dimanche 29 août 2021

Baudelaire dans "Accroupissements" et "Oraison du soir", progressons vers Cythère !

Le sujet est passionnant. Un poème très précis de Baudelaire a joué un rôle important dans la genèse des pièces de Rimbaud "Accroupissements" et "Oraison du soir" : "Un voyage à Cythère".

Dans son livre Rimbaud et la Commune, Steve Murphy a publié une longue étude du poème "Accroupissements" en tant que "physiologie d'un obscurantiste voyant". L'étude fait cinquante pages, un demi siècle (pages 317-366) !
Je précise rapidement certains éléments sur lesquels je ne veux pas m'attarder. Comme Murphy, je vois bien que le poème ne vise pas le genre humain en général. L'expression "frère Milotus" désigne plus que clairement un ordre religieux, et l'expression "ventre de curé" signifie que ce frère a le ventre bien rempli que la caricature prête volontiers aux hommes d'église. Cornulier a développé une lecture récente où ce frère Milotus serait un frère des écoles chrétiennes, et en effet les ordres religieux de frères désignent aussi des enseignants. Mais il me faudrait reprendre cette hypothèse à tête reposée. Enfin, Murphy a proposé en énumérant toute une série d'arguments une identification à l'ultramontaniste Louis Veuillot qui n'est pas un "frère", un homme d'église, mais qui était un défenseur de la religion que la caricature représentait en soutane, etc., avec donc tous les attributs d'un religieux.
Ce qui me frustre pour l'instant, c'est que j'aimerais découvrir des écrits déclencheurs du poème de Rimbaud dans les publications ou dans la presse du temps de la Commune. En revanche, je considère que l'identification est hautement probable. La raison principale n'est rien d'autre que la comparaison du nez à un "charnel polypier", parce que seul un nez grêlé peut justifier la comparaison au polypier. Si le nez n'est pas grêlé, je ne vois pas en quoi la comparaison à un nez serait pertinente.
Il est question d'êtres "grêlés" dans un poème contemporain "Les Assis" et dans "Accroupissements", nous passons à une image de "crapauds" pour désigner des escabeaux. Les pustules des crapauds reconduisent l'idée d'être grêlé, alors que ceci n'est jamais explicitement formulé dans "Accroupissements", tout se passe sur la bande avec les comparaisons au polypier d'un nez, puis aux crapauds de divers escabeaux. Il faut préciser que le cinquième quintil semble décrire une garçonnière particulièrement sale : "fouillis de meubles". Ce n'est pas Rimbaud qui invente l'expression "fouillis de meubles", il s'agit d'une expression du langage courant, et, à cette aune, cela respire la description socialement réprobatrice d'une garçonnière. Les "meubles" sont personnifiés en tant qu' "abrutis", ce qui fait écho au "regard darne" du "frère Milotus", à son air "Effaré". La suite de la description poursuit la personnification. En effet, Rimbaud décrit des "meubles" sur des "étoffes", mais la qualification "haillons" est personnifiante : "meubles abrutis / Dans des haillons de crasse". le mot "crasse" rencontre "sales ventres" pour confirmer la relation à la saleté jusque-là décrite du corps de Milotus et nous avons une caractérisation du manque d'hygiène. Comme les meubles, les escabeaux sont personnifiés en "crapauds", et Rimbaud répétera le mot "crapaud" en renforçant l'idée d'une personnification confuse qui atteint le frère Milotus : "secouant son escabeau qui boite" à cause de "hoquets". Les "buffets" dans un développement qui fait nettement écho au sonnet "Le Buffet" de 1870 sont à leur tour personnifiés par l'attribution de "gueules de chantres et les "horribles appétits". Le chant pieux est lié à la situation du frère Milotus sur le pot de chambre évidemment.
