Voici un petit article qui n'a pas la prétention de révéler un document insoupçonné, mais étudier de près ce document est riche d'enseignements et cela peut avoir un impact sur les lecteurs peu férus de questions métriques. Puis, j'ai glissé des bonbons dans cet article, des petits moments de retour sur des vers de Rimbaud.
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Dans mon travail préparatoire sur Bouillane de Lacoste éditeur de Rimbaud, je suis amené à me poser des questions sur l'origine de son intérêt pour la graphologie, et j'ai découvert un livre ancien acheté pour rien. Il s'intitule L'Ecriture et le caractère et son auteur est J. Crépieux-Jamin. Il date de 1895 et il s'agit de l'un des premiers ouvrages sur la graphologie. Il y a les mêmes insertions de fac-similés d'écritures manuscrites que dans l'article de Bouillane de Lacoste sur Rimbaud.
Mais laissons cela de côté !
En même temps, au même prix, j'ai acheté le Nouveau Traité de Versification Française de Charles Le Goffic et Edouard Thieulin. Charles Le Goffic, c'est un écrivain de sixième ordre, poète comme romancier, qui fait dans le particularisme breton ou havrais, avec un intérêt pour les poésies de Casimir Delavigne ou la prose de Saint-Simon, mais Le Goffic et Thieulin sont aussi des professeurs d'université. Leur nouveau traité date de 1893, semble-t-il, mais je possède une édition de 1897.
Pourquoi dis-je "semble-t-il" ? En fait, le traité s'ouvre par un report des préfaces des deux premières éditions et par une préface de la troisième édition daté d'octobre 1896. Le problème, c'est que les deux premières préfaces ont une datation identique : "janvier 1893". J'ai la flemme de vérifier la date exacte, car de toute façon les retouches de la troisième édition de 1897 m'intéressent en soi et je vais en parler.
Le traité est à l'intention des élèves (lycées, collèges, écoles normales, enseignement secondaire des jeunes filles).. La singularité dont ses auteurs sont fiers, c'est qu'il se termine par la section nouvelle des "Exercices de versification". Dans mon exemplaire, les exercices courent de la page 161 à la page 195.
On va en parler plus loin, vous verrez !
Je vais vous citer des extraits des préfaces avant de m'attaquer aux chapitres de l'ouvrage, mais je vous les énumère tout de même préalablement : Chapitre premier "Origines du vers français", II "Valeur des syllabes", III "De l'élision et de l'hiatus", IV "Du nombre des syllabes dans le vers", V "De la rime", VI "De la césure", VII "De l'enjambement", VIII "De l'allitération et de l'assonance", IX "Des strophes", X "Des poèmes à forme fixe".
La présentation n'est pas très ordonnée. Les chapitres consacrés à la mesure du vers sont éparpillés : II, IV, VI et VII et on a deux chapitres sur des points prosodiques écartés l'un de l'autre : III et VIII, tandis que le chapitre sur la rime est anormalement éloigné des chapitres sur les strophes et les formes fixes alors que dans la tradition française les rimes sont le premier repère de base des strophes et des formes fixes. Le plus choquant est la reprise étrange entre les chapitres IV et VI, puisque les vers de plus de huit syllabes sont traités pour leur longueur globale dans le chapitre IV, puis pour leurs césures dans le chapitre VI.
Mais on va voir tout à l'heure ce qu'il y a d'intéressant à méditer dans le contenu.
J'ai envie de citer l'intégralité de la préface de la première édition qui tient en deux pages, mais je vais plutôt la reprendre en plus concis.
Le traité veut éviter les écueils opposés des "métriques savantes" qui oublient qu'ils fondent leurs assertions sur des hypothèses et des "métriques élémentaires" qui font comme si les difficultés n'existaient pas. La "spéculation ser[a] proscrite" pour s'en tenir "étroitement sur le domaine de l'histoire et de l'observation."
En tenant compte des devanciers, le traité a privilégié "la logique des observations" et aura notamment un discours propre sur l'e muet, l'hiatus et le système des coupes. Les auteurs revendiquent ainsi de corriger une "erreur commune à tous les traités" "à propos du Lai". Banville est visé en particulier dans la note de bas de page consacrée au "lai" plus loin dans l'ouvrage.
Je reviens à la préface. Les auteurs ont tenu à citer des auteurs récents. Et ils partent sur une théorie dont ils ne mesurent pas le caractère imprécis en la formulant : "Un vers n'est point une chose indéfiniment stable. Les belles œuvres peuvent le fixer pour un temps ; elles ne le fixeront point pour toujours." Les auteurs parlent de "chercher la loi des vers" et glisse sur un autre plan, celui de l'évolution, ce qui est un enchaînement du si pas statique, du stable au mouvement un peu maladroit. Je cite :
[...] Au reste, un traité de métrique n'a point pour but d'apprendre à "faire des vers", mais de chercher la loi des vers. Demandons-nous donc d'abord s'il est vrai que le vers français obéisse à une évolution précise. Si oui, et sans plus, nous n'avons qu'à suivre cette évolution et à en déterminer les causes. [...]
La prétention pédante est là : "nous n'avons pas craint d'interroger le présent, afin d'éclairer un peu l'avenir." Ils prétendraient donc anticiper les mutations à venir. Evidemment, ils n'anticipent rien du tout.
Pour ceux que ma distinction entre statique et stabilité a étonné, un petit mot d'explication : La loi des vers si elle est immuable, fixe, peut être opposée à l'idée d'évolution, et on comprend alors la maladresse de l'enchaînement : "cherchons la loi de l'immobilité, commençons par nous demander si le mouvement suit une logique." Le mot de "stabilité" est plus nuancé, puisqu'il permet d'envisager que la loi elle-même change de forme avec le mouvement. Le Goffic et Thieulin n'en sont certainement pas à ce niveau de subtilité, mais remarquez que ce mot de "stabilité" vous fait sentir qu'il y a un espace vertigineux qui s'ouvre pour débattre. De quelle stabilité parle-t-on ? De l'isométrie (la mesure égale des vers) ? De la nécessité d'un système de coordination des éléments entre eux qui peut privilégier un élément différent selon les époques : nombre des syllabes, opposition de syllabes brèves et longues, décompte d'accents toniques, rimes ? Ou l'évolution est-elle à un niveau inférieur dans les choix grammaticaux autorisés autour des limites métriques des vers ?
Bref, sous l'apparence d'un énoncé simple, vous voyez que les auteurs parlent pour ne rien dire et glissent sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas. Ceci est confirmé par la lecture de la suite de leur ouvrage.
La deuxième préface tient en une page et demie. L'ouvrage y serait plus rigoureux et plus méthodique, ce qui n'est pas charitable pour les propos de leur première préface. Plusieurs personnes sont remerciées pour leurs "observations", mot clef de la démarche scientifique à cette époque : "MM. Brunot, David-Sauvageot, Delboulle, d'Eichtal, Plessis et Souriau". Je connais les noms de Brunot et Souriau, pas les autres, peut-être Plessis.
Cela nous vaut une abondance de corrections sans modification de l'esprit général de l'ouvrage. Au passage, à quoi ça rime de revendiquer un esprit général conservé pour un ouvrage dont les parties suivent clairement une certaine tradition ?
Mais voici donc cet esprit général revendiqué, et comme pour le mot "observation", nous avons un discours d'époque où le vers français est assimilé à une "sorte d'organisme animé, soumis, comme tous les organismes, aux lois d'une évolution précise." Et ils prétendent que cela de "comprendre la chaîne des transformations par lesquelles a passé et passe encore le vers français."
J'ai une question cruelle : pourquoi avoir modalisé l'énoncé "sorte d'organisme animé" au lieu d'écrire directement que "le vers français est comme un organisme animé" ?
Il va de soi que cette comparaison à un organisme animé consiste à chercher des cautions par référence à des sciences plus prestigieuses.
Enfin, nous apprenons qu'à partir de la deuxième édition les auteurs ont comblé les lacunes de leur manque d'attention pour la "valeur des syllabes" et la "césure", aveu flagrant, puisqu'il s'agit des deux chapitres centraux.
La brève préface nouvelle de la troisième édition nous apprend qu'il y a une édition clef sur les vers libres, "tel qu'il est pratiqué dans les nouvelles écoles."
Pourtant, l'ouvrage n'est pas désespérant. Le premier paragraphe contient une définition élargie de la versification qui n'est pas sans mérite "l'art d'apporter à l'expression de la pensée poétique une mesure, une cadence, une harmonie particulières, à l'aide de procédés qui varient suivant les langues."
Le chapitre premier "Origines du vers français" tient le récit qui a dominé le vingtième siècle avant les remises en cause successives de jacques Roubaud et Benoît de Cornulier.
