jeudi 31 août 2017

Pour lire noblement Une saison en enfer

(article nourri quelque peu d'échanges personnels avec un ami à Paris)

Pour un anglophone ou un germanophone lisant Rimbaud dans une traduction, il y a certaines pertes : les allitérations et assonances, la polysémie tantôt d'un mot, tantôt d'une expression, des nuances qui ne sont plus rendues, etc., mais la composition reste et les alliances de mots. Or, à l'instar des surréalistes, un lecteur français au vingtième siècle n'a bien souvent retenu de la poésie de Rimbaud que les alliances de mots. La force de Rimbaud semble de pouvoir associer deux mots de manière inattendue en leur donnant une force exceptionnelle : "phosphores chanteurs", "Fanfare atroce", "Le pavillon en viande saignante". Ce ne sont pas que les rencontres de mots contraires, mais ce qui est attendu de Rimbaud, c'est un don de la formule qui jette un coup de sonde dans l'abîme. Rimbaud adopte une formulation compacte et face à celle-ci le lecteur ne songe pas à remonter à la source, il la prend telle quelle pour une puissance de l'imagination pure. Les "phosphores chanteurs" sont des éléments chimiques qui chantent, une matière qui entame un refrain, c'est quelque part bel et bien ce que le texte dit. Pourtant, Rimbaud joue ici sur les synesthésies, le phosphore associé à Vénus dans l'Antiquité est porteur de lumière et sa vision en mer (explicable pour un lecteur de, entre autres, Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne par l'action d'animalcules marins) permet d'envisager un principe de lumière dans la nuit et donc d'aurore, et nous retrouvons l'idée d'un jour nouveau qui donne l'espoir, l'idée d'un matin chanteur. L'étonnante expression joue sur des combinatoires universelles qui n'ont rien de compliqué ici à remonter. Toutefois, le lecteur ne cherche pas cela. Car peu de gens, même parmi les rimbaldiens et les poètes reconnus, prennent le sens des textes de Rimbaud au sérieux. Tout ce qu'il reste, c'est un plaisir pour dandys, la pose de celui qui maniera les alliances de mots à son tour, à son heure. Les surréalistes ne sont pas les seuls à s'y être fourvoyés, mais ils représentent mieux que d'autres le désintérêt pour la composition serrée du texte au profit des formules. Valéry n'a pas fait mieux qui s'est mis à parler d'une "incohérence harmonique". Tout cela a contribué à faire sortir Rimbaud du champ de la littérature sérieuse, c'est-à-dire qu'il n'a plus été question de croire que notre précoce génie ardennais avait quelque chose d'essentiel à dire sur le monde, et pourtant tout ce monde aujourd'hui encore sent qu'il s'est passé quelque chose, sent qu'il doit interroger le mystère Rimbaud. Les artistes semblent tous dans l'impasse, ils n'ont plus pour horizon que les jeux qui permettent la surprise et les impressions fortes. Résolument envahissant, l'art contemporain se croit en droit de prendre toutes les œuvres traditionnelles comme autant de supports à sa propre expression, au lieu de les accepter comme fins en soi à respecter et de produire autre chose. C'est le cas au musée des arts asiatiques à Paris où s'étalent actuellement les créations de Prune Nourry : des pieds géants aux aiguilles de porc-épic au milieu des merveilles de l'art khmer, des citations des célèbres alignements de soldats de terre cuite sous la forme de colonnes d'enfants du livre rouge qui nous sont imposés au milieu de représentations figurées populaires chinoises, loin de Mao, figures libérées contemporaines de notre haut Moyen Âge, des hommes à tête de chien battu au regard misérable qui se proposent en miroir de niaiserie pour le touriste traversant les salles consacrées à l'Inde par exemple. Il est temps de ne pas résumer Rimbaud à des formules et de se demander ce qu'il avait d'important à nous dire, et pour cela il y a une œuvre qui, inévitablement, entre en résonance avec les lettres dites "du voyant", c'est Une saison en enfer. Il s'agit d'un livre métaphysique et testamentaire, et, même si Rimbaud ne le concevait pas ainsi, ses premiers lecteurs avaient une bonne intuition quand ils pensaient qu'il n'avait forcément plus guère écrit de poésie après cela. C'est le récit d'un échec qui ne peut qu'aboutir à un renoncement à la poésie.
