mardi 10 août 2021

Rubrique de l'été : la métaphore de la vieillesse d'Alexandre dans le livre de Jacques Roubaud

Le titre La Vieillesse d'Alexandre de l'ouvrage de Jacques Roubaud est métaphorique. Le nom "Alexandre" désigne l'alexandrin et plus généralement l'idée de mesure du vers longtemps considéré en tant que condition sine qua non pour écrire de la poésie. Après de premières œuvres en vers sur la vie d'Alexandre qui n'eurent pas à une si grande diffusion, un auteur introduit l'innovation du vers aux deux hémistiches de six syllabes, mais, son œuvre est demeurée confidentielle, et c'est son continuateur qui va en faire rejaillir sur soi tout le mérite avec un écrit de longue haleine de plus de seize mille vers aux deux hémistiches de six syllabes. L'homonymie entre l'auteur et son héros a inévitablement favorisé l'appellation "alexandrin" pour ce vers, ainsi bien sûr que la dimension de l'ouvrage : 16.000 vers. Ce qui va permettre aussi de consolider cette appellation, c'est que les poètes du Moyen Âge vont demeurer peu nombreux à adopter ce vers : Charles d'Orléans, Villon, Marot, et tant d'autres ne sont pas des auteurs connus pour leurs alexandrins. Ce type de vers va s'associer étroitement, à quelques exceptions près, au cycle des romans d'Alexandre, et ce vers était même en train de retomber en désuétude au XVe siècle.
Roubaud insiste rapidement sur le fait que ce premier "alexandrin" du Moyen Âge admettait la césure épique.
Rappelons qu'il existe trois types de césures particulières impliquant le "e" féminin.
Il existe la césure à l'italienne, où le "e" final du premier membre compte pour la mesure du second hémistiche : "Plus haut que ce tumul+te vain, comme il parla," Leconte de Lisle dans le poème "Kaïn" tel qu'il fut publié dans le second volume du Parnasse contemporain.
Il existe la césure lyrique, où le "e" compte pour la mesure à la fin du premier hémistiche. Nous en avons plusieurs exemples dans les décasyllabes de François Villon :
Qui n'est homme + d'aucune renommée.
En Carthage + par Mort le fit atteindre ;
En Egypte + Pompée je perdis ;
La césure épique consiste à laisser apparaître en fin de premier hémistiche un "e" surnuméraire, autrement dit qui ne compte pas pour la mesure, le principe du "e" surnuméraire étant plutôt une spécificité des fins de vers dans l'optique de la versification classique.
Quand prise eut Babylone + que tant eut désirée
Et pendu à la porte + le duc de Palatine
Lui donnèrent à boire + la poison serpentine
Le cas particulier de la césure épique dans des poèmes sans césures à l'italienne ni césures lyriques, c'est que nous pourrions considérer les hémistiches comme autant de vers autonomes, alors que la proscription de la césure époque amène à considérer la soudure des hémistiches entre eux.
Roubaud évoque le regain d'intérêt pour l'alexandrin au XVIe siècle en citant Jean Lemaire de Belges, Sébillet, Jodelle et Ronsard, mais il tend à considérer que le vers alexandrin ne devient le grand vers de la poésie française qu'au début du XVIIe siècle. Je ne partage pas cette idée. Il est clair que l'alexandrin est devenu dominant avec les poésies de Ronsard et du Bellay, et le meilleur symbole en est le recueil Les Antiquités de Rome de Joachim du Bellay qui, étape de transition, fait alterner les deux mesures dans les sonnets. Le recueil Les Regrets est dominé par les alexandrins, ainsi que la plupart des grands recueils et poèmes de Ronsard : une grande partie des Amours, les Sonnets pour Hélène, les Discours sur les misères de ce temps, "L'Hymne de l'or", etc., etc. C'est un erreur des écrivains et critiques du dix-neuvième siècle qui a perduré au vingtième d'ainsi opposer les classiques : Malherbe, Corneille et Racine, à Ronsard et du Bellay.

Mais, moyennant cette correction, revenons-en au propos du livre de Roubaud. Du milieu du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle, l'alexandrin est le vers dominant de la poésie française et l'essentiel de la poésie s'écrit en vers. Tout a changé avec une crise littéraire du dernier tiers du dix-neuvième siècle.
 Les poètes vont devenir de plus en plus nombreux à se détourner de la mesure du vers (prose ou vers libres pour l'essentiel). Plusieurs autres pratiqueront un vers qui n'est pas exactement celui de la tradition. Et, dans ce changement de paradigme, d'une part, l'alexandrin n'est plus la condition d'accès à la réputation de grand poète, mais, au contraire, l'oripeau d'un artiste démodé. L'alexandrin étant démodé, son emploi est devenu au contraire la quasi garantie de délivrer au monde une poésie de peu d'intérêt, autrement dit une poésie médiocre ; d'autre part, les amateurs de poésies considèrent la métrique du vers comme sans importance, y compris, rétrospectivement, à la lecture des poètes des siècles passés : Villon, du Bellay, Ronsard, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, etc. Mais, Roubaud ne parle pas de "mort d'Alexandre", ce qui sera plutôt le fait de Bobillot avec son titre Le Meurtre d'Orphée. La thèse de Roubaud, et qui parle plus de métrique que du seul cas de l'alexandrin quelque part, c'est que la situation nouvelle débouche sur une impasse et une aridité des formules. On a rapidement fait le tour de la question du dépassement du vers en quelque sorte. Par ailleurs, au sein de leurs poésies en prose et en vers libres, maints poètes réintroduisent des scansions métriques : des suites de séquences de quatre syllabes, par exemple, qui si elles ne sont pas soulignées par les retours à la ligne, n'en sont pas moins pour l'oreille la reconduction de l'habit métrique.
Cette idée de vieillesse peut être comparée, toutes proportions gardées, à ce qui est arrivé eu genre de la tragédie. Le drame romantique a rejetée celle-ci en tant que genre du passé, mais les drames romantiques n'ont duré qu'une trentaine d'années avant de disparaître définitivement, tandis qu'il existe toujours des gens pour produire des œuvres nostalgiques sur le patron de la tragédie, soit cornélienne, soit racinienne. Le vers libre n'a pas disparu, mais il apparaît désormais comme daté et périmé un peu à l'instar du drame romantique. Le cas de la poésie en prose est lui inévitablement différent.

