vendredi 6 août 2021

Alexandre et Alexandrin (- Claude François, tu n'as rien à faire là !)

 Bonjour !

Ma recherche commence.
Dans son livre La Vieillesse d'Alexandre, Jacques Roubaud surenchérit sur la relation du nom du héros Alexandre au nom du vers français majeur de la poésie française, l'alexandrin.
Je rappelle que, dans la tradition française, le vers qui était dit "héroïque" au Moyen Âge et au XVIe siècle n'était pas l'alexandrin, mais le décasyllabe avec une césure après la quatrième syllabe. En revanche, dès le Moyen Âge, les auteurs de traités de versification ont baptisé le vers aux deux hémistiches de six syllabes alexandrin en référence à un cycle d'écrits en vers autour de la figure antique d'Alexandre qui avait particulièrement mis en valeur cette forme métrique.
Reprenons.
Roubaud ne commence pas par l'apparition de l'alexandrin, mais par l'apparition du cycle des écrits en vers sur Alexandre. Il cite un "poème provençal" "du début du XIIe siècle" dont l'auteur identifié est "Albéric de Pisançon". Seul un fragment a été conservé et il est composé en octosyllabes. Le texte est baptisé à l'époque où écrit Jacques Roubaud "Enfances Alexandre".
J'ai consulté la fiche Wikipédia pour cet auteur Albéric de Pisançon. Elle me semble assez mal rédigée. Pour la langue, elle parle d'un mélange d'occitan et de franco-provençal. Quelle est la différence entre franco-provençal et provençal ? Et le provençal ne fait-il pas d'office partie de l'occitan ? Il existe au moins un cas particulier de mélange linguistique, c'est la chanson de geste Girart de Roussillon qui mélange l'occitan et la langue d'oïl, qui semble en fait un écrit en occitan à l'origine qui aurait été fortement remanié en langue d'oïl. Je pense que le fragment d'Albéric de Pisançon ne peut mal de relever du même défi linguistique à l'analyse, il est en provençal, point.
Sur la fiche Wikipédia, le texte n'est nulle part intitulé "Enfances Alexandre", mais sur le modèle antique "Alexandréïde", autrement dit "Vie d'Alexandre". On a aussi une légère distorsion chronologique, puisque l'auteur et le texte sont du XIe siècle selon la fiche Wikipédia et du XIIe selon Roubaud. Quant à la référence à Jacques Heers, datée de 1992, elle n'a aucun intérêt chronologique.
Le fragment d'Albéric de Pisançon serait une biographie arrangée sur le modèle de deux auteurs de l'Antiquité, nous dit-on. Un auteur romain du IVe siècle est cité, Julius Valerius (ou Jules Valère ou Julius Valerius Polemius), puis un autre Léon le Diacre. Cependant, le lien vers la notice Wikipédia de Léon le Diacre nous apprend que ce n'est pas du tout un auteur de l'Antiquité. Léon le Diacre est d'origine grecque, mais c'est un byzantin du dixième siècle. Et on se rend compte que cela pose plus d'énigmes que cela n'en résout. Julius Valerius et Léon le Diacre seraient les sources directes d'Albéric de Pisançon, mais il se seraient eux-mêmes inspirés d'une "Vie abrégée" du héros Alexandre attribuée au Pseudo-Callisthène et qui date du IIIe siècle. Albéric de Pisançon serait par ailleurs connu pour une importante production en latin, ce qui nous vaudrait une précoce traduction ou adaptation en allemand de la vie d'Alexandre d'Albéric de Pisançon par Lamprecht (der Pfaffe : le prêtre). La fiche wikipédia pour "Lamprecht" est assez déconcertante, je me permets de la citer :
Lamprecht déclare s'être conformé fidèlement au récit d'un poète de langue romane, Elberich von Bisenzum. Cet écrivain inconnu dont nous n'avons qu'un fragment pourrait être le pseudo-Callisthène, auteur du Roman d'Alexandre.
C'est plutôt comique. L'auteur de la fiche sur "Lamprecht" n'est visiblement pas le même que celui sur la fiche "Albéric de Pisançon". Il va pourtant de soi que "Elberich von Bisenzum" est une corruption germanique du nom du poète provençal, et non un auteur inconnu identifiable au pseudo-Callisthène.
