mercredi 7 mars 2018

L'Eclair dans Une saison en enfer de Rimbaud

La section "L'Eclair" est une des plus brèves du livre Une saison en enfer avec la prose liminaire et le récit "Matin", mais pour les rimbaldiens la prose liminaire et "Matin" font partie des récits nettement articulés, alors que "L'Eclair" ferait partie des discours au "déroulement chaotique", il prendrait la forme, comme "Mauvais sang", d'un récit qui "se brise en mouvements saccadés". Nos citations sont empruntées à l'introduction du livre de Yoshikazu Nakaji Combat spirituel ou immense dérision ? Pourtant, nous avons vu que les exégètes ont échoué à rendre compte de la prose liminaire et de "Matin". Nous avons vu que, dans ces deux récits, les ruptures sont présentes et qu'elles ont posé des problèmes à la lecture, ainsi des répliques après tirets : "- trop de chance" ou "- Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Nous avons constaté que, dans "Matin", les commentaires achoppent sur le sentiment d'impasse du troisième paragraphe parce qu'ils confondent les enjeux : d'un côté sortir de l'enfer en refusant la mort, d'un autre révéler la survie d'une attente messianique de république démocratique et sociale, attente qui imite quelque peu le discours chrétien et qui est agitée par tout un désir toujours susceptible de pousser en enfer le poète. Les études butent aussi sur le repérage métaphorique. Par exemple, le titre "Matin" concerne le texte dans son ensemble, mais certains commentaires l'assimilent à la rétrospection initiale, au prétendu souvenir d'une jeunesse dorée qui est en réalité un autre matin en horizon d'attente, mais illusoire. Surtout, les analyses ont du mal à se situer sur un plan articulé, clair et net, faute de chercher à préciser à partir du texte et selon un principe de non contradiction en quoi le poète peut prétendre sortir de l'enfer. Les lecteurs ont tendance à considérer que les solutions du poète ne sont pas enthousiasmantes, qu'il ne dépasse pas l'entièreté de ses problèmes de rapport au monde. Du coup, le texte peut être commenté jusqu'à un certain degré de pertinence, mais le commentaire critique laisse en plan certaines contradictions et tout se passe comme si le lectorat ou l'analyste attendaient une correction du texte écrit qui, forcément, n'arrivera jamais. Nous avons cherché à déterminer la marge de cohérence du livre Une saison en enfer en resserrant la réussite du poète dans ses réelles limites. Le poète a refusé la mort par la révolte et il s'est détourné de Satan. Une subtilité de la prose liminaire, c'est que le poète donne une réalité à Satan en lui attribuant des propos exprimés au discours direct, alors que la voix de la religion est étouffée. Le poète ne renonce pas à un certain caractère sulfureux. Dans "Matin", il attribue l'origine de "l'enfer" au christianisme même, puisque "le fils de l'homme", Jésus, est décrit comme ayant ouvert non les portes du royaume des cieux, mais celles de l'enfer même. Satan est donc aussi une création du christianisme, ce qui justifie une persévérance dans la provocation à faire parler un maître démoniaque, malgré la prétention à sortir de l'enfer. Il s'agit d'un jeu. En revanche, le poète ne s'abandonne plus pleinement au code satanique qui assure la séparation entre les élus et les réprouvés. Car, finalement, c'est la ruse de la religion plus que celle de Satan que dénonce le livre Une saison en enfer.
Mais intéressons-nous maintenant à la section "L'Eclair" et à sa place dans l'architecture du livre. Nous allons nous apercevoir que nous n'avons pas de raison sérieuse de cliver les sections d'Une saison en enfer, en opposant la manière de discours de "L'Eclair" à la prose liminaire ou au style d'écriture de la section "Matin".
La section "L'Eclair" se situe vers la fin du parcours raconté par le livre et précède immédiatement le récit de sortie de l'enfer qu'est "Matin". C'est donc le dernier moment vécu de l'errance infernale et en même temps nous pouvons nous demander si ce récit n'anticipe pas sur "Matin" et ne contient pas un élément décisif favorisant le prochain basculement.
J'ose croire que mes lecteurs apprécient la pertinence de notre idée d'enquête : chercher dans "L'Eclair" l'indice qui justifie "Matin" comme sortie de l'enfer.
Reprenons rapidement la structure d'ensemble du récit pour donner à la section "L'Eclair" son juste contexte.
La prose liminaire est supposée avoir été écrite après l'ensemble des sections du livre Une saison en enfer. Cette prose liminaire formule la problématique : échapper à la mort et à l'enfer sans retomber dans la charité et la religion chrétienne. Jamais les rimbaldiens n'ont formulé cette problématique en des termes aussi simples et aussi tranchés. C'est pourtant ce qui se dégage nettement du neuvième alinéa de ce prologue sans titre : "Or tout dernièrement..." La subtilité, c'est que Rimbaud, sans doute en partie en artiste consommé, ne mange pas le morceau. Nous ne saurons pas dès le préambule la solution qu'il a pu trouver et cette subtilité se double d'une autre, puisque le flou dans lequel nous maintient le narrateur va de pair avec une sortie de l'enfer qui n'est que peu de chose. Le poète ne trouve pas un pouvoir surnaturel qui lui permet de régler tous ses défis, toutes ses souffrances, de répondre à la complexité et aux exigences impérieuses de ses désirs. Car, finalement, le poète ne trouve pas une explication rationnelle pour dominer paradis et enfer, ce qu'il va faire c'est essentiellement se détourner de l'enfer, en accompagnant cela d'un constat d'orgueil mal placé quant à la nature de la révolte qu'il a exprimée. C'est ce fil du rasoir qu'il faut observer de près et c'est faute de l'appréhender en tant que tel que les rimbaldiens désespèrent du sens du livre Une saison en enfer en constatant que de nombreux problèmes ne trouvent pas leur solution dans le discours du poète, lequel est malgré tout plus d'une fois sincère et non suspect d'ironie.
