jeudi 23 octobre 2025

Objectiver le charme de la poésie objective : la prose de Rimbaud !

Qu'est-ce qui fait la valeur de la prose de Rimbaud ? Cette question a deux horizons de traitement. La même question pourrait être posée pour un versificateur. Même si les règles sont les mêmes ou à peu près les mêmes pour les auteurs d'ouvrages en vers, il y a différentes qualités de versification, on n'admire pas les poètes pour les mêmes raisons chacun. Et puis, il y a cette autre interrogation critique. Pourquoi la prose de Rimbaud est-elle de la poésie par opposition à un usage non poétique de la prose, et pourquoi parmi tous ceux qui se sont essayés à la poésie en prose Rimbaud maintient-il cette réputation à part de quelqu'un qui a réussi le tour de force ?
Le vers permet de créer une aura poétique par des règles qui transcendent inévitablement le contenu : mesure syllabique de vers qui se veut récurrente, rimes, organisation des rimes en strophes ou en discours de rimes plates, plénitude particulière par l'élimination des hiatus et des "e" comptant pour une syllabe à l'intérieur du vers. C'est un système transcendant à disposition de toute la société. La prose n'a aucun substitut à offrir face à cela. On retire l'armature en vers, il n'y a rien qui s'y substitue pleinement en prose. Il n'y a aucune armature d'ensemble reconnaissable par la société qui va se substituer à la mécanique des vers pour fixer une aura poétique transcendantale. C'est la base de la difficulté d'écrire une poésie en prose.
Il existe pourtant des ressources, mais des ressources qui sont disponibles aussi dans le domaine des vers. Le poète peut jouer sur les répétitions de divers ordres, sur des scansions rythmiques non régulières mais sensibles, etc. Il peut jouer sur des formulations grammaticales inhabituelles. A ce sujet, il y a le fait de jouer sur une grammaire lacunaire ou archaïque. J'ai souvent été frappé par le fait que les traductions courantes de la Bible livrent un texte d'une hideur absolue, alors qu'en même temps on peut jouer sur un style biblique archaïque qui rehausse un texte poétique. Je me dis que la traduction joue pou beaucoup et qu'il y a une illusion fondamentale sur les textes d'origine, puisque l'anomalie grammaticale, soit agréable soit désagréable, de la traduction est significative dans la langue de la traduction, mais la grammaire différente du texte d'origine n'est rien d'autre que l'état normal de cette langue ancienne, et même si elle est travaillée pour être poétique, on se fait des illusions à juger du charme de la traduction pour évaluer l'éventuelle intensité poétique du texte d'origine.
En tout cas, on peut créer un appareil étrange pour donner une illusion de langue biblique, on peut créer un appareil pour donner l'illusion du médiéval tout en se maintenant dans le recours à un français moderne lisible par tous, et ainsi de suite. Ainsi, il y a malgré tout moyen de créer un vernis transcendantal à la langue pour créer une impression de texte ancien, etc. Et on peut parler aussi des niveaux de langue.
Mais on s'en doute, la prose de Rimbaud, ce qui se joue est encore différent.
Prenons donc des exemples et étudions-les.
Le poème "A une Raison" est une pièce courte, et il est l'une des créations en prose les plus proches des ressources de la poésie en vers. Je cite ce poème :
 
                                                   A une Raison
 
   Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
   Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
   Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, - le nouvel amour !
   "Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps," te chantent ces enfants. "Élève n'importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux" on t'en prie.
   Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.
 
Le manuscrit peut être consulté : cliquer ici !
Ceux qui ont parcouru les manuscrits de Rimbaud peuvent savoir qu'il est très négligent pour la transcription des signes de ponctuation. Il n'y a aucun signe de ponctuation devant ou après les deuxièmes guillemets fermants du quatrième alinéa. Il me semble qu'il faudrait rétablir une virgule devant "on t'en prie", mais aucun éditeur ne le fait. Je remarque que la virgule est placée à l'intérieur des guillemets à la suite du mot "temps" un peu avant dans ce même quatrième alinéa.