Revenons sur le commentaire de cette pièce majeure de la littérature mondiale. Nos destinées culturelles en dépendent.
Le texte liminaire rejette la fiction d'une origine d'harmonie sociale et religieuse. Le poète se révolte contre l'ordre du monde, la beauté conventionnelle, un impératif de justice qui ne lui sied pas. Il devient alors une figure de "bête féroce" qui représente donc la fuite hors de toute société. Mais ce mouvement est remis en cause par l'imminence de la mort. Le "festin ancien" est-il le garant de la vie ? C'est la première question que se pose le réprouvé qui continue pourtant à narguer avec par exemple cette relative au conditionnel : "où je reprendrais peut-être appétit". Le discours est clairement axé sur la religion. Le poète refuse la charité et le démon l'invite à s'abandonner à l'égoïsme et à "tous les péchés capitaux". Au plan religieux, la "charité" n'engage pas que la poursuite de la vie biologique en société, il est aussi question d'une confiance en la vie éternelle. Ces trente dernières années, certains contresens se sont répandus au sujet de ce passage de la prose liminaire d'Une saison en enfer : on a pu refuser de comprendre que l'inspiration rejetée comme rêve était bien la charité. Surtout, il n'était pas clair pour les lecteurs que le démon se récriait non pour le refus de la charité, mais pour le recul face au danger du "dernier couac". J'ai dans de précédentes études essayé de rendre le récit à toute sa lumière et j'ai signalé à l'attention que l'expression "Gagne la mort" dans la bouche perfide de Satan était l'inversion de l'expression courante : "Perdre la vie", abstraction faite du passage de l'infinitif à l'impératif. J'ai cru naïvement que les lecteurs s'empresseraient de se saisir d'un si manifeste marche-pied "Gagne la mort" pour "Perds la vie" afin de mieux apprécier les significations profondes de l’œuvre rimbaldienne. Le fait qu'ils ne le fassent pas tend à prouver qu'ils ne croient pas spécialement à l'importance du message rimbaldien.
Passons maintenant à la lecture de "Mauvais sang". Mais avant de nous pencher sur les détails du texte, je voudrais rappeler que nous parlions de composition. "Mauvais sang", "Nuit de l'Enfer", les deux "Délires" et "L'Impossible" sont les cinq textes de l'impasse infernale. La sortie progressive va se faire avec les trois sections finales "L’Éclair", "Matin" et "Adieu". Des phrases clefs dans ces trois dernières parties nous l'indiquent et nous précisent bien qu'il est question d'une recherche de la vie : "Alors, - oh ! - chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue pour nous !" (clausule de "L’Éclair"), "Pourtant, aujourd'hui, je crois avoir fini la relation de mon enfer. [....]" (début du second paragraphe de "Matin" qui correspond quelque peu à son milieu), "Esclaves, ne maudissons pas la vie." (clausule de "Matin"), "Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour nous ?" (antépénultième bref paragraphe de la première des deux sections de "Adieu" avec reprise du motif qui clôt le poème de juin 1871 Les Sœurs de charité écrit un mois après les lettres dites "du voyant"). Le texte intitulé "L'Impossible" a une importance capitale dans l'ensemble, puisqu'il est celui du basculement. Remarquons que les récits qui précèdent sont plutôt flanqués de titres rétrospectifs qui consomment l'échec du poète "Mauvais sang" et "Délires". Surtout, au plan de la composition, la section "L'Impossible" reprend des raisonnements de "Mauvais sang", son texte reprend la réflexion sous un angle d'attaque différent, mais il adopte une volontaire rumination d'idées passant par les mêmes étapes ou scansions. Il est d'ailleurs bon de remarquer que, grâce à la survie inespérée de certains brouillons, nous