J’ai
publié sur mon blog « Enluminures (painted plates) » les trois
premières parties d’une analyse de la prose liminaire du livre Une saison en enfer en tenant compte de
ce qui a été publié sur le sujet jusqu’à présent. Ces trois premières parties
furent mises en ligne le 6, le 8 et le 10 décembre 2017. Une suite était
annoncée. Je propose donc les liens nécessaires pour que le lecteur puisse se
reporter rapidement à ce qui a déjà été publié, mais je vais commencer cette
reprise par un petit exercice de synthèse qui, à la limite, peut dispenser les
plus pressés et paresseux de remonter dans le passé de mon activité critique.
Liens des articles déjà mis en ligne
Je
vais effectuer ma synthèse à partir d’une relecture de deux ouvrages anciens.
D’un côté, je m’appuie toujours principalement sur le livre de 1975 de Margaret
Davies sur Une saison en enfer.
Celui-ci a des défauts, mais aussi deux grands mérites, le premier celui d’être
le meilleur point de vue jamais écrit sur le sens du livre Une saison en enfer, le deuxième celui de prouver qu’une lecture
proche de la mienne a existé pour la prose liminaire avant que les travaux de
Brunel et Molino n’entraînent la critique rimbaldienne dans des problématiques
viciées. D’un autre côté, je vais m’appuyer rapidement sur les notices et notes
de Cecil Arthur Hackett dans son édition des œuvres de Rimbaud de 1986.
Dans
les notes qui accompagnent le texte de la prose liminaire d’Une saison en enfer, Cecil Arthur
Hackett procède en deux étapes. Il offre une petite note de synthèse, puis il
fait suivre une série d’observations sur des détails du texte. Je m’empresse de
citer la première moitié de la note de synthèse :
Dans ce prologue, Rimbaud
se tourne vers le passé et évoque brièvement les principaux thèmes de
l’œuvre : la jeunesse, la révolte, le temps, la souffrance, la mort. Ici
comme ailleurs, il met l’accent tout d’abord sur la vie, sa propre vie ;
ensuite sur « la Beauté », la littérature, qu’il méprise désormais.
[…]
Ce
qui est remarquable, c’est que l’éditeur ne définit pas le propos, il énumère
des thèmes. Parmi les notes pour le détail du texte, Hackett ajoute :
« Rimbaud entame une confession… », mais tout cela reste un petit peu
en suspens, sans logique charpentée. La démarche de Margaret Davies est bien
plus pertinente. Elle envisage un plan dialectique thèse-antithèse-synthèse. La
thèse est l’illusion du « festin » relayé dans un souvenir
hypothétique, l’antithèse est la manifestation de la révolte et la synthèse est
la troisième voie que va chercher à opposer le poète au dualisme de l’enfer et
du paradis terrestre. Ce refus d’un dualisme a entraîné des lecteurs
philosophes à envisager que Rimbaud finalement combattait le dualisme lui-même,
alors qu’il s’agit bien concrètement d’un axe chrétien du Bien et du Mal qui
est rejeté. Margaret Davies a peut-être simplement sous-évalué l’importance du
refus de la mort, ce qui a empêché son analyse d’arriver à une pleine
compréhension des enjeux.