Il n'y a aucun problème d'établissement du texte pour trois alinéas. En revanche, pour le deuxième alinéa, le manuscrit ne comporte qu'une tache minuscule qu'on peut prendre pour un point, sauf que le "c" de "c'est" est en minuscule et qu'il est plus naturel d'envisager une virgule à cet endroit. Il est clair que Rimbaud a mis un point et non une virgule, mais est-ce que ça doit nous arrêter dans le rétablissement d'une virgule ? Sur ce point-là, je n'ai pas respecté le manuscrit pour créer du débat.
Les retours à la ligne sont sans appel. Le premier alinéa a une marge initiale faible, mais les quatre autres alinéas ont une marge plus importante. On observe même une tendance de Rimbaud à se déporter du premier au quatrième alinéa, avant de s'équilibrer du quatrième au cinquième alinéa. Le déportement le plus violent concerne le deuxième alinéa.
Un fait amusant, le "T" majuscule qui lance le troisième alinéa a une forme similaire au "s" qui suit immédiatement dans "se détourne", à tel point qu'on pourrait penser que Rimbaud a écrit : "Sa tête se détourne... Ta tête se retourne...", mais je ne cède pas à ce vertige illusoire et maintient clairement la leçon "Ta" habituelle.
Le poème est en cinq alinéas, mais il est considéré comme rythmiquement binaire dans les analyses de Murat ou d'autres.
La distribution en cinq alinéas est structurel. Il y a un alinéa central, le troisième. Il est précédé par deux alinéas qui ont une symétrie d'attaque qui les organise en couple : "Un coup de ton doigt...", "Un pas de toi." Une rime interne affermit la symétrie. Le troisième alinéa a sa propre symétrie et du coup les deux derniers alinéas forment quasi nécessairement un couple par opposition aux deux couples précédents. Notons que le quatrième alinéa est à lui seul symétrique des deux premiers, puisqu'il reprend deux mots des deux premiers alinéas : "commencer" reprend la forme conjuguée "commence" du premier alinéa et "Elève" reprend "levée" du deuxième.
A cause du fort poids symétrique du troisième alinéa, j'ai tendance à considérer que le cinquième alinéa fait couple avec le quatrième, même si on peut plaider un autre découpage. Si le quatrième alinéa fait écho à lui seul aux deux premiers alinéas, alors le cinquième alinéa fait écho au troisième.
La subdivision en cinq alinéas s'estompe au profit d'une analyse quaternaire.
Mais les rimbaldiens ont tranché en faveur d'une perception purement binaire.
Le premier alinéa est composé de deux propositions verbale : "décharge tous les sons" / "commence la nouvelle harmonie". Le deuxième alinéa est plus délicat à analyser sous cet angle, il semble avoir une construction ternaire : un groupe nominal "Un pas de toi", un début de proposition verbale : "c'est la levée des nouveaux hommes" et une rallonge rythmique sensible : "et leur en-marche".
Le troisième alinéa est deux fois binaires étant donné la structure claire des répétitions.
Le quatrième alinéa a un aspect binaire par les effets de sortes de rimes internes approximatives : "Changes nos lots" et "crible les fléaux", puis "à commencer par le temps" et "te chantent ces enfants". La suite semble quaternaire avec deux rallonges rythmique, mais ce style quaternaire peut du coup être pensée en mode binaire : "Elève n'importe où / la substance de nos fortunes / et de nos vœux / on t'en prie. On peut à la limite conserver l'unité "la substance de nos fortunes et de nos vœux", mais il restera l'évidence d'une scansion par des allongements saccadés avec "on t'en prie". Enfin, le dernier alinéa est clairement binaire : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout."
En clair, Rimbaud jouerait à approcher de l'ancienne poésie en vers par une surabondance de rythmes binaires, et cela serait à peine perturbé par des allonges brèves, le groupe "on t'en prie" en trois syllabes, ce qui fait penser aux jeux de franchissement de la césure, pas forcément du type des rejets, dans la poésie en vers.
