samedi 28 août 2021

Voyages ! Tantôt assis, tantôt accroupis...

J'ai rédigé un article qui paraîtra en octobre dans une revue si j'ai bien compris et j'ai regroupé un certain nombre d'idées avancées sur ce blog.
Et il a été question de "Oraison du soir" et "Accroupissements" face à "Un voyage à Cythère" de Baudelaire. En réalité, je n'ai fait qu'indiquer un maximum de sources aux vers de Rimbaud, en précisant quelque peu les enjeux de telles mises en perspective, mais je n'ai pas, faute de place, approfondi tous ces liens et commenté les poèmes en tant que tels.
Dans la lettre qu'il envoie le 15 mai à Demeny, Rimbaud accuse la forme "tant vantée" chez Baudelaire d'être "mesquine", mais cette lettre n'en contient pas moins pour autant un exemple étonnant de deux reprises formelles faites à Baudelaire.
Dans trois poèmes connus de Rimbaud, nous avons affaire à une forme de quintil dont l'organisation des rimes est inhabituelle : ABABA. Le premier en date est "Accroupissements", en tant qu'il est transcrit dans la lettre du 15 mai à Demeny. Le poème "L'Homme juste" est pour sa part daté de juillet sur le manuscrit correspondant, et juillet est le mois de composition également d'un poème "Les Premières communions" qui mélange les sizains et les quatrains, mais, avec au plan des sizains, une influence envisageable des poèmes en quintils ABABA de Baudelaire. Enfin, à la même époque, juin ou juillet 1871, Rimbaud aurait envoyé certains poèmes en vers à des fins de publication à la revue le Nord-Est, dont un poème en quintils d'alexandrins ABABA que, pour des raisons impossibles à élucider, Delahaye n'a cité que partiellement dans ses "souvenirs" publiés sur Rimbaud.
Or, au-delà de son obscénité, le poème "Accroupissements" est remarquable pour deux raisons formelles. D'abord, le choix du quintil ABABA est hérité de Baudelaire, mais s'émancipe de la loi de répétition d'un même vers.
Normalement, le quintil réunit un groupe de deux vers et un groupe de trois vers, soit dans l'ordre ABAAB, soit dans l'ordre AABAB. Baudelaire n'a pas créé spontanément une forme ABABA. Baudelaire est parti d'un quatrain de rimes croisées ABAB et en répétant le premier vers du quatrain il a obtenu le faux-quintil ABABA. Toutefois, comme on peut le voir au dernier quintil du poème "Le Balcon", Baudelaire s'est écarté de la répétition pure et simple, commençant à dériver vers le vrai quintil ABABA :
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments, ô parfums, ô baisers infinis !
Notons que "Accroupissements" se termine par la mention à la rime "ciel profond" qui fait écho à la rime "sondes"/"profondes" du "Balcon" et quelque peu à l'expression "au fond des mers profondes" où la reprise un peu maladroite "fond"/"profondes" pourrait bien être une de ces mesquineries que Rimbaud reprochait au poète des Fleurs du Mal. Ce poème n'a-t-il pas par ailleurs inspiré l'heure ennuyeuse du cher corps et cher cœur dans Enfance I avec tel vers : "Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?" Mais ce n'est pas notre sujet.
Nous observons également l'importance du motif du soir et de la nuit qui monte, ce qui est à mettre en relation avec "Oraison du soir" dont nous parlerons plus loin.
Le poème "L'Irréparable" est lui aussi en faux-quintils ABABA avec le motif d'un espoir éteint au carreau de l'auberge et un désir d'illuminer le ciel. Là encore, "Accroupissements" y fait écho avec le regard à la vitre du frère Milotus et la quête nasale de Vénus au ciel profond. J'hésite à souligner la mention "au fond d'un théâtre banal" vers la fin du poème de Baudelaire, mais je ne devrais pas car en fait de poursuite de Vénus on a : "un théâtre où l'on attend / Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !"
Le poème "Moesta et errabunda" est lui aussi en faux-quintils ABABA et il y est question d'opposer l'océan ambiant de la ville à un véritable océan, encore une fois qualifié de "profond".
Parmi les pièces condamnées de l'édition de 1857, nous relevons bien évidemment le poème "Lesbos" en faux-quintils ABABA avec une rime "gouffres sans fonds" / "profonds" et une Sapho disparue et rivale de Vénus.
