire qui précautionneusement multiplie les
références et additionne tout ce que des prédécesseurs ont pu dire de subtil,
le poète n’envisage pas dans les métaphores qu’il emploie tout un pan de
littérature critique érudite avec un classement des sources possibles dans le
passé, etc. Il est sans doute exact que Rimbaud a pensé à un croisement entre
les motifs de Lucrèce et des métaphores bibliques similaires, mais il serait erroné de croire qu'il a un plan compliqué pour critiquer à la fois un plan antique, dionysiaque, et un plan chrétien, comme si sa tête pensait simultanément à ces deux aspects : le sujet
exclusif ici, c’est le refus de la pensée biblique. La suite du texte est très
clairement conditionnée en ce sens, et il faut se méfier du prestige ponctuel
de Lucrèce dans l’analyse des sources. Un poète n’a qu’un cerveau et quand il
compose un poème il ne suit pas toutes les idées à la fois. Les critiques
littéraires ont tendance à imaginer que les synthèses d’éléments de diverses
origines qu’ils produisent dans une analyse se développent naturellement dans
l’esprit même de l’auteur. C’est faux. Le poète suit un développement à la fois et pour en conjuguer deux il lui faudra beaucoup d'apprêts ; un
critique peut en revanche créer a
posteriori un dossier prêtant à un texte, et peut-être à n’importe quel
texte, des résonances polysémiques. La polysémie voulue par un auteur est
extrêmement rare en Littérature. Ici, il faut prendre garde que la tension
polysémique introduite par le sentiment d'une concurrence des allusions bibliques et lucréciennes
ne prenne le pas sur la cohérence des articulations du texte, et à cette
aune il est visible que le « festin » et la « beauté
amère » s’inscrivent dans une série d’allusions au christianisme qui finissent
par exclure les problématiques spécifiques au discours de Lucrèce. Et ça, c’est
capital pour la compréhension ! Murat opère lui-même la démarche partielle
de rabattre les emprunts à Lucrèce au plan d’une critique du christianisme,
mais il faut le faire complètement, sous peine de déblatérer sur des
conceptions vagues de beauté comme idéal esthétique, etc. C’est ce travers qui
explique qu’au mépris de la parole parfaitement articulée de Rimbaud en son
récit les commentaires s’ingénient à identifier la « beauté » à une
idéalisation de la femme ou de l’art qui peut être autant maléfique
qu’angélique, et c’est à cela que nous devons les contresens évidents
confondant cette « Beauté » avec des allégories des Fleurs du Mal de Baudelaire. Au prétexte
d’une analogie qui veut que le poète assoit la Beauté sur ses genoux comme
Homère a assis la Muse sur les siens selon Vigny dans « La Maison du
berger », rapprochement opéré la première fois soit par Antoine Fongaro,
soit par Cecil Arthur Hackett, plusieurs commentaires considèrent que la
« Beauté » est une prostituée, ce que rien ne justifie dans le texte
de Rimbaud. Murat accueille ce rapprochement en le mentionnant en note de bas
de page. C’est très grave, car la prose liminaire nous oblige clairement à
associer la « Beauté » à la notion de « charité », à celle
de « justice », etc. L’érudition vient défaire le conditionnement
tissé par le texte, et ce n’est pas acceptable. Malgré la comparaison possible,
les textes de Vigny et Rimbaud ne disent pas la même chose, et c’est pareil
dans le cas du prétendu rapprochement avec deux sonnets sur la
« Beauté » dans Les Fleurs du
Mal. Rimbaud ne parle pas de la « Muse » non plus, mais de
« la Beauté ». Il ne parle pas du comportement de cette allégorie du
tout, mais du seul comportement du poète et de sa réaction, c’est lui qui
assoit la Beauté, l’injurie et la trouve amère. Rien ne nous est dit sur ce que
pense et fait cette « Beauté », pas même sur son consentement ou non
quand il s’agit d’être assise sur les genoux du poète. Le problème, c’est que
la pertinence d’une source ou le caractère frappant d’une ressemblance entre
deux textes favorisent l’extrapolation critique au détriment des articulations
du récit conduit par l’auteur.