Le vers français n'a pas repris l'opposition des syllabes brèves et longues de la poésie latine classique, mais il existait une versification latine populaire à base d'accents toniques et de toute façon avec la disparition en langue de l'opposition nette des syllabes brèves et longues il a bien fallu se rabattre sur le seul système demeuré disponible.
Cette idée de l'accent tonique appliquée au passé vient des savants du dix-neuvième siècle, sous l'influence de l'abbé italien Scopa du dix-huitième. Sur ce sujet, on peut se reporter à Théorie du vers de Benoît de Cornulier et à Critique du vers de Jean-Michel Gouvard, puisqu'il s'agit pour ce dernier livre d'une thèse soutenue sous la direction de Benoît de Cornulier avec un important retour sur l'influence historique de l'abbé Scopa sur les théories du vers au XIXe siècle.
Mais, sans ce report, on va dire des choses intéressantes. D'une part, nous sommes dans le discours, fût-il illusoire, des contemporains de Verlaine et de Rimbaud, lequel vient alors de mourir, deux à cinq ans auparavant, à seulement trente-sept ans et des poussières. D'autre part, nous allons constater par nous-même les dysfonctionnements dans l'analyse.
L'idée est donc d'une versification fondée sur l'accent tonique, dont voici la définition que donnent nos deux auteurs : "On appelle accent tonique l'élévation ou le renforcement de la voix sur une des syllabes du mot." Et une note 1 de bas de page accompagne ainsi cette phrase : "En français, l'accent tonique est sur la dernière syllabe, si elle est sonore : jetée, douleur, amer ; sur l'avant-dernière, si la dernière syllabe est muette : homme, travaillent, aimables."
Cornulier et d'autres l'ont déjà fait remarquer. Il n'y a aucune élévation de la voix à la fin d'une phrase ou d'un mot, et si élévation il y a cela provient d'un choix de diction, choix de diction qui peut contredire même la prétendue règle, puisqu'on peut accentuer exprès une autre syllabe du mot. Le relief de la dernière syllabe d'un mot ou d'une phrase n'est qu'une conséquence mécanique de la position finale, avec plutôt un allongement de la durée de la syllabe qu'une élévation de la voix. Notons que l'idée mal nommée du "e muet" va servir aux métriciens et justement à nos deux auteurs à inventer des accents toniuques à l'intérieur d'un mot. Le Goffic et Thieulin opèrent de la sorte dans le cas de l'adverbe "indissolublement", où le "u" aurait un accent tonique, ce qui ne résulte que de l'effet de contraste avec le "e" qui suit, "e" que nous appelons aujourd'hui instable ou féminin et non muet.
Ce qui est frappant, c'est les arguments employés par Le Goffic et Thieulin qui justifient l'illusion. La rime aurait été mise en fin de vers pour renforcer l'élévation de la voix et la mise en relief des vers. Cet argument est le plus difficile à réfuter, mais il va de pair avec un argument naïf. Les auteurs prétendent constater que le vers se finit toujours sur un accent tonique, ce qui n'a aucun sens. En réalité, tout vient d'une confusion. Si les poètes ne terminent pas un vers sur l'article défini, sur un déterminant, sur un pronom relatif, sur un auxiliaire, sur une conjonction, sur une préposition, etc., c'est qu'ils tiennent compte de la solidarité grammaticale de certains mots et non pas que le poète évite un mot sans accent tonique, la réalité de l'accent tonique étant de toute façon discutable.
Puis, les auteurs vont parler de l'apparition des premiers vers, d'abord le vers de huit syllabes, puis le vers de dix syllabes, puis l'alexandrin. Et, avec le décasyllabe et l'alexandrin, apparaît la notion de césure.
Et c'est là que nous pouvons pointer un nouvel argument faible dans la théorie de l'accent tonique.
Les auteurs précisent qu'après le Moyen Âge d'autres coupes seront possibles, mais au départ dans un décasyllabe les deux syllabes toniques sont la quatrième et la dixième, sauf que cela est d'emblée associé à l'idée de "repos" appelé "césure" comme si le lien de l'un à l'autre allait de soi !
Mais pourquoi ne pas constater ce repos entre chaque vers ? Premier point étonnant. Cela amènerait à constater que la fin des vers est plus de l'ordre de la régulation grammaticale que de l'opposition entre syllabes toniques et atones. Puis, pourquoi l'accent tonique ne peut-il se suffire à lui-même ? S'il y a un repos, c'est que ce repos est quelque chose en soi qui ne relève pas de la théorie de la distribution des accents toniques ?
Voici ce qu'écrivent Le Goffic et Thieulin : "Le repos qui revient régulièrement après la quatrième syllabe et que l'on appelle césure est nécessité par la longueur du vers et a pour objet de rendre le rythme plus sensible à l'oreille en dédoublant la période rythmique."
Et je cite encore ce passage où indûment les auteurs confondent en un seul principe deux réalités hétérogènes : "un nouveau procédé rythmique, la césure, qui consiste dans un repos marqué à l'intérieur du vers par une syllabe fortement accentuée." L'accent tonique est explicitement présenté comme la cause d'un repos, ce qui n'a rien de logique, et ce qui est une théorie facile à contredire, puisque du coup il n'y a plus qu'à exhiber toutes les syllabes fortement accentuées avec un repos qui ne sont pas à la césure d'un décasyllabe ou d'un alexandrin.
Passons maintenant à nos petits bonbons.
Pour l'apparition du vers de huit syllabes, voire pour la naissance de la poésie française, nous avons droit à une citation de la Vie de Saint-Léger, pièce du Xe siècle, et les vers cités m'ont fait immédiatement songer à "Honte" de Rimbaud, je le signale à tout hasard :
Ambes mèvres li fait talièrAnc la langue que aut en quièr,Com si l'aut tot vituperèt,Dist Evruïn, qui tant fut mèls
Traduction fournie : "Il lui fait couper les deux lèvres, de plus la langue qu'il avait dans la bouche. Quand il l'eut ainsi mutilé, Ebroin, qui était si pervers, dit".
Je passe à un deuxième bonbon.
A partir du printemps 1872, Rimbaud va composer des vers "nouvelle manière". Il va jouer d'un côté sur la longueur des vers avec soit quelques vers faux, soit des césures brouillées, et d'un autre côté il va jouer sur l'absence de rimes sinon sur des assonances.
Or, on a une chronologie pour un certain nombre de poèmes.
Le défaut de rimes apparaît des "Comédie de la soif". Rimbaud joue avec cette référence, comme je trouve cela évident dans le cas de l'enchaînement "lait" et "vaches", la rime étant abstraite, de l'ordre du lien sémantique, sachant que les vaches ne boivent pas du lait, perfidie supplémentaire à considérer dans le dispositif rimbaldien :
[...]Après, le cidre et le lait.Moi. - Aller où boivent les vaches.
J'observe que si les irrégularités pour les rimes concernent l'ensemble de "Comédie de la Soif", elles prédominent nettement dans le premier poème "Les Parents", il y a un regain de régularité dans les poèmes suivants.
Les irrégularités pour les rimes se retrouvent dans les trois poèmes "Larme", "La Rivière de Cassis" et "Bonne pensée du matin", mais avec une intensité variable, puis nous avons le cas des "Fêtes de la patience" où nous retrouvons le principe d'une série de poèmes comme pour "Comédie de la soif", et à nouveau le premier poème est de loin le plus irrégulier en fait de rimes : "Bannières de mai".
Loin de mépriser comme Verlaine et d'autres les poèmes en vers "nouvelle manière", je suis pleinement admiratif de "Bannières de mai", et je vous cite sa première strophe ou séquence pour que vous la lisiez en ayant en tête la thèse de Le Goffic et Thieulin d'une rime qui accentue l'accent tonique de fin de vers.
Aux branches claires des tilleulsMeurt un maladif hallali.Mais des chansons spirituellesVoltigent parmi les groseilles.Que notre sang rie en nos veines,Voici s'enchevêtrer les vignes.Le ciel est joli comme un ange,L'azur et l'onde communient.Je sors. Si un rayon me blesseJe succomberai sur la mousse.
On a un système plus confus pour les quatre premiers vers qui s'éclaircit ensuite avec une évidente pratique sur le principe des rimes plates : "veines"/"vignes", "comme un ange,"/"communient", "me blesse"/"mousse".
