Compte
rendu de la partie consacrée à Une saison
en enfer de la nouvelle édition revue et
augmentée du livre de Michel Murat L’Art de Rimbaud (José Corti, 2013)
Première
partie
Le
livre L’Art de Rimbaud paru en 2003
ne contenait pas de réflexion(s) sur le livre Une saison en enfer. Ce parti pris est finalement perçu comme une
lacune à laquelle la nouvelle édition augmentée de 2013 vient remédier.
Toutefois, l’auteur maintient une thèse qui justifiait l’exclusion du récit
infernal en 2003 et qui autorise la subdivision en trois parties de la nouvelle
édition de 2013. Rimbaud a écrit des poèmes en vers, des poésies en prose et puis
des textes en prose qui ne sont pas de la poésie à proprement parler (Un cœur sous une soutane, un travail
scolaire tel que la lettre de Charles d’Orléans, « Le Rêve de
Bismarck », etc.). S’il n’en parlera pas, Murat inclut dans les textes en
prose et non dans la poésie en prose l’ensemble court formé par Les Déserts de l’amour. Enfin, pour les
textes en prose, son unique objet sera le livre Une saison en enfer. C’est ce classement du livre Une saison en enfer dans « la
prose », titre nu de la troisième partie entièrement consacrée à ce seul
ouvrage, qui pose problème. Personnellement, au sortir de l’adolescence,
j’appelais Une saison en enfer un
recueil de poèmes en prose. Lors d’interventions orales à l’Université, dans
des cours qui ne portaient pas spécifiquement sur Rimbaud, ce fait m’avait été
reproché. Mais je n’ai jamais rencontré de démonstration justifiant une telle
exclusion. J’ai envisagé comme seul élément décisif la conception du texte
« Alchimie du verbe ». Peut-on parler de poésie en prose, puisque le
texte contient des poèmes en vers qu’il introduit, commente
partiellement ? Pour oser penser en sens inverse, posons la question suivante : un poème en prose
doit-il exclure nécessairement la citation d’un poème en vers en entier ?
Cette dernière question pourrait être taxée de mauvaise foi, il est vrai qu’on
sent que nous touchons une limite à la perception du poème en prose, celle de
son unité et homogénéité, le problème d'absorption d'un corps de nature étrangère. Toutefois, il faut bien comprendre que jamais la
différence entre poésie en prose et prose poétique n’a été fixée par des
arguments sans appel dans une démonstration solidement éprouvée et peaufinée.
Ce qui prédomine, c’est un ensemble de critères intuitifs. Or, les arguments
peuvent être relatifs. Par exemple, pour Une
saison en enfer, s’il existe une continuité du discours entre les sections,
il suffit de prendre les recueils de poèmes en vers qui présupposent une même
continuité. Il existe des continuités dans des recueils tels que Les Contemplations de Victor Hugo et Sagesse de Paul Verlaine, avec même des
liaisons immédiates et explicites entre certains poèmes, tandis que rien
n’empêche de lire isolément chacune des sections du livre Une saison en enfer. Au plan prosodique, Michel Murat ne précise
pas non plus ce qui distingue le texte en prose de la poésie en prose, et il
faut même aller plus loin, puisqu’en laissant hors champ Les Déserts de l’amour et Un
cœur sous une soutane, voire les paraphrases évangéliques, il s’interdit de distinguer la singularité poétique
du style d’écriture d’Une saison en enfer.
L’étude sur ce livre est distribuée en trois chapitres dont voici la recension
des titres : « ‘Mon sort dépend de ce livre’ », « La
narration », « La main à plume ». Le second chapitre porte un
titre qui attire à nouveau l’attention, puisque le fait de raconter semble
ainsi établi comme une spécificité de la prose. Le problème, c’est qu’un nombre
considérable de récits sont admis comme de la poésie dans la mesure où ils sont
versifiés, cela implique les tragédies, bien des épopées et bien des récits
médiévaux, mais aussi bien des recueils de poésies comme Les Contemplations, La
Légende des siècles, Poèmes barbares,
Les Exilés, etc., et sont concernés encore bien des poèmes
comme « La Mort de Philippe II » dans les Poèmes saturniens ou « Le Bateau ivre », et je n’insiste
pas sur la possibilité d’allonger jusqu’à épuisement cette liste. Pire
encore, la forme du récit est adoptée dans plusieurs poèmes des Illuminations, par exemple
« Conte » et « Vagabonds ». Remarquons d’ailleurs que,
parmi les premiers poèmes en prose, l’histoire littéraire tend à inclure,
peut-être abusivement, « Le Centaure » de Maurice de Guérin.