Voici
les termes généraux dans lesquels Murat dilue la problématique exposée par la
prose liminaire :
Bien au-delà du
christianisme, la violence de la réaction est en proportion de l’injure faite
par la vie à « cet être-ci ; moi ! » Le rapport de la
beauté et du désir, d’autre part, implique une idée de l’art comme sublimation,
dont Freud fera la théorie des termes qui conviennent parfaitement à Rimbaud.
C’est pourquoi le poète est touché au cœur par l’amertume de la beauté :
la force d’idéalisation qui est le secret de son art lui paraît corrompue et
fausse, comme si elle ne faisait que recouvrir un fond de brutalité et de
misère – « faux cieux » masquant un « ciel taché de feu et de
boue ». Cette amertume nourrit au sein même de la création poétique une
rage destructrice et une immense dérision. La beauté, comme la poésie, comme
l’amour, est à réinventer.
Le
mot est lâché : « Bien au-delà du christianisme ». Et en argument
d’autorité, sans aucune citation à l’appui, comme si nous savions de quoi il retourne, Freud est mentionné. Les écrits de Freud
n’ont aucune valeur, c’est de l’imposture intellectuelle pure et simple, je le
savais bien avant que Michel Onfray ne se rende célèbre par un légitime travail à charge à ce
sujet. Vu qu'il existe un débat sur le caractère non scientifique des écrits de Freud, je précise que je ne crois pas qu’il soit possible de définir, en l’état
actuel de nos connaissances, ce qu’est un raisonnement scientifique par
opposition à un autre type de raisonnement, je ne crois pas du tout au récit
exagéré et prétentieux de Karl Popper, ni à son concept de réfutabilité. Je sais seulement que
le discours de Freud ne résiste pas aux contre-expertises et aux
contradictions. Complexe d'Oedipe, raisons des rêves, lapsus révélateurs et actes manqués, théorie de l'inconscient, rien de tout cela ne résiste à un examen un tant soit peu sérieux. Murat fait partie de générations noyées dans la référence
freudienne, comme dans le mythe de l’Union européenne, ou que sais-je
encore ? autant de croyances illusoires qui n’auront pas d’avenir dans les
générations futures. Plus calmement, que faut-il comprendre par une
« idéalisation », une « sublimation » ? Certes, on
idéalise, on sublime avec l’art, mais, comme il n’y a pas en principe de contenu figé de
l’idéalisation et de la sublimation, qu’est-ce que ça veut dire une beauté,
non pas en tant que femme, non pas en tant qu’objet, qui ne permet pas
d’atteindre la sublimation, l’idéalisation ? Je n’y comprends rien. Je ne
sais pas de quoi nous parlons. Le raisonnement est tronqué. Rimbaud a
rencontré quelque chose qui l’empêche d’idéaliser et de sublimer, et ce
quelque chose est le moyen même de sublimer. Où est la logique là-dedans ?
Qu’est-ce que c’est de réinventer la beauté et la poésie dans un absolu que
rien ne conditionne, et peut-on dans de telles conditions dire d’un côté la
beauté et de l’autre la poésie ? Murat peut bien formuler de telles
phrases, mais il en faudra toujours quelques autres pour préciser un cadre,
pour ne pas que le sens fasse défaut.
Dans
la suite de son étude sur la prose liminaire, Murat s’intéresse alors à ce
qu’il a déjà appelé la « métaphore cardinale », à savoir l’expression
« La charité est cette clef ! » C’est l’occasion d’un retour sur
le débat critique autour des interprétations notamment de Brunel et Molino.
J’ai déjà parlé de ce problème et je prévois une ultime mise au point
prochainement, je voudrais ne pas en parler ici, mais je le fais quand même,
tant le sujet est important. Il est d’ailleurs à mettre en relation avec le
problème des articulations contraignantes du texte dont je parlais à propos des
sources repérées dans le livre de Lucrèce qui ne doivent pas être mobilisées pour contredire la pression
propre au discours de la prose liminaire.