Il est assez évident que Rimbaud pratique ce que j'appelle la contre-rime dans "comme un ange"/"communient". J'avoue ne pas faire un emploi standard de l'expression "contre-rime", d'autant qu'il en existe plusieurs sens, puisqu'il y a le cas de Toulet. Au sens strict, une contre-rime, c'est quand tout le vers est une répétition, sauf la partie à la rime. On a cela approximativement dans l'idée clairement recherchée qui réunit "comme un ange" et "communient", le verbe "communier" n'étant pas sans lien sémantique avec le mot "ange", ce qui rejoint le calembour entre "lait" et "vaches" dans "Comédie de la soif".
Pour "veines" et "vignes", Banville parlerait d'assonance, et justement dans leur traité Thieulin et Le Goffic font remarquer que Banville s'est trompé au sujet d'un poème médiéval parce que le mot "dragme" se prononçait bien "drame" au Moyen Âge. Pour "blesse" et "mousse" on a une assonance avec un contraste sémantique entre l'idée de blessure et celle d'un accueil sur de la mousse. La désorganisation des rimes s'aggrave dans les strophes ou séquences qui suivent. Mais veuillez considérer un fait macroscopique en liaison avec les rimes. Le verbe "Meurt" est en attaque de deuxième vers, prolongé par la forme "maladif hallali" qui non contente d'accentuer l'idée "hallali" amplifie le réseau des consonnes de "Meurt". Les voyelles sont symétriques dans "maladif hallali", expression qui commence comme "Meurt" par un "m" initial, et notons, même si c'est peut-être accessoirement, que le "l" est une voyelle liquide tout comme le "r". Or, le dernier vers de la séquence contient un verbe qui équivaut à "Meurt" du vers 2 : "Je succomberai", il s'agit de la conséquence supposée au verbe "blesse" et l'assonance avec "mousse" est alors d'autant plus significativement à rapprocher de "maladif hallali" et "Meurt" qu'il commence par un "m" initial.
Le verbe "mourir" et plus précisément des formes conjuguées superposables à la forme "Meurt" sont déployés dans la deuxième séquence du poème, une fois à la rime et une autre fois à peu de distance à nouveau en attaque de vers :
[...]- Ah ! moins seul et moins nul ! - je meure.Au lieu que les Bergers, c'est drôle,Meurent à peu près par le monde.
L'écartement des rimes authentiques accentue le relief de toutes ces occurrences du verbe mourir, formes conjuguées variées mais identiques à l'oreille : "Meurt", "meure" et "Meurent".
Le défaut des rimes permet encore une autre mise en relief, celle des termes opposés "fortune" et "infortune", tous deux en fin de vers dans le poème, le mot "fortune" est "à la rime" dans la deuxième séquence, et l'occurrence "infortune" est le mot de la fin. Et dans la composition d'ensemble, on constate significativement que le mot "infortune" est à la rime dans "Âge d'or".
Voilà de belles pistes de réflexion pour l'avenir des études rimbaldiennes sur les poèmes du printemps 1872.
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Je ne peux pas traiter de tout le traité de versification ici, mais je relève ceci dans le troisième chapitre "De l'élision et de l'hiatus" : il est dit que la proscription de l'hiatus ne date que de Malherbe, lequel s'en est autorisé dans sa jeunesse et cela dans le poème "Les Larmes de saint Pierre". Je précise au passage qu'il s'agit d'un poème connu, il fait partie de la sélection anthologique des poèmes de Malherbe dans le Lagarde et Michard. Voici l'extrait cité par nos deux auteurs :
Je demeure en danger que l'âme qui est néePour ne mourir jamais, meure éternellement.
L'hiatus concerne la suite "qui est".
Sans voir le parti à en tirer, nos deux auteurs continuent de la sorte :
M. de Banville cite pour leur douceur ces deux exemples d'hiatus :Ah ! folle que tu es,Comme je t'aimerais demain si tu vivais !(A. de Musset.)Qu'on me vienne aujourd'huiDemander : aimez-vous ? je répondrais que oui.(La Fontaine)
On peut envisager que le choix de Musset soit fait en connaissance de cause, "tu es" contre "qui est née" du premier grand censeur des hiatus.
Ajoutons que trois pages auparavant, la note 2 de bas de page du traité, au même chapitre, traitait le cas du vers de La Fontaine comme problématique, puisque certains prônent une lecture du "oui" en deux syllabes. Ceci dit, j'ai déjà lu des traités où le "oui" est un cas à part traité en gros comme l'équivalent d'un mot à "h" aspiré.
Enfin, j'en profite pour ramener ma science en signalant à l'attention qu'en 1822, quelques années avant Musset, Marceline Desbordes-Valmore a publié un poème dont les deux derniers mots sont un hiatus que Banville aurait pu citer pour sa douceur ! Et son éloquence !
LE VŒUTes mépris, ton inconstance,Ne feront plus ma douleur ;A ta trompeuse éloquenceL'Amour a fermé mon cœur ;Un soupir, un regard tendre,Avaient pour moi plus d'appas ;Et je savais mieux t'entendreQuand tu ne me parlais pas.Lorsque ta paupière humideSur mes yeux vint s'adoucir ;Quand ta bouche, encor timide,Trahit ton premier soupir ;Je tremblai comme la feuilleQue caresse le zéphyr,Et qui doucement recueilleLe baiser qu'il semble offrir.Quand tu peignais la tendresse,L'amour, la crainte ou l'espoir,De plaisir et de tristesseJe me sentais émouvoir ;Et ces accents pleins de flamme,Par un prestige enchanteur,Semblaient sortir de ton âmePour se graver dans mon cœur.Mais que cette âme sensibleM'échappe enfin sans retour !La mienne est déjà paisible ;Elle attend un autre amour...Que dis-je ? ah! s'il faut te craindreSauras-tu moins me charmer ?Non ! je veux apprendre à feindre,Et je n'apprends qu'à aimer.
Je ne surveillais pas l'occurrence d'un hiatus quand je l'ai découvert en ce poème, il est exhibé de manière ostentatoire, mais ce poème n'a pas été repris dans le volume des Poésies de 1830, ni dans l'anthologie beuvienne, ni dans les anthologies du vingtième siècle. Une belle antériorité sur Musset qui passe à la trappe. Mais, Hugo, Musset ne lisaient-ils pas les premiers recueils de la poétesse avant son recueil de 1830 ? 
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Passons maintenant au chapitre IV "Du nombre des syllabes dans le vers". Voici l'exposé concis du premier paragraphe :
Les vers peuvent avoir de une à douze syllabes. Les vers de treize syllabes et plus seront toujours l'exception.
 Mais une note 1 de bas de page entre dans certaines précisions, avec mention de Verlaine. Il faut noter que dans ce traité, sauf inattention de ma part, les vers de Verlaine ne sont jamais cités en exemples, mais le poète est mentionné dans les notes de bas de page. Rimbaud est clairement écarté, même quand il est question du vers libre ou du vers de onze syllabes.
Je cite la note :
Se reporter particulièrement chez les contemporains, pour ces vers, à M. Paul Verlaine et à M. Jean Moréas. Au reste les vers de treize et de quinze syllabes tout au moins ne sauraient passer pour une innovation. Baïf a composé une pièce de 300 vers dans ce dernier mètre, et l'on trouve des vers de treize syllabes dans les chansons à boire de Saint-Amand et de Scarron :Ainsi chantaient au cabaretLe bon gros Saint-Amand et le vieux père Faret.(Saint-Amand)Jetons nos chapeaux et nous coiffons de nos serviettesEt tambourinons de nos couteaux sur nos assiettes...(Scarron)Franc de tout vice ne suis ; mais j'ay mis toujours mon estudeDe sauver mon cher honneur du reproche d'ingratitude...(Baïf)
 Je vais éviter de débattre ici du problème posé par les vers de Baïf, mais je fais remarquer que d'ordinaire les métriciens du vingtième siècle ne citent guère que Scarron comme précurseur pour le vers de treize syllabes. Or, ici, c'est intéressant à deux égards. Nos auteurs citent un poème de Saint-Amant (qu'ils orthographient avec un "d") qui passe de l'octosyllabe au vers de treize syllabes. Et ils parlent d'un emploi dans des chansons à boire. Voilà qui est doublement intéressant dans le cas du célèbre poème de Verlaine dont je cite à dessein la première strophe :
Je ne sais pourquoiMon esprit amerD'une aile inquiète et folle vole sur la mer,Tout ce qui m'est cher,D'une aile d'effroi,Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi ? Pourquoi ?
