mercredi 13 décembre 2017

L'emploi du tiret, des Goncourt à Rimbaud ?

Quand on songe que la revue Parade sauvage ne sort même pas un volume par an, que les autres publications sont clairsemées et que seuls six livres sont, encore bien timides chacun, considérés comme utiles pour aborder l'analyse critique d'Une saison en enfer, on peut se dire que je fais fort à mettre en ligne trois articles par semaine. Je pourrais en publier un tous les jours, en fait.
Parfois, il est vrai, je redéploie ce que j'ai déjà dit, mais c'est normal : le discours ne passe pas.
Ici, j'ai continué en parallèle mon étude sur Les Goncourt - Zola - Proust, j'ai lu la moitié déjà du roman Charles Demailly d'abord paru sous le titre Les Hommes de lettres.
Ce roman a connu très peu de publications au vingtième siècle, ce qui est rappelé dans la présentation d'Adeline Wrona. Les rares éditions étant épuisées, peu de gens ont lu ce roman.
Pourtant, il n'y a que très peu de romans des frères Goncourt, puisque Jules est mort en 1870. Il y a bien eu La Fille Elisa, roman dont le sujet est autrement intéressant que celui de Zola Nana sur la prostitution, qui, sorti en 1877, représente encore un travail fait en commun par les deux frères.
Mon sentiment, c'est que Les Goncourt se sont plus laissés vivre qu'ils n'ont été des écrivains convaincus. Ceci dit, ils ont une plume, je ne cherche pas à savoir si le mot d'Edmond est vrai que Jules était le plus talentueux. C'est bien possible, mais je n'ai lu que ce qu'ils ont écrit en commun quasi, La Fille Elisa comme cas à part, et il faut noter que ça coïncide avec ce qu'aurait pu lire Rimbaud à cause toujours de cette date de décès du plus jeune frère.
Il y a quelques années, j'ai lu Manette Salomon, je pensais faire un article là-dessus, à cause de la description de la vie de bohème des peintres, mais je n'avais pas de truc rimbaldien si fort que ça à mettre en avant, je n'ai pas renoncé au projet, je l'ai laissé de côté. J'ai remarqué que Philippe Rocher a parlé de Manette Salomon dans un article il y a quelques années aussi, coïncidence que j'ai notée en passant.
Le roman Charles Demailly, dont le nom de héros est une corruption de celui d'un ami de Balzac, Charles Lassilly, a des aspects littéraires intéressants, mais c'est un énorme bricolage de paresseux. Les frères avaient d'abord écrit une pièce, et comme ils ne pouvaient l'imposer, ils ont transformé cela en un roman, mais avec en plus une sorte d'aléa, une anecdote qu'on leur a racontée et qu'ils ont intégrée avec plus ou moins de bonheur à leur intrigue initiale. Tout le décousu du début de roman est assez déconcertant. On voit bien dans les premiers chapitres le texte de la pièce réorganisé en matière de roman, mais avec une sorte de minimalisme de la transposition qui laisse pantois.
Au cours du roman, Charles Demailly devient romancier, le titre La Bourgeoisie frisant la mise en abîme à cause du titre primitif Les Hommes de lettres.
Le roman intéresse la recherche sur Zola, puisque ce projet de roman de Demailly expose un peu ce qui est repris dans Les Rougon et surtout les origines des Rougon-Macquart sur trois générations qui font une partie du premier roman de la série La Fortune des Rougon. Cela est connu.
Mais il y a autre chose. Le roman fait défiler des personnages qui sont en partie inspirés de personnages réels, d'artistes ou écrivains réels. Ce n'est pas toujours très clair. Les portraits ne sont pas souvent ressemblants malgré tout. Ceci dit, quand Demailly devient écrivain, les Goncourt s'appesantissent sur certaines rencontres, notamment celle avec Boisroger dont le modèle est Banville, il y a aussi dans la foulée Barbey d'Aurevilly et Paul de Saint-Victor.
Du coup, je me demande si Verlaine n'a pas conseillé la lecture de Charles Demailly à Rimbaud. Il y a tout un univers de la "blague" entre littéraires (sauf que les Goncourt sont assommants, Hugo étant bien meilleur pour nous charmer), toute une description satirique du milieu des journalistes et des personnages avec des clefs vers des hommes de lettres authentiques connus d'au moins Verlaine pour l'essentiel, et il y a un portrait de Banville qui prend une certaine étendue.
Il y a enfin les procédés littéraires. J'ai relevé des expressions, des idées, qui entrent en résonance pour moi avec des passages de Rimbaud dont Une saison en enfer, mais ce sont des impressions que je me mets en réserve pour laisser mûrir tout ça et voir ce que je peux en faire.
Ceci dit, il y a plusieurs passages sur "le moi" qui m'ont frappé. J'ai songé aux lettres de Rimbaud bien sûr, et j'ai fait une relation avec Hugo, parce qu'à un moment donné l'expression "le moi" est à proximité d'une formule sur ceux qui se regardent le nombril. Je n'ai pas pu cerner si cela visait Hugo, parce que je n'ai pas arrêté ma lecture pour méditer l'idée à ce moment-là, mais je prends des notes, des numéros de pages pour faire des retours, etc.
Enfin, dans ce roman qui est décousu à plusieurs degrés, je suis tombé sur un passage avec un emploi significatif du tiret. Il y en a quelques-uns épars dans le roman, j'en ai un autre important qui m'a marqué. Mais, ici c'est XVII, un extrait du journal intime du héros. Il y a une mention de date "Juillet" et puis, page 87 de mon édition, environ vingt lignes d'une description qui n'est pas sans faire passer au "fragment" placé sous le titre "Phrases" dans les Illuminations, et l'air de famille entre les deux textes s'est imposé à moi.