Rimbaud joue même sur les rimes pour des groupes d'un nombre syllabique proche : "Change nos lots" quatre syllabes et "crible les fléaux" cinq syllabes. La rime est approximative entre "lots" et "fléaux", mais reste un effet sensible d'écho malgré tout. On peut comparer la suite immédiate : "à commencer par le temps" sept syllabes et "te chantent ces enfants" six syllabes avec une rime claire et nette.
Rimbaud a joué sur une autre rime diffuse dans tout le temps, ou plus précisément sur une assonance qui parfois vire à la rime. Le déploiement du phonème [u] graphié "ou" est sensible dans ce poème : "tambour", les deux mentions "amour" et l'adverbe "toujours" riment entre elles, et sont justement disposées chacune avec le relief d'une fin de segment : fin de deux phrases symétrique pour les deux "amours", fin d'un groupe nominal long pour "tambour" et relief devant virgule de "toujours" dans le dernier alinéa clairement binaire.
La forme syllabique [tu] vient en enrichir les échos, puisque dans le dernier alinéa : "toujours" est mis en relief face à "partout" mot de la fin, et dans l'alinéa précédent la forme adverbiale "n'importe où" scandait nettement une phrase longue. On peut ajouter que "toujours" suppose un glissement de la syllabe [tu] à la fin syllabique en [uR].
La réflexion va plus loin.
Rimbaud semble jouer de manière approximative avec la longueur syllabique dans l'alinéa 4, l'opposition d'une syllabe entre "Change nos lots" et "crible les fléaux" représente une forme d'évitement minimal de la langue des vers, et c'est la même chose pour la suite immédiate : "à commencer par le temps" et "te chantent ces enfants", deux segments qui riment entre eux, mais l'un de sept syllabes et l'autre de six syllabes, évitement minimal de la langue des vers.
Dans le dernier alinéa, beaucoup de lecteurs parmi lesquels je m'inclus sont tentés de reconnaître l'allusion à un alexandrin : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout." Les symétries empilées des adverbes, des phonèmes [u], des verbes de mouvement "arrivée" et "iras", où noter l'inversion "arri"/"ira" ([aRi]/[iRa])), et la structure de l'énoncé où un bloc appelle l'autre pour avoir un sens : "Arrivée de toujours" et "qui t'en iras partout", tout cela invite à ressentir la relation étroite de deux groupes de six syllabes ou peu s'en faut, et on songe inévitablement à deux hémistiches d'un alexandrin. Il y a une nuance, c'est qu'il y a ici un "e" languissant dans la forme "Arrivée". Rimbaud a déjà pratiqué le "e" languissant ne comptant pas pour la mesure dans "Fêtes de la faim" qui date d'août 1872, et surtout on comprend la malignité de Rimbaud qui consiste à frôler la langue des vers en se ménageant une irrégularité. Les approximations syllabiques du quatrième alinéa en témoignent et ici le "e" languissant est le fait exprès pour maintenir l'idée d'un poème en prose, sauf qu'objectivement la scansion binaire extrêmement marquée de l'alinéa final n'en permet pas moins d'apporter ici les effets intenses de la poésie en vers.
Le troisième alinéa m'amène à considérer que le jeu des rimes et de l'alexandrin va plus loin.
