vendredi 8 décembre 2017

La prose liminaire d’Une saison en enfer : quelle lecture, quels enjeux : Davies, Brunel, Molino ? (deuxième partie)



Dans son édition des Œuvres complètes d’Arthur Rimbaud dans la collection de la Pléiade en 2009, André Guyaux commente ainsi l’absence de titre au premier texte du livre Une saison en enfer :

La première page d’Une saison en enfer ne comporte pas d’autre titre que les cinq astérisques centrés qui en tiennent lieu. On l’appelle souvent prologue, comme on pourrait dire préambule, liminaire, ouverture, ou même envoi puisque les dernières lignes s’adressent à Satan, un envoi qui s’ouvre sur des guillemets que l’auteur ou l’imprimeur n’a pas refermés et qui donnent à l’œuvre l’impulsion de l’oralité.


Nous pourrions ajouter à cette liste avant-propos, préface, introduction ou bien avertissement. C’est le mot « avertissement », forme donc de préface ou d’introduction, que Rimbaud a retenu pour le texte placé en tête des Déserts de l’amour. Selon moi, il s’agit cette fois encore d’une préface ou d’une introduction, mais plus d’un avertissement. Les mots « avant-propos » et « prologue » très utilisés sont justes, mais posent un petit problème d’équivoque, vu que la préface fait partie de la fiction et se définit comme un geste rétrospectif, comme une rédaction postérieure aux « feuillets » de « Mauvais sang », « Nuit de l’enfer », etc. Les désignations « texte liminaire » ou « prose liminaire » ont le mérite d’une certaine neutralité, mais il ne faut pas renoncer non plus à parler avec précision de ce que nous comprenons de ce texte initial. Originale, la notion d’envoi peut être employée, mais elle risque d’être confondue avec celle de vers adressés à une autorité à la fin d’une ballade. Elle pose également le problème de la fiabilité du don fait à Satan. Nous retiendrons donc, pour notre part, les mentions « prose liminaire » et « prologue », la mention « prologue » étant par ailleurs employée par la majorité des critiques d’Une saison en enfer, éventuellement la mention « préface » ou plus neutre « texte préfaciel ». Nous rechignons à employer « avant-propos », « préambule » ou « ouverture ». Ce qu’il faut retenir, c’est que l’absence de titre semble s’expliquer par le statut fictionnel du premier récit. Nous n’avons pas affaire à la préface d’un auteur, mais à celle du personnage principal de la fiction. Il suffit de comparer avec l’« avertissement » des Déserts de l’amour, dont le style littéraire soigné n’empêche pas de faire le départ avec les « écritures » poétiques du tout « jeune homme ».
 Quant aux guillemets qui ne se referment jamais, nous rappelons que Christophe Bataillé a émis l’hypothèse d’une erreur du prote de l’imprimerie Poot. Les guillemets en tête de texte sont courants dans leurs publications juridiques. Dans tous les cas, je refuse de considérer cette anomalie comme présentant un quelconque intérêt pour l’étude du livre Une saison en enfer. Si nous envisageons que ces guillemets ont été volontairement ouverts par Rimbaud, nous ne pouvons les fermes qu’en deux endroits : la fin de la prose liminaire ou la toute fin du livre Une saison en enfer, comme cela l’a déjà été par Cecil Arthur Hackett et bien d’autres. Personnellement, il m’est complètement indifférent d’ajouter des guillemets au début et à la fin du livre Une saison en enfer. Nous ne sommes pas dans le cas d’un avertisseur d’ironie comme avec le poème « Démocratie ». Isoler par des guillemets la prose liminaire n’offre également aucun confort de lecture supplémentaire. Editeur de Rimbaud, je les supprimerais purement et simplement, quitte à signaler leur espèce de grande histoire critique en note.