Pour
moi, Murat n’établit pas les raisons pour lesquelles Une saison en enfer n’est pas un recueil
de poésies en prose. Il se fonde sur des intuitions non interrogées et des
intuitions qui ne peuvent pas permettre de préciser ce qu’est la poésie en soi.
Ainsi, la prosodie n’est pas véritablement étudiée. La différence fondamentale
entre la prose et le vers, c’est une double absence. D’un côté, les rimes
disparaissent, mais cette raison n’est pas suffisante. De l’autre, et c’est la
raison décisive, la prose ne suppose pas une égalité de mesure entre des
groupes syllabiques. Ceci dit, ponctuellement, Rimbaud joue sur l’égalité du
nombre de syllabes dans ses poèmes en prose, et même parfois, mais plus
rarement selon mes sondages, dans Une
saison en enfer (« où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins
coulaient », « que la prière galope et que la lumière gronde »).
Que ce soit dans les Illuminations ou
dans Une saison en enfer, Rimbaud
joue sur les répétitions de mots, de phonèmes et sur ce que j’appellerais des
échos entre mots et phonèmes qui créent des goulots d’étranglement pour le
rythme ou mettent en relief un passage clef, sur d’autres faits encore de nature prosodique. Une différence majeure,
c’est que, dans les Illuminations,
Rimbaud applique des schémas ordonnés dans les répétitions de mots, ce que mes
sondages n’ont pas confirmé dans le cas ou les cas d’Une
saison en enfer. Ces schémas ordonnés apparaissent aussi dans les poèmes en
vers et il me semble pour partie dans Les
Déserts de l’amour, mais il me faudrait vérifier si mon souvenir ne me joue
pas des tours. Cette idée de schéma des répétitions est particulière à Rimbaud
et n’est pas banale dans la poésie en vers, mais, puisqu'il est reporté et adopté dans un cadre précis, ce schéma participe de l’idée
que le poème en prose forme, grâce à ce recours, une unité close sur elle-même
malgré l’absence du vers. Nous retrouvons l’idée d’une unité close ne
permettant pas de rajout à la plume, pour chaque, ou peu s’en faut, poème en
prose des Illuminations, alors que,
sans procédé d’encadrement sensible, la prose d’Une saison en enfer semble pouvoir autoriser les ajouts d’une
phrase ou d’un alinéa. C’est bien une différence fondamentale entre la poésie
en prose et la prose poétique, sachant que, dès lors, quand Rimbaud
appelle « fragments » ses « poèmes en prose », il joue avec
le sentiment factice du fragment, puisque, de fait, un schéma de répétitions de
mots délimite les contours harmoniques de chacun des poèmes en prose. Tout ceci
n’apparaît pas dans l’étude de Michel Murat, et, si j’étale ainsi des recherches
qui sont miennes, c’est pour montrer que finalement Murat va rendre compte de
traits esthétiques propres à Une saison
en enfer, mais il ne va pas traiter du tout de la grande problématique de
l’interpénétration des notions de prose et poésie que semble pourtant cibler la
subdivision de son ouvrage en trois parties : « La poésie
versifiée », « Le poème en prose », « La prose ».
Intéressons-nous
au premier chapitre intitulé « Mon sort dépend de ce livre ». Il est
en grande partie consacré à l’écriture en prose originale du livre Une saison en enfer, ce que laissent
deviner les sous-titres « Situation de la prose »,
« Généalogies » (sous-entendu de cet art de la prose), avant une
réflexion sur le genre « Une saison
en enfer, ‘espèce d’autobiographie’ ».
