lundi 10 juin 2024

Regard d'Orphée et regard de mère : l'unique rime masculine de "Voyelles" expliquée !

 Par le passé, je n'ai pas eu la chance d'accéder au livre de Jean-Bertrand Barrère paru en 1977 Le Regard d'Orphée ou l'échange poétique, souvent réduit en Le regard d'Orphée. Je n'ai eu accès qu'au seul article : "Les 'Voyelles' telles quelles ?" d'ailleurs recueilli dans le présent volume.
Le livre de Barrère offre des études sur quatre grands noms de la poésie : Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Apollinaire. Il contient un "Avant-propos" inscrit dans une polémique d'époque : Barrère veut défendre l'intérêt d'une recherche sur les sources en la mettant à l'abri de la barbarie asséchante de la méthode d'origine anthropologique qu'est le structuralisme. Suit une longue introduction où Barrère explique quelque peu le titre de son volume. Cette introduction serait en réalité sa "Conférence inaugurale de la chaire de Littérature française prononcée à Cambridge le 28 novembre 1955 et publiée par Cambridge University Press" en 1956. Toutefois, je préfère citer les remarques concises et claires de son "Avant-propos" :
   Je voudrais qu'une certaine compréhension, si j'ose dire, d'artiste vienne corriger ce que la recherche érudite peut avoir de glacial et d'étranger à la création des poètes au point de les impatienter. Le lecteur de ces études retrouvera, je m'en assure, à travers leur dessin méandreux, le propos exposé dans le Regard d'Orphée, soit ce que j'y appelais l'échange poétique.
Cela m'a paru clair en regard du tout début de l'avant-propos lui-même :
    Lecteur de poésie, j'ai été frappé, comme d'autres, par les parentés avec différence que présentent les textes de nos poètes. Ils semblent se repasser des thèmes, ce qui n'est pas extraordinaire, et même des motifs ou images propres à les incarner, que chacun d'eux, s'il en a le talent, marque d'une manière particulière à son imagination. [...]
Barrère a été injustement attaqué par le critique rimbaldien alors quelque peu omnipotent qu'était Etiemble. Barrère est bien meilleur qu'Etiemble, et Barrère a été celui qui aurait dû mettre tous les rimbaldiens sur la voie d'une compréhension fine de "Voyelles". Il a identifié le poème de Victor Hugo "La Trompette du Jugement" comme source au dernier tercet de "Voyelles". Il n'a rien dit du fait que "clairon suprême" mentionné par Hugo dans "La Trompette du Jugement" (et dans "Eviradnus", autre poème de La Légende des siècles de 1859) était retourné en "Clairon Suprême" dans "Voyelles". Mais il est évident qu'il avait identifié ce point. Pourquoi avoir laissé cela dans le tacite ? Mais il l'explique dans son "avant-propos" au Regard d'Orphée :
[...] Au contraire d'un systématisme autoritaire, j'ai cherché à garder une souplesse essentielle, qui risquera de faire méconnaître la méthode à certains, mais permettra à d'autres de voir à travers les études les motifs se répondre.
Par un respect trop scrupuleux des poètes, il ne pouvait tout simplement pas dire crûment que Rimbaud avait inversé l'expression "clairon suprême". Ce qui intéressait Barrère, c'était de croiser les points de vue sur les deux poèmes, sinon les deux poètes.
Surprise pour moi, avant ma naissance, Barrère avait déjà publié une revue de vers de Victor Hugo, avec Les Contemplations en bonne place, où il était question d'un mystérieux alphabet céleste offert à la contemplation du poète. Le volume collectif rassemble quatre études de Barrère sur Rimbaud. Nous avons successivement les articles : "Rimbaud, l'apprenti sorcier : en rêvant aux 'Voyelles' ", puis "Les 'Voyelles' telles quelles ?", ensuite " 'A propos de fleurs' : Rimbaud et Banville", et enfin : "Sur 'Mauvais sang' : Rimbaud, Parny et Chateaubriand".
Je possédais des photocopies de l'article assez court : "Les 'Voyelles' telles quelles ?", et encore je me demande si j'avais déjà accès à cet article en 2003 quand j'ai publié l'article "Consonne" dans le numéro 19 de la revue Parade sauvage. Ici, je découvre enfin l'article : "Rimbaud, l'apprenti sorcie : en rêvant aux 'Voyelles' ". Et c'est dans ce premier article sur "Voyelles" que Barrère cite les nombreux vers hugoliens sur l'alphabet qu'il faut deviner au ciel :
Je suis le démagogue, horrible et débordé,
Et le dévastateur du vieil ABCD.

