Il existe une forte tendance à interpréter les poèmes des Illuminations en fonction de l'expérience poétique du "voyant". C'est le cas du poème "Mouvement". Il est constitué d'énoncés opaques parmi lesquels de temps en temps surgissent des expressions qui évoquent l'inédit, la surprise, la nouveauté, le monstrueux, l'exaltation, le tout s'accompagnant de métaphores de lumière ou déluge (sorte donc de "Poëme de la Mer"). Ces mots et ces métaphores ont pu ou parfois semblent avoir pu s'appliquer à décrire l'entreprise poétique d'Arthur. Mais peut-on se contenter d'un tel réflexe routinier pour des termes exprimant des émotions générales de surprise, d'exaltation, de découverte ? Rimbaud peut très bien appliquer le vocabulaire des émotions fortes à autre chose que son expérience personnelle de poète. Et il peut également s'en servir avec ironie.
Grâce à Michael Riffaterre et Bruno Claisse, nous savons désormais que la première séquence de huit vers du poème en vers libres "Mouvement" implique une alternance entre le train et le bateau. Les vers 1 et 3 parlent d'un train avec des termes techniques qu'on peut trouver dans les ouvrages de monsieur Figuier "le mouvement de lacet" (secousses alternatives ou roulis du train) et "La célérité de la rampe" (vitesse avec laquelle on passe sur un plan incliné) ; les vers 2 et 4 sont seuls à évoquer l'idée d'un bateau : le tourbillon qui se forme au-niveau de l'étambot au passage du bateau et la "passade" d'un courant qui vient de la réussite technologique. Si les termes ferroviaires n'étaient pas identifiés, nous en resterions à l'idée d'un bateau en imaginant une expression "mouvement de lacet" prise dans son sens littéral de mouvement en zigzags, sinon roulis du bateau. Il est vrai que l'identification à un bateau aurait dû être exclue à cause de la préposition de lieu "sur" dans "sur la berge des chutes du fleuve". La "rampe" devenait une sorte de jetée dans la lecture exclusivement maritime. Il a fallu que soit éclairé le sens ferroviaire des expressions "mouvement de lacet" et "rampe" pour rendre la lecture plus naturelle, plus confortable. Cette identification du motif du train permettait également de constater un nouveau point commun entre les deux poèmes en vers libres connus de Rimbaud, puisque "Marine" fonctionne sur une alternance d'images de la terre et de la mer sur les quatre premiers vers. Il ne s'agit pas vraiment d'une alternance, mais plutôt d'une distribution embrassée : le vers 1 et le vers 4 "Les chars [...] / Soulèvent les souches des ronces." désignent donc un moyen d'activité sur l'élément terrestre, et les vers 2 et 3 "Les proues [...] Battent l'écume" désignent un moyen de locomotion sur l'élément marin. Jusque-là, la comparaison du poème "Marine" était considérée, non sans raison, comme un cliché venu de la poésie latine qu'on retrouvait encore dans les écrits de Chateaubriand : la comparaison de la charrue qui laboure la terre avec le bateau qui affronte les flots, expression d'une mer apprivoisée comme le sol peut l'être. Mais, suite à la découverte d'une évocation du chemin de fer dans "Mouvement", Bruno Claisse a envisagé que les "chars" seraient les trains eux-mêmes et il s'est alors intéressé aux compléments des noms "chars" et "proues" qui établissent un rapprochement pour la noblesse des matériaux de construction utilisés : "chars d'agent et de cuivre" face à des "proues d'acier et d'argent". Ce "cuivre" qui a son importance dans le poème d'émerveillement, feint ou non, qu'est "Villes" ("Ce sont des villes! [...]"), sert bien à la construction des trains modernes.
Les conséquences pour la lecture de "Marine" sont importantes, ce poème se termine par un spectacle visionnaire d'un angle "heurté par des tourbillons de lumière". Nous comprenons que cette lumière est la gerbe transfigurée de la technologie moderne permettant à l'Homme de se confronter à la Nature. "Marine" est un poème sur la noblesse héroïque que l'homme peut gagner par la science.
Revenons cependant au cas de "Mouvement", poème pour lequel il pourrait bien en aller différemment, alors même que, dans "Mouvement", la présence humaine et son héroïsme sont explicitement mentionnés : "conquérants", "héroïsme de la découverte".
"Mouvement" est le contrepoint du spectacle saisi dans "Marine", sa contre-partie.