Murat
est victime à son tour des contresens générés par l’identification
du sommeil des « pavots » au rêve du « festin ancien », par
la minoration erronée que propose Molino de la notion de « charité »
qu’il n’envisage pas comme chrétienne. Sur son site, Alain Bardel rejette
également l’idée que la « charité » soit la vertu chrétienne. Citons
un extrait de sa lecture linéaire de 2009 :
C’est un terme emprunté à
la théologie chrétienne (l’amour porté à autrui au nom du christianisme qui est
religion de l’Amour). Il éveille nécessairement des connotations religieuses.
Mais il ne me paraît pas évoquer ici, comme on le dit souvent, la tentation
d’un retour à la foi, d’une sorte de conversion. C’est de l’amour humain qu’il
s’agit. Car toujours, dans la Saison, Rimbaud désigne blasphématoirement par
« charité » l’amour profane, et même, plus précisément,
« l’amour maudit », le « dévouement »
« ensorcelé » de l’Epoux infernal pour la Vierge folle (qu’on se
souvienne aussi du sens de ce mot dans Les Sœurs de charité).
Plusieurs
lecteurs se réclamant d’une sensibilité chrétienne ont tendance à récuser
malgré les évidences que le livre Une
saison en enfer soit une critique de la religion. Il y eut Paul Claudel, le
maurrassien Pierre Boutang, d’autres encore, et Bardel cite un article
« La cruelle charité d’Arthur Rimbaud » de Jean-Luc Steinmetz dont
les écrits témoignent eux aussi à l’évidence d’une volonté de ménager le
christianisme et de lui épargner la mise à jour nette et tranchante des
attaques rimbaldiennes. Le critique Jean Molino, fût-ce involontairement, s’est mis quelque peu au
service de cette cause quand il a fait remarquer une contradiction réelle de la
lecture de Pierre Brunel qui assimilait la « charité » à un charme de
Satan. Mais la correction proposée n’était pas la bonne. Il faut dissocier deux
rêves dans la prose liminaire, celui du festin inspiré par le baptême et le
catéchisme, face à celui des « pavots » qui font la
« chute » du poète en enfer. Comme tous les commentaires qui considéraient
correctement que la vertu théologale comme clef impliquait que le festin était
une forme du paradis promis par Dieu ont malgré tout associé le rêve du festin
aux pavots, au lieu de remettre en cause cette bévue, Molino a apporté un
nouveau contresens qu’il a cru réparateur. Il a prétendu que ce n'était pas le festin qui avait
pas été repoussé comme rêve, mais plutôt la vie en enfer, ce que favorisait
un ensemble d’autres citations du livre Une
saison en enfer qui attestaient de la prégnance d’un tel motif, puisqu’à la
couronne de « pavots » du texte liminaire il faut ajouter « si
mon esprit était bien éveillé », « expliquer ma chute et mon
sommeil », des rêves et des cauchemars infernaux. Dans de telles
conditions, Molino a cru pouvoir donner libre cours à son illusion critique, qui allait contre
l’interprétation spontanée du texte, que le rêve rejeté n’était pas celui
de la charité comme clef, sauf que le récit des alinéas deux à sept ne peut pas
s’appeler un simple mauvais rêve qui n'engagerait à rien, sans compter que les poèmes en vers à forte charge biographique cités dans une section de ce récit font partie du cauchemar ! Molino affirme ensuite sans vraiment
apporter de preuves, sans préciser ou justifier ce qu'il avance, que les autres mentions de « charité » ou
« charitable » dans Une saison
en enfer ne contredisent pas sa lecture du prologue, ce qui va bientôt
m’inviter à une petite contre-expertise. Et, comme la charité n’était pas
rejetée dans son opinion, Molino a prétendu que Rimbaud fixait pour celle-ci un sens
personnel, comme si un lecteur avait à charge quand il lit une phrase courte
telle que « La charité est cette clef ! » de comprendre que
l’auteur a sa propre idée de la charité, comme si Rimbaud avait été assez
malhabile que pour mélanger une idée de sens commun à un arrière-plan de
notions religieuses, sans mesurer que le mot avait avant tout un sens
religieux ! Il suffit de considérer qu’il y a deux rêves suborneurs à
l’œuvre, celui de Dieu, celui de Satan, pour retrouver un parfait confort de
lecture de la prose liminaire. Michel Murat a lu le deuxième article que j’ai
publié au sujet de la prose liminaire, puisqu’il le référence en note de bas de la
page 406 de sa nouvelle édition du livre L’Art de Rimbaud. Il refait après moi le débat autour du problème
d’interprétation soulevé par Jean Molino, mais il ne m’a pas fait confiance
pour les conclusions et, à la différence de ce que nous avons prétendu, il considère ne pas être parvenu à trancher la
question. Murat commence par donner la bonne lecture de l’alinéa au cœur
du débat :
La charité est cette
clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
Je
le cite : « La seconde [proposition] constitue une sorte de ‘facule’
autonome, un commentaire instantané qui revient sur la proposition précédente,
et l’interprète avec une précipitation qui révèle l’intensité des
affects. » C’est la lecture traditionnelle à laquelle je souscris bien
évidemment, car c’est la seule lecture possible de cet alinéa ! Et, en
plus, elle est belle, ce qui ne gâte rien.
