vendredi 16 février 2018

La Chartreuse de Parme ou Madame Gervaisais, ces romans peuvent-ils éclairer la lecture de Rimbaud ?

J'ai publié dans la revue Parade sauvage en 2008, dans le numéro spécial d'hommage à Steve Murphy, un article sur le poème "Les Assis" où je cernais ce qu'avait d'absurde la prétendue identification des personnages ciblés à des bibliothécaires et j'avais renforcé la lecture politique du poème en fonction de l'actualité. Je ne voyais pas pourquoi Verlaine aurait connu le nom du bibliothécaire de Charleville et pourquoi il aurait fait mine de le balancer au bout de sa plume dans Les Poètes maudits. Le titre est au pluriel "Les Assis" qui évoque un groupe d'individus, et le poème ne décrit pas le travail d'un bibliothécaire, ni même le cadre d'une bibliothèque, et même à considérer que "percaliser leur peau" peut acter une métamorphose en livres de ces vieillards l'idée d'une satire contre eux ne nous fait vraiment pas progresser dans la compréhension des finesses du texte. J'ai considéré que "les assis" étaient compris par tous comme un équivalent des "ventrus" ou des "nobles" hostiles à la révolution. Le sens politique que nous prêtons au mot "assis" dans la bouche de Rimbaud est sans équivoque une fois que nous ne nous avisons plus qu'il provient de ce poème. Le mot "siège", très présent dans les quatrains, a été depuis longtemps perçu comme la source d'un calembour sur l'actualité. Il est dit de ces vieillards que "les sièges leur ont des bontés", il suffit de se placer à l'intersection des passions d'hommes qui à la fois apprécièrent le siège prussien comme prétexte à la capitulation du Paris républicain avec l'armistice de janvier 1871 et soutinrent ensuite le siège versaillais contre la Commune, pour avoir une justification du pluriel "sièges" et du calembour. Ces deux sièges étant quelque peu contre-révolutionnaires, j'avais travaillé sur la métaphore des épis appliquée aux chaises. Ces vieillards aux reins boursouflés étaient des possédants et la paille était "culottée de brun" et cédait "aux angles de leurs reins", car ils étaient l'opposé de sans-culottes. Je relevais ainsi d'autres calembours comme cette idée de voir dans "culottée" l'indice d'une opposition aux révoltes des sans-culottes.
Je suis en train de relire La Chartreuse de Parme, j'en suis au premier tiers. L'idée m'est venue de relire ce roman il y a deux semaines. J'écoutais une radio de musique classique, 103 point quelque chose, et j'entends une animatrice qui annonce une prochaine émission littéraire avec Nicolas Sarkozy. L'ancien président nous était alors présenté comme ayant une culture littéraire étonnante qu'il aurait pudiquement dissimulée, avec à la clef une thèse de lecture sur le roman La Chartreuse de Parme. Ne pouvant résister à l'envie de rire un bon coup, j'ai évidemment repéré l'émission filmée et mise en ligne sur internet. Vu que je lis énormément, je n'ai pu qu'être interloqué par la précision avec laquelle l'ancien amoureux de La Princesse de Clèves parlait de l'intrigue du roman Béatrix de Balzac, citant sans faillir les noms des personnages, ou bien détaillant par le menu l'intrigue du Curé de village de Balzac. Je ne peux qu'être jaloux, je serais incapable de me lancer dans une discussion sur ces deux romans que pourtant j'ai lus, pas plus que sur La Chute de Camus qui pourtant m'a fait autant d'effet que L'Etranger, pas plus que sur la plupart de tous ceux des romans de Balzac que je n'ai lus qu'une seule fois dans ma vie, pas plus que je ne serais capable de disserter longuement sur l'ensemble d'A la recherche du temps perdu, dont je ne maîtrise véritablement que trois ou quatre volumes, quand il en est dix en tout, et je les ai lus pourtant ces volumes. Je ne serais pas capable de me lancer dans une conversation très longue sur un roman de Giono non plus : Un roi sans divertissement, Regain ou Les Âmes fortes. Je ne saurais pas parler aisément des romans étrangers que j'ai pu lire, un roman de Virginia Woolf ou Le Mépris de Moravia, malgré le support plus clair que me fournit le souvenir du film de Godard, etc., etc. Bref, l'entretien était visiblement préparé, et j'ai pu repérer les moments révélateurs assez comiques de la situation qui témoignait bien souvent d'une récitation de fraîche mémoire. Peu importe que l'invité politique estropie le titre de Balzac, Le Curé de campagne pour Le Curé de village. Il se souviendrait de l'intrigue et ferait partie d'un cercle assez fermé de gens qui ont lu ce roman. Plusieurs fois, il faisait mine d'essayer de rattraper une mémoire défaillante. Le nom, c'est ça je crois, le personnage il fait ceci, je crois. Mais, bref, il y avait donc la question du roman La Chartreuse de Parme et nous avons eu droit à une rediffusion d'un court extrait d'un entretien télévisé avec Françoise Sagan. Nicolas Sarkozy venait de sacrifier le héros Fabrice comme niais au profit de l'amoureux transi qu'était le fidèle et dévoué comte de Mosca.. Françoise Sagan alignait une idée similaire. Fabrice est un personnage de cowboy selon la romancière. Elle trouve dérangeant Julien Sorel et ses préférences vont à Lucien Leuwen.