La
plupart des gens qui étudient Une saison
en enfer exposent les choses dans le même flou que le fait le critique
anglais Cecil Arthur Hackett en 1986, Bandelier, Frémy, Coelho, etc. Le plan
thèse-antithèse-synthèse qui est fondé et qui a été clairement exposé par
Margaret Davies n’a guère été repris. Il l’a été quelque peu par Yoshikazu
Nakaji, mais celui-ci a faussé le plan, à cause de deux idées erronées. Nakaji
a parlé d’anti-rituel pour la révolte du poète, ce qui pourrait être une
reprise de l’idée de conversion à une messe noire déjà formulée dans le livre
de Margaret Davies. Mais cette révolte ne s’impose pas comme un rituel. Qui
plus est, Nakaji emploie le terme d’anti-rituel, ce qui implique que le festin
de « Jadis » ait lui-même été un rituel, ce qui est encore moins
recevable. Les conceptions de Nakaji sur le rituel et l’anti-rituel ne sont pas
la seule erreur. Nakaji développe aussi l’idée que le combat présenté comme
« spirituel » n’est peut-être qu’une « immense dérision ». Il
faut prendre en compte l’opposition entre la confiance dans l’œuvre que
manifeste le travail de Margaret Davies et la perplexité de maints lecteurs, ce
dont Hackett offre une formulation clef dans son édition de 1986. D’un côté,
Margaret Davies choisit de prendre au sérieux le texte en considérant qu’il
n’est pas question « de raconter tout simplement une histoire
personnelle », mais qu’il s’agit de mettre en scène le « combat
spirituel dans ce qu’il a d’essentiel pour les hommes », c’est cela qui
« fournirait le sujet du récit ». Sa thèse se fonde sur une phrase
remarquable de la section « Adieu » : « Le combat spirituel
est aussi brutal que la bataille d’hommes ; » la critique souhaite
alors « préciser la nature du combat spirituel », sa portée, et sa
manifestation par des « effets formels » dans son étude. D’un autre
côté, Hackett ne tranche pas, mais il formule tout de même au sujet des
affirmations de succès de la section finale « Adieu » une réticence
capitale pour l’histoire de la critique rimbaldienne : « Que dire de
cette conclusion dramatique qui, sans substance véritable, sans explication, se
contente d’affirmer ? » Et au sujet de la prose liminaire, Hackett
n’excluait pas l’exposition d’un projet, mais il mettait en doute sa mise en
œuvre par le biais d’un conditionnel : « il voudrait, en effet,
montrer qu’un damné peut être sauvé, et par ses propres moyens. » Ce qui
est dit est très juste, mais le conditionnel invite à penser que le programme
n’a pas été rempli par le poète. De là, l’idée que ce texte n’est qu’une
grimace dérisoire. La mise en avant de la notion de « dérision »
comme clef de lecture dans le travail de Nakaji pose problème, elle enferme le
propos de Rimbaud dans une certaine gratuité, vanité. Enfin, nous avons vu que
Molino a piétiné la structure dialectique de la prose liminaire, puisqu’au lieu
de considérer que le poète voulait éviter la mort en ne concédant rien à la
charité chrétienne pour autant, il nous a entraîné dans une idée selon laquelle
Rimbaud chercherait à découvrir une charité non chrétienne pour les
hommes, ce qui est un contresens manifeste. Victimes des erreurs
d’interprétation de Molino, les nouvelles lectures de la prose liminaire et
même du livre Une saison en enfer
n’ont jamais retrouvé la précision de la dialectique exposée par Margaret
Davies, laquelle pourtant n’a guère laissé d’autres travaux convaincants sur
les poésies de Rimbaud. Murat a continué de s’inscrire dans le fourvoiement
quand il a ajouté des chapitres à son livre L’Art
de Rimbaud. Les nouvelles études de Nakaji ont contredit sa thèse pourtant
plus juste de 1987 sur la notion de charité. Sur la toile, dans son
« Anthologie commentée » du site Arthur
Rimbaud, le poète, Alain Bardel constate bien l’opposition de deux options
de vie contradictoires, mais il ne cerne pas la dialectique autour du danger de
mort qui consiste à rejeter l’échappatoire par le « festin » et la
« charité », mais aussi la « mort » elle-même et donc le
fardeau des « pavots » sataniques. Si Bardel semble peu influencé par
la lecture de Molino au plan de sa lecture de la prose liminaire, il la subit
malgré tout quand il évoque le motif de la charité, où l’opposition de Rimbaud
n’apparaît plus comme nettement déclarée, la notion de « charité »
n’étant même plus comprise comme spécifiquement chrétienne.
Reprenons
donc le mouvement de la prose liminaire.