Margaret Davies et Yoshikazu Nakaji ont chacun proposé leur étude linéaire de l’espèce de prologue, c’est-à-dire qu’ils ont proposé une étude ligne par ligne ou peu s’en faut, exercice auquel tous deux ont ensuite renoncé. D’autres études linéaires ont suivi. Il serait difficile de les convier toutes et de suivre en même temps l’approche pas à pas de toutes ces études critiques. Nous ne retenons ici que deux études antérieures à la publication de l’article de Jean Molino en 1994. Nous avons écarté la lecture d’Alain Coelho publiée dans le livre Arthur Rimbaud fin de la littérature en 1995, parce que, même si elle a pu ne guère être influencée par l’article de Molino, elle est assez confuse et n’apporte pas grand-chose au débat. Nous reviendrons plus tard sur les études postérieures à l’article de Jean Molino. Enfin, nous avons dû écarter l’étude de Pierre Brunel pour une raison technique simple, nous ne possédons plus son édition critique du livre Une saison en enfer de 1987 et elle ne nous est pas accessible dans une bibliothèque apparemment.
Dans un contexte de prestation orale, avant d’étudier un texte soit ligne par ligne soit sous la forme d’un commentaire composé en parties, les universitaires ou les lycéens, du moins jusqu’à l’an 2000, dégageaient la structure possible du texte. Dans le cadre scolaire, il fallait que le texte soit divisé en deux ou trois parties égales. Le cadre universitaire permet une plus grande liberté d’approche. Or, Davies, Nakaji et la plupart des critiques rimbaldiens divisent le récit liminaire d’Une saison en enfer en trois parties inégales. Le premier alinéa introduit par « Jadis » forme la partie isolée, celle du passé immémorial (« si je me souviens bien »). La seconde partie réunit les deuxième à septième alinéas en tant que manifestation de la révolte. Et la troisième partie englobe les huitième à onzième alinéas, en impliquant le temps présent du bilan rétrospectif. Dans ses études publiées en 1973 et 1975, Margaret Davies a donné des titres un peu inattendus mais intelligents à ces trois parties. Elle s’est inspirée du modèle dialectique si pratiqué dans la dissertation française. La première partie est la thèse et la seconde l’antithèse, ce que Davies double magnifiquement par deux autres titres antithétiques concurrents. La thèse était aussi l’illusion, l’antithèse offre le spectacle d’une désillusion. Enfin, la troisième partie constitue le temps d’une synthèse. La première partie est celle de la vie dans la charité chrétienne, mais ce n’était qu’une « illusion ». C’est la première « thèse » sur l’exemple de vie à mener. La deuxième partie, marquée par la rupture « Un soir », manifeste une « désillusion » dont la « beauté » fait la première les frais. Il s’agit donc d’une « antithèse » qui propose moins un exemple de vie à mener qu’un refus enragé du modèle de la charité chrétienne. La troisième partie en appelle donc à une résolution dialectique du conflit. La question est la suivante : comment refuser le modèle de la charité sans s’exposer à une mort certaine ? Et dans son article de 1973, Davies souligne bien un aspect original du livre Une saison en enfer. Dans d’autres de ses écrits, Rimbaud opposer l’illusion et la désillusion en les convoquant chacune à leur tour. Le plus souvent, une illusion est mise en scène et c’est à la fin du poème qu’elle est ruinée, par exemple avec la manifestation du « rayon blanc » qui « anéantit cette comédie » dans « Les Ponts ». Dans Une saison en enfer, Rimbaud opte cette fois pour une oscillation permanente et confuse entre deux extrêmes, entre les pôles du salut et de la damnation. Aussi, quant au texte liminaire, Davies, en 1973 toujours, souligne nettement l’importance du fait le plus récent :

L’événement le plus récent de cette série, donc celui qui a déclenché la crise qui sera le sujet de l’œuvre, est une confrontation avec la mort et la perspective qu’elle ouvre dans le contexte chrétien, soit d’une éternité de salut (« La charité est cette clef »), soit celle d’une éternité de damnation (« ‘Tu resteras hyène, etc…’ se récrie le démon […]. »). Récompense éternelle ou punition éternelle, c’est cette perspective vertigineuse de deux pôles, tous les deux possibles, qui définit l’espace imaginaire d’Une Saison en enfer.

De son côté, Yoshikazu Nakaji signale s’être inspiré du livre de 1975 de Margaret Davies, l’article de 1973 étant plus volontiers relégué à une mention dans la bibliographie de fin d’ouvrage. Si Davies employait le mot d’ironie, Nakaji veut montrer l’importance de la dérision dans l’œuvre de Rimbaud. Or, ce qui peut poser problème, c’est qu’une approche plus complexe en fonction de la dérision peut empêcher de reconnaître le plan premier thèse-antithèse-synthèse clairement formulé par Davies. La dérision peut contaminer les élans vers la charité, peut entraîner une lecture plus réservée de l’expression de la révolte, et peut mettre en doute l’idée d’une voie nouvelle trouvée par le poète. La notion de dérision peut entraîner le lecteur à se perdre dans l’étude des détails du texte au détriment de la compréhension d’ensemble de l’œuvre, me semble-t-il. Je pense que le travail de Nakaji aurait gagné à rappeler régulièrement les lignes d’exposition de l’étude de Davies pour pouvoir s’appuyer sur des paliers d’analyse clairement établis, clairement étayés.
En tout cas, Nakaji propose sa propre étude linéaire du texte qui ouvre Une saison en enfer et il en précise d’emblée l’importance. Le « prologue sans titre » offre une idée en raccourci des récits qui vont suivre et il a une forme structurée qui intéresse nettement le commentaire. Ce qui est plus gênant, c’est que l’auteur affirme d’emblée qu’il est question d’une « série d’épreuves initiatiques ». Nous pouvons relever les mentions verbales du texte : « j’ai assis », « je l’ai trouvée amère », « je l’ai injuriée », « Je me suis armé », « j’ai fait le bond sourd », « J’ai appelé » (deux occurrences), etc. Aucune de ces occurrences ne correspond à un modèle initiatique. La seule phrase pour laquelle l’idée d’une initiation peut être plaidée est la suivante : « Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. » Et encore rien ne nous oblige à l’interpréter comme un rite initiatique. Quant à la phrase : « Et le printemps m’a apporté l’affreux rire de l’idiot[,] » elle mentionne un accident de parcours, pas le résultat d’une démarche volontaire en ce sens.
En tout cas, Nakaji dégage les mêmes trois parties que Davies, mais en leur donnant des titres différents.
Première partie : premier alinéa, espace paradisiaque (Nakaji), illusion et thèse chrétienne (Davies)
Deuxième partie : deuxième à septième alinéas, révolte initiatique (Nakaji), désillusion et révolte contre le monde chrétien (Davies)
Troisième partie : huitième à onzième alinéas, Anti-rituel (Nakaji), synthèse au-delà du dualisme paradis-enfer (Davies)