Il faut commencer par profiter du nombre égal de vers entre les deux premières séquences, huit vers chacune, pour établir une comparaison importante.
La première séquence décrit un cadre idéal pour l'expression de l'héroïsme humain : "chutes du fleuve" (comme celles du Niagara, précisera Bruno Claisse), "gouffre" (donc aventure sur une mer profonde), découverte ou emploi de "lumières inouïes" et d'une "nouveauté chimique", des "trombes" et un "strom" (ou maelstrom). Dans ce décor, les humains sont appelés simplement des "voyageurs", presque des "touristes" en quelque sorte. Il faut bien comprendre que le mot "voyageurs" a quelque chose d'inadéquat qui dérange à la lecture, quitte à renforcer le sentiment épique dans notre esprit : "Les voyageurs entourés des trombes du val / Et du strom."
La seconde séquence offre un décalage entre humains et décor en sens inverse, du moins les cinq premiers vers, si nous laissons de côté les trois vers de phrase nominale. Cette fois, ils sont désignés comme les "conquérants du monde", mais cela s'insère dans une description de leur activité et de leur situation, basculement de l'effroi de l'extérieur vers le familier à l'intérieur du vaisseau, ce qui ne cadre plus avec l'idée d'exaltation héroïque : il est question de "sport" et de "comfort", d'une "éducation" complète à emmener. L'idée de voyage passe des personnages au verbe "voyagent" appliqué au "sport" et au "comfort". L'idée de chercher la fortune peut être épique, mais elle est désamorcée, une première fois par la précision "chimique", une seconde fois par par l'adjectif "personnelle" qui rompt l'excitation collective propre à l'épique. Observons que l'or s'entend à trois reprises dans "fortune", "sport" et "comfort", ce qui implique quelque peu que les termes "sport" et "comfort" ont bien pour fonction de déprécier l'ambition de la quête héroïque d'une "fortune" nouvelle.
Un des faits étranges, c'est que l'image du train semble complètement céder la place à l'image du bateau dans les trois dernières séquences du poème : "sur ce Vaisseau", "à ce bord fuyard", "route hydraulique motrice", "sur l'arche".
Ceci dit, même s'il reste des difficultés à élucider, il est clair que le poème "Mouvement" parle du progrès des temps modernes, un progrès conduit par la science, et songeons à bien des propos explicites à ce sujet dans Une saison en enfer ! A la différence de "Marine" qui exaltait la dynamique du monde moderne, le poème "Mouvement" offre un retour critique sur l'expérience. Ici, il s'agit de dénoncer un dévoiement. Le progrès est à double tranchant, c'est ce qu'exprime le couple de poèmes "Marine" et "Mouvement", surtout ce dernier d'ailleurs. Dans "Mouvement", le poète prend bien soin d'évoquer une communauté qui ne l'inclut pas nécessairement : "Eux chassés dans l'extase harmonique / Et l'héroïsme de la découverte." Il est clair qu'il ne parle pas de ses études de poète voyant, il évoque bien la société humaine, et une société humaine qui n'est pas décrite dans ses prétentions artistiques.
La quatrième séquence offre l'expression d'une révolte par "un couple de jeunesse" avec une interrogation problématique dans l'avant-dernier vers "- Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? -". Les tirets ont clairement le rôle de parenthèses, et nous constatons un contraste entre "jeunesse" et "ancienne". Cette interrogation doit nous guider vers la morale de ce poème de dénonciation. La jeunesse peut-elle être traitée d'ancienne sauvagerie ? Cette jeunesse a d'ailleurs le mérite de s'exposer à la cime critique d'une rencontre entre le progrès technologique et les dangers de la Nature, ce qui ferait que ce "couple" rejoindrait l'idéal du poème "Marine" à la différence de "conquérants" exploitants du monde apprivoisé.
Je n'en dis pas plus ici, je me contente d'indiquer les points sur lesquels tous les lecteurs de "Mouvement" peuvent s'accorder.