Nous
venons d’ouvrir un livre intitulé Une
saison en enfer. Nous anticipons quelque peu quelques grandes lignes du
récit. Le poète va évoquer une vie infernale qui appartient au passé, il va
raconter une épreuve qu’il a dépassée. Le paradoxe, c’est que, pour un
chrétien, l’enfer relève de la damnation éternelle. Comme le disait Hackett que
nous citions plus haut, le poète veut nous montrer que le damné peut échapper à
la sanction fatale. Or, si le premier mot du texte est l’adverbe
« Jadis », nous n’effectuons pas un plongeon dans le passé qu’est cet
enfer, mais dans le passé antérieur à cet enfer, ce que confirme l’association
de ce « Jadis » à un bonheur irénique. L’enfer commence
inévitablement par la rupture avec ce monde de concorde édénique, c’est-à-dire
au second paragraphe. Et le poète parle alors de son existence comme d’une
chose précieuse : « ma vie était… » J’en déduis que, lors de la
rupture, la formule : « Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous
que mon trésor a été confié ! » implique que nous interprétions la
métaphore « mon trésor » de la façon suivante : « ce bien
précieux qu’est ma vie » : « Ô sorcières, ô misère, ô haine,
c’est à vous que mon trésor a été confié ! » Il n’y a donc pas à
chercher à identifier le trésor en apportant nos hypothèses gratuites au texte
de Rimbaud. Ce « trésor » s’est alors retrouvé en péril, le poète
cherchant la mort :
J’ai appelé les bourreaux
pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux,
pour m’étouffer avec le sable, le sang.
C’est
au moment de la menace du « dernier couac ! »
que le poète a pris conscience que véritablement sa vie était un trésor. Et,
comment mieux en faire un trésor, que de faire coïncider sa vie avec un
« festin », lequel ne rend pas seulement heureux, mais nourrit,
alimente le principe de vie ! Ceci dit, le poète rejette d’emblée
l’inspiration divine de la « charité ». Satan intervient, il ne proteste
pas contre le rejet de la charité, mais contre le refus de la mort.
L’expression « Gagne la mort » est une malice du démon, puisqu’il
s’agit de l’expression inversée « perds la vie », mais on voit à quel
point le texte est structurée, puisque l’expression « Gagne la mort »
confirme l’équation « ma vie » = « mon trésor », et on
voit qu’il est question d’identifier les valeurs. Au moment de mourir, le poète
comprend que la valeur n’est pas dans la révolte, mais dans la vie. Et notez
bien que dans la section « Matin », nous avons au milieu du texte
l’affirmation « je crois avoir fini la relation de mon enfer[,] » et
en clausule la formule : « Esclaves, ne maudissons pas la vie. »
N’est-ce pas là une preuve éloquente de la structure dialectique élaborée du récit
rimbaldien ?
Cette
dialectique, seule Margaret Davies en approchait, mais pas complètement,
d’autant que Margaret Davies elle-même commet un contresens important sur le
texte qui est la voie royale qui a amené à la thèse de Jean Molino selon lequel
la phrase « Cette inspiration prouve que j’ai rêvé ! » vise non
le « festin ancien », mais les alinéas d’expression d’une révolte
féroce. En effet, dans son livre, Davies a écrit : « cette vision de
sa vie, comme un festin n’était que de l’égoïsme, les aimables pavots ont été
les péchés capitaux. » En réalité, il y a deux rêves distincts dans la
prose liminaire. Il y a d’un côté le faux souvenir du « festin »
ancien, tromperie de la religion avec sa notion de charité, et il y a de
l’autre l’ivresse infernale de la couronne de pavots, la révolte satanique.
Notre approche exceptée, aucun commentaire ne semble faire la séparation entre
le rêve du « festin » et les « pavots ». Davies manque
elle-même une opposition utile à la juste compréhension de la dialectique
qu’elle tend à dégager dans son analyse. Pour Davies, la thèse était un premier
alinéa d’illusion d’une vie dans un festin ancien. L’antithèse était la
désillusion et la révolte. La synthèse est le dépassement du dualisme du
paradis et de l’enfer. Mais elle formule l’idée que l’illusion du festin ancien
venait de ce que le poète n’était dès le départ qu’un égoïste, et ce serait
Satan lui-même qui aurait coloré l’illusion initiale d’un festin « où
s’ouvraient tous les cœurs ».
