vendredi 24 novembre 2017

Notes de lecture autour des Rougon-Macquart

Si je ne prends pas de notes au fur et à mesure, je vais oublier certains éléments de ma réflexion. Je suis en train de lire et parfois de relire dans l'ordre les romans de la série des Rougon-Macquart. J'ai commencé par La Fortune des Rougon et La Curée. Pour ce qui est de la quête éventuelle de sources aux poèmes de Rimbaud, outre Thérèse Raquin, de premiers romans, de premières nouvelles et des écrits journalistiques, il faut considérer que Rimbaud n'a pu lire que les quatre premiers romans de l'histoire des Rougon-Macquart lors de sa carrière poétique. Et encore il convient de nuancer, puisque ces quatre romans sont publiés en même temps que Rimbaud compose son oeuvre. Le roman La Fortune des Rougon semble avoir été remanié, il me faudra également vérifier cela de près. Je n'ai pas connaissance d'un remaniement des autres romans de la série dans le passage de la publication en feuilleton dans les journaux à la publication décisive du roman en volume. Je vérifierai tout cela pas acquis de conscience. Je remarque tout de même un défaut de suture dans les chapitres de La Fortune des Rougon, puisque, à un moment donné, une fin de chapitre parle des "blancs de lune", et le début du chapitre suivant parle aussi des "blancs de lune", voire les deux phrases étaient assez similaires m'a-t-il semblé. L'effet est diablement étrange, puisqu'évidemment vous ne passez qu'en quelques secondes de la fin d'un chapitre au début du chapitre suivant, donc je me suis retrouvé à lire à peu d'intervalle deux fois la même phrase pratiquement. Qui plus est, la mention "blancs de lune" revient quantité de fois dans La Fortune des Rougon, comme un tic d'écriture, et on a la variante "blancheurs de lune". Evidemment, j'adopte une attitude normale de lecteur, je n'ai pas pris une plume et un carnet pour référencer au fur et à mesure tout ce que je pouvais remarquer d'intrigant, d'intéressant, etc.
Ce qui me frappe, c'est que l'expression "blancs de lune" séduise Zola à une époque où Rimbaud s'en sert dans son poème "Mes petites amoureuses". Etait-elle à la mode à l'époque ? Dans La Curée, j'ai une mention "maison d'or" pour en réalité La Maison dorée, ce qui fait écho à l'emploi contemporain de Rimbaud dans "Paris se repeuple", poème qui, selon moi, n'a pas été composé en mai 1871 comme Verlaine le laisse entendre, mais à Paris, peut-être au début de l'année 1872. Ceci dit, la mention "maison d'or" est un poncif et on rencontre cette expression dans le roman d'Amédée Achard lu par Rimbaud La Robe de Nessus ou bien, mais avec un dispositif anachronique cette fois, dans le roman Le Bossu de Paul Féval.
Au-delà de la recherche d'une éventuelle influence de Zola sur Rimbaud, il faut s'intéresser à ce qu'offre comme mise en contexte romanesque sur le Second Empire la série des Rougon-Macquart; Je lis en parallèle des ouvrages d'historiens sur le Second Empire. Je lis d'ailleurs aussi un volume de textes d'Auguste Blanqui "Maintenant, il faut des armes", la fabrique éditions, ouvrage non référencé je crois dans ma liste du mois d'août.
Le roman La Fortune des Rougon est intéressant, parce que la prise de pouvoir par Napoléon III n'a guère soulevé d'émeutes. Au début des Châtiments, Victor Hugo raconte dans "Nox" les massacres qui ont eu lieu lors du coup d'Etat, mais il faut comprendre qu'il  y a eu de la nervosité et qu'en gros il n'y avait pas d'émeute franche, mais que ça a tiré sur la foule quand même, au grand dam de Napoléon III qui avait souhaité une prise de pouvoir lui conservant une virginité vis-à-vis du peuple. En revanche, il y a eu des émeutes en Provence, et Zola en rend compte. Les émeutiers sont décrits comme des bêtes, et c'est assez intéressant de comparer avec le problème communard en gardant à l'esprit que Zola a été contre la Commune. D'ailleurs, dans une notice ou un commentaire que j'ai pu lire sur ce premier volume des Rougon-Macquart, il y avait une comparaison faite avec la Commune, mais sans recul critique, comme si pour Zola ces émeutes et la Commune c'était le même combat. Ce n'est pas une démarche de critique littéraire tout à fait habituelle, mais j'essaie de comprendre les divergences sous ce qui semble à un regard non averti des réalités assimilables. Sand, Zola, étaient contre la Commune. Cela doit faire réfléchir. Il y a un livre à ce sujet paru en 1870 d'un certain Lidsky, le sujet est connu tout de même. En même temps, le portrait animal des émeutiers sera appliqué aux communards selon un principe de répudiation biaisé, cela aussi je veux l'étudier, l'observer, l'éprouver.