Personnellement, j'ai toujours considéré que le seul roman parfait écrit par Stendhal était bien Le Rouge et le Noir, même si parmi les romans inachevés Lucien Leuwen, plus encore que Lamiel, mérite le détour, mais il y a un bonheur à faire de La Chartreuse de Parme son livre de chevet pour quelque temps. Comme j'ai perdu mon ancien exemplaire, j'en ai racheté un, toujours au Livre de poche, mais il s'agit d'une édition bien plus ancienne, de 1972, avec une introduction de Victor Del Litto où il évoquait une romancière contemporaine qui avait assimilé le roman à un "western", ce qui me semble désigner le propos de Françoise Sagan.
En fait, je ne lis pas avec cette façon de s'éloigner du centre, c'est-à-dire du héros principal Fabrice, au profit d'un personnage secondaire, le comte de Mosca. Je n'en suis qu'au premier tiers, mais je trouve que Fabrice représente bien les valeurs que veut favoriser Stendhal dans son roman. D'ailleurs, le romancier le dit, c'est complètement thématisé, théorisé, martelé, répété, au fil des pages.
Peu importe que le héros ne soit pas lucide, qu'il soit naïf, etc. Il n'est d'ailleurs pas pleurnichard, comme il est dit par Sarkozy, au passage.
En revanche, je ne sais pas à quel point cela a pu être mis en avant, car je ne connais pas les articles de critique littéraire sur l’œuvre de Stendhal, je me doute seulement par ce qui est mis en avant que ce que j'ai à dire n'a pas été spécialement aperçu, mais la magie des premiers chapitres vient d'une imitation directe et volontaire du conte philosophique Candide de Voltaire, et notamment de la découverte de la guerre. C'est parce que l'auteur grenoblois imite directement le récit de Voltaire que certaines formules abondent volontiers sous sa plume. Il y a bien sûr la citation bien connue, que je cite de mémoire : "il faut avouer qu'en ce moment notre héros était assez peu héros". Mais, il y a plein de passerelles avec le conte Candide. A deux reprises au moins, Fabrice parle de ne pas être dupe, de métier de dupes, et cela a beaucoup de sel, car ne pas être dupe consiste à s'exposer encore plus au danger gratuit de la guerre. Je n'ai pas "stabilobossé" les passages au fur et à mesure de ma lecture comme dit le faire l'ancien président, mais voilà j'ai remarqué ces passages. J'ai remarqué aussi une réécriture assez évidente du "Il faut cultiver son jardin" ou du "meilleur des mondes", en  tout cas d'un leitmotiv de Candide, dans des propos rapportés de Fabrice. Le présage sur la prison et la confiance en l'astrologie font de Fabrice une sorte d'élève de Pangloss. L'absurdité des situations auxquelles Fabrice ne comprend rien renvoie à l'évidence à une tradition de littérature comique et au modèle voltairien. La différence, c'est que le roman voltairien est écrit dans un style parfait, alors que Stendhal halète en écrivant, part sur ce qui lui paraît essentiel et nous épargne les détails en conservant une certaine élégance des tournures, mais sans maîtrise complète de l'écriture. Car il faut le dire, La Chartreuse de Parme n'est pas un roman tout à fait bien écrit et tout à fait bien composé. Il y a des tonnes de répétitions, des redites, des idées ressassées, et il y a une aisance de style, mais comme de justesse, car on sent que le romancier est lui-même emporté par un flux. Son art est de maintenir le flux agréable, plutôt que de lui donner forme. En même temps, alors que le style châtié et fin de Voltaire permet d'imposer le régime du conte où le narrateur est un mondain bien distinct de sa quelque peu bouffonne création, le récit stendhalien se fonde sur un précipité d'empathie qui permet même de s'identifier quelque peu à un personnage qui est peut-être un peu cowboy, mais qui est aussi pour le lecteur un réceptacle de ses émotions à la façon de Tintin. Même quand la narration persifle la naïveté du personnage, sa bravoure est donnée en exemple. Pour un peu, sa naïveté est un rempart dont nous ne voudrions pas priver son grand cœur.
Mais, la surprise, c'est que je suis tombé sur le passage que je vais maintenant citer et qui n'a sans doute pas inspiré Rimbaud pour "Les Assis", mais qui a tout de même une force d'éclairage historique intéressante à ne pas méconnaître :