C’est
pourtant cette lecture traditionnelle que conteste Jean Molino dans son
article « La Signification d’Une
saison en enfer » : « La plupart des interprètes affirment
qu’il y a ‘reniement immédiat’ […] entre les deux phrases ».
Le centre de la dénonciation vient du fait que, dans son édition critique d'Une saison en enfer, Pierre Brunel a assimilé la
« charité » à un charme des « pavots » de Satan, ce qui est
comme le dit Molino absurde, puisque la « charité » est une vertu
théologale qui s’oppose forcément au Mal. Comme la prose de Rimbaud est elliptique, Molino
a beau jeu de considérer que le tiret est un indice ambigu et que le texte
n’est pas clair. Il me semble pourtant qu’un charme de la lecture est d’avoir
un tant soit peu d’intuition, de compréhension spontanée des dimensions
implicites d’un écrit, mais passons ! Ce qui est surtout piquant, c’est
qu’alors même que Molino prône l’importance d’une bonne approche de
l’enchaînement des phrases entre elles, il commet une erreur qui vient justement
d’une mauvaise analyse de cet enchaînement. Il pense que la phrase d’attaque de
l’alinéa qui fait parler Satan : « Tu resteras hyène,
etc. » est une récrimination du démon provoquée par la phrase :
« – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » Il s'emprisonne dans la consécutions des énoncés. Or, un
enchaînement des phrases ne peut bien s’apprécier que si on y mêle un tant soit
peu de recul critique. Citons les alinéas essentiels au débat :
Or, tout dernièrement
m’étant retrouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin
ancien où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette
clef. – Cette inspiration prouve que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène,
etc. » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots.
« Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés
capitaux. »
Nous
avons un alinéa qui montre un recul devant un danger de mort. Epargnons-nous le
débat sur « couac » pour le bruit dissonnant et « couic » pour
la mort. Pour quelqu'un qui veut échapper à la mort, la « charité » s'offre comme une promesse de vie
éternelle. L’attaque de l’alinéa suivant est donc bien une réponse proposée pour
échapper à la mort, et le réflexe serait de se dire : puisque la charité est la
clef du festin ancien, c’est que le festin est bien la vie éternelle promise
par Dieu à ses fidèles. Or, la brisure vient de ce que le poète refuse de
prendre en charge cette idée. Pour lui, la « charité » est une vertu dérisoire
qui ne saurait promettre la vie éternelle, et si lien il y a entre la charité
et le festin ancien, c’est que l’illusion de l’une contamine l’autre : le festin
n’est ainsi qu’un rêve et non un lointain souvenir auquel se raccrocher. Un
souvenir aurait le mérite de la vérité dans le passé, le rêve ne sera qu’une
croyance chimérique. L’alinéa met sur le même plan les deux phrases :
« La charité est cette clef. » et « – Cette inspiration
prouve que j’ai rêvé. » Par conséquent, cette construction sur la page
impose au lecteur de considérer avec assurance que la seconde phrase rebondit
sur le sens de la première. La mention « Cette inspiration » désigne
l’énoncé « La charité est cette clef. » Enfin, de manière implicite,
le lecteur comprend que cette inspiration ne peut venir que du discours
chrétien et on songe à une perfide réduction de la notion d’inspiration divine