Ce frère Milotus va enfin poursuivre avec son nez "Vénus au ciel profond", et Louis Veuillot dans les satires de Victor Hugo, Zola ou Banville, comme le rappelle aussi Murphy, était accusé de lire et cacher des ouvrages licencieux à côté de ces livres de dévotion.
Il va de soi également que le poème "Accroupissements" est communard. Murphy rappelle encore une fois avec raison que dans la même lettre le poème "Chant de guerre Parisien" se clôt sur un quatrain où le mot "accroupissements" est à la rime et vise les "Ruraux". Il est assez évident que le "frère Milotus" est présenté comme solidaire des "Ruraux" par le rapprochement des deux poèmes dans la même lettre.
Une autre remarque est importante à ajouter. En effet, pour soutenir l'identification à Veuillot, Murphy cite des caricatures, il cite André Gill et il cite aussi un poème écrit en 1869 par Vermersch et Gill. Il suffit alors de songer que Rimbaud a rencontré André Gill lors de son séjour à Paris entre le 25 février et le 10 mars 1871, tout en cherchant l'adresse de Vermersch comme il l'a confié à Demeny dans la lettre antérieure du 17 avril.
Tout converge.
Le poème pose peu de difficultés de lecture immédiate. Le "vieux qui mangerait sa prise", il s'agit d'une allusion à la prise de tabac. Pour les "vitres de papier", l'expression n'est pas de Rimbaud non plus, il est question de "vitres de papier huilé" dans La Chartreuse de Parme, et, surtout, Rimbaud réutilise cette expression dans "Les Déserts de l'amour", et je ne sais pas si un rimbaldien a songé à faire le rapprochement avec "Accroupissements", car il est tout de même éloquent :
[...] Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
Certains sauteront sur l'occasion de dire que Rimbaud a bien déformé le nom d'Ernest Millot dans "Accroupissements", et c'est vrai que c'est troublant, mais, en laissant de côté cette hypothèse biographique dont on ne saurait pas faire grand-chose au plan littéraire, il reste les comparaisons et contrastes. Il est question des vitres de papier et des "jaunes de brioches" à travers la lucarne dans "Accroupissements" et nous passons du "frère Milotus" à un ami habillé en "prêtre" histoire d'être plus libre. Murphy n'effectue pas ce rapprochement dans son étude du poème "Accroupissements", mais il cite un passage de La Fortune des Rougon de Zola qui, pour moi, fait écho à ce que je viens de citer des "Déserts de l'amour", Murphy ne s'intéressant lui qu'aux caricatures de Veuillot et pas aux "Déserts de l'amour" qu'il ne cite pas :
On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d'images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. [...] Vuillet seul le regardait d'un air louche. [...] Vuillet était bien le plus sale personnage qu'on pût imaginer. Il se promit d'être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres, s'il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.
Les coupures de la citation créent un problème d'identification au plan des pronoms : "Vuillet seul le regardait d'un air louche", "Il se promit d'être prudent... s'il lui fallait..." Il faudrait vérifier directement cet extrait au sein du roman, mais l'idée d'un libraire dévot qui veut "avoir les mains libres" crée une sorte de transition du portrait de "frère Milotus" à celui d'un des "jeunes amis anciens" s'étant fait prêtre.
Je me dis qu'il y a des motifs littéraires à chercher qui font écho au passage des "Déserts de l'amour".
Murphy ne s'est pas appesanti non plus sur la masse conséquente de rapprochements qui peuvent se faire entre "Accroupissements" et "Les Premières communions", poème daté de juillet 1871 qui a l'intérêt de faire également écho au récit des "Poètes de sept ans".
Je ne vais pas citer tous les rapprochements à faire avec "Accroupissements", mais je vais au moins citer ceux-ci :