Dès
les premières pages, plusieurs affirmations sont assénées qui me semblent
pouvoir être discutées : « la prose est un objet différent, qui ne relève
pas d’un « art », au même sens que le vers, et ne procède pas de la
même visée créatrice » (cette affirmation a l’air de l’évidence, sauf que
le raisonnement sur deux éléments poésie et prose escamote la tripartition réelle de l’ouvrage qu’elle prétend
justifier : vers, poésie en prose, prose), « les Illuminations sont en partie au moins postérieures à Une saison en enfer » (un recopiage
avec quelques variantes en 1874, sont-ce des preuves bien constituées ?), etc. Les Déserts de l’amour sont classés sans
étude approfondie comme de la prose et non de la poésie en prose, tandis qu’un
jugement général sur les Illuminations
les range à l’inverse dans la poésie en prose, alors même que l’hétérogénéité
règne dans les choix d’écriture du célèbre recueil qui contient de surcroît deux
poèmes admis en vers libres « Marine » et
« Mouvement ». Peut-on évaluer de la même façon l’esthétique de
« A une Raison », « Barbare », « Métropolitain »,
« Vagabonds » ou « Conte » ? Il est vrai que l’auteur
vient de consacrer une partie à la poésie en prose avec des éléments de réponse,
mais ici il s’agit de considérer si oui ou non certains poèmes des Illuminations ne témoignent d’aucune différence formelle sensible
avec des sections d’Une saison en enfer.
Le problème n’est pas traité. Le sentiment d’évidence ne vient que d’une
comparaison générale. Oui, la moyenne des poèmes d’Illuminations ne ressemble pas à la prose d’Une saison en enfer, mais, au cas par cas, peut-on prétendre qu’il
y a une solution de continuité entre les deux œuvres en prose ? Murat affirme que quand Verlaine parle de Rimbaud comme d’un « prosateur
étonnant » il doit songer à Une
saison en enfer et non aux Illuminations.
Cette affirmation est d’autant plus contestable, qu’au-delà du débat sur La Chasse spirituelle et Les Déserts de l’amour (sachant que ma
conviction est que ce sont deux titres d’une même œuvre), Verlaine commente le
passage du vers à la prose en poésie. Rimbaud était à n’en point douter le même
prosateur quand il a composé Une saison en
enfer et Illuminations. Certes, Une saison en enfer accentue certains
choix stylistiques, mais la différence de « visée créatrice » reste à
prouver. On ne peut pas l’affirmer comme une pétition de principe.
Je vais extraire un peu plus bas une citation clef dans la réflexion de Michel Murat, car elle induit
violemment les lecteurs en erreur. Brutalement, Une saison en enfer suffit à présenter la période de l’été 1872 à
l’été 1873 comme une parenthèse d’expression en prose de la part du poète entre
deux époques de poésies, l’une en vers, l’autre en prose, discours profondément
tendancieux puisqu’il passe par-dessus la jambe le problème de datation des
poèmes en prose et surtout étouffe le fait que Une saison en enfer est un ouvrage dont la composition ne s’étale
que d’avril à août 1873, mais pas du tout de l’été 1872 au mois de mars 1873,
période qui est plus longue encore que celle qui correspond à l’écriture de la Saison. On peut toujours prétendre que
Rimbaud ment quand il borne la composition de son livre d’avril à août 1873,
mais la lettre à Delahaye de mai 1873 confirme la fiabilité de ces bornes.