au seul mot fuyant « inspiration ». C’est la lecture normale. Tout le
monde lisait ainsi cet alinéa avant l’intervention de Molino, lequel concède
que c’était la lecture admise : « La plupart des interprètes
affirment… » dit-il dans la citation faite plus haut. C’est suite à la
seule intervention de Molino que, non pas le public en général, mais les gens
qui publient sur Une saison en enfer
prennent des gants et remettent en cause l’évidence de l’énoncé. C’est à cause
de Molino que Nakaji qui admettait dans sa thèse la charité comme notion
chrétienne l’envisage dans un article récent comme la simple idée de sens
commun. C’est à cause de Molino que Steinmetz publie un article où il peut
renforcer l’espoir d’une lecture non résolument hostile au christianisme, c’est
à cause de Molino qu’Alain Bardel qui a lu les articles de Steinmetz, de Nakaji
et d’autres envisage avec assurance que, malgré certaines persistances, comme
celle légitime de Pierre Brunel, la notion de charité n’est certainement pas
théologique ou résolument théologique dans Une saison en enfer.
Je pense bien évidemment l’inverse et j’en arrive au commentaire du troisième
alinéa de la précédente citation rimbaldienne. Les propos attribués à Satan
font partie d’un alinéa distinct de l’alinéa sur la charité et l’inspiration,
mais surtout, comme Molino lui-même le rappelle, Satan n’est pas un défenseur
de l’idée de charité, et ensuite, dans les propos de Satan, il est question d’accéder
à une mort qui serait un triomphe. Normalement, un lecteur va rapporter les
propos de Satan, non pas à l’alinéa précédent sur la « charité »,
mais à l’alinéa où le poète a expliqué qu’il avait peur de la mort et que cela
lui avait donné à réfléchir sur le danger de sa révolte démoniaque, de « bête
féroce » confiant son trésor aux « sorcières », etc. Le lecteur
comprend dès lors que Dieu et Satan sont intervenus chacun tour à tour. Un
premier alinéa exprime la peur de la mort, un second fait intervenir la
proposition divine qui est aussitôt rejetée, et la troisième fait entrer en
scène un Satan indigné. Rimbaud ne pouvait écrire en même temps, dans un même
alinéa, dans une même phrase, les réactions contraires de Dieu et de Satan. Il
les fait intervenir chacun à leur tour. Voilà une analyse bien posée quant à l’enchaînement
des phrases et des alinéas. Et Rimbaud a même pris soin de préciser contre quoi
se récriait Satan, en lui faisant dire : « Gagne la mort ».
Automatiquement, nous raccordons la réaction de Satan à ce qui a été dit deux
alinéas auparavant. Enfin, il ne devrait échapper à personne que, dans la
succession d’un alinéa pour Dieu, et d’un alinéa pour Satan, nous avons une
offre refusée de la charité et un discours de Satan qui, s’il reproche à sa
proie la peur de la mort, l’admet comme acquis à l’égoïsme et aux péchés
capitaux, ce qui s’oppose symétriquement à la « charité »
susmentionnée comme à la série « justice », « joie », « espérance »,
etc.
Ce
que propose Molino, c’est une lecture qui fait fi de l’unité de l’alinéa au cœur
du débat : « La charité est cette clef. – Cette inspiration prouve
que j’ai rêvé ! » Voici une mise en page qui n’autorise pas
pleinement la lecture de Molino, mais qui cherche à en amorcer la possibilité :
Or, tout dernièrement
m’étant retrouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin
ancien où je reprendrais peut-être appétit. La charité est cette clef.