   Un oiseau qui chante par ricochets, des gouttes d'harmonie claire tombant goutte à goutte de son bec ; l'herbe haute, pleine de fleurs et de bourdons au dos doré, et de papillons blancs, et de papillons bruns ; - les plus hautes herbes hochant la tête sous la brise qui les penche ; - des rayons de soleil allongés et couchés en travers du chemin vert et couvert ; - un lierre qui serre un chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de Gulliver ; - entre les feuilles, des piqûres de ciel blanc, comme des piqûres d'épingle ; - cinq coups de cloche apportant au-dessus du fourré l'heure des hommes, et la laissant tomber sur la terre verte de mousse ; dans le bois bavard de cris d'oiseaux, des moucherons volant et sifflant tout autour de moi ; - le bois plein d'une âme murmurante et bourdonnante ; - un bon gros aboiement à l'horizon ; - le ciel d'un soleil dormant... et tout cela m'ennuie comme une description...
   C'est peut-être la faute de ces deux chiens que je regardais jouer sur l'herbe : ils se sont arrêtés pour bâiller.
Voici le texte en prose de Rimbaud duquel le rapprocher :

   Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; - une odeur de bois suant dans l'âtre, - les fleurs rouies - le saccage des promenades - la bruine des canaux par les champs - pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?

Le tiret est bien présent dans quelques poèmes, mais il est plus abondant encore dans "Angoisse", "Fête d'hiver" et "Nocturne vulgaire" si je ne m'abuse, sachant que dans "Nocturne vulgaire" figure le néologisme "opéradiques" que les Goncourt ont employé dans un extrait de leur livre L'Art du dix-huitième siècle que la revue La Renaissance littéraire et artistique a publié dans ses colonnes dans les premiers mois de l'année 1873.

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Je colle ceci ici pour ne pas le perdre. Comme je travaille aussi sur l'influence des Goncourt sur Proust, je relève au chapitre XXXVII, page 198, le propos rapporté suivant : "- Et l'Albertine de Marat... fi ! Il n'y a qu'une maîtresse, - dit de Rémonville, - la femme baignée dans le lait, la femme mégissée..." Je verrai bien ce que j'arrive à faire de cette piste.



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