Enfin, en 1866, le recueil Les Epaves révèle un dernier poème en faux-quintils ABABA "Le Monstre ou le paranymphe d'une nymphe macabre", poème en octosyllabes et non en alexandrins, mais qui a l'intérêt de citer nommément Veuillot et un "chaudron" dans son premier quintil, qui a l'intérêt de véhiculer l'emploi du nom "Nargue" peu courant et pourtant exploité par Rimbaud dans la même lettre à Demeny qui contient "Accroupissements", et il est question aussi du cancan, ce qui favorise un rapprochement avec les sizains ABABAB des "Premières communions", poème contemporain des trois pièces connues de Rimbaud en quintils ABABA. Baudelaire a pratiqué le vrai quintil dans son poème "La Chevelure", mais son organisation des rimes est ABAAB, ce qui fait que nous devons l'écarter.
Rimbaud est parti du faux-quintil ABABA de Baudelaire pour créer le quintil nouveau pur ABABA.
Et il ne faut pas négliger que Rimbaud a également tenu compte de nombreux motifs ou traits lexicaux des poèmes en faux-quintils ABABA pour composer "Accroupissements", ce qui était jusqu'à présent passé inaperçu de tous les lecteurs de Rimbaud.
Ce n'est pas tout, le lien avec les sizains ABABAB des "Premières communions" peut permettre un rapprochement fragile, mais pas absurde avec l'alternance ABA BAB à la Pétrarque des tercets de "Oraison du soir" et de deux poèmes dits "Immondes" par Verlaine et "Stupra" par les éditeurs surréalistes. Nous allons voir plus loin que "Oraison du soir" fait non seulement allusion à la forme pétrarquisante adoptée par Mendès dans Philoméla mais aussi au poème "Un voyage à Cythère" qui est une référence et pour "Accroupissements" et pour "Oraison du soir", bien que "Un voyage à Cythère" ne soit pas en faux-quintils ABABA. Si jamais Baudelaire doit être éventuellement soupçonné comme une influence potentielle pour les sonnets dits "Immondes" ou "Stupra", je rappelle que dans "Moesta et errabunda" il est question de "bosquets" à la rime et de pureté des "amours enfantines" et cela dans le quintil conclusif du poème, ce qui pourrait se comparer à certains passages de l'un des sonnets dits "Immondes". Je ne suis pas sûr de moi, mais je lance tout ce qui me vient à l'esprit.
Mais, maintenant que nous avons souligné le lien du quintil rimbaldien à Baudelaire, il faut s'intéresser à l'autre aspect formel dans "Accroupissements" qui correspond à une citation évidente de Baudelaire.

On le sait, les poètes du dix-neuvième siècle se sont permis de nouvelles audaces à la césure.
La première série d'audaces vient des poètes romantiques. En réalité, ils rebondissent sur des audaces employées avec une très forte parcimonie par un nombre dérisoire de poètes de la fin du dix-huitième siècle, notamment André Chénier et le poète Rouher qui furent guillotinés le même jour. Deux vers d'une traduction de Virgile par Malfilâtre sont à citer également pour leur faire cortège. Et ces audaces renouaient plutôt avec ce qui était encore autorisé au seizième siècle et qui devient quasi complètement proscrit à partir du dix-septième siècle. Il s'agit pour l'essentiel des rejets d'adjectifs épithètes ou des rejets de groupes prépositionnels compléments du nom, sinon des rejets de complément d'objet indirect.
Vigny est le premier poète romantique à avoir imité la versification d'André Chénier, mais en 1823 avec la publication de "Dolorida" dans un journal des frères Hugo voilà que Victor Hugo et Alphonse de Lamartine eux-mêmes s'y sont mis. Mais il y avait d'autres audaces plus grandes encore qui étaient envisageables, c'était de placer un déterminant ou une préposition d'une syllabe à la césure, ou bien de faire coïncider la césure au milieu d'un trait d'union ou d'un blanc dans un mot composé. Hugo, puis Musset, vont s'y essayer, mais en réservant cela expressément à leurs vers de théâtre. Le procédé est également éprouvé à l'entrevers, avec cette différence qu'à la césure le brouillage est piégeux, discret, tandis qu'à la rime il est exhibé. Et Musset a notamment inventé un entrevers dans Les Marrons du feu avec une suspension sur la forme "comme une" : "comme une / Aile de papillon". Hugo qui sans doute avait lu les premiers vers et premières rimes des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné avait placé le mot "comme" à la césure dans certains de ses vers, Aubigné l'ayant pratiqué à la rime à une époque où le mot "comme" plus proche de la forme grammaticale "comment" était plus volontiers autonome. Et Hugo, dans Marion de Lorme, avait osé sous couvert de trimètre une césure sur le déterminant "un". Hugo s'était essayé aussi à la césure sur la forme "comme si" ou "comme s'il", il me semble. Il me faut retrouver l'occurrence exacte. En clair, la forme "comme une" de Musset s'inscrivait dans une continuité revendiquée. Ni le choix de "comme", ni le choix de "une" n'étaient innocents vis-à-vis de Victor Hugo.
