jeudi 3 août 2017

Rimbaud, lecteur des Châtiments : "Rages de Césars" (second compte rendu de lecture)



Marc Ascione fait partie de la dizaine de personnes remerciées pour leur "aide précieuse" par Steve Murphy en tête du livre Rimbaud et la ménagerie impériale. Or, peu après et dans la même année, Ascione a publié à son tour son interprétation du sonnet. Un intérêt pour Marx est partagé par les deux critiques, mais le contraste est important pour ce qui concerne Victor Hugo. Citation de la lettre "du voyant" à l'appui, il nous est rappelé que le sonnet "inscrit en filigrane toute la problématique d'une époque", "celle surtout des Châtiments que Rimbaud avait 'sous la main')." Puis, plus loin; nous lisons : "les références aux Châtiments dans les quatrains (Rages de Césars est un véritable pot-pourri) sont non des réminiscences, mais des citations très concertées." Ascione y reconnaît non seulement les emprunts immédiats de "œil terne" ou "cassé de débauches" réécrit en "soûl de ses vingt ans d'orgie", mais il identifie aussi des reprises d'une formule toute dépouillée pour introduire les paroles ou pensées : "Donc cet homme s'est dit" devient "Il s'était dit" chez Rimbaud. Et c'est bien le texte de Nox III qui s'impose alors définitivement comme un intertexte direct du sonnet "Rages de Césars". Ascione ira plus loin en repérant que la forme "S'était dit" apparaît ailleurs dans le recueil hugolien, cette "même expression du calcul" se rencontre dans le poème "Saint-Arnaud" par exemple.
En revanche, pour "Je vais souffler la Liberté", étrangement, Ascione a complètement manqué le texte de la préface et il part dans des considérations alambiquées sur ce que seraient les contradictions de Victor Hugo qui n'ont pas leur place dans une recherche des sources au poème "Rages de Césars", sans compter que le propos n'est pas clair. Il y a à l'évidence un effort d'alignement sur la réserve de Marx à propos des Châtiments, ce que prouve bien les distinctions sur matérialisme et spiritualisme, et dans son commentaire Ascione cède aussi comme Murphy pour "Le Châtiment de Tartufe", à l'idée saugrenue que la réponse de Rimbaud serait tellement subtile qu'elle jetterait un "très lourd pavé dans le jardin d[']Hugo." En fait, il y a un côté militant marxiste qui amène à une prise de position du critique contre Hugo en faveur de Rimbaud. Hugo est un légitimiste repenti et un républicain qui a une responsabilité dans la répression de juin 1848 en gros, c'est un républicain qui n'a pas été communard et quand dans le poème des Châtiments "Un bon bourgeois dans sa maison" il est question, fort justement, de la peur de la "République rouge", car la "semaine sanglante" est à l'évidence le dénouement de cette peur par la suite, il faut songer qu'Hugo lui-même l'appréhendait et se posait contre cette République rouge. Rimbaud est lui le communard considéré comme conséquent et compatible avec Marx, tandis qu'étrangement Baudelaire n'est jamais envisagé politiquement, ni comme un tissu de contradictions : c'est toute l'étrangeté de la critique universitaire. Certes, le croisement entre le bonapartisme pour le Premier Empire et l'antibonapartisme pour l Second Empire est une contradiction interne au discours d'Hugo, mais cette contradiction sape-t-elle la cohérence de propos des Châtiments, en-dehors des évocations de la Grande Arme ? Pourquoi Baudelaire qui se revendiquait de la lecture de Joseph de Maistre et dont la poésie si brillante soit-elle est un pur solipsisme est-il exempté de toute critique de la part des rimbaldiens ? Je n'y vois qu'un parti pris. Toutefois, Ascione semble quand même apprécier la poésie hugolienne, ce qui était le cas de nombreux communards dont Louise Michel, Victorine B., et Rimbaud lui-même malgré "L'Homme juste". Mais, il reste deux problèmes : d'une part, ce succès inlassable du discours marxiste pour interpréter Rimbaud ou la Commune, et d'autre part le fait que de juillet à septembre 1870 l'opposition pré-communarde de Rimbaud à un Hugo républicain plus modéré n'a pas de sens, et même rendrait peut-être peu compréhensible la colère de dépit exprimée dans "L'Homme juste". Il faut vraiment prendre conscience qu'Hugo a compté maximalement pour Rimbaud et qu'on a fait de l'exemple du poème "L'Homme juste" un argument qui aplanissait toutes les considérations critiques à ce sujet : un tour systématique a été donné à la considération de Rimbaud pour le poète Hugo.