La lecture des sections montre que la prose liminaire a effectivement proposé un résumé et une variante rapide du récit de la vie de révolte.
La première section "Mauvais sang" expose la nature du personnage, puis "Nuit de l'enfer" expose le basculement dans le monde infernal. Toutefois, l'enfer commence dans "Mauvais sang", d'autant plus que le récit et les brouillons ont l'air de révéler que le remaniement de "Mauvais sang" fut tardif avec les expansions complexes d'un projet de description des étapes de confrontation à la religion qui impliquent déjà la vie de réprouvé. En clair, dès "Mauvais sang", le personnage vit en enfer, mais "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" se distribuent selon les deux pôles d'un axe thématique. "Mauvais sang" dit la nature prédisposé à la vie infernale et donc nous sommes déjà en enfer, "Nuit de l'enfer" dit l'enfoncement dans la vie infernale, l'abandon à sa force et décrit dès lors la dynamique de ce monde de la damnation. Il me faudra juste revenir sur le débat au sujet de l'identification du "poison" : s'agit-il du baptême ou non ? Le "poison" est la force de mort que le poète nous a annoncé combattre dans la prose liminaire. Gardons ce sujet-là pour une meilleure occasion. En revanche, le "vice" dont parle le poète dans "Mauvais sang" n'est pas à extrapoler et à rattacher à ce que nous connaissons de la vie du poète, le vice qui a poussé, c'est la maladie du mauvais sang. C'est tout simple, en fait.
Après la nature de l'être damné et l'abandon aux forces infernales, le poète décrit deux formes de délires qui expriment un rapport de refus à la beauté. La relation entre l'Epoux infernal et la Vierge folle permet d'exposer le refus de la charité en offrant l'exemple de deux damnations : celle volontaire de l'Epoux infernal, celle lâche mais incontrôlée et quelque peu repentante de la Vierge folle. La section "Alchimie du verbe" exprime le refus de l'art autorisé en l'illustrant de poèmes ne respectant pas les règles de versification, toutes ces compositions témoignant de difficultés de lecture qui laisserait supposer une absence des facultés descriptives ou instructives. Cette section prouve que Rimbaud songe à sa vie, mais attention ! si les poèmes sont d'authentiques œuvres personnelles, pensons néanmoins au livre de Sainte-Beuve Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme où des poèmes de Sainte-Beuve n'en sont pas moins attribués à un personnage imaginaire. Le récit de "Vierge folle" ne semble pas se ponctuer par une décision finale du damné. L'Epoux infernal ne semble pas prendre la parole, mais n'oublions pas que le dernier mot pris en charge par le narrateur "Drôle de ménage" est désapprobateur et que l'Epoux infernal est à l'image de ce narrateur, comme l'attestent les échos patents avec le récit de "Mauvais sang" par exemple. A la fin d' "Alchimie du verbe", le poète témoigne d'une patience retrouvée, il peut congédier la beauté sans colère. Les brouillons prouvent l'exactitude de notre lecture, n'en déplaise à ceux qui pensent que le poète prétend plutôt honorer d'un salut gratifiant la beauté. Rimbaud dit alors clairement "l'art est une sottise". Les délires du poète étaient son obstination à changer l'amour par un abandon à autant de misère et de haine et son désir irrépressible d'enlaidir par réaction outragée les codes du beau et du laid dans l'art. Je le dis un peu vite pour "Alchimie du verbe", je me garde des développements à bien déployer pour une autre occasion.
Il est clair qu'il faut rapprocher les clausules des deux "Délires", d'un côté "Drôle de ménage", de l'autre "Je sais aujourd'hui saluer la beauté". Les deux clausules ciblent des comportements inappropriés, des choix de vie inadaptés. Il ne s'agit pas de refonder le couple ou la beauté, ni de revenir à des conceptions conspuées. Il s'agit de remettre en cause la radicalité de rage que le poète avait en abordant les problématiques du couple et de l'art.
Des sujets importants avaient été lancés dans "Mauvais sang", ils sont repris dans "L'Impossible" avec même une symétrie dans la distribution des éléments constitutifs du discours. J'y reviendrai. La section "L'Impossible" prétend à une explication, mais la fin du récit est plus négative. Le titre "L'Impossible" est en fait lui-même la leçon. Le poète prend conscience qu'il n'a pas à creuser une voie sans issue. Enfin, vient la section "L'Eclair", et on peut observer que "L'Impossible" décrivait un drame de l'esprit, du monde des idées, quand la section "L'Eclair" bascule dans le concret. Le poète va s'intéresser au "travail humain", pas à l'amour notons-le bien, mais au travail nécessaire à la survie de l'espèce et qui est le foyer de la vie en société.
Constituée de six alinéas, la section "L'Eclair" s'ouvre par une phrase qu'il faut savoir apprécier correctement au plan métaphorique.

   Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps.
L'abîme, c'est évidemment le décor de ténèbres de cet enfer qui est "certainement en bas" comme le poète le clame dans "Nuit de l'enfer". La lumière est censée annoncer la sortie de l'enfer, indiquer une direction, et ce sera le cas dans "Matin". La métaphore de la lumière qui guide l'humain prend normalement la forme d'une étoile, d'un soleil, d'un rai lumineux indiquant la présence d'une porte entrouverte, etc. Mais l'éclair n'est pas une métaphore adéquate. La lumière jetée par l'éclair se perd dans le décor et n'indique pas de direction, et c'est tout le sel de l'humour métaphorique de cette section, ce dont l'ensemble des études que j'ai pu consulter a échoué à rendre compte. L'ironie, c'est que ce "travail humain" n'est qu'un bruit, qu'un jet qui attire l'attention. La lumière de l'éclair ne peut être interprétée comme une voie qui indique une perspective. Cet éclair fait partie finalement de l'enfer, il participe de la chaleur infernale, de sa dimension inquiétante et même de sa dimension oppressive. La foudre est punitive et finalement le "travail humain" est un leurre.
Il va maintenant de soi qu'il ne faut pas mettre n'importe quelle idée dans l'expression vague de Rimbaud "travail humain". Rimbaud parle de son temps et de l'idéologie du progrès. Le deuxième paragraphe explicite l'idée de "travail humain" qui, et nous pouvons songer à l'illustration par les premiers accidents de chemin de fer, n'est qu'une déplorable "explosion".