Ce premier roman de la série est fort agréable à lire par ailleurs. Il est assez étrange dans sa structure. Zola commence par nous situer au moment de la montée en armes la nuit et il privilégie un couple d'émeutiers, puis il y a plusieurs retours en arrière qui vont se succéder. Zola va remonter dans le temps pour une série de personnages, puis il va à nouveau remonter dans le temps pour une autre série de personnages. Et dans tout cela il a à cœur d'exposer les choses. Ce n'est pas fait maladroitement dans la conduite du récit, mais évidemment on met du temps à revenir à l'histoire du couple d'émeutiers initial. La structure est donc originale, et même si on comprend que ce n'est pas parfait, le roman se lit aisément et on a une prime de plaisir à découvrir un tel mode d'agencement, à observer comment Zola s'est débrouillé pour que nous puissions nouer tous les fils de sa conception familiale complexe.
L'intérêt aussi de ce premier roman, c'est qu'il n'a pas la même note que les autres romans des Rougon-Macquart, il est emporté par une poésie profonde qui surplombe le récit. Car, pour moi, Zola dit des inepties au sujet de sa conception du naturalisme, et tous ceux qui le commentent après lui. Je suis révolté par ce qu'on enseigne dans les lycées au sujet de la méthode expérimentale appliquée à un roman. C'est d'un niveau de bêtise, mais effarant ! En revanche, Zola est un poète admirable et il a à mon sens une énorme dette à l'égard de Victor Hugo que cache trop bien l'axe du réalisme avec Balzac, Flaubert et les frères Goncourt. Dans La Fortune des Rougon, il brode une histoire sur le canevas des amours de Pyrame et Thisbé, mythe grec majeur qui est également à la source de Tristan et Yseult, récit où l'influence grecque perce aussi avec un tribut à un équivalent du Minotaure sur une île, mythe grec qui est à l'origine de Roméo et Juliette également, ce que confirme le Songe d'une nuit d'été. Mais Zola fait un traitement personnel et étoffé de ce mythe, et le résultat est vraiment superbe, j'aime beaucoup. Zola a mis aussi beaucoup de cœur dans la dernière phrase de son roman. Je ne vais pas dévoiler de quoi il retourne pour ceux qui ne l'ont pas lu, mais il y a une construction avec un fil directeur tout au long du roman tourné vers la dernière phrase. C'est une lecture marquante. Je développerai tout cela dans une étude sur les Rougon-Macquart, mais ici je ne veux pas "spoiler" comme on dit aujourd'hui, je reste dans la confidence.
Dans la relation entre Silvère et Miette, il y a enfin l'aspect érotique qui m'intéresse. A mon avis, pour l'âge, Miette est trop jeune que pour être crédible : onze à treize ans, un petit décalage aurait été le bienvenu pour la vraisemblance psychologique des personnages. Mais, indépendamment de cette anomalie, il y a une mise en scène de la femme, en fait très jeune adolescente, qui sent qu'elle va mourir et qui regrette de ne pas avoir connu les plaisirs de la chair. Et, un peu avant, il y a la femme dont la chair est marquée par la religion. Evidemment, du point de vue de l'analyse comparée, on songe à des rapprochements avec plein de passages de Rimbaud "Vierge folle", "Credo in unam" ou "Premières communions". C'est un aspect que je prétends travailler quand je reviendrai sur ce roman au moment de ma démarche de synthèse.
Le roman La Curée me fait plus rentrer dans le Zola bien connu. Le style n'est pas le même, nous sommes à Paris, et là la critique des mœurs, la description du luxe, engagent un autre style zolien, celui du documentaire élégant qui nous est familier. On retrouve de grandes bouffées de poésie avec un jeu sur le côté dévorateur des sens, avec le jeu sur l'amplification du rapport à l'appétit, à la lumière, etc. Le roman démarque à nouveau de grands récits antérieurs. Il y a une mise en abîme qui confirme ce qui est assez évident, la transposition de l'amour incestueux de Phèdre pour Hippolyte, sauf que les lignes sont déplacées. Comme Phèdre, Renée n'est pas réellement incestueuse, puisque Maxime n'est comme Hippolyte que le fils de son mari. Cela choque tout de même les bienséances et Zola fait à nouveau dans l'anomalie avec un jeune premier de quatorze ans qui exerce un pouvoir de séduction immédiat sur une femme de vingt-et-un ans. Je ne comprends pas bien pourquoi Zola insiste sur des âges aussi jeunes, onze à treize ans pour Miette, ou un amour d'une femme de vingt-et-un ans pour un enfant de quatorze ans. C'est possible, mais il faut traiter la logique psychologique en conséquence, ce qu'il ne fait pas. Le fantasme l'emporte sur la vraisemblance et le prétendu naturalisme. Ceci dit, une justification littéraire est à l'appui, car j'ai remarqué au chapitre trois des parallèles assez évidents avec le personnage de Chérubin de Beaumarchais. Je ne sais pas si cela a été relevé, mais c'est ce qui m'a frappé. Zola a mixé Racine et Beaumarchais, c'est Phèdre amoureuse de Chérubin en réalité, et ça change tout. L'inceste est consommé, sauf que le cynique Maxime va abandonner un jour la belle-mère qui en mourra de chagrin. Et quand on comprend cela, on ne lit pas qu'une transposition de Phèdre, on voit que Zola tisse quelque chose de personnel à partir d'une méditation sur une pièce de Racine, une pièce de Beaumarchais et sur bien sûr