Il faudrait relire attentivement Les Cariatides de Banville dans l'édition originale de 1842, puisque Banville a remanié ses vers dans les éditions ultérieures. En 1842, Banville ne se permettait pas du tout les césures audacieuses sur un déterminant ou une préposition d'une syllabe, mais nous avons à un moment donné une rime sur le pronom relatif "qui" et un nom propre se terminant par "-Ki", "Sakoski" je crois. Il faut toutefois relativiser et rester prudent, car le pronom relatif peut facilement conclure une expression et donc un vers : "je travaille pour qui", "sans qui", "je ne sais qui", etc., mais le mot n'est tout de même pas courant à la rime, ni très autorisé. En tout cas, en 1851, Baudelaire a appliqué les astuces de Victor Hugo et d'Alfred de Musset dans le cadre de la poésie lyrique. Et Baudelaire citait forcément Musset quand il exhibait devant la césure la forme "comme un".
Ce qu'il s'est passé, c'est que, qu'on le veuille ou non, les grands poètes du dix-neuvième siècle ont négligé de considéré avec attention les vers de théâtre de Victor Hugo et d'Alfred de Musset, quand bien même dans le cas de Musset ils pouvaient être publiés au milieu des poésies lyriques. Verlaine, notamment, a complètement ignoré l'antériorité des romantiques sur le sujet. Cette cécité concerne aussi notre époque, puisque même si depuis les années 1980, suite aux publications successives de Jacques Roubaud et de Benoît de Cornulier, nous avons réévalué l'importance des césures et de la régularité de construction des hémistiches d'alexandrins, non seulement les vers de théâtre sont abusivement écartés des analyses (avec le cas explicite de Gouvard dans sa thèse), mais en outre les analyses de la césure se doublent d'analyses insuffisantes en ce qui concerne les entrevers. Il y a pourtant plusieurs exemples qui montrent qu'il faut étudier les deux, c'est le cas du lien de l'entrevers des Marrons du feu adapté à la césure par Baudelaire dans "Un voyage à Cythère", et c'est le cas aussi dans le cas de poèmes de Verlaine, en collaboration ou non avec François Coppée, nous songeons à "Qui veut des merveilles ?", car certaines césures vont être prouvées par l'évidence de constructions équivalentes à l'entrevers.
Mais, bref, le prestige de Baudelaire, sa primauté dans le champ de la seule poésie lyrique et la méconnaissance grandissante des vers de théâtre de Musset et Hugo a favorisé l'idée que Baudelaire était l'initiateur, bientôt suivi par Banville, et c'est ce qu'écrit Verlaine dans un article de ses débuts, en 1865, sur Baudelaire. Je cite :
   Baudelaire est, je crois, le premier en France qui ait osé des vers comme ceux-ci :

... Pour entendre un de ces concerts riches de cuivre...
... Exaspéré comme un ivrogne qui voit double...
D'après d'autres textes, on peut deviner entre les lignes que Victor Hugo quand il a rencontré Verlaine lui a rappelé oralement ses antériorités, mais ce ne sera pas le sujet ici.
Ce qui m'intéresse, c'est que Verlaine exhibe cela, et comme par hasard en 1871 nous passons du séjour de Rimbaud à Paris entre le 25 février et le 10 mars à une lettre à Demeny où Baudelaire est célébré comme le "vrai dieu", bien que cette pensée n'ait clairement rien de sincère, puisque Rimbaud ose protester face à lui-même en disant que la forme "tant vantée" (donc on l'a vantée devant lui) est "mesquine". Et dans "Accroupissements", poème inclus dans la lettre à Demeny du 15 mai Rimbaud épingle pour la première fois nettement deux traits formels des Fleurs du Mal, le quintil ABABA avec toutefois renoncement au vers répété et la césure très précisément sur la forme "comme un".