– Cette inspiration
prouve que j’ai rêvé ! « Tu resteras hyène, etc. » se récrie le
démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort avec tous tes
appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Molino
aura beau protester, sa lecture conteste la pertinence du découpage des alinéas
qu’a imposé Rimbaud. En effet, l’idée de Molino, c’est que le démon se récrie
quand le poète prétend avoir rêvé. Molino ne fait rien du sens clair, net et
précis de l’impératif : « Gagne la mort » qui prouve son énorme
contresens. Ensuite, dans l’optique de Molino, d’autant plus qu’il martèle l’importance
d’une bonne approche de l’enchaînement entre les phrases, nous sommes obligés
de séparer d’un alinéa à l’autre les phrases « La charité est cette clef »
et « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé », puisque cela entraîne
une confusion, mais surtout puisque la référence de la complétive « que j’ai
rêvé » est à rechercher plus haut dans le texte, et pire encore n’est même
pas une expression précise du texte, mais tout un pan du texte, les alinéas 2 à
7 de la prose liminaire assimilés à un « mauvais rêve ».
Maintenant
que j’ai bien posé les deux lectures. Je cite des passages de l’article de Jean
Molino, non seulement pour bien montrer que je ne déforme pas sa lecture, mais
aussi pour montrer le niveau de certitude qu’il y met, alors même que nous
venons par la comparaison de montrer l’absurdité de son approche, je me permets
quelques soulignements pour épargner d’allonger d’un commentaire critique mes
citations :
Le verbe se récrier employé absolument a la valeur de « protester
avec indignation » : il y a
donc l’indication nette d’un lien d’opposition entre cette phrase et
la précédente ; le démon proteste contre l’affirmation précédente.
J’ai
déjà dit ce qu’il fallait penser de cette conception étroite de l’enchaînement
des phrases entre elles.
[…L]a charité est la clef
du festin ancien et cette inspiration – que je viens de recevoir – prouve que la période intermédiaire, entre
les jours anciens et l’inspiration nouvelle, n’a été qu’un rêve. […S]’il est vrai que la « charité
est cette clef », alors cela prouve qu’auparavant je rêvais.
L’inspiration,
c’est bien la phrase « La charité est cette clef », mais le contenu
du rêve devient la masse des alinéas 2 à 7, ce qui ne va pas sans poser
problème, car, même si cela ne devait être qu’un rêve, ces alinéas mentionnent
des choix immoraux, des injures, des défis, etc. Molino a l’air de penser que
la dimension du rêve suffit à excuser l’injure à la beauté, la révolte contre
la justice, les prétentions à étoffer l’espérance, etc. Le rêve témoignerait
quand même de choix en un sens infernal, d’une pulsion démoniaque, d’un désir
infernal tapi au fond de l’être. Et le danger de mort du huitième alinéa
peut-il être enfermé dans le rêve puisqu’après la prétention à avoir rêvé le
poète admet un dialogue avec Satan où celui-ci lui parle encore de courir à cette
mort ?
La
force d’illusion de l’article de Molino vient de ce qu’il récupère l’idée de
rêve associée aux pavots. Si le poète se plaint d’avoir rêvé, seul Satan en
serait cause. Molino n’envisage pas que Dieu et Satan se disputent le poète. Le
problème vient d’ailleurs des précédents commentaires de la prose liminaire.
Margaret Davies et Pierre Brunel considéraient eux aussi que le « festin »
était causé par les « pavots » sataniques, sans se rendre compte qu’ils rendaient contradictoires leurs lectures respectives, Davies celle du refus de la charité comme inspiration divine, Brunel articulant lui le rêve de la charité à une ruse de Satan. Le
« festin » ne peut pas être un rêve démoniaque et sa « clef »
une inspiration divine. Pour contrecarrer la lecture de Molino en citant le
texte, il faut envisager le lien entre la réserve « si je me souviens », l'intention intuitive « j’ai songé »
et la complétive « que j’ai rêvé », mais aussi considérer des phrases
essentielles du récit « Mauvais sang ». Si Rimbaud écrit : « Je
ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme ! »
c’est qu’il conditionne son souvenir en fonction du baptême et des livres d’Histoire.