Rappelons donc trivialement le proverbe : « Avec des si, on met Paris en bouteille. » Le
plus amusant, c’est que les mêmes rimbaldiens qui consentent à envisager que
Rimbaud développait son projet de « saison en enfer » bien avant le
mois d’avril 1873 n’en considèrent pas moins, sans la moindre preuve !, que
le projet décrit à Delahaye n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec le
résultat final, ce qui n’est pas mon cas, il me semble que le projet n’a pas
réellement varié, et, sans la moindre autre preuve !, ils considèrent encore
que le projet d’Une saison en enfer a
été fortement infléchi suite au coup de feu de Verlaine à Bruxelles en juillet
1873, ce que, personnellement, non seulement je ne crois pas, mais trouve
indéfendable, absurde. Rimbaud a conçu un plan de livre en avril-mai 1873, ce
qu’atteste sa lettre d’époque à Delahaye, et ensuite il a rédigé plusieurs
récits avec sans doute quelques remaniements du plan. Mais il est gratuit
d’affirmer que ces remaniements furent en profondeur, plutôt qu’à la marge, et
il est encore plus douteux que le projet de Livre
païen ou Livre nègre n’ait pas
supposé d’emblée le projet de critique de la religion et de refus de la mort tel qu'il apparaît au
cœur d’Une saison en enfer. En tout
cas, j’observe un consensus critique mou où nous devrions admettre que la mise
au point du projet d’Une saison en enfer serait plus tardive que celle du Livre nègre
ou Livre païen (allez savoir
pourquoi !) et que, malgré tout, Rimbaud aurait pensé à un écrit en prose de
cette nature et l'aurait préparé depuis l’été 1872 (tout cela parce qu’un dessin de
Verlaine qui ne nous est pas parvenu porterait en légende selon un témoignage : « comment se fit la saison en enfer, Londres
1872-1873 », alors qu’il suffit de comprendre que Rimbaud vivait d’une
certaine façon en 1872-1873 à Londres, et que celle-ci n’a pas évolué au moment
de la composition du fameux livre).
En
tout cas, la difficulté avec Rimbaud, c’est de classer ou non un reliquat de certaines
compositions non datées qui nous sont parvenues dans la période septembre 1872
– mars 1873. C’est cette difficulté qui invite les gens capables de raisonner
à considérer que les poèmes en prose des Illuminations
sont les meilleurs candidats pour combler cette lacune, avec seulement les
paraphrases évangéliques et six poèmes en vers nouvelle manière, en sachant apprécier une réserve de taille, car
ces six poèmes en vers peuvent être et ont de grandes chances pour la plupart d'être antérieurs au mois de septembre 1872. Citons donc
maintenant l’extrait du livre de Murat que nous avons depuis quelque temps
annoncé et que tout ce que nous venons de développer permet de ruiner malgré
une concision susceptible de ne pas laisser aux lecteurs le soin d’exercer un
vigilant recul critique :
[…] La remarque de
Verlaine nous invite à dégager au milieu de la carrière de Rimbaud,
approximativement de l’été 1872 à l’été 1873, un moment où le devenir de
l’œuvre, son trésor poétique et spirituel, a été confié à la prose. Le
prosateur a une tâche principale, qui est de faire « la relation de [son]
enfer ». Lorsque cette tâche est accomplie, il peut se retourner vers la
poésie et tenter la synthèse des Illuminations.
Nos
remarques préalables permettent de faire éclater aux yeux du lecteur la
facticité des lignes que nous venons de citer. Très souvent, un livre nous
convainc par une petite musique constante à laquelle nous ne prenons pas garde,
et ces lignes illustrent deux musiques constantes du livre de Murat :
d’une part, un raisonnement personnel à l’auteur, mais prégnant dans la
communauté rimbaldienne sinon universitaire, selon lequel il faut cliver poésie
en prose et prose d’Une saison en enfer,
ce qui n’est peut-être pas faux, mais mériterait d’être mieux débattu, d’autre
part, un consensus dont on n’admet la relativité que du bout des lèvres selon
lequel les Illuminations furent
écrites après Une saison en enfer,
avec un écran de fumée selon lequel Rimbaud était dans d’autres projets, vers
ou textes en prose de septembre 1872 à mars 1873, alors que pratiquement aucun
poème en vers ou texte en prose (cas à part des paraphrases évangéliques) ne
peut s’inscrire dans cette période. Enfin, notons le projet attribué à Rimbaud
d’une « relation de son enfer ». Rimbaud aurait eu ce projet dès
l’été 1872 et ce projet concernerait quelque peu les paraphrases évangéliques,
deux affirmations contestables, gratuites même. Ce n’est pas tout. Le fait
d’avoir écrit Une saison en enfer
aurait permis à Rimbaud non pas de retrouver du temps libre pour écrire de la
poésie en prose, comme si le poète ne travaillait ses projets que l’un après
l’autre, mais surtout d’établir une sorte de synthèse, c'est le mot employé !, sous forme de recueil de
poèmes en prose baptisé Illuminations.