 Nos auteurs ont séparé en deux chapitres distincts le rapport sur la longueur des vers et l'étude sur la césure, et ils n'ont pas précisé ici que le vers de treize syllabes de Scarron et Saint-Amant avait un premier hémistiche de cinq syllabes et un second de huit syllabes. Je suppose qu'il y a une origine chansonnière perdue au vers de treize syllabes où il y avait initialement un entremêlement de vers de cinq et huit syllabes, avant qu'une idée de vers long apparaisse en ce sein, mais peu importe cette hypothèse. Je remarque que Verlaine a repris le modèle de Saint-Amant, sauf qu'au lieu d'exhiber l'octosyllabe qui correspond au deuxième hémistiche du vers de treize syllabes et il a opté pour l'alternance avec le vers de cinq syllabes qui correspond au premier hémistiche du même vers de treize syllabes. Donc Saint-Amant est le modèle de référence du poème de Verlaine, connu alors de Thieulin et Le Goffic par son insertion dans le recueil Sagesse. Ensuite, cela nous invite à considérer le sens formel du poème avec ses soubresauts divins : "et folle vole sur la mer", "au ras des flots." Le modèle est bien d'une chanson à boire, mais sur le mode vécu du moment où on décuve péniblement. J'ignore si les verlainiens citent la référence directe à une chanson à boire de Saint-Amant, je n'ai pas vérifié, mais je pense que non, vu l'exclusivité de la référence à Scarron que je crois avoir remarqué jusqu'à présent. Et j'insiste sur la signification formelle de "chanson à boire".
Voilà comment on fait des études rimbaldo-verlainiennes bien consommées.
Inévitablement, le traité se répète, reprend des développements antérieurs, étant donné la séparation des chapitres I "Origines du vers français", IV "Du nombre des syllabes dans le vers", "De la césure" et "De l'enjambement". Mais ici la petite histoire rapide sur l'alexandrin offre l'occasion d'un autre bonbon rimbaldien. L'alexandrin est devenu fréquent dans la poésie lyrique elle-même et nos auteurs citent un poème de Maurice Bouchor dont la ressemblance est évidente avec "Antique", poème en prose supposé parnassien des Illuminations :
BACCHUS.Je le vois qui chemine avec son lent cortège ;Un splendide rideau de pourpre le protègeContre le ciel ardent. Il feint de sommeiller,Le coude sur un mol et profond oreiller,La mitre au front, vêtu comme un roi de Lydie ;Mais il rêve ; son cœur est plein de mélodie.Le roulis de son char le berce ; et, chaque foisQu'il anime du geste ou flatte de la voixSes panthères au poil soyeux, souples et fières,On voit, sous les longs cils qui frangent ses paupières,Une grâce divine alanguir ses yeux noirs.De légères vapeurs montent des encensoirs ;Le cortège retient ses clameurs triomphales,Et l'on entend frémir doucement les cymbales.(Maurice Bouchor.)
 Le modèle parnassien est sensible, on songe à Leconte de Lisle et d'autres, vous avez le rejet à la césure "le berce". Je note le glissement de "Je le vois" à "On voit". On reconnaît un très parnassien franchissement voluptueux de la césure : "sur un mol et profond oreiller". Vous me direz que cela n'a rien à voir avec "Antique" de Rimbaud si ce n'est une certaine allure de traitement qui est un cliché parnassien. Certes, le poème traite de Bacchus et cela n'apportera rien de précis à la lecture de "Antique". Tout de même, je relève le vers qui joue à caler le mot "coeur" à la césure : "Mais il rêve ; son coeur est plein de mélodie." Quant au dernier vers sur les cymbales, introduit par "Et", je ne m'empêcherais pas de le comparer à l'audacieux "et cette jambe de gauche" qui n'est pas une viole de gambe. Puis, n'étant pas très intéressé par les poésies de Bouchor, il faut aussi que je prenne en considération la date de publication, sinon de composition du poème de Bouchor avant tout rapprochement avec "Antique", mais dans tous les cas il reste à se demander pourquoi Rimbaud a composé un poème tel que "Antique" entre la fin de 1872 et la fin de 1874. Pourquoi n'aurait-il pas été poussé à le faire en connaissant ce que composait Bouchor au même moment, ou quelque autre poète modèle pour Bouchor ? J'ai l'impression de rencontrer ici un sujet à creuser. Ceci dit, vérification faite, il ne s'agit que d'un extrait d'un poème plus long paru dans le recueil Les Symboles en 1888, c'est sans doute pas d'un intérêt si fort que ça.
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Mais si vous lisez cet article, c'est pour lire ce que je vais dire des vers de onze et neuf syllabes comme cela est annoncé dans son titre. Eh bien ! nous y arrivons enfin.
Après avoir rappelé les trois grands vers issus du Moyen Âge, l'alexandrin, le décasyllabe et l'octosyllabe, mais sans parler de la césure, Thieulin et Le Goffic parlent des vers de onze syllabes et de neuf syllabes, laissant pour la fin le cas des vers de moins de huit syllabes.
Je cite immédiatement leur discours :
   Les vers de onze syllabes (hendécasyllabes) et de neuf syllabes (ennéasyllabes) sont d'un rythme difficile à saisir, et leur emploi a toujours été très rare. On trouve pour la première fois au XVIe siècle des exemples du vers de onze syllabes ; mais les poètes de la Pléiade prétendaient imiter ainsi certains mètres antiques établis sur la quantité, et leurs essais tentés à un tel point de vue ne pouvaient avoir qu'un succès de circonstance.
   Le vers de neuf syllabes, d'invention postérieure encore, convient bien à certaines coupes mélodiques ; aussi le rencontre-t-on souvent dans les pièces destinées au chant : c'est ainsi que Molière l'a employé des ses divertissements et Malherbe dans quelques chansons. Voici un exemple des vers de onze et neuf syllabes combinés :
                  Oh ! regarde donc les arbres affolés !
                           On dirait qu'ils sont pris de vertiges ;
                           Les voilà plus souples que des blés
                  Dont la grêle d'août vient flageller les tiges.
                                                       (Edmond Haraucourt.)
   L'unique tort des vers de neuf et onze syllabes est de trop se rapprocher du décasyllabe et de l'alexandrin, qui nous ont pliés à leur rythme simple et à leur forme symétrique. Cependant ils ont été repris de nos jours avec succès, et il suffirait d'une éducation plus complète de l'oreille pour les faire accepter définitivement [Note de bas de page : Voir plus loin le chap. sur la césure]
Edmond Haraucourt est né en 1856, il est plus jeune que Rimbaud et n'entre en littérature que dans la décennie 1880. Il a fait ,partie des Hydropathes et il est connu moins pour le vers-refrain de son "Rondel de l'adieu" : "Partir, c'est mourir un peu" qui date de 1890. Né en 1855, Maurice Bouchor est lui aussi un peu plus jeune que Rimbaud. Et nos auteurs citent un poème d'un recueil de 1888. On voit quand même qu'il y a de quoi s'étonner. Nos auteurs ne citent pas volontiers les vers de Verlaine, mais ils le mentionnent dans leur prose. Quant à Rimbaud, il est significativement tu, puisqu'en 1897 les remous sont déjà assez importants dans les milieux littéraires. On me dira qu'on se fait une idée fausse de l'importance prise à l'époque par les vers et proses de Rimbaud, mais si nos auteurs mentionnent Verlaine, citent des vers de Bouchor, Haraucourt, Moréas, etc., c'est qu'ils sont au courant des débats autour de Rimbaud. Il faut quand même le faire : Rimbaud ne sera cité ni pour le vers de onze syllabes, ni pour le vers libre moderne ! Une méconnaissance reste probable.
En tout cas, traitons de ce qui est intéressant. Premièrement, à l'époque, le retour du recours aux vers de neuf et onze syllabes est assez récent, et Haraucourt s'ingénie à les combiner pour pouvoir prétendre à apporter sa petite contribution originale à cette évolution. Ensuite, j'ai déjà dit à plusieurs reprises que les premiers vers de onze syllabes de Ronsard imitaient un mode d'ode saphique et que Molière avait pratiqué l'ennéasyllabe dans des comédies que tout amateur de littérature a dû lire.