Je rappelle deux choses. Le poème "Un voyage à Cythère" a été publié à tout le moins dès 1855 (il faudrait vérifier le contenu de la section de onze poèmes "Les Limbes" publiée en 1851) et dans la citation faite plus haut de Verlaine nous avons un second exemple de césure sur la même forme "comme un", mais dans un poème ultérieur "Les Sept vieillards". Notons que ce second exemple mentionne l'idée de l'ivrogne, ce qui est à rapprocher quelque peu du premier vers de "Oraison du soir".
Ce qui est frappant, c'est que Rimbaud s'amuse à citer avec ostentation cette forme "comme un" dans deux de ses compositions : d'abord dans "Accroupissements", ensuite dans "Oraison du soir".
Rimbaud ne cite pas la forme "comme un" telle quelle au premier vers de "Oraison du soir", il l'adapte en "tel qu'un", mais je vais en parler après.
Prenons le cas de "Accroupissements". Ce poème est composé de sept quintils. En étant attentifs à la forme "comme un", n'oublions pas non plus que cela introduit une comparaison, figure de style visuel élémentaire pour un poète. Il ne faut pas partir du préjugé que nécessairement un recours à quatre ou cinq reprises est abusif dans un poème de 35 vers. Il faudrait faire des études statistiques d'ampleur sur le sujet avant de se prononcer.
Rimbaud va recourir à quatre reprises à une comparaison lancée par la forme "comme un", et il faut y ajouter une forme parente de comparaison "tel qu'un...", forme parente qui est précisément celle exploitée dans "Oraison du soir". Et ce n'est pas tout. Rimbaud concentre ce groupe de cinq comparaisons dans les seuls quatre premiers quintils. Cinq fois en seulement 20 vers ! Les deux dernières occurrences s'enchaînent d'un vers sur l'autre : vers 19 et 20. Les deux premières occurrences offrent un effet de symétrie, troisième vers de chacun des deux premiers quintils. Rimbaud s'ingénie à placer une occurrence dans chacun des quatre premiers quintils. Nous avons le parallèle des vers 3 et 8 qui tous deux recourent à la forme précise "comme un" dans le vers central d'un quintil. Pour le troisième quintil, la forme "comme un" est évitée et remplacée par la forme "tel qu'un...", mais la position est mise quelque peu en relief puisque c'est la toute fin du troisième quintil : "tel qu'un charnel polypier". Au quatrième quintil, Rimbaud compense la dérobade du quintil précédent en nous imposant deux séquences "comme un" consécutives, vers 19 et 20, et il n'est pas anodin de constater qu'un effet de soulignement symétrique s'en dégage entre la fin du troisième quintil et du quatrième quintil. Les deux quintils se terminent par une comparaison ramassée, dans les limites d'un hémistiche pour le quatrième quintil, dans l'espace de sept syllabes pour le troisième quintil, mais avec en prime une parallèle sémantique : "tel qu'un charnel polypier", "comme un monceau de tripe !" Flaubert aurait eu une crise cardiaque. Rimbaud exprime une réelle désinvolture en fait de style.
Evidemment, l'autre aspect, c'est que Rimbaud ne situe jamais l'attaque de ces cinq comparaisons au même endroit de l'alexandrin.
La première occurrence sépare les termes de part et d'autre de la césure, ce qui va plus loin par conséquent que les deux exemples baudelairiens de "Un voyage à Cythère" et "Les Sept vieillards". La forme décalée "tel qu'un" est traitée de la même façon au troisième quintil. Au second quintil et au vers 20, Rimbaud utilise sans audace de versification la forme tantôt dans le corps du premier hémistiche, tantôt en attaque de second hémistiche, mais au vers 19 il commet la césure type de Baudelaire dans "Un voyage à Cythère" et "Les Sept vieillards". On peut clairement admettre le fait exprès.
Et c'est là qu'il me vient une autre idée de rapprochement. Le poème "Les Assis" est quelque peu contemporain de "Accroupissements", et le rapport entre les deux titres a une pertinence : être accroupi, être assis. Notons en passant que dans "Mes petites amoureuses" Rimbaud épingle Daudet à plusieurs reprises et notamment au sujet du mouron, terme repris à un poème du recueil Les Amoureuses qui s'intitule "Le Croup". Mais restons-en à nos moutons. Le poème "Les Assis" est en quatrains, pas en quintils, mais son dernier vers avec la mention obscène "membre" au singulier : "- Et leur membre s'agace à des barbes d'épis", justifie un rapprochement avec "Accroupissements" et même avec son dernier vers : "Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond." Ensuite, si en faisant avec insistance allusion à Baudelaire, Rimbaud joue à cinq reprises sur la comparaison "comme un" ou "tel qu'un" et sur sa relation à la césure, dans "Les Assis" Rimbaud va jouer sur une surabondance de recours au déterminant possessif "leur(s)", avec une mention devant la césure : "leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs", "Leur fantasque ossature" (notez la présence de "fantasque" comme au dernier vers de "Accroupissements"), "leurs chaises", "leurs pieds", "leurs sièges", "leur peau", je cite à part le pronom et non le déterminant "les Sièges leur ont des bontés", "leurs reins", "leur siège", "leurs caboches", "leurs omoplates", "leur pantalon", "leurs reins", "leurs têtes chauves", "leurs boutons d'habit", "leurs pieds tors", "leur regard", "leurs mentons chétifs", "leurs visières", "leurs bras", "leur membre".