La fiche wikipédia sur "Albéric de Pisançon" ne manque pas de souligner l'influence de son fragment sur l'ensemble des "Romans d'Alexandre" et elle se permet en conclusion une idée théorique selon laquelle : "l'histoire antique est bien à la racine du modèle idéal des chevaliers de l'époque féodale." Mais la conclusion n'est pas fiable en tant que telle vu la plus grande ancienneté de La Chanson de Roland. Le propos serait pour l'instant à nuancer.
Mais, ce que je voulais, c'était une citation de ce fragment et sa délimitation. Sur le site Arlima, archives de littérature du Moyen Âge, on apprend enfin qu'il s'agit d'un fragment de 105 octosyllabes répartis en 15 laisses monorimes. Une laisse fait donc en moyenne 7 vers dans ce fragment.
Nous avons une citation des quatre premiers vers et des quatre derniers, enfin. Un ouvrage de Léo Spitzer consultable en ligne permet d'avoir une citation plus conséquente du début du fragment, un ensemble de huit vers qui tous ont la même rime en "-as", autrement dit, que la première laisse fasse huit vers ou plus, les laisses sont de longueur variable. Précisons par ailleurs qu'il n'est pas exclu que le fragment soit discontinu et que les 105 vers ne doivent pas se lire tout à la suite les uns des autres.
12 vers, à citer, nous avons un peu plus d'un dixième du fragment (pour des raisons d'homogénéité, je cite les huit premiers vers selon la ponctuation adoptée par Spitzer, puis les quatre derniers selon l'unique source que j'ai d'Arlima) :

Dit Salomon al primier pas,
quand de son libre mot lo clas,
'est vanitatum vanitas
et universita vanitas'.
poyst lou me fay m'enfirmitas,
toylle s'en otiösitas,
solaz nos faz' antiquitas,
que tot non sie vanitas.
[...]
et en toz tons corda temprar,
per se medips cant ad levar,
li quinz des terra misurar
com ad de cel entrob e mar.
Passons à la suite.
Jacques Roubaud a écrit : "Vers 1160 environ, un Alexandre décasyllabique reprend en français le récit provençal, le poursuit [...]". Le décasyllabe est celui de La Chanson de Roland.
Roubaud ne précise pas l'auteur, mais j'ai fait une recherche à l'entrée "Roman d'Alexandre" sur Wikipédia (moi, je suis opportuniste, je prends les sources d'informations comme elles viennent, c'est ça ou pas d'article pour cette fois).
Dans cette notice, il y a une section "Versions en langue vernaculaire". Il est question de trois premières versions françaises, celle en provençal d'Albéric de Pisançon qui daterait de 1120 environ et qui a inspiré l'écrit en allemand de Lamprecht, puis une version anonyme qui date environ de 1150 et dont 785 décasyllabes répartis en plusieurs fragments nous sont parvenus. Pour l'instant, je n'ai pas accès à la moindre citation de cet écrit en décasyllabes, et je n'ai pas assez de mots clefs pour excéder ma patience dans une petite recherche internet. J'y renonce.
Enfin, nous aurions une troisième version due à Alexandre de Paris en dialecte français, je suppose qu'il faut comprendre en langue d'oïl, et celle-ci composé de quatre branches offrirait un ensemble conséquent de 16000 vers du type bientôt appelé alexandrin. Pour rappel, La Chanson de Roland est un ensemble de 4000 vers décasyllabiques, tandis que les tragédies de Corneille ou Racine doivent en général tourner entre 1800 et 2000 vers. Je pense même que la barre des 2000 est rarement atteinte.
Toutefois, le troisième texte cité par Jacques Roubaud n'est pas celui d'Alexandre de Paris (alias Alexandre de Bernay), mais celui de Lambert le Tort de Chateaudun "autour de 1870".
C'est incroyablement bordélique l'histoire de la littérature française au Moyen Âge. Rien n'a été harmonisé.