Or, cette affirmation ne va pas sans poser problème. Même si les rimbaldiens
veulent s’en tenir à la critique des vers dans « Alchimie du verbe »,
il n’en reste pas moins qu’en maints endroits le discours tenu dans Une saison en enfer suppose une remise
en cause d’une partie des poèmes des Illuminations.
Pour régler le problème, les critiques rimbaldiens ont tendance à considérer
qu’il suffit d’envisager des cas d’insincérité de la part de l’auteur.
« Barbare » et « Aube » n’iraient pas sans ironie, sans
autodérision, ou supposeraient du moins une clairvoyance positiviste bien terre
à terre, puisque, dans Une saison en
enfer et notamment dans ses brouillons préparatoires, Rimbaud a énoncé sa
défiance nouvelle à l’égard des « élans mystiques » et des
« bizarreries de style ». Les termes mêmes sont assez forts sur le
brouillon correspondant à « Alchimie du verbe », citons la phrase complète : « Je hais
maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style. » Or, il ne
faut pas se taire les difficultés. Même si nous nous ingénions à considérer
qu’il n’y a pas à proprement parler des « élans mystiques » et des
« bizarreries de style » dans les Illuminations,
il n’en reste pas moins que « A une Raison » et « Génie »
sont des discours d’un poète qui se prétend quelque peu un « mage »
avec, comme l’envisage la « Vierge folle », des propos qui
ressemblent bien à des « secrets pour changer
la vie », avec un orgueil de formulation d’un « conteur »
qui ne renonce en rien, au plan métaphorique, à « inventer de nouvelles
fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues ».
Le « travail nouveau » de « Matin », dont l’espoir est
alors présenté comme douteux, redeviendrait certitude dans plusieurs poèmes des
Illuminations, et, face à cela, les
rimbaldiens vont minorer l’importance de « A une Raison » et
maximaliser le soubassement pessimiste du message de
« Génie ». Soyons sérieux ! Le fin mot est celui
d’eschatologie, une approche de l’Histoire qui a progressivement reculé à
partir du dix-huitième siècle, mais qui s’était maintenue à tout le moins dans
la grande idéologie du progrès au dix-neuvième siècle. Je prétends que
« Matin » dans Une saison en
enfer remet en cause, par l’expression du doute, la foi providentielle du
messianisme laïc, mais pas les aspirations idéologiques. Je prévois de publier
une étude sur la fin de la pensée eschatologique dans Une saison en enfer et ceci permet de dépasser le sentiment
contradictoire de commentaires qui se demandent comment concilier l’affirmation
d’une sortie de l’enfer avec les attentes étonnantes d’un Rimbaud qui maintient
l’aspiration au « travail nouveau » et qui crée de la ferveur en
parlant d’une entrée dans de « splendides villes ». Cependant,
l’eschatologie est à l’œuvre dans plusieurs poèmes en prose des Illuminations, et ça les rimbaldiens en
font fi quand ils affirment que la plupart des poèmes et le projet créateur des
Illuminations sont postérieurs à Une saison en enfer : ils ne
s’avisent même pas du caractère désobligeant que cela suppose pour Rimbaud,
puisque cela lui attribue de facto
une sorte d' inconséquence et gratuité. En effet, notre poète composerait tour à
tour des poèmes d’espoir et des poèmes de réfutation de l’espoir, et la
contradiction serait d’autant plus criante qu’il aurait composé d’abord un
refus de l’eschatologie du poète voyant avant de s’y adonner dans des formes
éblouissantes comme c’est le cas pour « Génie », « Aube »,
« Being Beauteous » ou « A une Raison ». Il faut beaucoup
d’hypocrisie pour dire que la contradiction ne s’impose pas, pour soutenir que
Rimbaud n’est pas dupe et ne veut pas qu’on soit dupe de l’enthousiasme de ses
proférations sous forme de poèmes en prose. Il est un peu court d’assimiler
« Barbare » ou « Matinée d’ivresse » à de l’autodérision.