savons que les quatrième et huitième sections de "Mauvais sang", toutes deux très brèves, n'en formaient qu'une seule. Les sections 5, 6 et 7 ont été rajoutées par après, introduisant là encore un effet de dédoublement entre une conversion forcée et le récit de "fausse conversion" de "Nuit de l'enfer". Or, si "Mauvais sang" est composé de huit sections, la quatrième section se conçoit comme une articulation du milieu du texte. J'ai déjà publié une étude sur les enseignements des brouillons d'Une saison en enfer et j'avais relevé que cette section disloquée initiale comportait deux allusions très nettes au mot de Napoléon Ier : "Impossible n'est pas français". La première allusion a été conservée dans la quatrième section de "Mauvais sang" : "la terreur n'est pas française" et nous trouvons en clausule à l'ensemble "Mauvais sang", en toute fin de l'ultime section, la phrase : "Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur !" Parmi les raisons qui m'inclinent à penser que le repérage du détournement de "Impossible n'est pas français" dans "La terreur n'est pas française" est un nouveau marche-pied utile à une meilleure compréhension du discours tenu par Rimbaud, il y a bien évidemment le titre de section "L'Impossible" qui invite à méditer les liens analogiques par lesquels Rimbaud a pu passer.
Il est évident que Rimbaud ne souscrit pas au discours napoléonien en tant que tel. C'est un révolté qui le signifie au moment même où il singe les slogans impériaux de l'armée en marche, et je me prévaudrai ici d'une autre révélation importante que j'avais déterminée en étudiant les brouillons connus d'Une saison en enfer. La leçon imprimée "Les outils, les armes..." est erronée : le mot "outils" est une coquille pour le mot "autels", leçon qui apparaît clairement sous la plume de Rimbaud à la lecture du passage au brouillon correspondant. Rimbaud s'en prend sans que cela n'ait à nous surprendre à l'alliance du sabre et du goupillon. Tout cela est cohérent avec un texte qui défie la religion en se moquant de la "charité" et qui singe le discours impérial "la terreur n'est pas française". C'est encore une fois parce qu'ils ne prennent pas au sérieux le discours de Rimbaud que la plupart des lecteurs n'admettront pas que "outils" soit une coquille pour "autels". Aucune édition à l'heure actuelle des poésies de Rimbaud ne donne la leçon "autels" ou ne prévient le lecteur par une note qu'il s'agit d'une coquille et que le brouillon donne une leçon autrement plus pertinente au niveau du sens.
Mais revenons-en maintenant aux trois premières sections de "Mauvais sang".
Les sections 1 et 2 ont en commun d'annoncer une recherche des origines. La section 1 s'intéresse à la question des "ancêtres", la deuxième s'interroge sur les "antécédents". Soyons toutefois plus précis. La première section parle d'ancêtres hors de l'histoire de France et même leur description physique a tout l'air d'un état de nature ou d'un état initial. Les "Gaulois" seraient une argile non encore touchée par l'histoire divine en quelque sorte. La deuxième section suppose la dynamique de l'Histoire avec un cadre français qui exclut les gaulois évoqués précédemment. Cette fois, il n'est plus question d'ancêtres, mais d'antécédents. Rimbaud cherche des reflets de lui-même dans le passé de la France. Malgré la double mention du mot "histoire", je me méfierais d'une interprétation dynamique du type "événements ou êtres antécédents" qui ont leurs successeurs. Ce qui échappe à Rimbaud, ce sont des points de fixation pour se reconnaître impliqué dans "l'histoire de la France fille aînée de l’Église".
La possibilité d'une comparaison entre les deux premières sections étant donnée, reprenons l'analyse des détails de chacune d'entre elles.