Le souvenir incertain du « festin » vient du conditionnement chrétien
qui est l’autre sommeil auquel s’affronte le poète dans Une saison en enfer.
Il
n’est pas question d’étudier ici l’ensemble des mentions de la « charité »
dans Une saison en enfer. J’en
reviens au compte rendu des pages consacrées par Michel Murat à Une saison en enfer. Après avoir dégagé
la lecture traditionnelle de la prose liminaire, notre critique rend compte de
la contre-interprétation de Jean Molino. Alors même qu’il a considéré la grande
cohérence de la lecture traditionnelle, Murat va basculer dans les incertitudes
et donner une sorte de crédit relatif à la lecture opposée de Molino. Mais je tiens à
préciser que quand il rend compte de la lecture traditionnelle, Murat écrit
ceci qui peut correspondre éventuellement à l’approche de Davies et Brunel,
mais pas à la mienne : « Le sujet se récrierait devant cette
assimilation du festin à l’ordre chrétien de l’amour du prochain. » Je ne
partage certainement pas cette lecture. Non, le texte rejette le « festin »
comme rêve, une fois qu’il lui est expliqué qu’il relève de la pratique de la « charité »,
vertu théologale. Qui plus est, Murat adhère tout comme Pierre Brunel et Margaret Davies à l’idée
que les pavots sont la source du rêve de festin que se reproche Rimbaud. Là
encore, je ne suis pas d’accord avec cette interprétation. Et il faut bien
comprendre que ces deux différences d’interprétation explique que je suis à
même de résister à la lecture franchement tarabiscotée de Jean Molino à partir du sens commun du mot « charité », soi-disant difficile à établir,
mais pas les autres commentateurs d’Une
saison en enfer, alors même qu’il y a une différence entre une vertu
théologale qui est une notion et le mot « charité » de
sens commun qui, lui, n’est pas une notion. En effet, ce qu’oublient les commentateurs, c’est
la différence fondamentale entre une notion et un mot ! Un mot n'est qu'un outil pour décrire le réel ou communiquer une information. On ne débat pas d'un mot. La notion est une mise en perspective abstraite qui se pose déjà en manipulation intellectuelle pour mieux appréhender la réalité, un sujet sur lequel s'exerce la pensée. La charité en tant
que mot et notion est une vertu théologale, mais la charité à considérer simplement en tant
que mot n’a pas plus de raison d’imposer un débat existentiel que les mots « table »,
« chat », « cravate », « mouvement », « frite »,
« roucoulement », etc. Si je réfléchis sur l’amitié
en tant que philosophe, je peux développer toute une notion de l’amitié, mais si je me sers du mot « amitié »
pour décrire un fait concret, je n’emploie qu'un mot qui informe d'une situation. Mon exemple peut
montrer que la promotion en notion est possible pour différents mots, mais la « charité »
a un emploi notionnel réservé et, outre que le sens commun dérive du sens théologique, le mot de sens commun n'a pas d'emploi évident ou nettement identifiable en tant que notion : aimer son prochain sans raison religieuse, ce n'est qu'aimer de fait quelqu'un nous semble-t-il. Or, dans Une
saison en enfer, Rimbaud vise la notion de « charité » et, à ce
moment-là, une réévaluation de la notion est toujours possible, on peut
envisager qu’il vide la notion de sa substance chrétienne, mais ce travail
serait alors à considérer par le critique comme étant en acte et ce serait polémique. Pour moi, il est absurde de prétendre que
Rimbaud évoque une notion prédéfinie de « charité » laïque. Les
notions, en tant que véhiculées par le tout venant, ont un contenu social, une charge historique. Si le poète veut d’emblée
que la notion soit sienne, il doit la définir. S’il ne le fait pas, il se
positionne par rapport à la notion qui s’impose à son époque.