Le poème "Mouvement" serait par ailleurs à rapprocher de la fin du poème "Juillet", mais ce n'est pas le sujet ici. En revanche, nous pouvons nous attarder sur "Solde". Ce poème en prose contient un passage qui concentre quelques termes clefs du poème "Mouvement" : "A vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font !" Nous retrouvons les termes "sport" et "comfort" mais au pluriel, nous rencontrons une occurrence du terme "mouvement" lui-même, et il n'est justement pas difficile d'envisager des "migrations" , des "féeries" et un "avenir" à l’œuvre dans le poème en vers libres qui porte ce titre. Ceci est un indice ferme que le poème "Solde" appelle une lecture politique. La suite immédiate du poème "Solde", c'est-à-dire le paragraphe ou l'alinéa suivant, confirme l'idée d'un lien thématique étroit avec le poème "Mouvement" : "A vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate, [...]". Même si la juxtaposition de l'expression "possession immédiate" soulève de nouvelles difficultés, il n'est pas difficile de voir que l'harmonie et l'exaltation délivrées par la recherche scientifique sont envisagées dans les deux poèmes.
"Solde", du moins dans les passages cités, est donc comme "Mouvement" un poème de dénonciation du dévoiement commerçant du progrès. A rapprocher de la clausule du poème court "Départ", l'expression négligente et dédaigneuse "et le bruit qu'ils font", comparable à l'idée d'un monde comme il va, mais en plus cassant, témoigne du mépris pour le produit de la vente en train de s'édifier.
Le poème "Solde" s'ouvre par une phrase qui n'a rien de philosémite : "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu". Il est incompréhensible que les rimbaldiens puissent s'interroger sur la virulence de cette attaque de poème. Ce sentiment était des plus répandus avant la Seconde Guerre Mondiale. Vous en trouverez des expressions équivalentes dans l’œuvre même de l'auteur du célèbre "J'accuse" et, même au sein de la résistance française durant la Seconde Guerre Mondiale vous pourrez constater que ce jugement était répandu. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre Mondiale que, socialement, quelque chose s'est passé. Il n'y a aucune étrangeté dans le jugement de Rimbaud, puisque ce jugement n'est pas seulement courant à son époque, pour ainsi dire il est presque la norme. Qu'il suffise de lire le poème "Au peuple" de Victor Hugo au second livre des Châtiments pour comprendre qu'il n'y a pas à débattre mille ans de l'amorce du poème "Solde". Ce genre de jugement insultant ne passe plus aujourd'hui, mais modérons aussi nos réactions a posteriori : Rimbaud n'a pas connu l'affaire Dreyfus et les persécutions de 40-45 et, à son époque, on pouvait résumer un peuple à ses élites et à son influence : les russes sont ceci, les allemands sont cela, la perfide Albion avec tous ses anglais, etc., etc. Rimbaud joue ici sur une image, devenue fâcheuse, pour ironiser sur la possibilité de faire commerce de tout. Il évoque une communauté qui a la réputation de tout vendre, qui aurait vendu Jésus-Christ lui-même, donc la religion chrétienne dominante en occident à l'époque. Mais revenons alors à la forme du poème "Solde", il est construit sur une anaphore qui concerne presque tous les alinéas du poème. Cette anaphore "A vendre" compense quelque peu l'absence des moyens poétiques traditionnels, la rime en particulier. Mais que cette répétition rappelle les procédés de reprise propres à la poésie, ce n'est vraiment pas ce qu'il y a de plus pertinent à relever. Cette anaphore est un procédé rhétorique de l'ordre de l'insistance qui engage une exaltation ironique. Dans Les Châtiments de Victor Hugo, nous avons des critiques du régime impérial fondées sur des alliances de mots invraisemblables : "ils vendent Jésus-Christ", "ils mettent sa croix en vente" (citation de mémoire), etc. Et nous avons l'emploi de l'anaphore autour du même verbe "vendre", sauf qu'Hugo n'emploie pas l'infinitif et précise le sujet : "Ils vendent...". Vous en avez quelques exemples dans la partie III du poème "A un martyr". Nous ne pouvons que conseiller à notre lecteur de s'y reporter parce que la ressemblance d'étrangeté avec "Solde" est frappante : "Ils vendent Jésus-Christ !", "Ils vendent la sueur qui sur son front ruisselle [...]", "Ils vendent l'arche [...]", "Ils vendent le sépulcre ! ils vendent les ténèbres ! [...]", "Ils vendent ses genoux meurtris, sa palme verte, [....]", "Ils vendent sa parole, ils vendent son martyre, [...]". Dans "Le Te Deum du 1er Janvier 1852", Hugo emploie l'impératif : "Vends ton Dieu, vends ton âme." Le lecteur ne fera pas une lecture au premier degré d'une telle injonction. D'autres passages seraient à citer "Le juge [...] / Vend la loi", "La Liberté n'est pas une guenille à vendre,"Parce que vous allez vendant la sainte vierge", "Sibour revend le Dieu que Judas a vendu", etc., etc.