Ascione est donc convaincu que le "spectre" du deux-décembre" chez Hugo, ce n'est que de la magie et que Rimlbaud est plus subtil d'envisager le "truc" prosaïque en évoquant le compète Emile Ollivier. Il est convaincu également qu'Hugo s'est limité à envisager que Napoléon III avait opéré une mystification sur son nom, quand Rimbaud, plus subtil, aurait reproché son obscurantisme à Napoléon III (éteindre la lumière), alors même que la métaphore de la bougie, je l'ai montré, vient directement de la préface des Châtiments, et nous pourrions au-delà citer bien des extraits du recueil par ailleurs. L'erreur d'Ascione, c'est qu'il ne juge le rapprochement que par la comparaison de "Nox III" où en effet le neveu n'est pas en train de jouer de l'éteignoir, mais il cherche à allumer sa lanterne au flambeau d'Austerlitz, et quand Ascione constate que la forme "s'était dit" avec le même temps verbal figure dans "Saint-Arnaud", c'est justement quand il s'agit de se préoccuper du "trop peu d'Austerlitz" face à "Trop de Dix-Huit Brumaire". C'est cette explication resserrée sur un intertexte minimal qui entraîne Ascione à une opposition plus que caricaturale et factice entre le discours d'Hugo et celui de Rimbaud.
En revanche, pour la phrase "Il est pris", Ascione dévoile le véritable calembour du sonnet. Dans l'enchaînement des phrases, le sens de "Il est prisonnier" ne s'impose pas avec évidence, car il y a une concurrence naturelle avec l'idée que le manipulateur "est pris la main dans le sac", ce qui correspond mieux au sens premier de l'expression "Il est pris", qui n'a pris le sens d'être prisonnier que par évolution. En revanche, Ascione a plus de mal à contextualiser ce "Il st pris", il égrène une série de dates des mois d'août, septembre et octobre 1870 en espérant affermir son propos, alors que cet égrènement est rédhibitoire. Pour moi, le sens de "Il est pris", c'est le sens de "Il est capturé à Sedan" donc mis à nu. Le décalage est léger de "Il est prisonnier" à "Il est pris", mais "il est prisonnier" ne souligne pas l'échec du mythe napoléonien, alors que le sens "il a été capturé sur le champ de bataille", si ! Et le temps verbal est subtil : "Il est pris" et non pas "Il a été pris ou capturé", car il y a un état de choc qui fait revivre l'événement.
La lecture d'Ascione s'appuie donc sur une prise en compte de la problématique d'ensemble qui structure le recueil des Châtiments : comment Napoléon III va-t-il expier ? Si Rimbaud peut prendre le dessus sur Hugo, ce que visiblement il ne songe nullement à faire, c'est qu'en 1870 il a enfin la réponse, connaissance que ne pouvait avoir Hugo en 1853. Ascione insiste particulièrement sur le long poème "L'Expiation" qui concerne Napoléon Premier assistant à la farce du Second Empire. Comme le dit Ascione, le terme "compère" vient lui aussi du poème "L'Expiation", quand Napoléon Premier est présenté comme le "compère" (involontaire) dans la "mise en scène de Napoléon III". Dans "Rages de Césars", il n'est pas compliqué d'identifier le "Compère à lunettes" à Emile Ollivier, ce qui au passage crée un écho entre "l’œil terne" de l'empereur et le strabisme d'Ollivier. Le mot "spectre" présent dans Châtiments ne se rencontre pas dans "Rages de Césars", mais effectivement l'emboîtement est implacable quiand on songe qu'Olliver avait revendiqué être un jour le "Spectre du Deux-décembre" pour Napoléon III : il avait depuis rallié le régime. Là où Ascione est difficile à suivre, c'est quand il suppose que cette pique contre Ollivier touche Hugo sur la bande, dans la mesure où Hugo a célébré le mythe impérial et a finalement favorisé l'élection du prince-président, puis la passivité du peuple face au coup d'état. Ascione enfile les implications comme les perles. Il n'y a rien de tout ça dans le poème de Rimbaud. Ce n'est pas une liaison sérieuse dans l'argumentation. Ce qui reste, c'est que Napoléon III se souvient d'Emile Ollivier, cela peut se faire sous deux angles, d'un côté son obscurantisme avait fini par gagner cet opposant initial, de l'autre Ollivier avait annoncé partir dans cette guerre le cœur léger, ce qui était bien une façon de devenir le "compère" d'une représentation du mythe impérial.