En
effet, Murat prétend traiter de la forme, plutôt que du fond, ce qui ne me
choque pas, car le propos selon lequel il ne faut pas séparer la forme et le
fond dans une œuvre ne signifie pas pour moi qu’il ne faudra jamais traiter
séparément les deux. C’est dans l’effort de synthèse que la forme et le fond
sont couplés. Or, malgré cela, Murat engage une réflexion sur le fond,
puisqu’il associe la prose d’Une saison
en enfer à une sorte de parenthèse pour critiquer la poésie qui permettra
de repartir sur de nouvelles bases :
Dans son moment propre,
la prose de Rimbaud est une extension du domaine de la poésie et une poursuite
de son entreprise par d’autres moyens. Elle est aussi une critique de la
poésie en tant que « vieillerie » et vecteur d’idéalisation, c’est-à-dire
d’asservissement idéologique, et particulièrement du lien entre
« idées » et « formes », c’est-à-dire de la manière dont
les formes font passer la muscade des idées.
Ce
qui est dit dans cette citation n’est pas faux, d’autant qu’il est moins question
de « parenthèse » que d’une « extension du domaine de la
poésie ». Cependant, l’hermétisme est commun aux vers, à la poésie en
prose et au livre Une saison en enfer
de Rimbaud, ce qui rend un peu déconcertante l’affirmation selon laquelle Une saison en enfer critiquerait le
moyen de faire passer par des « formes » idéalisantes « la
muscade des idées ». Surtout, il faudrait passer du temps à confronter le
discours d’Une saison en enfer au
moins aux poèmes clefs des Illuminations,
ce qui s’accompagnerait de remarques sur la forme. Ici, nous avons une analyse
de la seule Saison en enfer, flanquée
de présuppositions sur les poèmes en prose, comme sur le rapport du livre Une saison en enfer à ces poèmes en
prose. Ce que je retiens du discours de Murat, c’est qu’il considère que la
teneur critique des propos d’Une saison
en enfer ne permet pas de considérer que nous avons affaire à de la poésie
en prose. La force du constat est renforcée par le parallèle entre la leçon de
littérature des lettres dites « du voyant » accompagnées de poèmes en
vers à valeur illustrative et « l’histoire d’une [des] » folies »
du poète « Alchimie du verbe » qui adopte le même principe. Je serais
plus réservé sur l’idée que la « fiction narrative » écarte de la
poésie en prose le récit d’Une saison en
enfer, point sur lequel Murat ne s’attarde pas. Ce qui reste donc, c’est la
nature critique de l’ouvrage de 1873 qui en fait effectivement une œuvre en
prose et non pas une poésie en tant que telle. Cela est assez convaincant, mais
reste pris dans des perspectives peu étayées qui méritent la discussion, voire paraissent plus contestables.
Je
souhaite m’épargner de revenir sans arrêt sur mes divergences de vue au sujet
du témoignage de la lettre à Delahaye de mai 1873, comme au sujet de la
datation des Illuminations, puisque,
dans la suite de son texte, Murat prétend que les « histoires » du « livre
païen » ont été « ressaisies dans un projet autobiographique »
ou que Rimbaud ne critique dans le livre de 1873 que son statut d’homme d’une
ville de province, se réservant la critique de l’homme moderne d’une grande
métropole pour les poèmes en prose. J’ai déjà assez fait entendre mes fins de
non-recevoir sur ces plans-là. Murat oppose ensuite les témoignages de Claudel
et Valéry au sujet d’Une saison en enfer,
en attribuant avec raison les bons points à Claudel qui voit la continuité
entre poète et prosateur, tandis que Valéry s’emprisonne dans une idée
aristocratique d’écriture artiste qui l’amène à mépriser les familiarités de
style dans Une saison en enfer, sans
se rendre compte de la finesse du travail esthétique que cela a supposé malgré
tout. Dans une perspective d’histoire de la prose
littéraire, Murat présente mais sans s’y attarder Céline comme le seul ou
principal héritier de l’enseignement de style rimbaldien, en en récupérant les fruits dans le domaine du
roman, mais surtout il envisage avec raison Rimbaud lui-même comme un hériter
de l’art en prose de l’historien Michelet et du romancier Victor Hugo. L’influence
rythmique de Victor Hugo au plan du découpage d’alinéas brefs, je l’ai moi-même
envisagé depuis longtemps. Même si Murat s’appuie plutôt sur l’exemple de
Michelet, c’est un fait également que la vibration affective de la phrase