Rimbaud lui, du moins un certain temps, ne dit pas qui "vend". Pourtant, l'expression à l'infinitif semble pouvoir l'inclure : "A vendre...." Mais ce serait faire fi de la distance ironique. Si Hugo avait enchaîné dans son poème "A un martyr" en passant au mode impératif : "A vendre donc la croix, à vendre ses épines, etc., etc.", tout le monde aurait compris l'ironie du texte. Et bien dans le cas de "Solde", c'est pareil. Rimbaud est en train de persifler. Ce qui l'indique, c'est qu'à la fin du poème Rimbaud désigne à la troisième personne du pluriel ces "vendeurs" qui sont aussi des "voyageurs". Cela nous vaut un nouveau rapprochement patent avec le poème "Mouvement", mais cela nous apprend aussi à nous tenir sur nos gardes quand nous assimilons la mise en vente de "Solde" à une répudiation d'une expérience poétique personnelle. Le pluriel "les vendeurs" nous impose de ne pas limiter l'opération de vente à un coup de tête de Rimbaud. C'est une société qui vend, une communauté, celle décrite dans "Mouvement" d'ailleurs, poème où la distance du "Eux" est encore plus manifeste. Mais d'autres indices montrent que Rimbaud n'endosse pas le rôle du vendeur. Il ironise sur cette vente. Rimbaud a donné des indices forts de son ironie, à des endroits clefs du poème, au tout début et à la fin. Le premier alinéa avec justement sa subordonnée sulfureuse "A vendre ce que les Juifs n'ont pas vendu" cherche à nous scandaliser : il n'est pas possible de tout vendre, il faut de l'impudence pour oser le faire. Mal aimés, les Juifs sont ici un repoussoir. Si nous trouvons que l'âpreté à la vente est choquante, voilà que nous sommes invités à une surenchère. Et la réserve de Rimbaud est confirmée par la fin du premier alinéa : "ce que le temps ni la science n'ont pas à reconnaître ;" car c'est un propos contradictoire (qui joue peut-être sur l'expression "le temps, c'est de l'argent"), car qu'est-ce que cette valeur marchande déconnectée de la reconnaissance de la science et du temps ? Le sentiment d'anomalie est diffus, mais il est bel et bien là, tout comme quand Hugo écrit : "ils vendent le martyre de Jésus-Christ" et ironise : "ils vendent les ténèbres !" A la fin de son poème, Rimbaud produit une phrase contradictoire qui doit se comprendre comme ironie : "A vendre [...] ce qui ne se vendra jamais." La contradiction se fonde sur le retour du même verbe, tout simplement. La figure de rhétorique employée est l'antiphrase, c'est-à-dire que le poète veut faire entendre la pensée inverse : "si je dis "ce qui ne se vendra jamais", donc non cela n'est pas à vendre dans ma pensée."
Il est clair que Rimbaud se moque de l'outrecuidance des vendeurs. Cela revient dans l'expression au mot rare "l'immense opulence inquestionable". La présence d'un seul "n" tend à montrer que Rimbaud était conscient de la résonance anglaise du mot, mais notre poète était assez fin pour savoir qu'il utilisait un mot d'origine française (carrément médiéval en principe), mot devenu plus courant en anglais ou demeuré uniquement dans la langue anglaise durant quelques siècles. Sur le blog "Rimbaud ivre" (article "A propos d'un article sur le poème 'Solde' " ), Jacques Bienvenu a signalé que le mot avait été recensé comme mot nouveau dans un dictionnaire du milieu dix-neuvième siècle, en le répertoriant avec une orthographe plus conforme à l'esprit de la langue française "inquestionnable" : "inquestionnable, adj. 2g.; qui n'est pas questionnable, ne peut, ne doit pas être questionné." La définition n'a rien pour surprendre et rend tout débat superflu sur le sens de l'expression employée par Rimbaud. Toutefois, je me garderais bien d'évacuer l'idée d'anglicisme à cause de l'orthographe clairement retenue par le poète. Une création autonome en langue française est d'ailleurs problématique, qu'on trouve des attestations sous Louis XVI ou non. Louis XVI a pu s'inspirer lui-même du mot anglais à son époque et la revalorisation du mot au dix-neuvième a tout l'air d'être causée par l'Angleterre, ce qu'atteste l'orthographe choisie par Rimbaud.