Il y a une rime interne en "-our" entre les formes conjuguées "se détourne" / "se retourne" et la reprise du mot "amour". Or, au plan de la syllabation, nous avons exactement l'écart de six syllabes qui crée l'idée d'une rime interne entre hémistiches d'alexandrins. Rimbaud pratiquerait alors la césure à l'italienne qui comme son nom l'indique est possible dans la poésie de langue italienne, césure qui a eu une existence au Moyen Âge en France, césure pratiquée comme une provocation quelques années auparavant par Villiers de L'Isle-Adam ("squelet+te" en 1858) et Leconte de Lisle dans la version de son "Qaïn" parue au début du second Parnasse contemporain, césure que venait de pratiquer Rimbaud dans "Famille maudite"/"Mémoire". Il s'agit donc d'une césure interdite en vers qui devient un cas limite défendable vu son traitement par Villiers de l'Isle-Adam, Leconte de Lisle et Rimbaud et son acceptation dans la langue italienne, et il s'agit ici clairement d'une provocation rimbaldienne dans un cadre en prose, puisque la césure permet de dire que le troisième alinéa n'est pas en alexandrins. Pire encore, personne à part moi ne les a jamais identifiés comme tels, ni Antoine Fongaro qui cherchait des segments mesurés selon des critères mal définis, ni Benoît de Cornulier qui part du principe que quand toutes les règles ne sont pas là c'est juste de la prose sans subtile prococation, Cornulier ayant refusé des décennies durant que les alexandrins déviants de Verlaine et Rimbaud aient eu une césure forcée. Je rappelle que pour Cornulier et les métriciens "Crimen amoris" n'était pensé que partiellement écrit avec une césure après la quatrième syllabe aux hendécasyllabes et que "Mémoire", "Juillet" et compagnie n'ont pas de césure. C'est moi qui ai précisé qu'il fallait lire avec des césures forcées tous les vers de Verlaine, ce à quoi certains ont emboîté le pas sans dire qu'un changement de discours arrivait parmi les métriciens, et c'est moi qui ai lu avec des césure forcées les poèmes en vers de douze syllabes et dix syllabes de Rimbaud de la nouvelle manière.
Je précise que Cornulier n'a aucune prise sur les proses de Rimbaud. Il n'a rien de plus à dire sur leur construction que tout un chacun, sauf à spécifier mieux que quiconque que ça ne correspond pas à des vers par telles séries de preuves. Il faut bien comprendre le problème. Selon Cornulier, en chahutant la structure des vers, Rimbaud s'est donné du travail intellectuel, mais le passage à la prose a fait disparaître l'intégralité du travail de réflexion à ce sujet d'un coup, d'un seul. Pour Cornulier, les poésies en prose relèvent d'analyses rythmiques aléatoires suite à une création spontanée, suite à un abandon instinctif du goût du poète. Il n'y a plus aucun socle pour étudier les proses.
Comme Rimbaud a employé la césure forcée pour que ces jeux aient du sens dans sa "nouvelle manière", je prétends que les preuves qu'il n'y a pas de vers dans la prose sont un leurre, puisque certaines preuves jouent sur le ténu et peuvent s'interpréter comme l'évitement de justesse fait exprès.
Depuis un quart de siècle, et même depuis plus longtemps, puisque mon analyse de "A une Raison" doit dater de 1996, je maintiens que Rimbaud joue avec la référence à l'alexandrin et la césure à l'italienne dans le troisième alinéa :
 
    Ta tête se détour/ne : le nouvel amour !
    Ta tête se retour/ne, - le nouvel amour !
 
Les répétitions symétriques de divers ordres favorisent clairement cette perception et la variation de préfixe se rapproche partiellement du principe de la contre-rime.
Au-delà même de l'identification d'alexandrins césurés, ce troisième alinéa est saturé d'effets qui renvoient à l'idée de la poésie en vers. 
"A une Raison" est un exemple de jeu avec les possibilités du vers tout en se maintenant dans la prose par une série d'évitements.
Mais on peut continuer de méditer sur le cas rythmique du poème "A une Raison". Par exception, le titre lui-même crée un appel à la lecture poétique, ce qui n'est pas le cas en général des poèmes en prose de Rimbaud où le titre se réduit à un mot, mot peut porteur poétiquement en soi : "Villes", "Ornières", "Ouvriers", etc. Ici, l'expression "A une Raison" est une forme d'adresse avec une étrangeté grammaticale qui confine à l'énigme.