rimbaldienne vient des deux romantiques que sont Hugo et Michelet. C'est une piste intéressante à creuser à l'avenir. J’aurais
juste envie d’ajouter que la manière de raisonner par expansions littéraires
est fortement comparable entre l’historien Michelet et le poète romancier
Victor Hugo, et que cette manière se retrouve, mais avec cette fois un
style bien différent et une moindre propension à la poésie, dans les romans de
Balzac. Murat insiste fortement sur le travail rythmique fondé sur l’emploi
subtil de la ponctuation et sur le retour critique sur les premiers jets dont
témoignent les brouillons qui nous sont parvenus. Enfin, le critique
universitaire remet en cause l’emploi moderne de la notion d’autobiographie à
des œuvres du passé qui pouvaient se réclamer de cette notion. La notion
actuelle, enseignée dans les collèges et lycées, définit l’autobiographie par
un recours à l’étymologie : le fait d’écrire (graphie) soi-même (auto) le
récit de sa vie (bio), mais en y imposant un prétendu pacte de sincérité,
nécessairement invérifiable. Murat n’adhère pas à une telle approche
rétrospective du texte rimbaldien, malgré le mot de Verlaine. Le terme « autobiographie »
« importé de la critique anglaise » « se réfère à la vie privée,
envisagée dans une perspective affective et morale, et se distingue des mémoires, qui impliquent une dimension
historique et sociale. » Cette vie de poète peut confiner à la légende,
avoir un aspect hagiographique comme pour une vie de saint. Il s’agit de
traiter du problème que pose une fiction manifestement nourrie de l’expérience
vécue du poète. Murat n’admet pas la lecture foncièrement biographique du
recueil et, dans l’unique occasion où il me cite, il m’attribue à tort et pour
la récuser une telle intention. En réalité, ce que je dégageais, et je ne vois
pas très bien comment je pourrais faire erreur, c’est que la force d’analogie
entre la révolte de l'auteur ayant réellement existé et celle décrite dans Une saison en enfer permet inévitablement de faire la comparaison
entre la vie infernale du personnage qui dit « je » dans Une saison en enfer et une période
précise de la vie de Rimbaud. Au plan des idées, la vie infernale commencerait
avec le discours des lettres dites « du voyant », tandis qu'au plan de la
relation au monde la vie infernale de Rimbaud a commencé, à l’évidence, par ce
moment de rupture avec les poètes parisiens autour de mars 1872, la section « Alchimie
du verbe » et son choix de poèmes favorisant cette comparaison assez
prévisible. Murat lui adresse une fin de non-recevoir et, vu qu’il s’agit de la
seule mention de mon nom, mention défavorable donc, cela semble devoir dispenser ses lecteurs de
consulter un quelconque de mes articles déjà publiés à l’époque sur Une saison en enfer, alors même que Murat s'en est inspiré dans les pages suivantes pour son analyse de la prose liminaire en fonction de l'intervention de Jean Molino, même s'il a d'autres conclusions, et surtout sur le remaniement
de la clausule de « Alchimie du verbe » sur le brouillon
correspondant où il formule en deux lignes une analyse que je venais d'imposer dans un article. Cependant, dans l’étude qui vient en ajout dans cette édition
revue de L’Art de Rimbaud, il est
affirmé que « l’histoire racontée dans Alchimie
du verbe est formellement autobiographique, en raison de son contenu
anthologique », ce qui n’empêche pas tout de même d’envisager une
présentation biaisée des faits de composition. Murat considère que, malgré
tout, les allusions à la vie privée et réelle de l’auteur ou « biographèmes
sont d’ailleurs peu nombreux dans un texte qui se déploie sur le mode de la
projection et de l’évocation fantasmatique. » Pourtant, en manière de
contrepoint pour justifier le caractère nuancé de son affirmation, il prétend
nous donner un exemple et isoler un biographème (autrement dit, une allusion à
la vie privée) qui serait donc significatif en même temps qu’exceptionnel :
L’un des plus
significatifs est la mention du « vice qui a poussé ses racines à mon
côté, dès l’âge de raison » ; ce vice apparaît comme l’envers de la
luxure « magnifique », et remonte à la même source sexuelle, qu’empoisonne
l’action conjuguée du christianisme, de M. Prudhomme et du Docteur Tissot. C’est
l’une des dimensions de l’expérience de Rimbaud, mais il la partage avec les
jeunes gens de la classe bourgeoise de son époque.