Telle
n’est bien sûr pas notre lecture.
Reprenons.
Le « Jadis » se situe avant la « saison » infernale. Or, ce
« Jadis » est présenté comme un souvenir incertain, ce qui veut le
situe en-dehors de l’existence même. Par conséquent, nous comprenons que toute
la vie du poète a été une saison et une révolte infernales. Le paradis était
avant la naissance, avant en tout cas l’apparition de la conscience chez
l’homme. Le paradis, c’est le faux souvenir du baptisé admis dans la communauté
chrétienne avant tout âge de raison, et c’est ce qu’explicite le poète dans la
suite de son récit : « Je suis esclave de mon baptême », phrase
où noter une mention « esclave » à mettre en relation avec la
clausule : « Esclaves, ne maudissons pas la vie. » Le poète déclare
encore : « Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le
vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut attaquer les païens. »
L’enfer commence donc le soir où le poète a insulté la « beauté »,
mais ce soir-là, c’est contre son baptême même que le poète s’est révolté. Et
le souvenir du « festin », ce n’est que l’image de la famille
chrétienne à laquelle il appartient, à laquelle il est soumis. Et c’est là
qu’il faut encore apprécier tout la forme ramassée du groupe nominal flanqué
d’un possessif « ma vie » : « ma vie était… », ma vie
était celle d’un membre de la chrétienté, d’un membre d’une société bien
définie. Et quand Rimbaud parle de « vies » au pluriel, expression
qui est aussi le titre d’un poème en prose en trois parties numérotées du
recueil des Illuminations, il le fait
parce qu’il diffracte l’unité de la vie chrétienne en plusieurs possibilités,
en plusieurs échappatoires, en une liberté qui irradie dans tous les
sens : « A chaque être, plusieurs autres
vies me semblaient dues. […] Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec
un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc. » Il ne
s’agit pas de prôner la métempsycose. Le poète envisage que l’être humaine peut
se réaliser en-dehors de la conformité à un unique modèle de vie chrétienne, et
l’expression « j’ai aimé un porc » ne vise pas, même si le glissement
a l’air de s’imposer mécaniquement, la relation avec Verlaine, mais elle cible
la réalité basse de l’être humain, dans le langage du mépris même de l’église,
qu’on pense à « pourceau d’Epicure » notamment, pour dire autre chose
sur la dignité de la vie. Car le poète parle en plus d’un « dû » et
même de plusieurs (« plusieurs autres
vies me semblaient dues »). Il ne faut pas hésiter à y voir une reprise de
l’exploration de soi et de l’inconnu qu’est le « Je » dans les
lettres dites du « voyant ». Le choix des caractères italiques dans
« autres vies » conforte le
rapprochement avec la thèse exposée du « Je est un autre ».