Pour cerner ce moment de basculement, Roubaud a choisi de privilégier trois acteurs. Mallarmé, en tant qu'observateur critique, Lautréamont, en tant qu'il pratiquait une poésie ayant tourné résolument le dos à la versification, et Rimbaud qui a détruit le régime du vers, inventé le vers libre et pratiqué la poésie en prose.
Personnellement, j'ai un peu de mal à comprendre la part importante que prend le discours critique de Mallarmé, et j'en ai beaucoup plus à envisager l'importance d'Isidore Ducasse dans ce débat. Nous nous pencherons ultérieurement sur les chapitres qui concernent Ducasse et Mallarmé.

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Ce qu'il faut bien cerner, c'est que le livre de Roubaud n'est pas un livre exclusivement porté sur les questions métriques, ce qui le différencie des ouvrages de Cornulier, Bobillot, Gouvard et d'autres. Roubaud s'intéresse à l'évolution de la poésie et à la confrontation de la poésie en vers à la poésie non versifiée. Je cite :
Il est sans doute apparent d'après ce qui précède, que cet essai envisage de situer des états actuels dans la poésie française d'un point de vue assez étroit, le point de vue de la métrique du vers.
Cette citation d'allure restrictive ne contredit pas mon propos.
Et Roubaud en vient à dénoncer le mépris de son époque pour la versification, à partir d'idées reçues problématiques. Précisons que l'essentiel du public actuel est encore englué dans ce mépris et ces idées reçues.
La première idée reçue est présentée sous la forme d'un syllogisme :
- Le vers n'est pas la poésie. D'où il s'ensuit que la poésie n'est pas le vers. Donc le vers est sans aucune importance.
Je commente et non Roubaud dans les lignes qui suivent. La conclusion est choquante et fausse, mais parce que l'idée que "la poésie n'est pas le vers" est inappropriée, dans la mesure où elle confond le particulier et le général. "La poésie n'est pas tout le temps le vers", serait un propos mieux conçu. Roubaud ne souligne que le "Donc" de la conclusion, ce qui semble indiquer qu'il ne voit pas le problème posé par la deuxième prémisse du syllogisme.
La deuxième idée reçue concerne le vers libre, vers libre dans sa définition devenue courante propre au vingtième siècle :
- D'ailleurs, ou bien le vers est libre et dans ce cas il ne saurait avoir de métrique, ou bien il ne l'est pas et dans ce cas ce vers est conforme à la conception ancienne du vers, au vers traditionnel dont il n'est guère nécessaire de s'occuper puisque tout en est connu depuis très longtemps.
Roubaud dénonce donc une alternative aride entre un vers sans mesure et le vers traditionnel. Il y aura évidemment quelques déclinaisons entre les deux qui vont se dégager. Toutefois, Roubaud ignore à l'évidence plusieurs questions essentielles. Les poèmes de Rimbaud "Mouvement" et "Marine" considérés comme les deux premiers exemples de vers libres modernes sont-ils sans indice de mesure ? ont-ils été correctement analysés ? Roubaud néglige aussi la définition traditionnelle de "vers libre", qui porte d'ailleurs plutôt sur le problème de conformation des strophes (lire Philippe Martinon à ce sujet). Tout comme Jean-Pierre Bobillot et la quasi-totalité des rimbaldiens, il ignore aussi que Verlaine emploie le mot "Vers Livres" à deux reprises pour désigner les vers du printemps et de l'été 1872. Enfin, il n'en dit rien ici, mais à partir du moment où le vers libre serait admis sans mesures son problème est de n'avoir de différence avec la prose que la disposition sur le papier afin de charmer le regard ou accentuer des pauses à la lecture.
Et évidemment, suite à ces deux idées reçues, Roubaud dénonce la troisième grande idée reçue : écrire en vers serait une activité datée et dépassée. Quelqu'un qui se veut avant-gardiste rejette le vers au point de ne jamais s'y consacrer, et ceux qui pratiquent le vers ne le font qu'en tant que nostalgiques d'un ordre des choses perdu. Ainsi, tout le monde est d'accord pour considérer l'alexandrin comme une chose ancienne, comme un "vieux".

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