L'alphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;

O nature, alphabet des grandes lettres d'ombre...
J'en ai relevé d'autres dont les sept lettres d'or du nom Jéhovah, et je précisais clairement qu'il y en avait un très grand nombre à relever dans Les Contemplations dans mon article "Consonne". Benoît de Cornulier a livré une étude dans le numéro 29 de la revue Parade sauvage où il exploite à son tour cette question de l'alphabet mystérieux en citant le cas des "sept lettres d'or" du nom Jéhovah" en particulier, un des vers non cités explicitement par moi, du moins dans les revues rimbaldiennes officielles, ou par Barrère. En tout cas, l'antériorité vient donc clairement de Barrère. J'étais le réactivateur de sa lecture de "Voyelles" en 2003. Mais vous allez voir qu'une antériorité de perdue ne m'empêche pas de tout de suite imposer une nouvelle réflexion inédite qui éclaire d'un jour précieux tout le commentaire du sonnet "Voyelles".
Barrère cite aussi des vers des Contemplations sur la force magique du mot : "Fou qui s'en joue !" et en tête de son article il a choisi pour une de ses deux épigraphes un vers du poème de La Légende des siècles "Le Satyre : "Il semblait épeler un magique alphabet."
Cet article est remarquable, du moins le début. Il y a toute une première partie de l'étude qui est admirable et où Barrère vise juste jusqu'à identifier la source hugolienne du tercet final. Malheureusement, dans la deuxième note de bas de page de l'article, Barrère nous avertissait qu'il rangeait son analyse "du côté des explications par l'alphabet". Et c'est là que le bât blesse, il va lâcher tout ce qu'il y a d'exceptionnel dans le début de son étude. Etrangement, les rimbaldiens ont connu une effervescence exceptionnelle à partir des années 1980, mais ils ont très peu cité le livre de 1978 de Jean-Marie Schaeffer sur Les Lettres du voyant et ils ont reflué petit à petit l'intérêt des articles sur "Voyelles" de Barrère. En 2003, ils auraient pu dire que mon article "Consonne" reprenait des idées clairement explicitées par Barrère, en tout cas celle de l'alphabet. Mon article "Consonne" a ramené certaines idées sur le devant de la scène, du moins petit à petit, puisque je ne compte qu'une poignée d'articles en vingt ans qui vont enfin dans la direction indiquée par moi et auparavant par Barrère, mais les études de Barrère ne sont pas citées.
Au début de l'article "Les 'Voyelles' telles quelles ?" Barrère précise répliquer à un article d'Etiemble qui avait pris ce même titre sans le point d'interrogation. Etiemble, particulièrement détestable, crache son venin sur l'intérêt littéraire du sonnet, et insulte et méprise à tout va tous ceux qui ont élucubré sur ce poème (et je reprends le verbe "élucubrer" à un article final de Verlaine sur Rimbaud en 1895). Etiemble a fait ce qu'il fallait pour nuire à Barrère qui n'était d'ailleurs pas un critique rimbaldien chevronné en tant que tel. Mais, fait intéressant, au début de son article sur notre "apprenti sorcier", Barrère fait remarquer que Rimbaud doit plus s'intéresser aux lettres qu'aux couleurs, puisqu'une couleur fondamentale telle que le jaune a été négligée. Là encore, c'est la grande faute des rimbaldiens de n'avoir pas sur glisser de la trichromie des peintres jaune, bleu, rouge à la trichromie fondamentale en optique : vert, rouge et bleu ou violet, théorie capitale qu'on doit à Young au début du dix-neuvième et qui était approfondie par Helmholtz dont les travaux n'étaient pas ignorés de la Revue des deux mondes à l'époque de Rimbaud. Or, si je n'ai jamais eu le courage de lire les volumes d'Etiemble Le Mythe de Rimbaud, il se trouve que dans les années 1990, Marie-Paule Beranger, autrice d'un volume para-universitaire Douze poèmes expliqués de Rimbaud m'apprend qu'Etiemble avait mentionné que l'hésitation entre bleu et violet du tercet final de "Voyelles" correspondait à la trichromie de Helmholtz. J'ai pu d'ailleurs constater qu'en dehors des publications rimbaldiennes, sur internet, dans la vie privée, et parfois parmi des professeurs d'université toulousains non rimbaldiens, l'idée que Rimbaud faisait allusion  la trichromie de Helmholtz circulait. J'ai signalé cette trichromie non dans mon article "Consonne", mais à partir de 2005 dans un article paru dans un colloque de la revue Parade sauvage, et j'ai renforcé cela dans un article paru dans la revue Rimbaud vivant un peu après ma conférence au café Le Procope en 2010.
En clair, Barrère a sous-estimé que les couleurs étaient organisées en un double système complémentaire valant complétude : "noir et blanc / trichromie rouge vert et bleu/violet".
Mais, le début d'article de Barrère mérite ici une mention spéciale, et ça va amener à la chute de mon article où tout le monde sera par terre. Je cite donc le début de l'article "Rimbaud, l'apprenti sorcier enb rêvant aux 'Voyelles' ":