Revenons
à la prose liminaire. Il n’y est pas alors encore question d’opposer plusieurs vies
émancipées à la vie bien moulée, bien conforme du festin du baptême. En
revanche, la révolte contre la « Beauté » et la « justice »
étaient encore assez bien compris à l’époque de Margaret Davies et de Cecil
Arthur Hackett. Des rapprochements indus avec les poèmes de Baudelaire
n’avaient pas encore fait leurs beaux dégâts sur les lectures du « combat
spirituel » de Rimbaud. Dans une note de son édition de 1986, Hackett
écrit au sujet de l’expression « je me suis armé contre la
justice » : « Allusion à la révolte de Rimbaud contre l’ordre
bourgeois ». En revanche, il confond la « Beauté » avec la
« Muse », à cause d’un rapprochement avec des vers de La Maison du berger de Vigny. En
revanche, Davies creuse la question de la « Beauté » et développe une
conclusion plus intéressante, que personne n’a reprise par la suite
apparemment. Elle envisage d’abord qu’il peut s’agir de la « beauté
féminine » et cela impliquerait chez le poète la découverte de son
homosexualité, hypothèse farfelue qui contamine également l’interprétation du
« vice » dans Mauvais sang,
le vice étant interprété comme l’homosexualité par quelques commentateurs quand
il s’agit d’un renvoi explicite au titre lui-même : « vice » =
« mauvais sang » de gaulois, de païen, etc. Davies passe ensuite à
une seconde hypothèse. Il serait question de la « beauté de l’Art [celle]
adorée par le poète du Parnasse », ce que Davies réduit encore entre
parenthèses à la « réussite littéraire ». Mais, la critique réagit et
elle finit par considérer que « puisque rien dans le texte ne permet de
préciser, c’est plutôt le concept abstrait de la Beauté, c’est-à-dire l’idéal
qu’elle incarne, qui est visé ici. » Laissons tomber la précision « c’est-à-dire
l’idéal qu’elle incarne » qui si on veut bien y réfléchir n’est pas très
claire. J’ai toujours été un partisan spontané d’une telle lecture. Je ne vois
pas ce que la Beauté de l’art pour l’art ferait là, ni l’éternel féminin. Il
est évident que la « Beauté » va de pair avec la « justice »
de l’alinéa suivant, avec la « charité » bientôt dressée en « clef »
du festin où la « Beauté » avait ses entrées. Beaucoup de lecteurs
pensent que cette « Beauté » est une prostituée et ils ricanent si on
envisage que l’acte sexuel n’a pas été consommé avec le poète. Pourtant, c’est
ce que dit clairement le texte. Le poète assoit la Beauté sur ses genoux et il
l’injurie aussitôt, donc il n’y a pas eu de rapport sexuel. Ensuite, et ceci
confirme qu’il n’est pas question de la Beauté du Mal et muse vénale de
Baudelaire, cette femme n’est pas venue sur les genoux du poète, c’est le poète
qui l’a assise sur ses genoux, en en espérant beaucoup puisqu’à ce festin tous
les cœurs ont le don de s’ouvrir, mais le cœur de la beauté ne s’est pas ouvert
aussi brutalement que le poète le désirait. Assise sur les genoux, la situation
n’est pas devenue si inconvenante que bien des lecteurs le pensent, la relation
est restée toute de retenue, pleine d’une bonne éducation, toute civile dans l’odeur
de sainteté du baptême. Le poète n’a pas deviné une des « autres vies » convoitées à ce moment-là,
et c’est ce qui l’a poussé à une révolte instinctive, car cela ne lui a pas
semblé normal. Les lecteurs de Rimbaud font à peu près tous un contresens
redoutable. Ils se disent que Rimbaud écrit un petit épisode un peu leste, mais
ils attribuent la friponnerie à la « beauté » et non au poète qui
passe alors pour le jeune inexpérimenté. Les lecteurs se disent presque que le
puceau Rimbaud est déçu dans ses attentes et qu’il avait trop idéalisé la
Femme, alors qu’elle n’est pas si extraordinaire que ce que ses rêves lui ont
fait croire. Ce n’est pas ça, le texte ! La « beauté » fait
partie d’un monde bien ordonné dont elle respecte les codes, et c’est le poète
qui était entreprenant et ouvert à une expérience de débauche en-dehors du
cadre légitime. Sinon comment expliquer que l’injure à la « Beauté »
soit suivie d’un refus de la « justice », d’un défi aux « bourreaux »,
d’un rejet des vertus théologales « charité » ou « espérance »,
etc. ? Rimbaud s’attaque très clairement à l’équation Beau = Bien = Vrai.
Et dans cette révolte, le poète s’oppose clairement à la notion de civilisation, puisqu’il se transforme en
« bête féroce », son antithèse. Il faut le dire et le répéter, la « beauté »
qu’il vient d’injurier, est une femme hautement civilisée !