   "Rien n'est vanité ; à la science, et en avant !" crie l'Ecclésiaste moderne, c'est-à-dire Tout le monde. Et pourtant le cadavre des méchants et des fainéants tombent sur le cœur des autres... Ah ! vite, vite un peu ; là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures, éternelles... les échappons-nous ?...
Rimbaud inverse le discours biblique de l'authentique modèle du texte de L'Ecclésiaste : "Tout est vanité" devient "Rien n'est vanité" et la base du raisonnement biblique qui est l'éternel retour cyclique le cède à l'idée d'un progrès par la science. Le "en avant" dans du discours direct est à rapprocher du poème "Démocratie" des Illuminations, mais pour en demeurer à la lecture d'Une saison en enfer il faut envisager la reprise de la critique de la science dans "Mauvais sang" quand l'avancée du progrès est niée par l'idée que le monde pourrait tout aussi bien tourner, se contenter d'être, plutôt que se fixer un horizon d'attente qui transforme le présent en cadre décevant pour vivre, en quelque sorte. Ce que dénonce le poète, c'est la fausseté des promesses. Dans la philosophie du progrès, l'humanité travaille pour des récompenses qui semblent remises à un au-delà de la brève existence des individus. Certes, on peut relativiser le propos, mais il suffit de comprendre que l'homme qui admet l'idéologie du "travail humain" pour le "progrès" se fait exploiter. Rimbaud doute que le travail tel qu'il est mis en œuvre permette à l'homme de s'épanouir et de réaliser pleinement son être. Les méchants et les fainéants sont les exploiteurs et profiteurs. L'humanité est séparée en deux, les bourreaux vrais élus et leurs victimes qui se font endormir par une idéologie mensongère dressée comme l'étendard de la société, de la vie française d'honneur, etc. Tous sont réunis dans le même discours, mais il y a ceux qui en profitent et ceux qui sont abusés. Et cet abus atteint les cœurs eux-mêmes. La gradation des adjectifs dans "récompenses futures, éternelles" est ironique. Les récompenses sont "éternelles" à l'exclusion du passé, forcément puisque récompense il y a, mais aussi du présent. Pourquoi appeler "éternelles" des "récompenses" qui ne concernent que le futur. Certes, on peut revoir le sens de l'adjectif "éternelles" pour comprendre qu'une fois acquises ces récompenses ne nous seront pas retirées, mais la gradation respire nettement le "marché de dupes". Remarquons bien enfin les liens thématiques étroits entre les deux sections consécutives "L'Eclair" et "Matin", puisque le "travail humain" actuel va céder la place à l'idée d'un "travail nouveau", tandis que le complément circonstanciel "par-delà la nuit" qui suggère une sortie de l'enfer est transposé dans "Matin" avec l'idée de la "même nuit" d'immersion et avec surtout le complément circonstanciel introduit par la même forme prépositionnelle : "par-delà les grèves et les monts".
La question "les échappons-nous ?" dont le tour syntaxique original, archaïque et précieux crée une distance humoristique peut se comprendre de deux manières différentes. Soit, le "nous" désigne "tout le monde", soit il ne désigne que le poète, ce qui implique deux significations distinctes; d'un côté le marché de dupes, de l'autre la condamnation du damné. La suite du texte invite à considérer que le poète s'inquiète pour lui-même et non pour l'humanité tout entière.

   - Qu'y puis-je ? Je connais le travail ; et la science est trop lente. Que la prière galope et que la lumière gronde... je le vois bien. C'est trop simple, et il fait trop chaud ; on se passera de moi. J'ai mon devoir, j'en serai fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté.
Le "travail humain" s'il "éclaire l'abîme" arrive à intéresser le poète, mais il n'est qu'une distraction. Le troisième paragraphe est un effort de définition ironique de la notion métaphorique d'éclair. Les optatifs sont remarquables "Que la prière galope et que la lumière gronde", nous retrouvons des procédés prosodiques mobilisés dans le premier alinéa de la prose liminaire "où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient", puisque les mots "lumière" et "prière" riment entre eux, tandis que les verbes "galope" et "gronde" ont la même consonne initiale en "g". Enfin, nous avons deux segments de sept syllabes "Que la lumière galope" (7) "et que la prière gronde" (7). Or, le galop désigne la trajectoire de l'éclair présentée comme folle, irrationnelle, et le grondement rappelle le bruit qui suit cette lumière, tandis que l'expression "il fait trop chaud" évoque les conséquences pour celui qui est foudroyé. Le galop est associé à la prière, comme l'en avant de locomotive du credo moderne, et la lumière est associée à la menace du tonnerre au plan sonore. Tous ces liens étroits permettent de comprendre que la "lumière" qu'est le travail humain et la "prière" sont deux éléments indissociables qui forment la foudre, une foudre non pas libératoire, mais oppressante qui convient à l'ambiance infernale. Le poète ironise alors sur le devoir que suppose l'idéologie du "travail humain" imposé par la vie en société. Il s'agit d'une version modérée de la rébellion initiale de celui qui s'est enfui, armé contre la justice, etc.

   Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, - prêtre ! Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...

Face à ce "travail humain" dont il nous fait sentir la fausseté, le poète développe la solution. Il a annoncé mettre son "devoir de côté", autrement dit refuser de s'y atteler. Le quatrième paragraphe de "L'Eclair" développe cette idée. L'union de la feintise et de la paresse est soulignée par une espèce de calembour "feignons, fainéantons". Le poète valorise un mode d'existence sans travail, et il en arrive rapidement à son constat d'impossibilité. L'existence sans travail, c'est une mort, une lente agonie. Le terme "mendiant" avertit du danger de la vie sans travail, tandis que le poète se permet une certaine autodérision en épinglant l'artiste et le saltimbanque. La mention "bandit" avertit d'un autre danger. Et les quatre rôles sont soudainement fondus dans la figure du "prêtre" avec un effet de surprise dans la consécution "bandit" et "prêtre". Le "prêtre" devient un alter ego du "maudit". Car ce qui remonte à la conscience du poète, c'est que la dérobade ne consiste qu'à attendre un hypothétique au-delà. Sans travail humain, le poète ne se confronte qu'à ses chimères. Rimbaud n'est pas satisfait du travail, mais il est indispensable à la vie. Son refus l'a amené tout droit à l'hôpital, le réduisant à la merci des confesseurs redresseurs de torts. Tout se passe comme si le poète était renvoyé en boucle à la religion qu'il nie dans la menace d'orage du travail même. Il est piégé par une circularité car l'idéologie s'appuie de toute façon sur le caractère inévitable du travail. Le saltimbanque et l'artiste ne sont pas dispensés de la question des lendemains, tandis que la détresse du mendiant illustre la dépendance de l'individu sans travail qui ne doit sa survie qu'à la pitié de la société. Il va de soi que nous n'avons aucune raison légitime d'identifier ce "lit d'hôpital" ainsi que le "dernier couac" à des allusions biographiques autour du coup de feu de Verlaine sur Rimbaud. Le "dernier couac" et le "lit d'hôpital" font partie des notations imagées d'un discours parfaitement articulé. Certains commentaires ont un côté menaçant et veulent tancer ceux qui ne considèrent pas qu'il y a allusion à l'incident bruxellois de juillet 1873 dans le récit d'Une saison en enfer. Soit ! Mais, en ce cas, qu'on nous explique ce qu'apportent de précis à la compréhension du texte ces prétendues allusions biographiques. Quelle est la différence de lecture que cela apporte ? Je n'en vois aucune, et cela me fait conclure que ces rattachements biographiques ne sauraient être rien d'autre que des extrapolations.
Le mot "martyr" ponctue les énumérations de l'alinéa par un rappel du danger de mort en contradiction avec le verbe au futur "nous existerons".
Le poète veut échapper à cette aliénation et son refus du travail semble l'y enfoncer pourtant encore plus. Par la vie sans travail, on va à dieu, peut-on écrire ici en parodiant la fin de la section précédente "L'Impossible". Face à ce danger de conversion, le poète envisage la mort.

   Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans....