Il est clair que Rimbaud se moque de l'outrecuidance des vendeurs. Cela revient dans l'expression au mot rare "l'immense opulence inquestionable". La présence d'un seul "n" tend à montrer que Rimbaud était conscient de la résonance anglaise du mot, mais notre poète était assez fin pour savoir qu'il utilisait un mot d'origine française (carrément médiéval en principe), mot devenu plus courant en anglais ou demeuré uniquement dans la langue anglaise durant quelques siècles. Sur le blog "Rimbaud ivre" (article "A propos d'un article sur le poème 'Solde' " ), Jacques Bienvenu a signalé que le mot avait été recensé comme mot nouveau dans un dictionnaire du milieu dix-neuvième siècle, en le répertoriant avec une orthographe plus conforme à l'esprit de la langue française "inquestionnable" : "inquestionnable, adj. 2g.; qui n'est pas questionnable, ne peut, ne doit pas être questionné." La définition n'a rien pour surprendre et rend tout débat superflu sur le sens de l'expression employée par Rimbaud. Toutefois, je me garderais bien d'évacuer l'idée d'anglicisme à cause de l'orthographe clairement retenue par le poète. Une création autonome en langue française est d'ailleurs problématique, qu'on trouve des attestations sous Louis XVI ou non. Louis XVI a pu s'inspirer lui-même du mot anglais à son époque et la revalorisation du mot au dix-neuvième a tout l'air d'être causée par l'Angleterre, ce qu'atteste l'orthographe choisie par Rimbaud.
Maintenant, il peut être admis que dans les choses mises en vente il y en a plusieurs qui sont chères à Rimbaud, mais le poème ne dénonce pas les affaires mises en vente, il dénonce le principe éhonté de la mise en vente. Quand Hugo écrit : "ils vendent Jésus-Christ", il ne renie pas le christianisme. Quand Rimbaud dénonce la vente de "l'occasion, unique, de dégager nos sens" ou de "l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales", il ne dénonce pas l'ambition d'un "dégagement rêvé" ou l'aspiration à un "éveil fraternel". Les met-ils seulement en doute dans l'espace de ce poème ? Non. Il dénonce une mise en vente, leur commerce insensé.
Dans le premier alinéa,il est question de "l'amour maudit" et de la "probité infernale des masses". Dans l'article cité plus haut, Jacques Bienvenu signale que le manuscrit a été corrigé par une main étrangère. Rimbaud avait d'abord effectué un accord au singulier : "ce qu'ignore l'amour maudit et la probité infernale des masses" comme si "l'amour maudit et la probité infernale" ne formait qu'un seul sujet avec une sorte de formulation alternative. Un article est annoncé à ce sujet, je renonce donc à traiter de ce problème orthographique et je vais traiter de ma compréhension du passage tel qu'il a été transmis par les éditeurs : "ce qu'ignorent l'amour maudit et la probité infernale des masses". L'idée de "probité infernale" retourne selon moi l'expression "probité angélique" qui était peut-être plus répandue dans le commerce à cause d'un texte sur la vente des grains de Turgot. Je connaissais l'expression "probité angélique", c'est pour ça que j'ai eu l'idée de faire une recherche à son sujet sur le net, et je suis tombé sur le texte suivant de Turgot qui a l'air de l'avoir consacrée. Turgot raisonne sur une vente de grains toujours au même prix, en supposant avoir affaire à des anges : "D'abord il lui eût fallu des magasins proportionnés à la consommation annuelle ; à la probité angélique, il eût fallu joindre encore une intelligence plus qu'angélique pour n'être pas trompé excessivement dans la dépense de tant de constructions immenses répandues dans toutes les parties du royaume." L'expression "la probité angélique" se comprend, il s'agit d'une surenchère dans la droiture et le respect du bien d'autrui, de la justice. Rimbaud