La première section offre un portait physique. Le modèle du gaulois est assimilable ici au modèle du viking dont il sera question dans "Vierge folle". Nous rejoignons aussi un débat historique connu sur les gaulois, composantes du tiers-état. On peut penser à l'abbé Sieyès, à l'historien Augustin Thierry, à bien d'autres encore. Justement, selon moi, cette première section doit se lire comme une réflexion à partir d'une acculturation subie : notre poète a lu de telles représentations du gaulois dans un livre d'Histoire. Est-il besoin de spécifier que l'amorce du texte reprend la formule convenue "nos ancêtres les gaulois" ? Quand le poète se récrie : "Mais je ne beurre pas ma chevelure", certaines éditions précisent qu'il s'agirait d'une citation de Chateaubriand, mais ce détail apparaît tout autant dans les livres d'histoire pour la jeunesse écrits par des religieux, comme j'ai pu le vérifier. Cette restriction est amusante, car elle montre un poète hautain ou dédaigneux, même avec ces "gaulois" : aucune concession ne sera faite à un effort illusoire pour paraître beau. Constatons que la problématique du gaulois est nettement mise en regard de la propension aux sept péchés capitaux. On ne peut indiquer plus clairement que l'enrégimentement religieux forcé est au cœur de la réflexion du poète. La mention des péchés capitaux, significative dans la prose liminaire, l'est tout autant au début de "Mauvais sang".
La description du gaulois par une série de lieux communs semble devoir s'interrompre après trois paragraphes. Le poète ne remet pas en cause la légende de leur ineptie. Ce n'est pas la direction critique qu'il veut prendre. Il veut bien au contraire adhérer à leur image "barbare". Nous retrouvons l'idée de la prose liminaire d'injurier la Beauté, de s'armer contre la justice, de s'exclure de la société. Car, fondamentalement, Rimbaud nous fait adhérer à une image caricaturale du gaulois en bête sauvage, en "bête féroce", et ce serait une erreur de contre-balancer cette impression par les nuances plus fines que nous pouvons associer à l'image du gaulois. Or, le quatrième paragraphe est important à cerner dans sa relation à l'image des ancêtres gaulois. Rimbaud, en déclarant son refus "de tous les métiers", son "horreur" même, englobe la condition d'ouvrier comme la condition de patron, tout comme la condition paysanne. La conséquence étrange de ce discours, c'est que Rimbaud se représente donc les gaulois comme n'étant ni des maîtres, ni des ouvriers, ni des paysans. On le voit, il faut prendre garder à laisser de côté tout ce que nous savons du raffinement des peuples celtes, de leur industrie, etc. Il ne reste que des images caricaturales superposables de gaulois et vikings purement sauvages. Les gaulois ne sont que des meutes de loups pour le poète. Où Rimbaud a-t-il pu lire de semblables considérations sur une bonne part de ses ancêtres ? Il est assez évident que le "gaulois" est le repoussoir sur lequel s'assoit la société française et chrétienne. Je ne vais pas revenir ici sur la phrase sans verbe qui déconcerte quelque peu : "Après, la domesticité même trop loin." Il me suffit ici de rappeler que la correction abusive de "même" en "mène" n'est pas défendable, n'est pas logique ni crédible. Ce qui m'importe, c'est le raisonnement paradoxal peu courant : les criminels sont considérés comme des "châtrés" à rebours de l'idée d'êtres désinhibés que nous pouvons nous en faire, et ils sont opposés à un "moi intact". Je parlais de "gaulois" considérés comme une meute de loups. C'est exactement de cela qu'il s'agit quand, dans la deuxième section, le poète s'écrie : "Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée." L'expression est quelque peu elliptique. Il faut comprendre que les gaulois sont de simples pillards, ils sont vus non comme des êtres sociaux, mais comme des animaux, et, dans une société, ils ne sauront être que parasites. Et c'est à cette aune que le poète pourra déclarer ne pas se trouver d'antécédents dans l'histoire de France quand il admet sa filiation avec les ancêtres gaulois. Maintenant, que veut dire le tour ramassé : "tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée" ? Les loups peuvent chasser, mais ici ils agissent en opportunistes tirant parti de leur force : ils s'attaquent à une bête pour lui piller sa nourriture, mais ils ne la tuent pas. C'est tout l'écart entre le pillage et la révolte. Ce n'est pas par colère et haine qu'agissent les gaulois pilleurs.