J’ai déjà contesté l’idée d’un parcours initiatique, voire d’un rituel, tandis que la mention « espace paradisiaque » est nécessairement compatible avec la lecture de Davies. La mention « Anti-rituel » appelle un commentaire. Dans un premier temps, le discours de Nakaji n’est pas très clair, l’anti-rituel est un rituel : « une série d’épreuves initiatiques et un rituel (un anti-rituel) qui les achève ». Nous observons, car cela n’a rien d’évident, que la mention « anti-rituel » est appliquée aux quatre derniers alinéas. Lorsqu’il commente les trois parties, Nakaji considère que dans la deuxième partie le poète affirme son « moi » et, selon lui, le « héros se soumet à une série d’épreuves à la manière du novice-chaman ». Nakaji se réfère aux travaux de Mircéa Eliade. Enfin, dans la troisième partie, Nakaji n’insiste pas comme Davies sur la révolte contre la mort, mais il défend l’idée qu’un rituel qui est un anti-rituel se met en place. Nakaji écrit :

Parallèlement, le ‘je’ en vient à prendre une troisième position (ou non-position ?) en dépassant ce second monde aussi. Et cela s’accomplit au moyen d’une ironie et d’un jeu très subtil avec les mots.

On comprend que l’ironie, et donc probablement la pratique de la dérision, sont l’anti-rituel à venir. L’auteur affirme ce qu’il n’a pas encore étayé. La lecture de Nakaji pose tout de même plusieurs difficultés. Premièrement, la révolte n’a pas le caractère d’un parcours initiatique. C’est la lecture des lettres dites « du voyant » qui détermine ici la compréhension du début d’Une saison en enfer. Pour preuve, le « je » entre guillemets de la précédente citation. Nous aurions trahi la pensée de l’auteur si nous avions introduit la citation à notre discours en remplaçant la mention « je » par « le poète » ou « le damné » : « Le damné en vient à prendre une troisième position… », « Le poète en vient à prendre une troisième position… » Du moins, sans parler de trahison, les implications pour le sens auraient été enrichies d’autres distinctions. Or, la mention « damné » fait bien partie du texte de la prose liminaire. Il y a donc un problème de fermeture de l’horizon critique dans les mots choisis par Nakaji dans son analyse. L’autre problème qui se pose, c’est que Nakaki admet finalement l’idée d’une troisième voie, comme c’était le cas de Davies, mais il l’associe à un anti-rituel. Normalement, la troisième voie doit impliquer un choix face à la vie. Mais le choix de l’ironie, et sans doute de la dérision, a l’inconvénient d’être plutôt une méthode de relation au réel qui ne répond à aucun questionnement. Nous pouvons envisager comme possible que le poète fasse le choix final de l’ironie, de la dérision, comme mode privilégié de rapport à l’existence. Le premier problème, c’est qu’il faudrait montrer que l’ironie n’a pas sa place dans la « révolte » de la deuxième partie, combat critique qui me semble perdu d’avance. Le second problème, c’est que, si la dérision peut avoir pour fonction d’apaiser les souffrances métaphysiques, d’être une dérobade à un questionnement trop lourd à porter, il n’en reste pas moins que le poète veut pouvoir se refuser à l’alternative enfer ou ciel. La réponse par l’ironie est un peu courte. Il suffirait de ne pas prendre au sérieux cette alternative, de la moquer. Il y a bien une place pour la dérision dans Une saison en enfer, mais on peut difficilement escamoter l’intensité de la réflexion dans « Mauvais sang » ou « L’Impossible ». Enfin, le poète ne dit pas qu’il va fixer une méthode. Il dit qu’il a refusé de mourir, que le secours de la religion n’a pas eu prise sur lui, que cela a énervé Satan, mais qu’il ne saurait pas « gagner la mort » en l’état actuel des choses. C’est tout ce que dit le texte avec juste une dédicace de feuillets déjà écrits à Satan lui-même. En réalité, le texte n’affirme même pas l’existence d’une troisième voie, ce sera les sections « Matin » ou « Adieu » qui s’en chargeront. En revanche, nous sommes dans le rejet de l’alternative charité / mort par la révolte. Et là-dessus, l’ironie ou la dérision ne sauraient avoir prise.



A suivre donc…

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