Et l'enfant ne peut plus. Elle s'agite et cambre
Les reins, et d'une main ouvre le rideau bleu
Pour amener un peu la fraîcheur de la chambre
Sous le drap vers son ventre et sa poitrine en feu.

[...]

La lucarne faisait un cœur de lueur vive
Dans la cour où les cieux bas plaquaient d'ors vermeils
Les vitres ; les pavés puant l'eau de lessive
Soufraient l'ombre des toits bondés de noirs sommeils.
Il y a d'autres échos entre "Accroupissements" et "Les Premières communions", certains très simples à faire.

(à vous d'être synchro)

Et, tant qu'on y est, je vous livre un rapprochement entre "Oraison du soir" et "Accroupissements" que personne n'a envisagé, puisque personne n'a jamais considéré "Voyage à Cythère" comme source commune.
Je vis assis, tel qu'un ange aux mains d'un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
[...]

[...]
Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
A ses reins largement retrousser sa chemise !
Alors ? Vous ne savez plus si c'est la musique ou le rapprochement qui vous filent le frisson.
- Les deux, mon général ! Les deux, mon général !

Le pire, c'est que le rapprochement est vertigineusement intelligent et que vous ne l'apprécierez pas.

J'en reviens à la lecture immédiate de "Accroupissements". Le poème ne pose pas de difficultés majeures à ceci près qu'il y a le problème du soleil, de la chaleur et du grelottement. La migraine est clairement causée par le soleil et cela a une signification politique et métaphorique d'époque, confortée quelque peu par l'attaque paysanne des "Premières communions". Le frère Milotus craint le soleil, mais nous avons une succession de deux quintils qui étonne quelque peu. Le frère Milotus vient de retrousser sa chemise pour déféquer plus commodément. Et dénudé, alors qu'il évite le soleil, il a une sensation de froid : "frileux, les doigs de pied / Repliés, grelottant au clair soleil..." Le nez a même la goutte. Murphy dit que c'est grelottements sont l'effet de la peur, mais il s'agit aussi bien d'une inversion anormale, malgré les rayons du soleil l'homme a froid, ou plus comiquement le soleil lui fait attraper froid autant qu'il lui communique la migraine. Et puis, dans le quintil suivant, la situation s'inverse, le personnage "mijote au feu". La description est telle qu'on imaginerait le personnage près d'un feu en hiver, mais ce feu vient de l'abondance d'excréments qui s'accumulent dans le pot blanc selon le contexte. Et c'est cet acte-là qui rend heureux notre frère Milotus, qui le réchauffe... Cela est justifié par une reprise du vers 1 "il se sent l'estomac écœuré" à "L'écœurante chaleur gorge la chambre étroite[.]" Je vous conseille d'ailleurs de relever toutes les répétitions dans ce poème suite à certain petit article récent que j'ai fait sur les poèmes en prose des Illuminations et qui sera continué prochainement.
Les "hoquets" sont pétomanes à l'avant-dernier quintil et il est bien question après la chaleur de "bavures de lumière" scatologiques. Il y a bien une idée d'inversion de la figure solaire, même si ce sont les "rayons de la lune" qui se reflètent là. L'ombre permet de créer le glissement équivoque de l'obscène du nez au "monceau de tripe" qui "remue un peu".
Mais, puisque "Accroupissements" s'inspire des poèmes en quintils ABABA de Baudelaire et du poème "Voyage à Cythère", la crudité du vers de Rimbaud : "Aux contours du cul des bavures de lumière," me paraît être un signe de plus en direction de Baudelaire. Hugo peut se permettre certaines images dans ses Châtiments mais c'est parce qu'il s'agit d'un recueil satirique. Cette crudité est typiquement baudelairienne dans le domaine de la poésie lyrique, avec un exemple en début de recueil, les "ténèbres qui puent" du poème liminaire "Au lecteur". L'inflexion soudaine des deux syllabes "qui puent" accentue l'audace langagière à la rime dans le cas du poème de Baudelaire.


Mais il est temps d'en venir à "Voyage à Cythère". J'ai déjà parlé des comparaisons abondantes chez Baudelaire et de la série "comme un" / "tel qu'un" dans "Accroupissements" qui fait écho à "Un voyage à Cythère". Pour l'instant, je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce sujet, je vais développer un autre point plus loin.
Mais je reviens quand même sur l'amorce de rapprochement métrique avec les vers baudelairiens dans l'article de Murphy.