C'est ici qu'il convient de faire attention. Comme le dit Ascione, le sonnet ne livre pas facilement son énigme. Dans le premier tercet, l'énigme est celle du nom qui meurt sur les lèvres de l'empereur. Dans le second tercet, il est question d'identifier par son nom le "Compère en lunettes". S'agit-il du même nom à trouver pour chacune des deux questions ? S'il est évident que le "Compère en lunettes", c'est Emile Ollivier, est-ce que c'est le nom d'Ollivier qui ne dépasse pas l'enclos des dents et qui entraîne un songe de regret dans le premier tercet ? Ascione qui commence son article par la citation de la phrase négative "On ne le saura pas" ne répondra du tout à cette question. Son analyse est écrite essentiellement au fil de la plume, elle n'a aucune cohérence, aucune structure. Il semble laisser penser que la réponse est "Emile Ollivier" pour les deux questions. Son "article" se termine par une mention de La Chanson de Roland, où il s'amuse à relever un jeu de mots auquel Rimbaud n'a sans doute pas pensé, puisque le sonnet ne va pas du tout dans cette direction-là. Selon Ascione, les mentions "l'Empereur" et "fleuries" évoque la périphrase "l'empereur à la barbe fleurie" où apparaît le "compère" Olivier, mais le jeu de mots est d'autant plus suspect qu'il ne faut pas confondre Roland et Charlemagne dans la relation au compère Olivier.
Reprenons l'étude de Murphy. La troisième sous-partie de son étude est consacrée à l'identification du "Compère en lunettes". Celle-ci avait déjà été faite depuis longtemps, il s'agit d'Emile Ollivier, sorte de "premier ministre" (non officiel je crois) de l'Empire dans sa phase ultime "libérale". En revanche, il n'est pas question ici de la formule d'Ollivier : "Je serai le Spectre du Deux-décembre", seulement du travail de "compère" pour partir à la guerre "le cœur léger".
Or, à la différence d'Ascione, Murphy pose lui explicitement que le nom sur les lèvres muettes est celui d'Emile Ollivier. Rimbaud utiliserait une figure de style, la prétérition. "On ne le saura pas", nous soutient-on, mais finalement un autre indice lève le voile : "Compère en lunettes". En fait, Ascione considère visiblement lui aussi que le nom qui s'étouffe est celui d'Ollivier. Pourtant, ce n'est pas clair. Bien sûr, nous pouvons imaginer que le poète pose une question, puis essaie d'y répondre "Il repense peut-être...", mais j'ai bien du mal à imaginer le nom d'Ollivier mourir sur les lèvres de Napoléon III. Je ne vois pas l'intérêt d'une pareille idée. Je ne vois pas non plus en quoi le souvenir d'Emile Ollivier, tardivement rallié à l'Empire, soulèverait un regret. A la limite, Napoléon III pourrait être en colère contre le gouvernement qui en août l'a forcé à certaines initiatives malheureuses, qui en août avec la complicité de l'impératrice l'a tenu à l'écart de la décision politique. Mais pourquoi le souvenir d'Ollivier soulèverait-il le regret ? Ollivier n'est d'ailleurs pas le seul à avoir voulu cette guerre, il n'est pas la pièce maîtresse du rouage historique, que nous sachions.