D'après sa fiche Wikipédia, Lambert le Tort était aux dires de son continuateur même, Alexandre de Bernay, un "clerc de Chateaudun" et il a composé vers 1170 en ancien français un "Roman d'Alexandre" en dodécasyllabes. Au fait, "roman" ici ça ne veut pas dire "roman" comme pour Madame Bovary, cela doit bien plutôt vouloir dire "écrit en langue romane" comme c'est le cas pour le Roman de Renart. Je n'en sais trop rien, je pose la question, je trouve que les fiches Wikipédia, sans doute dues à la plume de médiévistes amateurs, devraient au moins apporter ce genre de précisions sémantiques.
En tout cas, on apprend quelque chose qui me semble essentiel : "L'œuvre de Lambert le Tort n'est pas connue directement, mais seulement à travers ce qui en est passé dans la compilation d'Alexandre de Bernay."
Pour moi, c'est important à plusieurs égards. Lambert le Tort a apporté l'innovation du vers alexandrin, mais aucun alexandrin de sa plume ne nous est parvenu (à moins, mais ils sont dès lors non identifiables, qu'Alexandre de Bernay en ait repris plusieurs tels quels dans sa reprise). Ensuite, le fait que ces textes ne nous soient pas parvenus, cela signifie que contrairement à Albéric de Pisançon et Alexandre de Bernay, Lambert le Tort n'a pas eu une influence considérable par lui-même. En clair, l'alexandrin n'a été popularisé que par le travail du continuateur Alexandre de Bernay, ce qui explique pour moi un fait que je pressens important depuis le début : l'homonymie entre le nom du héros d'écrits en vers de douze syllabes et le nom de l'auteur qui a popularisé cette formule. Je suis convaincu que le vers s'est appelé alexandrin, non seulement parce que c'était un vers typique des écrits sur la vie d'Alexandre, mais parce qu'il y a eu cet effet amusant d'associer le nom de l'auteur au nom du héros. Alexandre de Bernay est celui qui a popularisé l'alexandrin sous la forme d'une vie d'Alexandre étendue à 16000 vers. Roubaud veut penser qu'on ne saura jamais pourquoi avoir baptisé ce vers-là alexandrin alors que les autres vers n'ont pas de nom. Mais on a tous les éléments de réponse. D'abord, le vers alexandrin a été un vers utilisé de préférence pour raconter tout ce qui concernait la vie d'Alexandre, il y a eu une union du fond et de la forme qu'on ne rencontre bien évidemment pour aucun autre vers. C'est sans doute la raison principale ou décisive qui a porté les traités du XVe à appeler le dodécasyllabe vers alexandrin, mais l'ouvrage de référence de 16000 vers était écrit par quelqu'un qui s'appelait lui-même Alexandre, ce qui est une raison seconde non négligeable puisqu'elle favorisait l'humour et l'envie d'identifier le dodécasyllabe au nom Alexandre.
Pour en finir avec Lambert le Tort, il ne se serait pas intéressé à ce qui avait déjà été écrit sur Alexandre, mais il aurait inventé une suite et serait tout particulièrement à l'origine de la branche III sur les quatre du roman d'Alexandre : à l'origine donc du récit sur l'expédition en Orient. Alexandre de Benray n'aurait pas nommé Lambert le Tort, nous ignorerions son rôle, et le Moyen Âge ne se préoccupant pas de philologie l'alexandrin est de toute façon devenu l'outil apporté par le Roman d'Alexandre d'Alexandre de Bernay, aussi connu comme "Alexandre de Paris".
Toutefois, Alexandre de Bernay a profité d'autres sources au sujet de la vie d'Alexandre, puisqu'il est question également de l'Alexandréide de Gautier de Châtillon. La notice Wikipédia sur cet auteur du XIIe siècle nous précise que cette "Alexandréide" s'avère "le meilleur poème épique latin du Moyen Âge", qu'elle a eu un très grand succès et une grande influence, à tel point que l'expression courante "tomber de Charybde en Scylla" vient directement d'un passage latin de cet ouvrage : "Incidit in Scyllam qui vult vitare Charybdim". Ce texte (1178-1182) est précisément contemporain du texte d'Alexandre de Bernay. Le cycle des "romans d'Alexandre" a eu un certain succès en Angleterre avec Thomas de Kent, dans le monde germanophone avec divers écrits dont un de plus de 21000 vers, et bien sûr en France. La fiche Wikipédia du "Roman d'Alexandre" introduit un peu abruptement dans la partie "Versions en langue vernaculaire" la découverte de versions orientales et notamment du "manuscrit de Tombouctou". Les versions orientales proviennent bien évidemment d'une influence des écrits antiques sans recoupement avec la tradition occidentale initiée disons par Albéric de Pisançon pour faire vite. Il ne faut pas oublier que le mythe d'Alexandre est très prégnant en Syrie où il s'agit d'un personnage quasi sacré, ce qui explique l'idée d'une fortune de la légende du même personnage en Orient, indépendamment du cycle des "Romans d'Alexandre".