Je ne vois jamais ces précisions chez les métriciens actuels : odes saphiques de Ronsard et vers de neuf syllabes de Molière, et ici on me les apporte naturellement sur un plateau, avec même un nonchalant manque de précision : "imiter ainsi certains mètres antiques" ou "divertissements" de Molière. Les métriciens actuels citent plus volontiers les chansons en vers de neuf syllabes de Malherbe, alors que la mention de Molière est plus importante qu'il n'y paraît. On connaît tous ce fameux débat sur le plus grand auteur français. Pour les anglais, il y a Shakespeare, pour les italiens, il y a Dante, pour les grecs, il y a Homère, pour les allemands, il y a Goethe, pour les russes il y a Dostoïevski, pour les espagnols, il y a Cervantès, et puis, pour les français, il y a l'embarras du choix ou alors la mention pour moi problématique de Molière, vu qu'il ne surclasse ni Racine, ni Corneille, ses contemporains et cela dans le seul domaine déjà du théâtre. Et puis, personnellement, je n'ai pas tant de crises de fous rires que ça en lisant les farces de Molière. Heureusement, il y a Le Misanthrope, mais même Dom Juan et Tartuffe je ne me vois pas vanter ces deux comédies comme ce qui s'est fait de mieux dans la littérature française. On dira que j'exagère sur Dom Juan, mais c'est un fait que la donnée de base n'est pas résolument personnelle. Victor Hugo est à mon sens celui qu'on peut mettre en avant. Il a une identité forte, il est l'un des tout meilleurs poètes, il est aussi un dramaturge de valeur, même si la construction des pièces laisse à désirer, y compris Hernani. Il est aussi l'un de nos plus grands romanciers, et il est anormalement méconnu dans son propre pays. Je me permets de préciser que si nous lisons Zola aujourd'hui c'est pas pour son naturalisme, c'est pour sa démarcation du style hugolien ! C'est très bien Zola, mais c'est un disciple d'Hugo et non pas de Balzac, Stendhal et Flaubert. Il serait peut-être temps de s'en rendre compte. Puis, il faut arrêter de vouloir émerveiller le monde avec la prose lourde de Flaubert et du Nouveau Roman. Je ressens beaucoup plus de choses en lisant des paragraphes de Victor Hugo qu'en lisant du Flaubert. Il y a peut-être un problème qui a échappé aux universitaires.
Enfin, bref, fin de la digression ! Molière est une référence et Banville comme d'autres a dû lire l'intégralité de ses pièces, et a dû porter attention aux passages en vers.
Autant Banville a pu passer à côté des chansons de Malherbe, autant il n'a pas pu passer à compter des vers de neuf syllabes de Molière. Vous avez plus de chances de rencontrer quelqu'un dans la rue qui a lu des vers de neuf syllabes de Molière que de Malherbe. Il faut savoir mettre le curseur sur les priorités. Le vers de neuf syllabes est venu jusqu'à nous par la publication constante de l'intégralité des comédies de Molière.
Les métriciens actuels citent les chansons de Malherbe, mais pas les vers de Molière, ce que je trouve illogique au plan de l'histoire littéraire.
Malheureusement, nos auteurs ne parlent pas ici de la césure, et il va falloir se reporter au chapitre à son sujet pour avoir les suites de leurs raisonnements sur les vers de neuf et onze syllabes. Nous allons donc nous y reporter, mais avant de le faire reportez-vous au dernier paragraphe cité dont je n'ai encore rien dit !
Les deux auteurs soulignent sans impliquer la césure, ce qui est un tort, que les vers de neuf et onze syllabes posent problème parce qu'ils sont trop proches du vers de dix syllabes et de l'alexandrin. Puisqu'ils ne parlent pas de la césure, on pourrait leur répliquer que le premier est proche aussi du vers de huit syllabes. Mais c'est bien entendu le sous-entendu d'une présence de la césure qui justifie le propos des deux auteurs. On a ensuite une affirmation erronée selon laquelle le rythme des décasyllabes et alexandrins est simple et symétrique, ce qui est faux dans le cas du décasyllabe, où la césure est après la quatrième syllabe, il n'y a donc pas de symétrie dans le décasyllabe classique. Et quelle serait cette simplicité qui complète la symétrie ? On le voit, les auteurs improvisent sans être pleinement conscient de ce qu'ils écrivent, mais ils formulent malgré tout des remarques intéressantes : ils parlent d'une éducation plus complète de l'oreille pour qu'on accepte définitivement les vers de neuf et onze syllabes, autrement dit ils auraient dû dire tout simplement que leur acclimatation n'est qu'une question d'habitude. Ils gonflent cela de mots pour en faire une idée bouleversante, alors qu'ils ne parlent de rien d'autre que d'une accoutumance.
Venons-en maintenant au chapitre VI "De la césure" que nos auteurs prétendent avoir significativement enrichi à partir de la deuxième édition.
Tout commence par une définition bien soulignée en attaque de premier paragraphe : "La césure est un repos de la voix, marqué à l'intérieur du vers par une syllabe tonique plus fortement accentuée que les autres toniques du vers." L'idée de "syllabe tonique plus fortement accentuée que les autres toniques du vers" appellerait une définition, mais il s'agit d'un propos inattentif et imprudent qui souffre de la multitude infinie des contre-exemples. On retrouve cette superposition qui ne va pas du tout de soi de l'accent avec un repos, puisqu'on ignore en quoi une élévation de la voix devrait être suivie d'un repos. D'ailleurs, l'idée de "repos" ou "pause" est une extrapolation intuitive de l'idée d'articulation dans les séquences grammaticales, mais à tout prendre l'idée de repos a un sens pour la poésie en vers que n'a pas celle d'accent tonique.
Mais le texte semble avoir été écrit à la hâte sans aucune relecture, puisque sans raison les auteurs enchaînent avec le cas de l'e qu'ils disent "muet" et vont écrire un véritable charabia :
La césure est un repos de la voix, marqué à l'intérieur du vers par une syllabe tonique plus fortement accentuée que les autres toniques du vers. Ou bien cette césure entraîne après elle, comme dans le type classique des vers de dix et douze syllabes, la chute de l'e muet :Oui, je viens dans son tem / pl(e) adorer l'Eternel...(Racine)ou bien, comme dans les autres vers, elle peut être suivie d'un e muet non élidé :Jean Raci / ne, le grand poète.(Sainte-Beuve)
Ne me faites pas croire que vous comprenez ce que vous venez de lire, parce que ça n'a aucun sens.
Les deux "ou bien" n'ont rien à voir avec la définition de départ. Si, artificiellement, parce que les auteurs traitent le cas de l'élision du "e" après la césure, mais c'est complètement grotesque, puisqu'ils semblent écrire quelque chose d'absurde : s'il y a élision du "e" il n'y a pas de repos, l'élision du "e" en fait office. Ils auraient été plus conséquents, en suivant leur principe, s'ils avaient dit que le repos exigé par la syllabe tonique entraînait la nécessaire élision du "e" muet qui suit. Notons que l'élision est obtenue au moyen d'un travail à l'intérieur du second hémistiche qui consiste à élider le "e" au moyen d'une voyelle. Là, vous constatez l'artificialité du raisonnement dans toute son étendue. Le second "ou bien" est désastreux. Le cerveau du lecteur doit passer du temps à déterminer si ce "ou bien" est lié au précédent ou pas, à cause du très mauvais placement des deux comparaisons : "comme dans le type classique des vers de dix et douze syllabes", "comme dans les autres vers". C'est déjà très mal écrit. Cela ne s'arrête pas là. L'expression "comme dans les autres vers" est erronée, puisque ce n'est pas du tout ça l'opposition que font les deux auteurs. Les deux auteurs opposent la césure fixe des décasyllabes et des alexandrins à la césure mobile ou coupe grammaticale que certes on peut rencontrer dans les autres vers plus courts, mais aussi ailleurs qu'à la césure fixe dans les décasyllabes et les alexandrins, et tant qu'on y est qu'on rencontre aussi partout dans la prose, à tel point que les auteurs n'ont même pas eu la décence de citer un vers clairement identifiable comme tel de Sainte-Beuve. C'est un octosyllabe de Sainte-Beuve ou une citation en prose ? On nous invite à le considérer comme un octosyllabe, sauf que c'est tellement mal choisi qu'on pense à un extrait quelconque non formaté.
Puis, nous manquons encore de définitions pour opposer la césure des décasyllabes et des alexandrins de la césure partout en langue qui n'est qu'une coupe grammaticale justifiant évasivement la thèse du repos après un accent tonique plus marqué.
La théorie de l'accent tonique est fausse, mais même en laissent cette fausseté de côté, vous êtes en mesure de voir le problème suivant : on a une opposition problématique entre un repérage de césures fixes constantes dans les vers de dix et douze syllabes et un repérage aléatoire de coupes grammaticales que, par application d'un procédé mécanique, on peut repérer tant dans les vers que dans la prose.
Et cette opposition, nos auteurs ne la font à aucun moment clairement dans leurs esprits.