Personnellement, ça me fait bouillir d’être le seul rimbaldien à comprendre
cela. Tous les lecteurs se maintiennent avec résolution dans le contresens à ce
sujet, malgré toutes les preuves apportées par l’environnement textuel de cet
épisode un peu leste. Cette idée de bestialité est d’ailleurs capitale, nous
retrouvons l’idée de l’autre vie, celle qui n’est pas « ma vie »
comme « festin où s’ouvraient tous les cœurs », celle de l’ouverture
du « dérèglement de tous les sens » et de la formule « j’ai aimé
un porc ! » Dans les années soixante, quand la musique de sauvages qu’est
le rock se répand, un groupe anglais choisit de se nommer « The Animals »,
c’est ça la métaphore du « porc », de la « bête féroce », c’est
un pied-de-nez aux airs indignés de la bonne société. Ce pied-de-nez peut
encore être pris en bonne part quand il s’agit du groupe qui a chanté « The
House of the rising sun », « Hear me cryin’ » ou « Don’t le
met be misunderstood », mais il est sulfureux quand il s’agit des frasques
de la vie rimbaldienne. Ce que je ne comprends pas, c’est que les lecteurs ne
font pas jouer les oppositions élémentaires : « bête féroce »
contre « justice » ou « charité » et donc contre « la beauté ».
Ce sont des oppositions métaphoriques mécaniques, les enjeux de sens n’ont rien
de compliqué à percer, et cela permet d’éviter aux lecteurs de partir dans un
contresens sur un détail du texte, puisque les échos entre les alinéas
permettent de bien considérer les articulations cohérentes entre les éléments
du récit.
En
choisissant le « malheur » comme son « dieu », le poète
renonce au « bonheur », mais songeons que plus loin dans la
confession le poète exprime une révolte contre une notion plus précise de « bonheur
établi », contre une certaine vie « domestique » ou bien
domestiquée. Et si le poète dit avoir « joué de bons tours à la folie »,
il faut sans doute aussi comprendre la relativité des points de vue. La « folie »
est en grande partie définie en fonction de l’équilibre moral de la société qui
définit le Beau, le Vrai, le Bien. Rimbaud dira plus loin que « Monsieur
Prudhomme est né avec le Christ ». Même la raison du monde nouveau,
de bourgeois voltairiens par exemple, est héritière des siècles chrétiens. La « folie »
va de pair avec la prétention satanique à une « absence de facultés
descriptives ou instructives », puisqu’il s’agit d’explorer l’inconnu de
la confusion, toujours selon les préceptes de la lettre dite « du voyant »
du 15 mai 1871, en s’opposant au monde satisfait qui n’a rien fait et qui s’est
interdit les visions par morale étriquée.
Et
revenons sur ce « Jadis ». Nous avons dit, plus haut, et ceci n’est
pas une idée de Davies ou d’un de nos prédécesseurs dans l’analyse du texte,
que ce « Jadis » était récusé en tant que souvenir incertain, ce qui
le plaçait en-dehors de ce monde, au-delà de l’existence humaine de l’individu.
Nous comprenons que l’enfer commence dès le refus du baptême et que chez le
poète la révolte a été assez immédiate. Je veux dire qu’un tel prologue ne dit
pas simplement : « Pendant tout un temps, j’ai été en enfer ! »
mais « toute ma vie jusqu’à présent, j’ai été en enfer », puisque le
festin dont je croyais me souvenir n’était qu’un rêve. Et finalement, le poète
s’ouvre seulement à une deuxième saison de sa vie quand il sort de l’enfer.
Voilà qui rajoute à l’intensité du drame. Ceci confirme pleinement notre
analyse selon laquelle la « saison en enfer » ne débute pas au « printemps »
avec un « affreux rire de l’idiot ». La première saison du « Jadis »
n’a jamais existé, la vie n’a été jusque-là qu’une seule saison infernale, et
enfin une seconde saison commence.
Dans
une dernière partie consacrée à la prose liminaire, j’achèverai de rendre
compte des lectures qui en ont été faites, puis j’enchaînerai sur d’autres
sections d’Une saison en enfer.
A
suivre donc…
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