la société qu'il cible dans son roman. Il y a aussi une allusion à Macbeth dans la confrontation entre les deux frères Rougon, Eugène et Aristide, ce dernier étant le père de Maxime et le mari en secondes noces de Renée. Je n'ai pas réfléchi au parti que je pouvais encore tirer de cette idée, c'est peut-être à creuser. Evidemment, l'intérêt est d'étudier le roman en confrontant cela à des livres d'Histoire sur le Second Empire, et même à des chronologies sur les événements du Second Empire, puisque Aristide Rougon qui se rebaptise Saccard s'enrichit par la spéculation immobilière. Zola procède étrangement. Aristide a déjà joué un rôle de benêt dans La Fortune des Rougon par rapport à son frère Eugène, son père et sa mère, qui eux ont épousé la cause du bonapartisme quand Aristide a été un républicain. Mais il est annoncé comme un requin prometteur qui va se rattraper. En réalité, toute sa réussite tient encore une fois à l'aide de sa famille. C'est à nouveau Eugène qui le lance et c'est sa sœur Sidonie qui intervient en deus ex machina pour qu'il puisse mettre en œuvre son projet. Zola a le même défaut que Balzac dans ses récits furieusement ratés sur la société secrète des Dévorants. Comme on ne voit pas en quoi les Ferragus et consorts sont des génies, on ne voit que de la chance dans la réussite d'Aristide Saccard, même si Zola nous explique l'astuce d'anticipation qui consiste à racheter des immeubles que l'état va racheter à prix d'or pour changer la physionomie de Paris et créer de grandes artères. Je n'ai pas trouvé cet aspect du roman très subtil. En revanche, il y a une très grande scène. En fait, Aristide cherche de l'argent pour lancer son projet immobilier, son frère Eugène refuse, mais sa sœur Sidonie lui dit : "si tu étais célibataire seulement". Outre ce rôle de deus ex machina de la sœur, Zola a la maladresse de faire mourir la première femme d'Aristide dans la foulée. Mais là où le romancier est remarquable, c'est que, pendant les dernières heures d'agonie de cette femme, malgré quelques remords d'Aristide et quelques hypocrites compassions de Sidonie, le frère et la sœur arrangent le futur mariage d'Aristide, lequel n'est donc pas encore veuf, avec une jeune fille violée et enceinte qui n'est autre que Renée. Ce mariage est pour la respectabilité et c'est une aubaine pour Aristide. Avec une horrible indélicatesse, cet arrangement se fait la porte ouverte sur la chambre de la femme d'Aristide qui est alors dans les derniers râles de l'agonie qu'on entend et quand Aristide revient la veiller, il comprend à l'effroi de son regard qu'elle a tout entendu, puis il la voit s'apaiser parce qu'elle comprend que ce minable qui lui a fait une vie menteuse souffrait aussi depuis des années de ne pas encore être arrivé, etc. En quelque sorte, pour le dire familièrement, passé le moment d'effroi, elle lâche l'affaire, consentant à mourir.
Malgré tout cela, Zola, qui ne nous saisit même pas comme un Hugo ou un Balzac, n'est pas un grand créateur au plan de la psychologie des personnages. Il rapporte les évolutions des désirs des personnages, il dit ce qu'ils peuvent penser, leur complexité, il décrit ce qu'ils éprouvent, mais il n'a pas le don de l'exploration psychologique. On sent qu'il rapporte les choses avec mesure et distanciation. Et on n'est pas dedans. Ceci dit, ça reste une lecture d'un cynisme agréable (dont on s'indigne, mais qu'on goûte), d'autant que Zola peut s'identifier à Aristide puisque dans sa propre vie il a imposé à sa première femme une seconde, comme Hugo dira-t-on sauf que celui-ci avait quand même été trompé par sa première femme. Car, dans le fond, Zola aurait pu écrire : "Aristide Saccard, c'est moi". Trêve de persiflage. Pour finir, j'ai remarqué aussi que le nom Renée semblait une reprise de la femme libre du roman des Goncourt Renée Mauperin, le problème c'est que j'ai beaucoup de mal avec les romans des Goncourt où domine le style direct et la collection de traits d'esprit, à savoir Charles Demailly, Manette Salomon et donc Renée Mauperin. Du coup, ce dernier roman qui est fortement dominé par des propos rapportés que je trouve assez peu enlevés m'est tombé des mains après la centième page. Je devrai le reprendre prochainement pour vérifier la solidité du lien avec La Curée de Zola.
Pour Le Ventre de Paris, c'est un roman que j'ai lu il y a longtemps, j'étais lycéen, juste que les personnages de la famille Rougon-Macquart y sont de côté pour ainsi dire. J'ai le souvenir de critiques de l'érotomanie de Napoléon III par des dessins obscènes, de descriptions des Halles et d'arrestations, on verra. Quant à La Conquête de Plassans, je ne l'ai jamais lu, pas plus que Son Excellence Eugène Rougon, Pot-bouille ou La Joie de vivre. En plus, il faut que je vérifie les romans de Zola que j'ai sauvés des eaux comme dirait Moïse, parce que cela risque de me ralentir dans mon projet de lecture ordonnée et systématique d'une série de vingt romans.