Oui, ils vont soutenir qu'il y a des césures fixes pour le décasyllabe et l'alexandrin, et vous allez me dire qu'il suffit de comprendre que seules les césures fixes correspondent à nos césures, prises au sens strict. Mais le problème ne s'arrête pas là, puisque dans la foulée nos auteurs nous expliquent que même si les césures fixes ne concernent que la quatrième syllabe du décasyllabe initial et la sixième de l'alexandrin, il y a des césures obligatoires dans les vers de plus de cinq syllabes. Seuls les vers de une (forcément), deux, trois, quatre et cinq syllabes n'ont pas de césures obligatoires. Sans s'en rendre compte, nos auteurs supposent un changement de nature dans la perception du vers, puisqu'un vers doit avoir un charme binaire sinon ternaire à leurs oreilles. La théorie est complètement fausse, et l'inconscience de l'inconsistance théorique de leurs propos suffit à vous inviter à vous en défier, j'ose croire, mais il faut se pencher sur cette idée en poupe à l'époque.
Pour le premier vers à césure obligatoire, nos auteurs citent huit vers de Victor Hugo où ils prétendent identifier toutes les formules possibles de césures, les notations par une barre verticale (ici oblique) sont de leur fait :
Pourtant / j'aime une rive,Où jamais / des hiversLe souffle froid / n'arrivePar les vitraux / ouverts.L'été, / la pluie est chaude ;L'insecte vert / qui rôdeLuit /, vivante émeraude,Sous les brins d'her / be vertes.
Pour certains vers, les prétendues césures correspondent à un signe de ponctuation ou à un endroit favorable à son insertion ("Pourtant", "jamais"). Pour briser la théorie, il suffit de contre-exemples de vers abondamment ponctués, voire ponctués syllabe après syllabe. Il existe aussi des contre-exemples subtils : on peut citer un nombre considérable de vers classiques avec en tête de second hémistiche la configuration "que, [...]" ou bien "si, [...]".
Je ne ressens pas du tout la pertinence de la coupe du vers que je lis tout d'une haleine : "Le souffle froid n'arrive" et encore moins la coupe au vers suivant puisque lecteur bien éduqué j'effectue la liaison : "Par les vitraux [z]ouverts", ce qui exclut tant l'accent tonique que le repos !!! Le découpage au dernier vers est artificiel et pourrait encourager une révision du vers : "L'insec / cte vert / qui rôde". Les auteurs prétendent que deux syllabes toniques ne peuvent pas se suivre, ce qui est facile à contredire soit en citant des poèmes avec des jeux sur la rime et des vers d'une syllabe, soit en créant une suite d'un nom long et d'un adjectif monosyllabique, ce qu'on peut encore travailler par la prosodie des consonnes et des voyelles : "des promeneurs sûrs", etc. J'ai même envie de dire que si nos auteurs pratiquent un repos après "vitraux", quasi mécaniquement la lecture à deux accents toniques du dissyllabe  "ouverts" devient tentante : "Par les vitraux... Ouverts..."
Ces considérations ont fait illusion des décennies durant, mais il n'en reste pas moins qu'on constate l'opposition entre la césure fixe et des coupes grammaticales traitées caricaturalement, avec une hybridation arbitraire consistant à faire passer certaines coupes grammaticales mobiles pour obligatoires en poésie, en contradiction avec les traités et arts poétiques des siècles passés qui n'en parlent jamais.
La versification a vécu un très sale vingtième siècle !
A cause de ça !
Evidemment, la théorie de l'accent tonique est antérieure à ce traité, et Hugo et Rimbaud ont pu lire cette théorie pour partie dans Wilhelm Ténint, pour partie dans Quicherat et d'autres traités courants de leur époque.
A un moment donné, en donnant un exemple, Le Goffic et Thieulin avouent la nature problématique de l'exercice. Pour le vers : "Car des plus adorables choses", ils hésitent entre une césure après "Car" ou une césure après "plus", césure qu'il trouve naturelle alors que les études de corpus révèlent inévitablement qu'elle était audacieuse.
Mais j'en arrive aux césures des vers de neuf et onze syllabes.
Pour le vers de neuf syllabes, voici le magnifique discours auquel on a droit et cela est important, puisque tout cela renvoie au traité de Banville lui-même :
[...] Le vers de neuf syllabes peut avoir sa tonique à la quatrième syllabe. Ex. :La foudre gron / de et l'orage approche.(F. de Gramont)Il peut l'avoir également à la troisième et à la sixième syllabe et former ainsi un vers trimètre parfaitement accentué, comme dans ces vers de Molière :Quand l'hiver / a glacé / nos guérets,Le printemps / vient repren / dre sa placeEt ramè / ne à nos champs / leurs attraits.Mais, hélas ! / lorsque l'â / ge nous glace,Nos beaux jours / ne revien / nent jamais.Au besoin même, la tonique de la sixième syllabe peut se supprimer. Ex. :L'air est plein / d'une haleine de roses ;Tous les vents / tiennent leurs bouches closes.(Chanson attribuée à Malherbe)Enfin, la tonique peut porter sur la cinquième syllabe ; c'est un rythme assez peu usité d'ailleurs :Mais l'ombre toujours / entend frémirTa plainte qui meurt, / comme étouffée,Et tes verts roseaux / tout bas gémir;Fleuve qu'a rougi / le sang d'Orphée.(Th. de Banville)Le poète adopte d'habitude pour l'ensemble de sa pièce l'un ou l'autre de ces rythmes ; mais on les trouve aussi mélangés. Ex. :Entrecoupé / d'ombre et de clarté,Le ruisseau d'argent / bruit à peine.On croirait entendre / une âme en peinePleurant tout bas / le temps enchanté.(G. Vicaire)
Vous ne rêvez pas ! Nos auteurs citent aussi des vers de Gabriel Vicaire, et il y a aussi plusieurs citations d'Emile Blémont dans ce traité.
Ce qui m'intéresse, c'est les anomalies. Les auteurs auraient dû commencer par mentionner le type le plus ancien, celui de Molière et Malherbe. On a droit à une citation de F. de Gramont, là encore on fait dans l'auteur récent étonnant. Mais ce type de césure a été initié par Paul Verlaine et Charles Cros ("Chant éthiopien" de l'un, "Art poétique" et "Bruxelles, chevaux de bois" de l'autre). Ensuite, il y a une mention comme une rareté d'une césure après la cinquième syllabe avec un poème de Banville. Mais pourquoi ne pas dire que le vers de Banville est expérimental et présenté comme tel à la fin de son traité ?
Ensuite, nos théoriciens commettent la même erreur que Banville à propos de l'ennéasyllabe classique, en lui prêtant deux césures qui en ferait un trimètre. Banville analysait de la sorte des vers de Scribe. Nos deux auteurs ont le mérite de l'érudition en citant des vers de Molière et une chanson attribuée à Malherbe, où vous remarquerez que le mot "haleine" et la rime sont à rapprocher de l'univers de "L'Ariette oubliée" de Favart et de la quatrième des "ariettes oubliées" de Verlaine.
Ce qui est vraiment comique, c'est la mention "Au besoin", au besoin de quoi ? avec un ultime exemple où la césure à la sixième syllabe peut être supprimée. Pourquoi ne pas l'appliquer au poème de Molière pour supprimer trois césures inimaginables à son époque : "reprendre (sa place)", "âge" et "reviennent" étant coupés en deux. Molière n'a qu'une césure dans ces vers, celle après la troisième syllabe, c'était pareil pour les vers de Scribe mal disséqués par Banville dans son traité.
Ce qui est vraiment comique, c'est la mention "Au besoin", au besoin de quoi ? avec un ultime exemple où la césure à la sixième syllabe peut être supprimée. Pourquoi ne pas l'appliquer au poème de Molière pour supprimer trois césures inimaginables à son époque : "reprendre (sa place)", "âge" et "reviennent" étant coupés en deux. Molière n'a qu'une césure dans ces vers, celle après la troisième syllabe, c'était pareil pour les vers de Scribe mal disséqués par Banville dans son traité.
C'est pour avoir repéré ces anomalies dans le traité de Banville que Cros et Verlaine ont composé des vers de neuf syllabes.
Verlaine a commencé par l'ennéasyllabe classique avec la césure après la seule troisième syllabe, mais comme Banville a découpé des césures avec enjambement à l'italienne, Verlaine a pratiqué des césures chahutées à la troisième syllabe de sa deuxième des "Ariettes oubliées" (je marque les césures par la barre oblique à l'instar de Thieulin et Le Goffic, mais j'ajoute pour complaire à Banville un signe + là où Banville croira identifier la nécessité d'une deuxième césure, ce qui vous permettra de bien comprendre l'énorme ironie à l'égard de Banville "Je devine ! à travers un murmure ! Le contour ! subtil des ! voix anciennes ! Et dans les ! lueurs mu... mu quoi ?" Banville était le roi des devineurs des métriques anciennes de nos Molières et compagnie) :
Je devine / à travers + un murmureLe contour / subtil des + voix anciennesEt dans les / lueurs mu+siciennes,Amour pâle, / une auro+re future !Et mon âme / et mon cœur + en déliresNe sont plus / qu'une espè+ce d’œil doubleOù tremblote / à travers + un jour troubleL'ariette, / hélas de + toutes lyres !Ô mourir / de cette + mort seuletteQue s'en vont, / cher amour + qui t'épeuresBalançant / jeunes et + vieilles heures !Ô mourir / de cette es+carpolette !