Ce détour par un passage de la deuxième section m'a semblé ici nécessaire pour bien faire mesurer la logique du paragraphe sur le refus "de tous les métiers". Le poète refuse le travail, d'être maître, ouvrier, paysan, mais aussi criminel ou mendiant, parce qu'il est tout simplement un pilleur rendu à la nature sauvage. Et c'est là qu'intervient une dimension trouble du texte. Par équivoque phonétique, nous pouvons lire "nobles" dans le mot "ignobles" appliqué aux "paysans", ce mot "ignobles" signifiant une "basse origine". Et précisément le refus du travail est l'affaire des nobles. Et, en filigrane dans le déroulement du discours, nous avons l'idée que Rimbaud envisage d'être un noble. L'idée, c'est qu'il considère qu'il a un potentiel qu'il ne peut pas aliéner. Parler directement d'un vœu de "liberté libre" risque de faire passer à côté de certaines complications du texte. Le poète constate son absence dans les conseils du Christ" comme dans les "conseils des Seigneurs", et quand il parle de la victoire de la "race inférieure" qui tient tout "de la déclaration des droits de l'homme", c'est-à-dire du peuple à partir de la Révolution française, c'est pour ironiser sur les concepts de nation et de science. La nation n'est pas une notion d'Ancien Régime, ni la notion de science, car pour le noble la question est celle du salut. Le noble doit être généreux, défendre la veuve et l'orphelin, soutenir son honneur. Et à cela vient se substituer les notions roturières de "nation" et de "science" avec une finalité qui n'est plus le salut, mais le bonheur matériel, sinon social, dans les limites de nos conditions d'existence. Or, dans Une saison en enfer, Rimbaud n'engage pas la critique de la noblesse, même si nous savons qu'il ne saurait y adhérer, mais il ferraille contre l'idée de nouvelle noblesse et cela nous confronte à un texte qui par certains côtés peut laisser entendre des idées réactionnaires.
Nous n'avons encore rien dit du dernier paragraphe de la première section de "Mauvais sang". Là encore, nous avons de quoi nous étonner. Le poète prétend avoir "vécu partout" et il s'exclame : "Pas une famille d'Europe que je ne connaisse." Nous avons affaire à un basculement déconcertant d'une suite de paragraphes où le poète dit ce qu'il est à un nouveau point de vue où il dit ce qu'il connaît. Toutefois, la restriction apportée au discours permet de mieux comprendre le sens : "- J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des droits de l'Homme." Le poète ne connaît finalement que les familles non nobles non élues, ce qui autorise la conclusion : "J'ai connu chaque fils de famille !" L'idée est qu'il peut minimalement s'identifier à chacun de ces roturiers sans véritable histoire, puisque leur émancipation est encore trop récente et friable.
La deuxième section offre à nouveau une enquête sur les origines, en glissant du cas des "ancêtres" à celui des "antécédents". Il est question de souvenirs dans une "histoire de France", ce qui prouve bien que le poète se situe par rapport à des lectures. C'est par abus de langage que nous pouvons prétendre avoir des souvenirs des gaulois par exemple. Or, les livres ont créé le contre-modèle du gaulois auquel s'identifie Rimbaud, mais ce contre-modèle disparaît une fois que l'histoire de France commence avec mettons la conversion de Clovis. C'est l'histoire officielle qui exclut le rapprochement avec des "antécédents". J'ai déjà parlé de l'identification à une "race inférieure" assimilable à une "meute de loups", et de l'opposition importante entre "révolte" et "pillage". Nous observons ensuite une nette succession de paragraphes nourris d'images ou représentations scolaires ("France fille aînée de l’Église", "manant" en terre sainte, etc., etc.). Il y a un principe en Histoire d'identification à ses ancêtres ou au peuple dans lequel on s'est déterminé à vivre. Ce principe n'est pas contesté dans le cas des "gaulois". En revanche, le conditionnel met une distance et instaure le doute sur l'héritage : "J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte", "j'aurais bivaqué". L'astuce, c'est le glissement d'adhésion de l'indicatif présent quand un exemple barbare surgit avec l'idée d'un sabbat qui n'est pas sans faire songer à Michelet. Il peut d'ailleurs être observé que Rimbaud évoque une histoire des masses anonymes, et non plus une histoire des grands noms liés à de grands événements. Il semble s'inscrire dans la mutation du discours historien au dix-neuvième siècle, celle qui aboutira à Braudel. Michelet, mais d'autres encore, sont certainement les lectures qui se reflètent dans le traitement rimbaldien. Mais ici, le lien au livre La Sorcière de Michelet est raisonnablement envisageable. La sorcière est un personnage permanent dont on observe l'évolution sur mille ans, en gros. Dans "Mauvais sang", la projection et identification se fait au présent de l'indicatif avec une amorce narquoise de l'adverbe "encore" : "Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière avec des vieilles et des enfants." Pour lors, le poète n'a pas dû être loin d'identifier quelques-uns de ses antécédents dans la lointaine histoire.