En s'appuyant sur une citation de Verlaine, Murphy attribue à Baudelaire l'invention des césures audacieuses sur prépositions ou déterminants d'une syllabe et il fait de la césure sur le mot "comme" une spécificité baudelairienne.
Nooooon, c'est faux !
Je rappelle que pour ses Fleurs du Mal Baudelaire a d'abord mis en épigraphe une citation des Tragiques d'Aubigné et Baudelaire sait qu'au vers 2 de ce long ouvrage le poète protestant a mis le mot "comme" à la rime, et que c'est la source évidente de son emploi par Victor Hugo dans plusieurs vers de théâtre et même dans un poème des Châtiments "Force des choses". Hugo a essayé aussi la forme "comme si" devant la césure, et cela dans ses Odes et ballades si je ne m'abuse. Murphy me cite en note dans son livre pour lui avoir rappelé cette antériorité hugolienne, mais c'est rendu comme une sorte d'égalité entre Hugo et Baudelaire, ce que je n'admets pas vraiment. Mais Murphy dans son article lâche la proie pour l'ombre dans tous les cas. Au lieu de mettre fortement en avant la césure sur la forme "comme un" qui a été exploitée à deux reprises dans Les Fleurs du Mal et surtout dans "Voyage à Cythère" même, Murphy va citer toutes les césures étonnantes de "Accroupissements" à la page 358, puis il va citer six césures après "comme" dans Les Fleurs du Mal à la page 359. Dans l'opération, il cite une césure sur "comme" du poème "Voyage à Cythère" : "Hélas ! et j'avais, comme + en un suaire épais," et sans voir que du coup cela crée un lien métrique plus fort encore avec "Accroupissements", car dans "Accroupissements" nous relevons quatre fois la séquence "comme un", une fois la séquence "tel qu'un", mais nous avons parmi les quatre séquences "comme un", une césure après la forme "comme un" même, et une césure où l'expression chevauche la césure ce qui nous vaut une césure sur le mot "comme". Or, dans "Un Voyage à Cythère", nous avons plusieurs comparaisons, une césure après "comme un" et une césure après "comme".
Je cite quelques vers en marquant la césure du signe +.
Mon cœur, comme un oiseau + voltigeait tout joyeux
Comme un ange enivré + d'un soleil radieux.
Au-dessus de tes mers + plane comme un arôme,
Du ciel se détachant + en noir, comme un cyprès.
Chacun plantant, comme un + outil, son bec impur
Comme un vomissement, + remonter vers mes dents
Hélas ! et j'avais, comme + en un suaire épais,
Nous avons à six reprises la séquence "comme un" avec la césure après "comme un" au cinquième des vers cités. Le sixième vers cité offre l'hémistiche "Comme un vomissement" qui est forcément assez inattendu dans la poésie lyrique. L'expression désagréable du vomissement revient à d'autres reprises dans les poèmes de Baudelaire, parfois selon un traitement qui pourrait passer inaperçu. Le poème "Accroupissements" est clairement dans la continuité de ces nouvelles pratiques poétiques, choquantes de prime abord. Enfin, le septième vers cité a presque reconduit la forme "comme un", une préposition "en" s'étant intercalée et ce septième vers offre la césure sur "comme" cette fois.


Je vous laisse un peu de temps !

...

...

...