Ce poème est pour partie une mise en boîte de Banville. Et pour le savoir, il faut se rapporter au Petit traité de poésie française que Banville a publié en 1871 avec pré-publication à la clef de chapitres dans une revue. A la fin de l'introduction, Banville énumère les différents types de vers et il donne pour le vers de neuf syllabes une définition et un exemple qui ont fait tiquer Rimbaud, Verlaine et Cros :
Vers de neuf syllabes, avec deux repos ou césures, l'une après la troisième syllabe, l'autre après la sixième.Oui, c'est Dieu ! - qui t'appelle - et t'éclaire !A tes yeux - a brillé - sa lumière,En tes mains - il remet - sa bannière.Avec elle, - apparais - dans nos rangs,Et des grands - cette fou - le si fièreVa par toi - se réduire - en poussière,Car le ciel - t'a choisi - sur la terrePour frapper - et punir - les tyrans.(Eugène Scribe, Le Prophète, Acte II, scène VIII.)Nos poètes zutiques savaient par expérience que la césure sur "foule" était inimaginable dans l'esprit d'un Scribe ou d'un Molière, puisqu'eux-mêmes ne la pratiquaient pas encore dans les alexandrins. Les exemples de Villiers de L'Isle-Adam et Leconte de Lisle étaient récents et des étendards provocateurs, l'un datant de 1858, et l'autre de 1869 avec la première livraison du second Parnasse contemporain. Il suffisait d'une anomalie pour des poètes plus intelligents que la moyenne : Rimbaud, Cros et Verlaine, comprennent que le bonhomme Banville s'était trompé, il n'y a qu'une seule césure après la troisième syllabe dans ces vers d'Eugène Scribe et le même raisonnement s'applique plus haut aux ennéasyllabes de Molières mal découpés par Le Goffic et Thieulin.
Vous comprenez maintenant pourquoi tout cela est comique. Vous constatez que les vers de Scribe comporte le mot "bannière" à la rime, ce qui fait penser au titre "Bannières de mai", mais vous comprenez aussi l'humour des vers de la deuxième des "Ariettes oubliées". Les vers de Scribe viennent d'une pièce intitulée Le Prophète, et vous avez ici quelqu'un qui s'adresse directement à Dieu avec l'idée qu'il peut tout réduire en poussière. Le poème de Verlaine commence par jouer sur l'idée de prophète au sujet de Banville, avec l'idée moins d'un prédicteur de l'avenir que d'un savant qui sait lire avec exactitude les recettes poétiques des grands poètes du passé. Banville parle même de mécanique des vers dans l'un des titres et chapitres de son traité.
Banville n'a rien deviné du tout en lisant les vers de Scribe, lequel Scribe est pourtant malmené dans ce traité, Banville l'accusant d'être un mauvais écrivain et de ne pas savoir rimer ailleurs dans son ouvrage. Et l'ennéasyllabe nous vient bien des voix anciennes. Le mot de la fin "escarpolette" suppose un persiflage la balançoire en trimètres 3-3-3 de la lecture de Banville. Evidemment, le poème de Verlaine a son sujet propre, il ne parle pas en son contenu du traité de Banville, mais il s'y superpose clairement tout une ribambelle d'allusions amusées. Le vers "Et mon coeur et mon âme en délires" sont un apparent trimètre pour mieux moquer Banville, lequel était d'ailleurs supposé être un des principaux lecteurs du recueil au moment de sa publication. Et vous voyez avec Thieulin et Le Goffic que les lecteurs de Verlaine étaient sur le mode de lecture en trimètres de Banville. C'est pour ça que j'ai noté par un + l'emplacement mécanique de la seconde césure prévue par Banville et consorts. Admirez comment Verlaine place deux fois la mention "à travers" en tête de second hémistiche et du coup devant cette illusion de deuxième césure ! Admirez comment du second au troisième vers, on passe de la fausse césure sur déterminant à la vraie césure audacieuse sur déterminant. Le mot "musiciennes" vient sceller le sort définitif de cette seconde césure, et si Banville et les autres ne l'ont pas remarquées ce sera la preuve qu'ils ne lisent pas les césures, se contentant de se laisser porter par les poèmes.
Il y a d'autres détails que je pourrais commenter comme marqueurs d'ironie, le rejet d'épithète "subtil", adjectif qui qualifie le mot "contours", le faux découpage "de cette" entre "mourir" et "mort", etc. le rejet de hélas après ariette qui crée le faux groupe "hélas de". Le roulement dur des "r" dans "aurore future" va dans ce sens. Les choix de "tremblote", "jour trouble" et cette "espèce d'oeil double". Tout renvoie malignement au problème de lecture métrique de Banville. On peut supposer que Banville trouverait magnifiquement contrastive la seconde césure de l'avant-dernier vers puisque "vieilles" est l'antonyme de "jeunes".
Or, à la fin de son traité, à la suite de la conclusion, Banville, sans relever qu'il s'est trompé, revient sur le vers de neuf syllabes pour nous affirmer quelque chose d'inédit : on peut faire un très bon poème en vers de neuf syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Juge et parti, Banville exhibe cette pièce inédite en la flanquant des traits horizontaux pour indiquer où se trouve la césure à ses lecteurs.
Banville ne dit pas que ce vers vient de la tradition, qu'il y a des exemples antérieurs, il invente un type de césure pour un vers.
C'est pour cela que Verlaine et Cros ont inventé le vers de neuf syllabes avec une césure après la quatrième syllabe prenant le contrepied de l'inédit de Banville.
Or, méconnaissant tout cela, Thieulin et Le Goffice exhibe le vers à césure après la quatrième syllabe comme premier modèle en citant du F. de Gramont, alors que c'est le vers inventé par Cros et Verlaine, puis ils citent le vers de chanson classique avec la mauvaise analyse pour Molière, la bonne pour Malherbe, puis ils citent le cas rare de Banville en lui supposant une rareté qui ne concerne pas que Banville, ce qui n'a aucun sens, et enfin il cite le mélange des deux dernières mesures chez un décadent.
Mais Gramont et Vicaire s'inspirent du modèle de Cros et Verlaine qui se sont inspirés du modèle de Banville.
Même s'ils ignoraient ces faits, Le Goffic et Thieulin devaient commencer leur revue par les vers de Molière et Malherbe, et la chronologie aurait même dû les inviter à citer le modèle de Banville avant de citer Gramont.
C'est du pur bon sens.
Les rejets "subtil" et "hélas" chez Verlaine sont peut-être aussi des allusions comiques au traité de Banville et à cette pièce inédite finale qu'il contient.
Cros et Verlaine s'étant brouillés et la chronologie de Verlaine étant incertaine, on ignore lequel des trois poèmes suivants fut le premier avec une césure après la quatrième syllabe : "Chevaux de bois", "Art poétique" et "Chant éthiopien". Par leurs seuls titres, les deux derniers sont clairement ironiques à l'égard du traité de Banville. "Chant éthiopien" a la primauté de la publication dans Le Coffret de santal en 1873, et on peut supposer qu'il est antérieur à "Bruxelles. Chevaux de bois" composé en août 1872, mais sans que nous ne puissions l'établir avec certitude. Le poème de Verlaine "Art poétique" publié tardivement pourrait être antérieur à "Chant éthiopien", mais on n'en sait rien. Nous sommes coincés dans les hypothèses. Les indices favorisent l'idée d'une invention de Charles Cros.
 Passons enfin aux césures des vers de onze syllabes.
Nos auteurs ont le mérite de citer des poètes anciens, à savoir Ronsard pour deux odes saphiques et le père Rapin pour une ode qui visiblement a été citée aussi par Littré, Littré étant à son traité à quelques reprises dans les notes de bas de page du traité de Le Goffic et Thieulin. Je ne sais pas comment me procurer le poème du père Rapin, il s'agit en principe de René Rapin, une satire de Mathurin Régnier lui dédié où il semble y avoir une allusion à cette ode avec mention de l'Hélicon. Rapin est connu pour un poème en latin, pour des réflexions sur le théâtre, sur Aristote, mais je ne sais pas où trouver cette ode. Les oeuvres complètes du père Rapin publiées à Amsterdam vers 1710 ne figurent pas sur Gallica.