Tout ce récit a une clôture pourtant : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme", phrase du souvenir qu'il est nécessaire de rapprocher de l'attaque du récit liminaire : "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient." Il est assez sensible que le souvenir est conditionné par l'Histoire, et que celle-ci peut se dénouer partiellement par le raisonnement critique. Le poète s'affronte au cadre fixé par les livres d'Histoire. Sa recherche des origines est pour dépasser ce carcan imposé. Et le poète superpose clairement cette connaissance à l'endoctrinement religieux. On pourrait réécrire son énoncé : "je n'ai pas de souvenir au-delà de cet espace chrétien dans lequel on m'a confiné."' En effet, on voit bien que Rimbaud ne parle pas des latins de l'Antiquité romaine et qu'il reconduit la notion de tiers-état au plan religieux quand il déplore ne pas se voir présent dans les "conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, - représentants du Christ."
Le poète campe clairement un acquis révolutionnaire quand il établit la césure de 1789 comme distinction entre le monde où il n'avait aucun antécédent et le monde nouveau de la race inférieure où il se retrouve : "Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui."
Dans cette nouvelle configuration, le monde a opté pour des valeurs suprêmes, "nation" et "science", qui ne satisfont pas le poète en quête d'une "nouvelle noblesse". Dans la suite du livre Une saison en enfer, nous allons voir que le poète se sent frustré. Le poète est impuissant à exploiter ses énergies et il souffre d'une incapacité à se transformer réellement. Dans la troisième section de "Mauvais sang", il fait ainsi le récit d'un parvenu qui ne pourra que prendre les apparences de la force, qui ne pourra que se vêtir d'un masque pour devenir ce noble brutal, ce loup qui pille et parasite insolemment la société : "Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l’œil furieux ; sur mon masque, on me jugera d'une race forte." Nous avons bien droit à un aveu d'imposture. Reste alors la figure du "voyant", car il ne fait aucun doute que le débat à l’œuvre dans Une saison en enfer fait écho aux lettres de mai 1871 à Izambard et Demeny. Rimbaud a estimé avoir en lui les forces d'un agent du salut humain. Il ne s'agit donc pas d'une noblesse s'employant à son seul salut. Quand Rimbaud dénonce les "faux élus", il ne signifie donc pas non plus qu'il s'agit d'évacuer l'idée d'être un élu. Il s'est reconnu "poète", il se sent investi d'une mission pour l'humanité et il échoue à se réaliser tel, comme si le sort se jouait de lui, comme si toutes ces impressions qui l'exaltent n'étaient qu'un piège pour l'humilier. Il est ainsi manifeste que le livre Une saison en enfer interroge quelque chose d'aussi essentiel que le mystère de la vocation poétique et qu'il s'agit au plan artistique d'une ambition visant à la plus haute noblesse. Ce qu'il faut désormais comprendre en lisant Rimbaud et en particulier son écrit testamentaire de 1873, c'est la réponse qu'il a apportée à cette frustration. Cette réponse ne vient pas toute seule, le message est en partie crypté. Le poète a bien dit qu'il "réservai[t] la traduction", et c'est un peu une chance pour nous lecteurs que tout n'ait pas encore été expliqué, car nous sommes conviés non pas à apprendre la claire leçon de Rimbaud, mais à vivre une crise d'existence pleine et entière à sa suite, en nous penchant sur ses pas qui indiquèrent le chemin.