La syllabation étant irrégulière tout du long et les approximations de vers n'ayant pas marqué les lecteurs, sauf pour le cinquième alinéa, on peut s'intéresser à un autre argument, la netteté de scansion de l'ensemble. Le rythme est martelé, syncopé avec une constante d'énoncés courts ou d'énoncés longs où les mots choisis permettent d'inciser et de créer un rythme bondissant. Favorisant cette scansion, le poème ne contient aucun mot de quatre syllabes, à l'exception limite des formes pronominales conjuguées : "se détourne" et "se retourne". La musicalité est apportée également par des allitérations à l'initiale de plusieurs mots, l'effet du [T] en particulier : plusieurs jeux avec la deuxième personne du singulier de possessifs "ton", "ta", de pronoms personnels "toi" , "te" jusqu'à deux "t" apostrophe, et d'autres encore : "Ta tête" à deux reprises, ce que complète plus discrètement : "tambour", "temps" et "toujours".
Il est à remarquer que le rythme joue alors sur des éléments banals. Rimbaud crée une musicalité à partir d'une prédominance de mots-outils, les déterminants et pronoms de deuxième personne : "ton", "ta", "te", "toi". Rimbaud crée un écho entre deux adverbes basiques : "toujours"/"partout". On peut penser à un travail de remise en cause du caractère ostentatoire des assonances et allitérations dans la poésie en vers, le contrepied consiste à jouer sur des formes marquées banales justifiées par le discours. Le phonème [t] est musicale, mais sa contribution ne vient que du fait d'un tutoiement qui se maintient du début à la fin du morceau poétique. Rimbaud évite l'ostentation du jeu recherché au plan sémantique.
Les allonges par la conjonction "et" vont dans le sens d'une poétique expressive sur des bases familières : "et leur en-marche", "et de nos voeux", mais des formes plus recherchées leur font cortège : inversion sujet-verbe dans "et commence la nouvelle harmonie", puis relief des deux fins des deux derniers alinéas : "on t'en prie", "qui t'en iras partout."
Peut-on faire encore d'autres remarques ?
La prose pour être poétique a tendance à s'enfler avec de longues subordonnées et des enchâssements de propositions. Ce n'est pas le cas ici. Rimbaud n'emploie pas de longues propositions subordonnées dans ce poème. Nous relevons un gallicisme : "c'est la levée", des coordinations en "et", des juxtapositions de groupes nominaux : "Un pas de toi" ou "le nouvel amour", des énoncés courts : "Ta tête se détourne", "et commence la nouvelle harmonie", "on t'en prie", etc. Notez en passant que le premier alinéa rime avec le quatrième alinéa. Et Rimbaud emploie plusieurs fois l'impératif, ce qui nous éloigne là encore d'une idée de prose littéraire nourrie. Les verbes à l'impératif font songer à un échange oral au sein d'un écrit. J'ose penser que Rimbaud a médité tout cela quand il a composé "A une Raison".
Ce poème joue donc d'un côté à s'apparenter aux vers sans y revenir de plein droit et de l'autre il crée une musicalité en prose qui se dérobe à l'idée d'une prose littéraire savante pour viser les ressources plus habituelles à un échange oral, sans s'y confondre, puisque certains tours sont tout de même littéraires et recherchés : "et commence la nouvelle harmonie", "on t'en prie", "Arrivée de toujours", etc.
Le dernier alinéa est une phrase sans verbe conjugué principal au charme technique ostentatoire : "Arrivée toujours, qui t'en iras partout." Rimbaud ne refuse pas les expressions savantes, mais il prend le contrepied de la langue en prose qui se délire dans une correction grammaticale impeccable à partir d'une claire disposition verbale bien articulée.