Vu qu'il est question de 16000 vers je me contente des vers cités à l'occasion par Roubaud et quelques autres.
Maintenant, il reste à s'intéresser à l'idée d'un cycle littéraire. Charlemagne est un personnage historique et avec les mentions faites plus haut d'Albéric de Pisançon et de Gautier de Châtillon nous comprenons qu'il se jouait bien plus que l'élaboration d'une littérature épique de divertissement. Roubaud parle de trois cycles complémentaires : cycle d'Alexandre, cycle d'Arthur et cycle de Charlemagne. Les grandes époques historiques jouissent chacune de leur amplification en légende.
Roubaud fait alors remarquer que le cycle d'Alexandre contient également des ouvrages placés au-delà de la mort du héros, avec des récits pour venger sa mort ("deux Vengeance Alexandre, celle de Jean Le Névelon et celle de Gui de Cambrai), puis nous avons un récit "au milieu du XIIIe siècle", intitulé "le Voyage d'Alexandre au Paradis terrestre". Et, enfin, il y a une "série dite des paons" dans la première moitié du XIVe siècle : "Voeux du paon de Jacques de Longuyon, Parfait du paon de Jean de la Mote et Le Restor du paon de Jean Brisebarre dit le Court, qui clôt le cycle". Dans un Orient imaginaire, il y est question d'un descendant du grand conquérant et d'une princesse dont le nom fait sourire : "Doremadaire". Ce qui m'étonne un peu dans la liste citée par Roubaud, c'est que la continuité du vers alexandrin et celle du cycle d'Alexandre sont plus dues à des ouvrages ne racontant plus la vie d'Alexandre qu'à des nouvelles vies d'Alexandre qui s'inspireraient de ce qu'a fait Alexandre de Bernay pour faire des variantes. Si tel est le cas, cela renforce d'évidence le prestige du seul ouvrage d'Alexandre de Bernay.
Je vais faire quelques autres recherches sur les ouvrages cités, mais je n'en parlerai plus sur ce blog. Ce que je voulais mieux cerner, c'était l'origine de l'appellation "vers alexandrin". Une homonymie dans le nom de l'auteur populaire, un ensemble de 16000 vers très complet en quatre branches, un emploi du vers de douze syllabes par Alexandre de Bernay qui a marqué (malgré l'antériorité de Lambert le Tort) au point de faire que quand on voulait écrire sous l'influence de l'ouvrage d'Alexandre de Bernay on reprenait son vers spécifique. C'est ça que j'essaie d'éprouver de plus près dans ma recherche. Et c'est pour ça aussi que j'aimerais mieux vérifier si les écrits cités par Roubaud ne sont pas accompagnés d'une quantité de vies d'Alexandre toutes en alexandrins. En effet, à l'époque, il y avait plein d'autres écrits en vers, plein d'autres chansons de geste qui étaient composées à partir d'autres vers : essentiellement le décasyllabe. Le vers de douze syllabes était un hommage au modèle d'Alexandre de Bernay, c'est ça qui me semble important à mieux cerner. Et il n'est pas vain de constater que le modèle en vers de dix syllabes qui nous est parvenu ne l'est qu'à l'état de fragments pour un auteur anonyme. Albéric de Pisançon serait mieux connu pour ses écrits en latin que pour son court fragment en provençal.
C'est de tout cela que je voulais m'imprégner.
J'insiste sur un point. Le premier texte de grande diffusion qui a révélé l'alexandrin (exit Lambert le Tort) faisait directement 16000 vers, ça aussi, ce n'est pas rien comme argument pour baptiser le vers alexandrin.

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