conserve le sens religieux, et comme il sera question de "charité ensorcelée" dans Une saison en enfer il crée l'oxymore "probité infernale", mais en l'appliquant aux "masses" : on comprend que les "masses" se font une idée de la "probité" qui ne convient pas aux vendeurs. Quant à "l'amour maudit", il s'agit bien sûr d'un amour non raisonnable ou non chrétien. L'idée d'amour maudit est courante dans la Littérature, même déjà dans le théâtre classique du dix-septième siècle, et c'est en tout cas un cliché de la littérature du dix-neuvième siècle, romantique ou non. Les amours maudits, ce n'est pas un profil précis, c'est tous les amours auxquels un bourgeois raisonnable ou un chrétien vont échapper. C'est les passions exacerbées qui révèlent une force des sentiments, force irrationnelle qui déstabilise l'ordre social ou qui entre en conflit avec la religion. Mais l'expression exaltante des "amours maudits" elle est partout admise dans la littérature, au théâtre, etc. Elle est donc bien vendable. L'expression "la mort atroce pour les fidèles et les amants" fait songer quant à elle à Roméo et Juliette, à bien d'autres histoires encore. L'expression "la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs" fait songer à la figure de tout dandy qu'on peut intercaler entre Baudelaire et le des Esseintes de Huysmans. L'idée d'une mise en vente de "l'anarchie pour les masses", avec une seconde occurrence du nom "masses", suppose une ironie fine, vu la récente répression de la Commune de Paris par un parti déclaré "de l'Ordre". L'ironie de Rimbaud s'impose encore dans l'expression "les Corps sans prix" Rimbaud a tout fait pour être compris : Corps sans prix, immense opulence inquestionable, à vendre ce qu'on ne vendra jamais. Quant au sens du titre "Solde", je l'ai toujours considéré comme signifiant la vente au rabais, et sa signification est livrée par ces deux emplois, deux !!, au sein du poème lui-même : "Solde de diamants sans contrôle !" et "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde !" C'est là que doit s'expliquer le titre et nulle part ailleurs ! Albert Henry a peut-être raison de penser qu'il s'agit plutôt de "mise en vente" que de "vente au rabais". Il n'y a pas de terme envisagé au "solde", donc pas de liquidation, pas de cessation d'activité non plus, juste une opération juteuse de mise en vente à l'infini, mais à des prix qui posent problème malgré tout.
Deux alinéas seulement ne sont pas portés par l'anaphore "A vendre", le second et l'avant-dernier. Ces deux alinéas exaltés semblent créer un décalage où le poète apprécie des valeurs au-delà de leur mise en vente. Ces deux alinéas sont les contrepoints du poème, ils sont l'opposition à la vente en quelque sorte.
L'alinéa : "Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, [...]" contient un grand nombre de mots au préfixe privatif en "in-" pour exprimer une absence de limite ou une absence de repères permettant à la loi du commerce de s'appliquer. L'expression "Elan insensé" est à rapprocher des poèmes "A une Raison" et "Génie" parce que Rimbaud parle au nom d'une rationalité qui n'est pas la forme raisonnable et raisonnante de la société des vendeurs et voyageurs qu'il dénonce. L'élan est insensé sans doute parce que la vie n'a pas à être mesurée, et une fois qu'il n'y a plus de mesure la fixation d'un prix ne se justifie plus. C'est un peu la matrice ironique du poème. N'oublions pas les formules de "Génie" : "Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue," et considérons que dans "immense", pour "l'immense opulence inquestionable", le sens du mot ne doit pas nous masquer l'étymologie "sans limite" du mot "immensus", formation du préfixe in- justement avec une forme du mot latin "mensura" (mesure).