Ce cinquième alinéa peut paraître déconcertant avec sa limite des "vingt ans", mais il faut comprendre que les "vingt ans" sont un peu la limite d'une vie de prise en charge. Au-delà, la vie sans travail n'est que survie. L'oisiveté ne peut concerner que l'insouciance d'une jeunesse sous tutelle. Mais le poète rejette aussi l'encens et on observe par la qualification injurieuse "sale", le maintien du rejet du baptême qui a fait le malheur du poète et, en même temps, le déploiement d'un espace de confusion où la religion est elle-même une damnation. Ce paragraphe, très court, correspond quelque peu au refus de la charité comme clef dans la prose liminaire. L'encens s'est présenté comme refuge de la conversion pour sauver une vie qui a refusé jusque-là le devoir du travail humain. Le poète aurait même pu devenir prêtre pour continuer à ne pas travailler. Ce paragraphe est celui du refus de la solution proposée : être prêtre pour se soustraire au travail, mais vivre. Or, ce rejet s'accompagne d'une acceptation de la mort. Le poète semble renoncer à se battre pour une vie oisive jusqu'à vingt ans en quelque sorte. Le texte donne un peu de mal, parce que ces "vingt ans" ne correspondent à rien de précis dans la vie réelle, et ils font fi de la divergence entre parcours humains. Mais on comprend bien que ces "vingt ans" sont l'image symbolique du seuil à partir duquel il faut se décider en tant que fils de famille. Le poète vient de dire que sa "vie est usée". La lassitude confine au désir de mort. Mais l'alinéa orchestre une brutale prise de conscience décisive. Le poète se récrie contre les propos qu'il vient de tenir et découvre son attachement viscéral à la vie, et c'est cela la guérison sur "le lit d'hôpital", c'est cela le moment de basculement qui annonce la sortie de l'enfer. Un jour nouveau va se dresser devant ses yeux.

   Non, non ! à présent je me révolte contre la mort ! Le travail paraît trop léger à mon orgueil : ma trahison au monde serait un supplice trop court. Au dernier moment, j'attaquerais à droite, à gauche...
Le "à présent" ne veut pas dire "à l'instant présent", il s'agit d'une marque de résolution décisive, d'un "désormais". Le poète qui se révoltait contre la vie telle qu'elle est va rendre la pareille à l'idée de la mort, c'est ce qu'il dit en toutes lettres. La suite de l'alinéa est plus retorse. Ce serait au nom de l'orgueil que le poète refuserait de mourir dans le refus du travail et donc du devoir humain. Il veut même vivre, pour que son orgueil s'offre un supplice plus long. La mort serait un renoncement au combat. Le texte est ainsi assez déroutant, puisque le refus de la mort contribue à conserver l'énergie corrosive du révolté qui dénonce la société. Et c'est sur cette note que se justifie la, malgré tout, lamentation de fin de section :

   Alors - oh ! - chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !
La ponctuation tend à indiquer la réponse et invite à considérer que le poète a une gouaille ironique dans cette apparence de plainte complaisante, ce que renforce le tour précieux d'une syntaxe moins moderne qu'archaïque dans la négation.
Finalement, le récit de "L'Eclair" n'est pas moins articulé que celui de la prose liminaire et de "Matin". Sa caractéristique, c'est le retournement de situation, la brusque résolution du poète à l'avant-dernier paragraphe. Pour ceux qui veulent attendre une morale étoffée à dégager du récit du livre Une saison en enfer, il faut revoir les prétentions, il faut se contenter de cette optique resserrée. Le poète n'a fait que refuser de se laisser aller à mourir. Il veut vivre, s'épanouir, mais, sans que le texte cesse d'être subtil, la sortie de l'enfer consiste en un refus de la mort qui ne s'explique même pas. Nous n'arrivons pas à une formule précieuse du genre du cogito cartésien qui pourrait s'extraire par quintessence d'un grand récit articulé. Le refus de la mort vient dans le récit comme un trait tranchant, il ne naît pas du discours, il n'est pas le fruit d'un raisonnement dialectique, l'aboutissement d'une pensée qui s'est torturée en raisonnements contraignants. Il s'impose plutôt pour faire taire les questions qui tourmentent.
Et nous comprenons mieux pourquoi dans "Adieu" le poète qui parle d'un renoncement à l'illusion de son double statut de mage et magicien considère l'heure comme sévère, qu'il va falloir accepter la réalité rugueuse telle qu'elle est, mais qu'il sera toujours loisible de dénoncer les mensonges. Le refus de la mort ne naît pas de la contrainte logique des raisonnements torturants, il vient d'un bond sur la scène pour recadrer l'existence du poète, cependant que le récit a offert un torpillage en règle des mensonges d'une société chrétienne qui est à l'origine tant du pôle de la récompense pour le Bien que de la conséquence négative de l'abandon au Mal. Des lecteurs pourront envisager que Rimbaud penseur a triché en se dérobant à une résolution dialectique, mais dans ce cadre nous pouvons prétendre à une lecture éclairée autrement plus confortable du célèbre ouvrage dont Rimbaud avait clamé que toute son existence devait dépendre.

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