3 commentaires:

  1. Zola, lecteur de Rimbaud

    Zola a-t-il pu lire le sonnet du trou de verdure (c'est comme ça que j'appelle Le dormeur du val en écrivant La débâcle ?

    Je demande ça à cause que j'ai sous les paupières un passage de La débâcle qui décrit la même scène : avec les mêmes mots.

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    1. Normalement, oui, Zola aurait pu avoir lu "Le Dormeur du Val" dans l'anthologie de 1888, ce serait un peu plus juste pour le Reliquaire fin 1891, avant de publier La Débâcle en 1892. Après, il y a un problème de lieu commun du "Dormeur du Val" qui nous échappe aujourd'hui. Danien Vandenhoecq, un chercheur douaisien, avait cité un passage du Progrès des Ardennes avec une description similaire en pleine guerre franco-prussienne. Au début du roman Quatre-vingt-treize d'Hugo (1874) que Rimbaud appréciait malgré l'hostilité de Cabaner, Cros et Verlaine, il n'y a pas une description similaire, mais il y a des éléments qui font penser à quelque chose du même ordre, alors que là l'influence en un sens ou l'autre est exclue. Le spectacle de lumière dans un vallon sur un corps de soldat qui semble dormir fait lieu commun, même si le filtre des classiques de la Littérature nous rend le fait moins évident. Le motif de la résurrection christique a des chances aussi d'avoir été exploitées, mais elle augmente les éléments mis en jeu et plus il y en a, plus on va avoir la possibilité de sources réelles dans l'un ou l'autre sens.

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