Vous êtes prêts, vous en êtes au solo de guitare ?
Je vous fais part d'une idée de génie que seul un génie de ma connaissance a pu découvrir : moi-même.
En fait, il y a eu plusieurs éditions des Fleurs du Mal. Certains vers ont été remaniés, et aussi l'ordre des poèmes n'a pas toujours été le même. Et brutalement consciencieux, j'ai songé à me reporter à l'édition en revue de 18 poèmes des Fleurs du Mal, la série publiée en 1855 dans la Revue des deux Mondes où je pose mes deux mains colossales.
Le poème "Un voyage à Cythère" a le numéro VII, et le poème "La Volupté" que je ne lirai pas d'une seule main a le numéro VI, il est placé juste avant, et vous savez dans "Oraison du soir" que Rimbaud a inversé "sous un ciel sans nuages" du premier quatrain de "Un voyage à Cythère" par "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" (variante "sous les cieux gros d'impalpables voilures"). Et bien, dans "La Volupté", j'ai pu relever au vers 2 une source à l'inversion pratiquée par Rimbaud :
Il nage autour de moi comme un air impalpable.
La série de 1855 est très soigneusement articulée par Baudelaire, et l'enchaînement de poème à poème y a énormément de sens immédiat pour le lecteur, et je parlais d'inversion entre les débuts de "Un voyage à Cythère" et de "Oraison du soir". En fait, la lecture d'ensemble du sonnet "La Volupté" ne manque pas de jeter un éclairage intéressant sur la logique d'inversion du sonnet rimbaldien. Ce titre "La Volupté" a été remplacé par cet autre "La Destruction" et il s'agit du premier poème de la section "Les Fleurs du Mal" qui contient aussi "Un voyage à Cythère". je voulais citer la dernière version, sans me préoccuper des variantes de ponctuation, mais il y a une variante de mot "steppes de l'Ennui" contre "plaines de l'Ennui", donc va pour une citation du texte de 1855, que Rimbaud ait lu aussi la version de 1855 ou que l'emprunt à "La Destruction" s'explique par sa position en tête de section.
Sans cesse à mes côtés s'agite le Démon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable.
Je l'avale et le sens qui brûle mon poumon,
Et l'emplit d'un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l'Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

Il me conduit ainsi loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des steppes de l'Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l'appareil sanglant de la Destruction.

Je reviens sur ce second vers. Nous avons la séquence "comme un", le nom "air" et l'adjectif "impalpable". Au troisième vers de "Un voyage à Cythère", nous avons "sous un ciel sans nuages". Dans une version de "Oraison du soir", nous avons "sous les cieux gros d'impalpables voilures", et dans l'autre, "sous l'air gonflé d'impalpables voilures".
On appréciera que "Oraison du soir" avec les "impalpables voilures" soit placé sous le signe du "Démon" qui "brûle" le "poumon" de sa proie. Dans "La Volupté" devenu "La Destruction", le poète "avale" cet "air impalpable", ce qui l'emplit d'un "désir éternel et coupable".
Des l'édition de 1857, le poème "La Volupté" a été rebaptisé "La Destruction" et placé en tête de la section "Les Fleurs du Mal" il ne précède plus immédiatement "Un voyage à Cythère", mais les deux poèmes ne sont pas si éloignés et font tous deux partie de la même section. Les deux poèmes se maintiendront à ces emplacements dans les éditions ultérieures du recueil. Il faut juste nuancer le poème "Epigraphe pour un livre condamné" sera en ouverture de la section "Les Fleurs du Mal" dans l'édition posthume de 1868.
Mais, revenons au poème "Un voyage à Cythère".
Le poème mérite un petit commentaire pour lui-même en s'appuyant sur certaines reprises qui servent à le faire progresser, car cela délivre des enseignements intéressants pour lire les poèmes de Rimbaud sous un certain jour.

Le poème "Un voyage à Cythère" commence par décrire une belle scène pour un poète joyeux. C'est le cœur même de l'artiste qui devient oiseau pour parler comme dans Un cœur sous une soutane et qui voltige parmi les cordages, sans les groseilles. Il plane. Et il est libre. Et cela se double d'une impression d'ange ivre se dorant la pilule au soleil.
Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
Et planait librement à l'entour des cordages ;
Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
Le poète fait semblant de découvrir l'île de Cythère par surprise : "Quelle est cette île triste et noire ?" Le contraste est immédiat. Et celui qui explique, disons que c'est le capitaine du navire, on s'en fout, lui rappelle les images à laquelle l'île est associée pour très vite retomber dans le mépris trivial : "c'est une pauvre terre, con !" Aucune allusion à un critique rimbaldien marseillais dans l'accent, ce n'est qu'une coïncidence.
Et pourtant le troisième quatrain renchérit sur les images trompeuses. Ce sont des images positives, mais ce sont tout de même quand on sait le lien de la volupté à la destruction dans le sonnet qui ouvre la section "Les Fleurs du Mal" des images de contamination comparable à l'acte démoniaque où Vénus, la plus séduisante des femmes, n'est qu'un fantôme, et il faut tout de même apprécier tout particulièrement la reprise du verbe "planer" du premier au troisième quatrain, avec tout le glissement de l'état heureux à l'illusion heureuse, et prolongeant la comédie de dupes le quatrième quatrain va reconduire le verbe "rouler" :
- Île des doux secrets et des fêtes du cœur !
De l'antique Vénus le superbe fantôme
Au-dessus de tes mers plane comme un arôme,
Et charge les esprits d'amour et de langueur.
Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
Vénérée à jamais par toute nation,
Où les soupirs des cœurs en adoration
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses

Ou le roucoulement éternel d'un ramier !
[...]
Baudelaire bave un petit peu en écrivant, ça déborde sur le quatrain suivant comme on voit. Ce vers qui passe en bavant, Rimbaud l'a bien repéré, il s'en inspire très clairement dans "Oraison du soir" :
Tels que les excréments chauds d'un vieux colombier
Mille Rêves en moi font de douces brûlures :
Puis, par instants, mon cœur tendre est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.

Mais j'en reviens au balancement intéressant du "Voyage à Cythère". Nouveau virage à 180 degrés (- Nouveau ? comme le poète ? - Oui, c'est ça, d'accord ! Rendors-toi !)
Le poème fonctionne par reprises, illustration de "c'est une pauvre terre" à "- Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres[.]" Le drame va s'approfondir avec la vision d'un "objet singulier".
Cependant, le quatrain suivant crée un petit suspens en évoquant l'image heureuse symbolique de l'île. Sans la forme négative, nous ferions un énième virage, mais ce quatrain que je vais citer, si je l'ai déjà rapproché évidemment des passages érotiques du sonnet "Oraison du soir", il me restait à le comparer à la volupté du frère Milotus qui roussit au feu de ses défécations :
Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
Entrebâillant sa robe aux brises passagères ;
- Oui, frère Milotus, c'est une prêtresse ! Une prêtresse, frère Milotus !
Et ce qui m'intéresse ensuite, c'est que l'objet enfin révélé, un gibet a des points communs avec l'île entière de Cythère. Comme les oiseaux abondent autour de l'île et du bateau, ils tournoient autour du gibet, gibet qui est de la couleur triste de l'île : "se détachant en noir, comme un cyprès."
Mais voilà qu'en rasant la côté d'assez près
Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches,
Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
- C'est un joyeux trois-mâts, hissez haut. - Mais arrête de faire des blagues !
Et cette fois la valeur des oiseaux eux-mêmes s'inverse  et je crois, mais je ne suis pas sûr, que le verbe "Détruisaient" est de la même famille lexicale que "destruction".
Le quatrain que je cite contient donc des "oiseaux", la comparaison "comme un" à la césure qui coupe et il joue sur une confusion de rime masculine et féminine en "-ure" et "-ur".
De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
Chacun plantant, comme un outil son bec impur
Dans tous les coins saignants de cette pourriture ;

Les deux quatrains suivants poursuivent dans l'horreur et j'ai déjà indiqué que les "coulures" de "Oraison du soir" entraient lexicalement en résonance avec le vers : "Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses[.]"
Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
Et ses bourreaux, gorgés de hideuses délices,
L'avaient à coups de bec absolument châtré.

Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
Le museau relevé, tournoyait et rôdait ;
Une plus grande bête au milieu s'agitait
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
L'image de la castration a du sens sur l'île de l'amour et la forme "entouré" peut faire écho, avec contraste à la clef, à l'expression "autour des cordages" pour le cœur oiseau qui voltigeait au premier quatrain.
Et, au milieu de la description horrible, Baudelaire rappelle l'opposition de la beauté non de l'île, mais du ciel :
Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
Silencieusement tu souffrais ces insultes
En expiation de tes infâmes cultes
Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.

Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes !
Je sentis, à l'aspect de tes membres flottants,
Comme un vomissement, remonter vers mes dents
Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes ;

Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
Des corbeaux lancinants et des panthères noires
Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
Et cela permet à nouveau un contrepoint, et même plutôt Baudelaire dresse le bilan du contrepoint en deux vers et il passe alors à l'ensevelissement.
- Le ciel était charmant, la mer était unie ;
Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
Hélas ! et j'avais, comme en un suaire épais;
Le cœur enseveli dans cette allégorie.
L'identification au pendu se confirme "tes douleurs sont les miennes", puisque Baudelaire a l'impression de mourir en voyant les bêtes dévorer un autre corps, celui du pendu. La note de couleur revient à nouveau : "tout était noir". Et ceci recouvre l'image du ciel et de la mer. Effectivement, quand on t'enterre, tu ne dois plus voir ce qu'il y a dehors, le ciel, la lumière...
Je n'avais pas cité le second quatrain ? Ah ! oh ben, je ne vous cite pas le dernier alors.
Ce que nous avons pu constater, c'est cette réversibilité de l'image solaire en image triste et noire, avec des basculements tout le long du poème.
Le poème "Oraison du soir" est de l'ordre de l'inversion, tout comme c'est déjà le cas sur le mode scatologique du poème "Accroupissements". Et l'illusion érotique sombre et sanglante de "Oraison du soir" est fortement à rapprocher de l'expérience singulière de la destruction dans certains poèmes précis de la section homonyme du recueil Les Fleurs du Mal.

Voilà, c'était "La nuit des héliotropes". Tiens, j'aurais pu mettre cela en titre à mon article. Oui, parce que moi je suis un artiste, je fais de la critique esthétique, je fais pas comme tout le monde, je mets de la musique, moi, dans mes articles, j'ai renouvelé la critique littéraire, j'en ai fait un plaisir esthétique !

Rideau et clap de fin !

3 commentaires:

  1. En marge de l’article, pourrai-je avoir un courriel par lequel vous joindre ?

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  2. Je devrais poursuivre. Déjà, j'aurais dû écrire un paragraphe solide sur cette question de regard vers le ciel avec échappée vers la Vénus d'un souvenir, etc. Il faudrait bien sûr une suite concernant le rapprochement des poèmes en quintils de Baudelaire avec "Oraison du soir" et "Accroupissements", il y a bien sûr l'idée clef "ciel profond" entre "Le Balcon" et "Accroupissements". Mais, comme mon étude implique aussi quelque peu "Les Chercheuses de poux", je ne trouve pas vain d'évoquer le parallèle possible entre les "silences / Parfumés" du poème de Rimbaud et le "paradis parfumé" de "Moesta et errabunda", et il faudrait toute une mise au point sur la chevelure qui provoque les souvenirs dans le poème en vrais quintils cette fois de "La Chevelure".
    J'ai aussi une idée qui me trotte dans la tête avec "Madrigal triste", poème à nouveau en vrais quintils ajouté à l'édition posthume des Fleurs du Mal et donc peu connu des lecteurs actuels, puisqu'en librairie on vend surtout les deux premières versions de 1857 et 1861. "Magridal triste" est repoussé dans les bonus si on peut dire, et à part les pièces condamnées, lit-on sérieusement les bonus ? Or, "Madrigal triste" est en octosyllabes et il y a un passage que je rapproche spontanément du poème "Honte" en vers de sept syllabes. Il s'agit des trois derniers quatrains de la partie II :

    Mais tant, ma chère, que tes rêves
    N'auront pas reflété l'Enfer,
    [...]

    C'est un peu tourné grammaticalement comme :

    Mais, non, vrai, je crois que tant
    Que pour sa tête la lame
    [...]

    N'auront pas agi [...]

    Voilà, c'est une idée que j'ai à creuser. Sinon il faudrait parler de "Lesbos" pièce condamnée avec cadre grecque à la clef comme dans "Un voyage à Cythère" et développement sur la "volupté", etc. Puis de "Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre". On verra plus tard. Je ne pense pas faire la suite dans l'immédiat, c'est pour ça que je mets ça ici. Et, surtout, "Harmonie du soir", n'oubliez pas : "Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige[.]" Emotion !

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