Dans un article tout récent sur son blog "Rimbaud ivre" : "Le sens de 'splendeurs invisibles' dans le poème 'Solde' " , Jacques Bienvenu a fait remarquer que l'expression "splendeurs invisibles" était assez peu courante, mais qu'elle était commune à Hugo et Rimbaud. Hugo l'emploie dans Les Misérables. J'ignore si cela suffit pour être certain que Rimbaud a repris l'expression au roman de Victor Hugo, même s'il l'avait lu deux ou trois ans avant d'écrire "Solde". Je pense que l'expression a eu une vie diffuse qu'une recherche internet ne permet pas de bien appréhender. Le rapprochement est tout de même intéressant dans la mesure où Hugo explicite et justifie l'expression : "les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu". La symétrie impose de comprendre la question du regard intérieur, la méditation de l'âme accessible à la foi. Rimbaud parle-t-il des "splendeurs invisibles de Dieu" dans "Solde" ? Ce n'est pas ma lecture spontanée du passage "splendeurs invisibles" dans notre poème en prose. Toutefois, nous retrouvons la question du spiritualisme de Rimbaud. Certes, il a écrit que "l'avenir sera matérialiste" dans sa célèbre lettre dite "du voyant", mais nous voyons bien que Rimbaud ne se résout pas à une expression purement matérialiste. A ce sujet, dans ses Souvenirs d'un révolutionnaire, Gustave Lefrançais, socialiste quarante-huitard et communard, précise que, même si cela peut paraître étrange à la fin du dix-neuvième siècle, il était lui-même spiritualiste et non pas matérialiste. Je suis heureux d'avoir une telle attestation, car le spiritualisme est tellement étroitement lié à la littérature réactionnaire et au christianisme, que j'ai l'impression de passer pour absurde quand je dis que Rimbaud s'exprime de manière dualiste avec une sorte de perspective spiritualiste jamais résorbée. C'est pourtant explicite dans sa poésie et cela ne se limite pas à un ancien oripeau poétique qu'il conserverait pour faire joli. Il y a un axe éthique là-dedans.
L'alinéa : "Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, [...]" contient un grand nombre de mots au préfixe privatif en "in-" pour exprimer une absence de limite ou une absence de repères permettant à la loi du commerce de s'appliquer. L'expression "Elan insensé" est à rapprocher des poèmes "A une Raison" et "Génie" parce que Rimbaud parle au nom d'une rationalité qui n'est pas la forme raisonnable et raisonnante de la société des vendeurs et voyageurs qu'il dénonce. L'élan est insensé sans doute parce que la vie n'a pas à être mesurée, et une fois qu'il n'y a plus de mesure la fixation d'un prix ne se justifie plus. C'est un peu la matrice ironique du poème. N'oublions pas les formules de "Génie" : "Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue," et considérons que dans "immense", pour "l'immense opulence inquestionable", le sens du mot ne doit pas nous masquer l'étymologie "sans limite" du mot "immensus", formation du préfixe in- justement avec une forme du mot latin "mensura" (mesure).
Dans un article tout récent sur son blog "Rimbaud ivre" : "Le sens de 'splendeurs invisibles' dans le poème 'Solde' " , Jacques Bienvenu a fait remarquer que l'expression "splendeurs invisibles" était assez peu courante, mais qu'elle était commune à Hugo et Rimbaud. Hugo l'emploie dans Les Misérables. J'ignore si cela suffit pour être certain que Rimbaud a repris l'expression au roman de Victor Hugo, même s'il l'avait lu deux ou trois ans avant d'écrire "Solde". Je pense que l'expression a eu une vie diffuse qu'une recherche internet ne permet pas de bien appréhender. Le rapprochement est tout de même intéressant dans la mesure où Hugo explicite et justifie l'expression : "les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu". La symétrie impose de comprendre la question du regard intérieur, la méditation de l'âme accessible à la foi. Rimbaud parle-t-il des "splendeurs invisibles de Dieu" dans "Solde" ? Ce n'est pas ma lecture spontanée du passage "splendeurs invisibles" dans notre poème en prose. Toutefois, nous retrouvons la question du spiritualisme de Rimbaud. Certes, il a écrit que "l'avenir sera matérialiste" dans sa célèbre lettre dite "du voyant", mais nous voyons bien que Rimbaud ne se résout pas à une expression purement matérialiste. A ce sujet, dans ses Souvenirs d'un révolutionnaire, Gustave Lefrançais, socialiste quarante-huitard et communard, précise que, même si cela peut paraître étrange à la fin du dix-neuvième siècle, il était lui-même spiritualiste et non pas matérialiste. Je suis heureux d'avoir une telle attestation, car le spiritualisme est tellement étroitement lié à la littérature réactionnaire et au christianisme, que j'ai l'impression de passer pour absurde quand je dis que Rimbaud s'exprime de manière dualiste avec une sorte de perspective spiritualiste jamais résorbée. C'est pourtant explicite dans sa poésie et cela ne se limite pas à un ancien oripeau poétique qu'il conserverait pour faire joli. Il y a un axe éthique là-dedans.
Nous n'avons pas résolu toutes les difficultés des trois poèmes que nous avons observés de plus près dans cette étude, mais nous pensons avoir effectué une mise en perspective décisive qui tourne résolument le dos à la tradition critique qui a prédominé quant aux Illuminations, au moins jusqu'aux années 1980.
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