    J'ai souvent admiré qu'on mît parfois en note, au bas d'un texte, ce que chacun sait, ou du moins peut chercher et trouver, et non ce que soi-même on ignore, quitte à poser la question. Cet étonnement me revenait en lisant le vers de Voyelles

     Je dirai quelque jour vos naissances latentes

annoté : "Latentes, cachées (mystérieuses)." Une édition scolaire des Pages choisies de Rimbaud [Note de bas de page : "H. Bouillane de Lacoste, Classiques illustrés Vaubourdolle (Hachette, 1955)."], la première, je crois, et fort méritoire et courageuse, nous donne l'occasion de constater, avec Etiemble, combien peu l'on sait pour expliquer ces poésies. [...]
Malheureusement, Barrère ne va pas expliquer ce vers, il va passer ensuite à sa propre lecture située dans le courant des explications par l'idée d'une référence à un alphabet. Cela nous vaudra tout de même des pages brillantes quant à la liaison du dernier tercet avec les visions hugoliennes, mais pour retomber ensuite. Je ferai un article à part sur cette question des visions hugoliennes. Aujourd'hui, je veux parler du vers 2 de "Voyelles" et de la chute du sonnet !
Je rappelle quand même que Barrère, en inspectant le dernier tercet, trouve certes très sympathique la source proposée par Bouillane de Lacoste d'un alexandrin de Leconte de Lisle : "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets", mais qu'il est clair pour lui que le regard à la fin du sonnet "Voyelles" est celui du Créateur. Barrère s'enferre un peu vite dans l'identification du Dieu biblique, mais il aurait eu raison de souligner avec nuance que nous avons affaire soit à Dieu soit à un substitut provocateur qui lui reprend certains attributs. Dans son article de la revue Parade sauvage, Benoît de Cornulier qui d'ailleurs s'intéresse au cas singulier la rime masculine finale développe une troisième thèse, qui est déjà présente à la marge dans un article sur "Credo in unam" et les mythes platoniciens paru peu de temps avant dans la revue Parade sauvage : le regard violet serait celui du poète lui-même, de Rimbaud le voyant. La première thèse est toujours défendue, notamment par Yves Reboul dans son article "Voyelles sans occultisme" : il s'agirait du regard de la Femme. Notons que cette thèse de lecture pourrait facilement s'étoffer avec par exemple des vers épars des poésies des recueils de Léon Dierx, mais je n'adhère pas à cette lecture, car avec Barrère je considère que les signes du divin sont explicites dans les tercets de "Voyelles". Moi, je suis clairement dans la thèse du Dieu Créateur et je récupère l'érotisme féminisant très simplement en considérant que, en 1870, Rimbaud a envoyé à Banville un poème intitulé "Credo in unam" où il rejette Dieu pour affirmer sa foi en Vénus. Et nous aurons ultérieurement des allégories féminines dans les poèmes des Illuminations : "Raison", "Being Beauteous", "Aube", etc., sans que cela ne soit exclusif, puisque le "Génie" du poème de ce nom est bien sûr une autre figuration du concet allégorique du poème "A une Raison". Mais j'en arrive à l'astuce du vers 2. Le commentaire de "Voyelles" porte exclusivement sur les associations, et donc sur le premier vers et l'ensemble des vers 3 à 14. Qu'on néglige ou non les lettres, qu'on néglige ou non au contraire les couleurs, dans tous les cas, l'analyse du vers 2 passe toujours à l'as, elle est un peu embarrassante : le poète fait une promesse future, donc qui ne concerne pas le sonnet lui-même. Or, si Barrère déplore l'explication trop évidente de l'adjectif "latentes" dans une édition d'époque, il y a une autre idée qui relie ce vers à la chute du sonnet. En effet, le poème dit qu'un jour il nous expliquera les naissances des voyelles, puis il procède à une énumération descriptives qui fixe les représentations des cinq voyelles couleurs. Il nous dresse des portraits des voyelles