Je suis convaincu que la critique fait fausse route en confondant les deux petites énigmes. Dans "Le Châtiment de Tartufe", le personnage est attrapé par un "Méchant", dans "Rages de Césars", "[i]l est pris". Dans le premier sonnet, le personnage prie avec un "râle", il est à l'article de la mort. Dans le second sonnet, c'est un nom qui "Tressaille" parce que le personnage n'arrive pas ou plus à le prononcer. Dans le premier sonnet, le "Méchant" emporte seulement les "rabats". Dans le second sonnet, le personnage d'empereur ne porte plus qu'un "habit noir". Cet "habit noir", nous le trouvons dans le recueil Les Châtiments, dans un poème qui raconte la progression de Napoléon III, lequel à ses débuts, bien avant d'être riche et empereur portait précisément un "habit noir" : "Pauvre diable de prince, usant son habit noir, / Auquel mil huit cent quinze avait coupé les vivres." Il s'agit des vers 4 et 5 du poème "Apothéose" au début du troisième livre des Châtiments significativement intitulé "La Famille est restaurée". Ce titre joue sur la prétention à protéger l'idée de la famille et le souci de recréer la dynastie impériale. J'ai cité exprès la relative sur les vivres coupées en 1815. On comprend aisément que, dans "Rages de Césars", cet "habit noir" signifie la chute de l'Empire et donc du nom impérial. Le nom qui tressaille est à l'évidence le titre d'empereur, et vu le titre du poème peut-être pas tant celui de "Napoléon III" que le nom plus fantasmé de "César". Si "L'Empereur a l’œil mort", c'est que l'Empire est mort. Pour citer le poème en prose "Conte", nous avons droit à une dissociation entre le "Prince" et l'homme "ordinaire". Le nom qui meurt, c'est celui d'empereur, bien évidemment. Et nous comprenons qu'Ascione et Murphy n'ont pas résolu l'énigme, parce qu'ils ont rabattu celle-ci sur l'identification secondaire du "Compère en lunettes".
Reste le problème de la tabagie. Le rêve impérial part en fumée, et Rimbaud use de procédés similaires dans son récit "Le Rêve de Bismarck" qui procède d'un réinvestissement partiel de la rhétorique de "Rages de Césars". Ascione fait toutefois remarquer que le château de Saint-Cloud, la guerre se poursuivant, a été détruit dans un incendie le 14 octobre 1870. Rimbaud y fait-il allusion avec une infinie discrétion aux deux derniers vers de ce poème : "- Et regarde filer de son cigare en feu, / Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu." Cela n'a rien d'évident et qu'il est plus probable qu'en apprenant la nouvelle de l'incendie de Saint-Cloud Rimbaud ait trouvé piquant l'ironie de l'Histoire en écho à son poème. Je ne peux pas exclure que le sonnet ait été composé tardivement, après le 14 octobre, toutefois. En revanche, j'ai déjà versé une pièce au dossier hypothétique de la datation, en signalant dans un article du journal Le Monde illustré une description de l'empereur où il fumait massivement et où il était explicitement assimilé à un Tartuffe par une citation du "Pauvre homme !" d'Orgon dans la pièce de Molière. Il s'agit d'extraits du Bulletin de la guerre du 17 septembre 1870 : "Comme d'habitude, son regard était atone, et ses lèvres, qui n'ont jamais frémi, pressaient son éternelle cigarette" / "Napoléon III vit encore comme un prince au château de Wilhelmshoehe ! [...] Le pauvre homme !" Même si la nouvelle Un coeur sous une soutane montre que Rimbaud méditait déjà en août plusieurs images de son futur "Châtiment de Tartufe", les coïncidences sont troublantes :"regard" "atone" face à "l’œil terne", "lèvres" qui ne frémissent pas face à l'énigme d'un nom gardé derrière des "lèvres muettes", "cigare en feu", etc., face à "l'éternelle cigarette". Le verbe "frémir" se rencontre dans "L'Eclatante victoire de Sarrebrück", Rimbaud pratiquant la même faute d'orthographe du tréma sur le "u" que les journalistes du Monde illustré, la bonne orthographe étant "Sarrebruck".
Le texte de Maxime Vauvert peut être consulté sur le lien suivant. Il y a quatre pages, notre lien doit conduire à la dernière page avec la mention "Le pauvre homme !" : Le Monde illustré, 17 septembre 1870, Bulletin de la guerre, Maxime Vauvert, page 186.
 

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