2 commentaires:

  1. « "Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.", commenté par: "Les loups peuvent chasser, mais ici ils agissent en opportunistes tirant parti de leur force : ils s'attaquent à une bête pour lui piller sa nourriture, mais ils ne la tuent pas. C'est tout l'écart entre le pillage et la révolte. Ce n'est pas par colère et haine qu'agissent les gaulois pilleurs »
    Pourquoi pas envisager : comme des loups: sur le champ de bataille, mais après la bataille, ils bouffent de la bête (humaine ou pas) qu’ils ont pas tuée eux-mêmes ; pillards mais pas combattants.

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  2. Effectivement, ma première lecture, c'est d'envisager que la bête est la proie à piller. Je n'ai pas mes anciens articles sous la main. Soit ils pillent une bête qui n'est pas leur trophée de chasse, soit ils prélèvent une livre de chair sur une bête qu'ils n'achèvent pas. Ma nouvelle lecture essaie de rendre compte de deux choses, de la préposition "à" et de l'opposition entre révolte et pillage. Le tour est franchement elliptique: "tels les loups", le pluriel est appliqué improprement à "Ma race", il y a un accord cérébral, ce qui n'est pas le premier chez Rimbaud, avec un mot qu'il a en tête: les gaulois ou mes ancêtres. Normalement, sa construction devrait être sanctionnée : "Ma race", "tels les loups". Mais il y a la préposition "à" qui là encore est détachée d'une construction demeurée dans la tête du poète, et là encore ça crée une forte impression d'oralité du discours du poète, vu que sa construction syntaxique n'est pas châtiée et qu'il nous impose de deviner ce qui lui passe dans la tête pour justifier la syntaxe et certains accords. Dans la lecture, pillage d'un trophée qui n'est pas le leur, on aura une ellipse du genre "tels les loups qui vont à la bête qu'ils n'ont pas tuée", le verbe "vont" a un sens assez lâche ici et il manque même une autre précision : "qu'ils n'ont pas tuée eux-mêmes". C'est peut-être la bonne solution, mais comme je regarde des documentaires animaliers et que la comparaison m'a toujours semblé peu motivée, je viens d'envisager cette autre lecture qu'en tout cas je soumets à la réflexion : "tels les loups qui vont prendre à la bête qu'ils n'ont pas tuée", la relative "qu'ils n'ont pas tuée" peut se lire "qu'ils n'ont même pas tuée" cette fois. C'est possible que la première hypothèse de lecture soit plus fondée grammaticalement, mais j'ai un vrai problème avec. Par exemple, dans ta réponse, pour moi, vous opposez combattants et pilleurs en envisageant donc une lâcheté, alors que la dynamique du texte suppose une opposition entre révolte et pillage. Ce n'est pas exactement pareil. Veux-je trop rationaliser la comparaison du texte et lui donner une précision qu'elle n'a pas dans le discours ?
    Je n'ai pas parlé non plus de "j'ai toujours été race inférieure", où dans l'édition de la Pléiade un "de" a été imposé de force : "j'ai toujours été de race inférieure", comme si la faute était évidente. Personnellement, je me suis habitué à la lecture sans "de" et je lui trouve une raison d'être, elle est très efficace. Bref, ce texte est difficile à établir et pose des questions philologiques énormes.
    Mais il y a les récompenses pour les chercheurs. Une vidéo de battlebots avec ces bêtes féroces, ces loups, que sont Minotaur et Tombstone. Un peu de récréation (aucun animal n'a souffert). C'est des vidéos pareilles qui m'empêchent de comprendre pourquoi Rimbaud exclut les gaulois du combat.

    https://www.youtube.com/watch?v=2ixB9k6aijw&t=114s

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