couleurs. Mais un récit se met en place, la distribution suit une progression. Je ne vais pas détailler ici ce que j'ai déjà plusieurs fois développé auparavant. Evidemment, comme Barrère, et même avec de plus amples précisions, j'identifie que le tercet du "U vert" parle de la Nature, tandis que le "O bleu / violet" parle de la transcendance par le regard d'Orphée porté au ciel (je reprends son expression à Barrère exprès). Rimbaud procède à la manière d'un dictionnaire, il précise à cinq reprises de quelle voyelle il est question (avec effacement de la couleur initialement apposée au vers 1) et puis à chaque fois il propose une énumération de groupes nominaux qui sont des définitions ou des équivalences, mais surtout des représentations tantôt plus abstraites ("cycles"), tantôt plus concrètes ("noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles"). Dans le cas du tercet final, le système se dérègle pour faire prédominer une nouvelle révélation. Nous avons deux vers attaqués par la mention initiale d'un "O", vers 12 et vers 14. La mention au début du vers 12, toute corruption grammaticale laissée de côté, est celle qui correspond à l'attaque de série, la mention du vers 14 est une reprise qui fait passer de la distribution ordonnée à l'exclamation sous le coup de la surprise. En clair, Rimbaud a progressivement décrit les voyelles, et tout le réseau s'interpénétrant, quand il arrive aux images du "O" tout est en place pour l'immersion d'une révélation ultime, celle du Créateur ou plutôt de la Vénus créatrice avec la révélation du regard violet. En décrivant les voyelles, le poète a eu la vision immédiate du Créateur, et il y a bien dans le dernier vers une idée de transcendance avec un être extérieur au chantier des créations propres aux voyelles. Le regard violet vient en tiers entre le poète et son tutoiement des voyelles : "vos naissances latentes" contre "Ses Yeux".
Et c'est là que c'est intéressant de relier le vers 2 au vers de chute du sonnet, puisque, même si le projet n'était pas immédiat de dire le mot des "naissances latentes", la révélation surprenante finale va en ce sens. Et justement, cela peut être prouvé lexicalement. Les naissances, cela signifie qu'il y a une mère pour les procréer, et le regard violet féminin est tout simplement celui de la Déesse mère à l'origine de toute création, la Vénus si on se permet de reprendre telle quelle l'affirmation du poème "Credo in unam". La boucle est bouclée.
Et, du coup, cela entraîne un constat assez simple au sujet de l'alternance des rimes masculines ou féminines dans "Voyelles". Rimbaud n'a pas pratiqué cette alternance dans les quatrains de "Voyelles" : ces quatrains sont sur deux rimes : "élles" et "(a)ntes". A cause de la liaison avec les tercets, la rime du vers 8 aurait dû être masculine. Donc, c'est la rime en "(a)ntes" des vers 2, 3, 5 et 8 qui aurait dû être masculine. Toujours est-il que cette unique corruption nous vaut un sonnet où dominent les cadences féminines à l'exception de la rime finale : la rime "eux" des vers 11 et 14, rime de module simple, puisque la rime en "-eux" s'appuie sur chaque dernier vers de tercet.
Or, si le regard violet qui explique les "naissances latentes" est féminin, et celui d'une mère, et si on peut échafauder une thèse de lecture un peu tirée par les cheveux où les "Yeux" sont un attribut fécondant d'une déesse mère, il y a une idée plus simple. Soufflé par la révélation, le poète est pleinement poète. Le respect final de l'alternance permet de considérer que l'harmonie est en suspens, c'est la révélation finale qui permet au voyant de redevenir un poète impeccable avec un respect de l'alternance des rimes féminines et masculines qui a bien évidemment un sens sexuel : le poète avec sa révélation a une union finale féconde avec Vénus.
CQFD.

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