Enfin, au-delà des subordonnées, la langue peut s'enrichir au plan des groupes nominaux. La langue classique évitait les adjectifs. Il y a des compléments du verbe et il y a des compléments qui suivent les noms dans la littérature classique, mais les adjectifs sont plus rares, ils ne sont employés que comme nécessaire, pas pour enrichir la couleur du texte, pour le nourrir. Une phrase classique va plus souvent être enrichie par des enchaînements verbaux à l'infinitif. Le refoulement des adjectifs était volontaire. Il en est question encore avec Stendhal et ce n'est pas un sujet que j'invente. L'usage littéraire des adjectifs était restreint à l'époque classique, il n'était pas considéré comme heureux. A défaut de textes d'époque, je peux vous citer des écrits critiques de ces quarante dernières années qui en font état. Et j'ai passé du temps à observer le phénomène en lisant Lesage, Marivaux, avec cette idée en tête, et en comparant avec Hugo, Gautier et d'autres.
Prenons maintenant "A une Raison", les énoncés sont courts et si vous relevez bien quatre adjectifs dans ce poème leur homogénéité est éloquente : "nouvelle harmonie", "nouveaux hommes", "nouvel amour" et "nouvel amour". Il s'agit de quatre formes accordées différemment du seul adjectif "nouveau".
Et au plan du sens, cet adjectif a l'intérêt d'être assez vague en soi et en même temps de créer un sentiment plus intense. Nous ne sommes pas loin de la musicalité du [T] de deuxième personne : "ton", "ta", "te", "toi", "t'en". Rimbaud travaille ici sur l'évidence minimaliste de son procédé de répétition.
Je n'ai étudié ici qu'un seul poème de Rimbaud, un poème assez négligé dans les études universitaires, un poème qui ne retient pas l'attention des anthologies, un poème où tout paraît trop simple. Et justement je songe aux propos de Verlaine sur les vers "nouvelle manière", le faussement naïf et l'exprès trop simple. Ce poème en prose illustre ce vertige d'une composition poétique à force d'être naïve et simple dans l'expression. Et en même temps cette simplicité ne s'atteint pas facilement, d'autant que je l'ai dit tout n'est pas simple dans la composition grammaticale de ce morceau.
Sans parler de "A une Raison", prenez une personne ou un élève et faites-lui produire un écrit en prose avec un emploi appuyé de marques phonétiques [T] de la deuxième personne, avec des verbes à l'impératif aussi, avec des coordinations en "et" qui donnent le sentiment d'un allongement, vous n'aurez pas un poème d'une force équivalente à celle du morceau "A une Raison".
Au-delà des quelques passages plus subtils, il y a aussi pour moi l'évidence que Rimbaud s'adonne à une scansion violente tout du long des cinq alinéas avec une science sûr de ses effets. Des poèmes de cette sorte n'existent pas parmi les recueils de poètes du vingtième siècle.
Les poèmes en prose de Reverdy, de Char, les récits d'amour fou et autres de Breton, les récits de Michaux, et ainsi de suite n'ont pas cette vibration, ce rythme saccadé ou sautillant. Ils sont même plus volontiers posés. Il reste dans une prose distanciée avec le lecteur, il s'adresse intimement à lui, mais ils sont dans une extase littéraire différente. Il y a une solennité qui ressort chez les autres. Rimbaud aussi a un discours chiadé en prose, mais il y a une forme d'ostentation littéraire de la prose que Rimbaud me semble éviter, alors que tous les autres avant et après Rimbaud s'y maintiennent.
Je suis convaincu que réellement Rimbaud écrivait avec une manière en prose qui n'appartenait qu'à lui. J'essaie de mettre ça à jour dans le cas du poème "A une Raison", mais je vais passer à l'étude en ce sens d'autres poèmes en prose. Je vais reprendre des études déjà amorcées et pousser cela plus loin. Je vais mener aussi à un moment donné diverses comparaisons, étudier des extraits d'autres auteurs, en allant de la poésie en prose au roman. Rimbaud écrit dans une prose de diamant qui n'appartient qu'à lui, mais elle varie selon les textes, et pour autant personne ne semble en mesure de dire en mots clairs la singularité de la prose rimbaldienne par opposition aux milliards de prosateurs que nous sommes et avons été sur Terre.
 
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Nota : je n'oublie pas les articles sur Bouillane de Lacoste et Clauzel, mais j'aime être porté par mes inspirations du moment.

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