   [...D']ailleurs, outre le désagrément de devoir tout raconter au curé, sous peine de ruine même en ce monde, le bon peuple de Milan était encore soumis à certaines petites entraves monarchiques qui ne laissaient pas que d'être vexantes. Par exemple l'archiduc, qui résidait à Milan et gouvernait au nom de l'empereur, son cousin, avait eu l'idée lucrative de faire le commerce des blés. En conséquence, défense aux paysans de vendre leurs grains jusqu'à ce que son Altesse eût rempli ses magasins.
   En mai 1796, trois jours après l'entrée des Français, un jeune peintre en miniature, un peu fou, nommé Gros, célèbre depuis, et qui était venu avec l'armée, entendant raconter au grand Café des Servi (à la mode alors) les exploits de l'archiduc, qui de plus était énorme, prit la liste des glaces imprimée ,en placard sur une feuille de vilain papier jaune. Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc ; un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et , au lieu du sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n'était pas connue en ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du Café des Servi parut un miracle descendu du ciel ; il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires.
   Le même jour, on affichait l'avis d'une contribution de guerre de six millions, frappée pour les besoins de l'armée française, laquelle, venant de gagner six batailles et de conquérir vingt provinces, manquait seulement de souliers, de pantalons, d'habits et de chapeaux.
Dans le poème de Rimbaud, les vieillards rêvent d'une situation confortable aux "vieux soleils". Ils font céder une paille sous eux, une paille qui rappelle la fermentation des "grains". Il est bien question d'une assise économique. Ils rêvent de "sièges fécondés". Et s'ils se mettent debout, c'est que la situation est devenue insurrectionnelle : "- Oh ! ne les faites pas lever !" Mais cela est tourné en dérision avec le "naufrage" à la rime et avec le retour de l'occurrence du verbe "lever" dans une phrase beaucoup moins forte, qui rend les choses de moindre portée : "Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever". Il va de soi que, dans leurs têtes portées à râler, ces impotents s'enflent ce dérangement en le transformant en une situation épique comparable à l'entrée des Français à Milan en 1796.

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Les lettres de Rimbaud à Izambard et Demeny le 13 et le 15 mai 1871 ont été célébrées comme l'avènement d'une poésie aux slogans résolument neufs, ce qui n'était pas exactement le cas. Nous savons que la comparaison du poète à un "voyant" est un cliché romantique. Il paraît qu'il serait important de prendre en considération que Rimbaud a exclusivement parlé d'être un "voyant", mais pas de voyance. J'avoue que la nuance m'échappe un petit peu, mais peu importe. Il va de soi qu'il s'agit d'une métaphore assez usée et qu'il ne faut pas en attendre des promesses de littérature ésotérique pour épater la galerie. La lettre est plus connue encore pour la célèbre formule "Je est un autre" qui implique une exploration du moi. Rimbaud utilisait de manière originale l'opposition entre "objectif" et "subjectif", il employait même cette opposition à contre-pied des habitudes philosophiques. La poésie subjective était celle de l'abandon du poète à sa dimension de sujet qui ne se contrôle pas, tandis que l'expression "poésie objective" impliquait la réflexion sur soi où on s'apprécie comme objet. Mais les idées de ces deux lettres étaient-elles malgré tout un grand condensé de considérations originales ? Certes, quelque chose de fort est dit dans ces lettres, mais il ne faut pas être maximalement cultivé pour sentir qu'elles sont marquées de l'esprit de toute une époque. Voici un extrait du roman Madame Gervaisais des frères Goncourt. C'est le dernier roman écrit par les deux frères avant la mort du cadet en 1870. Le roman a été achevé en décembre 1868, il est sorti ensuite et est ainsi quelque peu contemporain de la poésie en vers de Rimbaud, il est de peu antérieur aux poèmes en vers de Rimbaud en tout cas. L'héroïne est une femme française qui vit à Rome, la ville de la religion. J'aurais pu m'amuser à relever les passages où il est question d'illuminations, histoire d'établir un contraste avec le titre des poèmes en prose de Rimbaud au plan thématique, d'établir plus précisément un rapport polémique. Mais cette madame Gervaisais, dont l'enfant a un défaut crânien qui lui vient des difficultés de l'accouchement et une paresse évidente pour apprendre à lire que les deux romanciers voudraient faire passer pour une incapacité néfaste et à ne pas brusquer sous peine de provoquer la mort du petit être, ce qui est un peu maladroit comme argument romanesque, cette madame Gervaisais donc va inévitablement dans ce doux climat du sud accepter la tentation de la religion et des charmes jésuites.
Lamennais est cité à quelques reprises, Swedenborg, sinon le swedenborgisme l'est au moins une fois. Mais, au chapitre XI, les frères Goncourt développent en quelques paragraphes la théorie de la femme voyante qui a, malgré certaines réticences initiales, de bonnes prédispositions du côté de la religion catholique, et on appréciera dans la citation la mention du dualisme platonicien :