Voici le début de l'ode du père Rapin cité par nos théoriciens du vers et par Littré, avec la barre pour la césure :
Vous qui les ruisseaux / d'Hélicon fréquentez,Vous qui les jardins / solitaires hantezEt le fond des bois /, curieux de choisirL'ombre et le loisir...
Cet extrait m'interpelle et la satire de Régnier m'invite à penser qu'il s'agit d'un poème de jeunesse, puisque Rapin a écrit sur le théâtre assez tard quand la gloire de Corneille était finissante, et ainsi de suite. En effet, après Malherbe, il y a eu une contrainte plus forte pour les enjambements à la césure. Or, nous avons en trois vers césurés un rejet de complément du nom et un rejet d'adjectif épithète : "d'Hélicon" puis "solitaires", seul le troisième vers a une césure classique post-malherbienne pour dire vite.
Le rejet d'épithète est le cas le plus frappant qui fait penser à un poème du début du dix-septième siècle. Quant à la strophe quatrain, elle est reprise à Ronsard et il s'agit donc bien de l'ode saphique, puisque ce quatrain démarque bien évidemment les strophes en langue grecque de la poétesse Sapho. En revanche, je ne suis pas au courant que Ronsard a voulu créer des vers mesurés comme Baïf. Pour moi, il s'est contenté d'un hémistiche de cinq syllabes suivi d'un hémistiche de six syllabes.
Marceline Desbordes-Valmore a employé le vers de onze syllabes dans deux de ses Poésies inédites parues accidentellement après sa mort : "La Fileuse et l'enfant" et "Rêverie intermittente d'une nuit triste". Desbordes-Valmore compose deux poèmes tout en vers de onze syllabes, n'y mélangent pas de vers de cinq syllabes et ne reprend pas le vers de cinq syllabes. Comme elle emploie la même césure que Ronsard et Rapin, j'imagine pourtant qu'elle n'ignorait pas la référence saphique du quatrain ronsardien. En tête des Poésies inédites, la poétesse rappelle avec ironie qu'elle vit dans un monde où les femmes ne doivent pas écrire, ce qui me fait tout de même penser que la liaison à la poétesse grecque encensée par tous ne lui a pas échappé quand elle a employé le moule ronsardien du vers de onze syllabes.
Evidemment, Gouvard, Bobillot, Cornulier et les métriciens ne se sont jamais posés la question. Personne n'a jamais réagi en vingt ans, alors que je l'ai dit plusieurs fois que cette coïncidence était étonnante. Si le vers de Desbordes-Valmore ne vient pas de Ronsard, d'où vient-il ? Il faut des exemples, les citer, les exhiber ! C'est ça, l'histoire littéraire !
D'autant que Sapho est la poétesse de la passion amoureuse, ce qui intéresse aussi l'image de Desbordes-Valmoire, d'autant que l'ambiance saphique est explicite dans la quatrième des "ariettes oubliées" de Verlaine qui reprend le vers de la poétesse douaisienne.
Le Goffic et Thieulin citent donc d'un côté Ronsard et Rapin, puis ils passent à Marceline Desbordes-Valmore et Banville, sauf que dans le cas de Banville il y a un autre souci. Banville donne un exemple de son cru dans son traité, évitant de citer des vers de Desbordes-Valmore, peut-être par misogynie, mais à ma connaissance Banville n'a pas publié de vers de onze syllabes en-dehors de son traité, et même pas les vers qui sont cités dans le traité. Si j'ai raté quelque chose, dites-le moi ?
Donc, pour rappel, à la fin de l'introduction de son traité, Banville cite les différentes mesures de vers, exemples à l'appui et en mentionnant les artistes cités. Aucun poète n'est mentionné pour les vers de onze syllabes ce qui semble indiquer qu'il s'agit de vers de l'auteur, sauf qu'à ma connaissance je n'ai jamais lu ces vers dans aucun recueil de Banville :
Vers de onze syllabes, avec un repos ou césure entre la cinquième syllabe.Les sylphes légers - s'en vont dans la nuit bruneCourir sur les flots - des ruisseaux querelleurs,Et, jouant parmi - les blancs rayons de lune,Voltigent riants - sur la cime des fleurs.Les zéphyrs sont pleins - de leur voix étouffée,Et parfois un pâtre - attiré par le cor,Aperçoit au loin, - Viviane la féeSur le vert coteau - peignant ses cheveux d'or.
 Je remarque que "'étouffée" est à la rime comme dans la dernière strophe, citée dans ce traité, du poème "Le Poète" de Banville exhibant des inédits vers de neuf syllabes avec une césure après la cinquième syllabe. Je remarque l'occurrence verbale "Voltigent", occasion de songer à nouveau à "Bannières de mai". Dites-moi dans quel recueil on peut lire ces vers de Banville ? S'agit-il d'un poème en deux quatrains ? Pourquoi ne pas citer Desbordes-Valmore dans son traité ? Et pourquoi associer Banville à Desbordes-Valmore ensuite dans le retour de ce vers, puisque Banville n'en parle qu'en son traité ?
Le renouveau de ce vers vient de Desbordes-Valmore, puis de Verlaine ! Et cela implique les vers de onze syllabes de Rimbaud.
Mais par exception Verlaine est enfin cité, et il l'est pour illustrer une autre césure, celle après la quatrième syllabe :
[...] Ce vers paraît pourtant susceptible d'une autre sorte de coupe :Et la bonté / qui s'en allait de ces chosesEtait puissan / te et charmante tellementQue la campa /gne autour se fleurit de rosesEt que la nuit / paraissait un diamant.(Paul Verlaine.)Au reste, les toniques de ce vers sont infiniment mobiles chez M. Paul Verlaine, qui tantôt en fait un trimètre coupé à la quatrième et à la septième syllab[e], tantôt place la tonique sur la sixième syllabe, tantôt la place sur la deuxième. L'instinct rythmique de M. Verlaine le sert dans ces difficultés où succomberait un artiste moins subtil. Quoi qu'il en soit, et ces coupes admises, le vers de onze syllabes, que les métriciens rangent d'ordinaire parmi les vers à césure fixe, rentrerait dans la catégorie des vers à césure mobile. Cette petite réforme serait plus facile à faire accepter de l'oreille moderne, peu coutumière du vers de onze syllabes, que la réforme analogue tentée par lee même poète et son école sur l'alexandrin.
 Il y a plusieurs remarques intéressantes à formuler. Même si Verlaine est réputé ne pas trop respecter de césure fixe, les auteurs qui oublient de citer qu'il pratique la césure après la cinquième syllabe lui attribue trois tendances : une tendance à la césure après la quatrième syllabe qui est parvenue jusqu'à nous, une tendance cette fois discutable et dépendante de la première à une double césure après la quatrième et après la septième syllabe, sachant que Le Goffic et Thieulin ne songent même pas au premier vers de "Larme" en rédigeant cela, et enfin à une césure après la sixième syllabe qui est l'inversion du modèle canonique à l'instar de la réponse de Cros et Verlaine aux vers de neuf syllabes à césure inédite du traité de Banville. Je passe sur le constat exagéré à propos de la césure après la deuxième syllabe, des cas plus troublants étant envisageables plutôt après la troisième syllabe.
Je rappelle que ni Le Goffic, ni Thieulin, ni Cornulier, ni Gouvard, ni Bobillot, ne parlent d'une césure systématique après la quatrième syllabe des vers de onze syllabes de pièces telles que "Crimen amoris", ça c'est moi qui l'ai martelé.
On voit apparaît l'idée de trimètre avec la double coupe après la quatrième et la septième syllabes, donc on retrouve mon idée que dans "Larme" Rimbaud fait exprès de faire une triple allusion au décasyllabe, à l'alexandrin et au trimètre de l'alexandrin pour incommoder ceux qui ne se rendent pas compte que le vers est de onze syllabes. On voit aussi que pour les auteurs de ce traité la césure après la quatrième syllabe ne concerne pas que "Crimen amoris", ce qui favorise deux idées, d'une part que c'est un mètre accepté comme tel par Verlaine et d'autre part que ce serait un vers inventé par Rimbaud dans "Larme" d'où la valeur affective que lui confère Verlaine.
Et cette invention métrique datée de mai 1872 nous renvoie à l'étrange invention partagée par Cros et Verlaine pour les vers de neuf syllabes.
Je vais arrêter là ma recension, il me semble que le traité de 1897 cite les vers de onze syllabes de Desbordes-Valmore en un autre endroit et il me reste à traiter du vers libre.
Je ferai une suite à cet article avec dans le titre la question du vers libre et j'y glisserai un complément sur la poétesse en annexe.
Alors, la balade était-elle inutile ? Ah ! vous la préférez avec deux ailes...
 
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