Pour
ceux qui, comme moi, sont tellement surpris qu’ils relisent plusieurs fois ce
passage en essayant de comprendre, il faut savoir qu’une note accompagne la
mention du « Docteur Tissot ». En effet, nous ne considérons pas
comme une évidence que ce « vice » soit d’ordre sexuel, et si tel
devait être le cas, dans le contexte d’époque, il pouvait tout aussi bien être
question de l’homosexualité, ce que certaines lectures ont d’ailleurs retenu
pour identifier ce « vice » à une réalité biographique du poète. Or,
la note 39 de bas de page à la suite du nom « Tissot » confirme que
Murat perçoit une allusion à la masturbation dans ce passage de « Mauvais
sang », puisque nous avons une référence d’ouvrage : « voir Samuel-Auguste
Tissot, L’Onanisme ou Dissertation sur
les maladies produites par la masturbation [1760] ». Cela nous est
affirmé sans aucune forme de procès. L’auteur ne s’y attarde pas. Pourtant,
nous ne connaissons forcément pas grand-chose de la vie sexuelle de Rimbaud et
il ne s’est pas confié sur ses pratiques masturbatoires, une allusion étant
toutefois possible dans un des fragments des Illuminations : « Avivant un agréable goût d’encre de
Chine,… » Surtout, il n’est jamais question de masturbation dans Une saison en enfer, ni même d’homosexualité
soit dit en passant. Reprenons le passage en question dans son contexte. Cette
mention d’un « vice » se fait dans la quatrième section de « Mauvais
sang ». Le poète vient de décrire son état de réprouvé, son statut de
personne de « mauvais sang » tout au long de trois sections à valeur introductive.
Quand nous rencontrons la formule « mon vice », même si nous n’avons
pas affaire à un pronom, notre démarche n’en consiste pas moins spontanément à
rechercher l’antécédent qui précise son contenu.
Le principe de l’antécédent des pronoms s’applique inévitablement aux noms
eux-mêmes, par exemple quand nous passons de la mention « la maison »
à « notre havre de paix », ou que sais-je encore. Si Rimbaud ne précise
pas quelle est ce « vice », c’est qu’il faut considérer que, quelque
peu auparavant dans le texte, le poète a décrit ou nommé quelque chose que
nous devons sans hésiter interpréter comme « vice ». C’est un
principe de base de la lecture, et ce « vice » c’est tout simplement
le fait d’être un personnage de « mauvais sang ». Le poète vient de
préciser son défaut en tant qu’être tout au long de trois sections de « Mauvais
sang », ce qui fait déjà une certaine étendue de texte. Au nom de quoi
considérer que ce « vice » est un nouvel élément du récit et comment justifier que nous
devons extrapoler sa lecture à partir de nos impressions ou bien l’interpréter
à partir de la vie sexuelle de l’auteur, qu’elle nous soit connue ou pas :
homosexualité ou masturbation ? Quand nous lisons : « J’ai lu ce
qu’a écrit Marc. Ce torchon ne m’a pas plu[,] » nous ne séparons pas « ce
qu’a écrit Marc » du nom « torchon », nous inférons un lien du
mot « torchon » à un antécédent. La présence des deux mots "ce" dans notre exemple ne suffit pas à faire le lien. Comparez : "Ce garçon n'est pas sage. Ce pupitre est trop abîmé." D’ailleurs, sur le brouillon
correspondant, même s’il nous manque les trois premières sections, la
formulation du poète ne laisse aucun doute sur le fait que ce « vice »
désigne ce qui est le sujet et le thème de son écrit : « Oui c’est un
vice que j’ai… » Le vice que dénonce le poète, c’est le fait d’avoir un « mauvais
sang ». Il n’y avait aucune énigme à lever à son sujet.
Fin
de première partie.
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