Et, pour ceux qui pensent qu'il existe une notion non religieuse ou non fonction d'un modèle religieux premier de la charité,
le voisinage des mentions plus qu’abondantes de la religion chrétienne prouve
assez que Rimbaud investit de manière polémique la notion théologale. Si on n’admet
pas cela, on peut lire n’importe quoi comme on l’entend, et c’est alors non
plus seulement l’œuvre de Rimbaud mais tout écrit qui est résolument
hermétique, voire indécidable…
Pris
par le piège de ce double rêve confondu sur un seul plan, Murat considère dès
lors qu’il lui est impossible de trancher entre deux lectures contradictoires :
« Il est impossible de trancher », croit-il, et il ajoute : « Sur
le mot de charité, le texte laisse peser une équivoque lourde de sens. »
Ceci dit, tout de suite après, une lecture cohérente reprend imperturbablement
son cours nous invitant à admettre que Satan s’oppose à la vertu théologale de la charité,
et le festin est lui-même accepté comme présentant l’idée d’une relation harmonieuse entre
les êtres, donc comme un prétendu souvenir pieux opposable aux pavots de Satan. Murat formule quand même la conviction qui le taraude malgré le texte de Molino : « Même
s’il peut désigner, sur un plan abstrait, une forme idéale de relation entre
les hommes, « charité » reste un mot élaboré par l’exégèse
paulinienne, dogmatisé et vulgarisé par le catéchisme. » Cependant, le
doute s’est instillé et Murat ne peut s’empêcher d’écrire aussi : « Le
prologue laisse la notion suspendue entre adhésion et rejet […] », ce qui voudrait dire, si nous sommes des lecteurs conséquents du travail de Murat, que Rimbaud hésite finalement entre l'acceptation et le rejet de la foi.
Je
vous ai exposé mon principe correcteur pour la lecture. Il faut dissocier le
rêve suborneur de la religion chrétienne et le rêve suborneur de Satan. Murat
est lui convaincu que ces deux rêves se confondent en un et il écrit que « la
fin de L’Impossible » offre des « réflexions
angoissées sur le sommeil de l’esprit » qui, mais c’est son point de vue, « correspondent
exactement à la situation évoquée dans le prologue : ‘S’il [mon esprit]
avait été éveillé jusqu’à ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux
instincts délétères, à une époque immémoriale !.... » Murat ajoute :
Le sommeil de l’esprit
prouve l’abandon aux « instincts délétères », source des « péchas
capitaux », et l’époque « immémoriale » est évidemment celle du
festin.
Pour
remettre en cause ce sentiment d’évidence, une lecture fouillée de la section « L’Impossible »
serait nécessaire, mais nous pouvons déjà la fragiliser par la contestation
suivante. La citation du poète est claire, il a cédé aux instincts délétères à
une époque immémoriale. Je ne vais pas faire le montreur d’étymologies en
rapprochant le verbe « céder » du mot « chute », mais ce
que dit Rimbaud en toutes lettres c’est que, avant même de céder, il
connaissait donc une vie non sujette aux instincts délétères. Du coup, difficile d’admettre
la prétendue évidence. Certes, le festin renvoie à une époque immémoriale, mais
l’injure à la Beauté fait aussi partie de l’époque immémoriale et c’est bien
évidemment l’injure à la Beauté qui correspond à la chute dans les instincts
délétères et non la vie dans le festin qui est décrite comme un état initial,
pas comme une conséquence d’une action. Ma réfutation est déjà, il me semble,
sans appel. L'époque immémoriale, ce n'est pas que l'époque du festin avec résistance aux instincts délétères, c'est aussi l'époque clivante de la chute. D'ailleurs, il faut remarquer que le soir de la chute fait écho à l'idée du matin de la sortie de l'enfer, et ce qu'il s'agit de comprendre encore, c'est que ce soir est lui-même pris dans un souvenir incertain. En effet, si le festin n'a jamais existé, le basculement non plus ne saurait avoir eu une réalité, puisque pour quitter le festin il faut qu'il ait eu une réalité. La révolte est réelle, mais le plan qui lui est donné est un mythe factice d'ensemble, puisqu'il n'y a pas eu changement d'état. La révolte est consécutive à un effort d'inculcation culturelle inappropriée, ce qui n'est pas la même chose.
Je
m’arrête là, c’est un excellent moment pour une pause. Cette étude sera continuée
par une troisième partie.
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