   Chez la jeune fille, la musique et la peinture étaient venues s'ajouter à la lecture, pour remplir le temps solitaire d'une existence ignorant le monde et déjà tout intérieure.
    Ainsi grandie, élevée sous l'âme sévère de son père, dans un air stoïque et à l'écho presque antique des souvenirs qu'apportaient tous les soirs au foyer de vieux amis politiques, camarades des mêmes destins ; ayant eu autour d'elle, dès sa première jeunesse, la leçon de mâles idées et de libres principes, le bruit des systèmes du XVIIIe siècle agités dans la maison, -, son esprit, en se formant, avait passé du frivole plaisir et du creux passe-temps des lectures faciles aux livres qui sollicitent l'effort et donnent la méditation, à ces livres posant à la raison les plus hautes questions qui se dressent devant l'énigme du monde, aux livres d'histoire, aux livres de science, aux livres de philosophie.
   C'était surtout dans ces derniers qu'elle avait trouvé comme une révélation d'elle-même. Elle y avait reconnu son désir non défini de s'élever, selon la parole de Platon, de la scène instable de la vie, de la nature continuellement changeante, à ce qui ne change pas, aux vérités immuables, absolues, demeurantes, aux Idées. Une curiosité supérieure et dominante s'emparait d'elle et la poussait à chercher le mécanisme secret des facultés, à essayer d'entr'ouvrir le sanctuaire voilé et caché des pensées et des sensations, à étudier sur sa propre intelligence l'esprit humain tout entier. Différente de la plupart des hommes et des femmes dont l'attention s'échappe au dehors et gravite autour des objets extérieurs, elle apportait à cette analyse, un don personnel, la perception d'un sens intime, infiniment délicat, exercé à suivre en elle l'action pensante, la série des impressions, des opérations intellectuelles, des déterminations volontaires, de toutes ces modifications qui sont les faits de la conscience.
   Etude profonde : toute repliée et retournée en dedans, souvent dans le silence où les oreilles n'entendent pas, quelquefois dans l'obscurité où les yeux ne voient plus, dans la solitude où elle s'occupait à creuser l'invisible et l'inconnu de son être moral, à interroger les mouvements de sa sensibilité, les phénomènes habituels de son moi, elle parvenait à une remarquable puissance d'observation interne : peu à peu elle se forçait à sentir les choses que les autres ne sentent pas ; et avec l'espèce de lucidité de "voyante" qui lui venait pour ce monde indistinct, fermé à l'aveuglement du commun des vivants, et si ténébreux encore pour la science elle-même, elle apercevait par instants à l'horizon, à travers le déchirement d'un vaste voile, des éclaircies qui doivent faire, un jour, la lumière sur tous les grands mystères de l'humaine pensée.

J'arrête là la citation. Les deux maîtres à penser de cette femme seraient Reid et Dugald Stewart, et je passe sur la prétendue importance des philosophes, la lecture de Spinoza, Hegel, Kant, Schopenhauer ne m'ayant strictement rien apporté, je les lis, je passe à autre chose, la philosophie, du moins celle qui n'est pas en contact avec les préoccupations immédiates de l'être humain, n'étant pas apte à résoudre des problèmes quels qu'ils soient à mon avis, mais il faut mesurer que le discours ci-dessus ne correspond pas à celui de Rimbaud pour autant. Les deux discours ont pourtant un vrai air de famille. Quand Rimbaud s'interroge sur l'univers de la femme qui libérerait sa pensée, il faudrait lui présenter madame Gervaisais en séjour à Rome. "Par l'esprit, on va à dieu. Déchirante infortune !"
Je persifle un peu, mais derrière l'amusement je pense que vous découvrez des textes jamais rapprochés de Rimbaud, et pourtant ça a du sens...

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