Le recours est excessif, mais bien justifié par la musique de la caricature agressive. L'emploi obsessionnel du possessif permet évidemment de créer la confusion des chaises avec leur corps, avec leur squelette, et même de superposer les "boutons d'habit" à leurs pustules, grappes d'amygdales, etc.
La césure sur le déterminant se rencontre au vers suivant :
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Il y a d'autres séries d'effets et d'autres séries d'effets liés à la césure dans le poème "Les Assis", et cela est à rapprocher de la manière de surenchérir avec cinq comparaisons dans "Accroupissements". Pour rappel, un des trois poèmes contemporains de Rimbaud en quintils ABABAB est fort proche de "Les Assis" pour l'idée de s'abîmer le membre sexuel sur un siège : "J'ai mon fémur !..."
Pour l'instant, les études du poème "Accroupissements" consiste essentiellement à identifier la cible : frères chrétiens liés à l'enseignement selon un article récent de Cornulier, satire de Veuillot selon Murphy, et il s'agit d'apprécier une pièce obscène en tant que telle. Ici, nous pointons du doigt la nécessité d'envisager une analyse du poème en fonction de Baudelaire, en fonction aussi d'une construction abusant tendancieusement de comparaisons. Un nouvel horizon d'investigations sur le sens "profond" du poème se met en place.
Et j'insiste tout particulièrement sur le rapprochement avec "Un voyage à Cythère" dans la mesure où c'est l'île de Vénus et le poème en vers de Baudelaire d'où provient la première césure connue après "comme un".
Il y a d'autres comparaisons et d'autres suite des mots "comme un" dans "Un voyage à Cythère", je vais les citer quand je passerai à des considérations critiques sur "Oraison du soir".
J'ai déjà rapproché la fin de "Les Assis" et la fin de "Accroupissements". La position assise est clef dans "Oraison du soir" : "Je vis assis..." et elle est présente aussi dans "Les Chercheuses de poux" : "Elles assoient l'enfant devant une croisée," ce qui conforte l'idée de rapprocher nos quatre poèmes rimbaldiens.
Le poème "Oraison du soir" fait état d'un membre qui ne s'agace pas, mais pisse copieusement vers le haut du ciel, ce qui justifie un rapprochement avec "Accroupissements" où il est question de besoins naturels et de quête de Vénus au ciel. Le poème "Les Chercheuses de poux" suppose lui aussi une attente similaire dans le désir final de pleurer. Mais, si "Un voyage à Cythère" est une source directe à la composition de "Oraison du soir", un lien se renforce à nouveau avec le cas du poème "Accroupissements", l'idée du nez cherchant Vénus au ciel profond ne saurait être écartée d'une comparaison suivie avec le discours tenu dans "Oraison du soir".
Je ne vais pas parler cette fois des sources dans les vers de Mendès pour "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", ni creuser la question du soir avec des échos de titres "Harmonie du soir", etc. Je vais simplement terminer en montrant la relation de "Oraison du soir" à "Un voyage à Cythère".

La césure "tel qu'un" apparaît au premier vers du sonnet "Oraison du soir", ce qui, une fois qu'on sait de quoi il retourne, s'impose comme une allusion immédiate à "Un voyage à Cythère". Et Rimbaud n'a pas placé la forme "tel qu'un" à cheval sur la césure comme au vers 15 de "Accroupissements", il a placé la forme "tel qu'un" devant la césure sur le modèle strict du "comme un" baudelairien. Après la césure, le mot d'une syllabe "ange" est en fort rejet. Mais si on regarde attentivement la composition du poème "Un voyage à Cythère" on s'aperçoit d'autres faits troublants.
La césure sur "comme un" n'est pas au premier vers de "Un voyage à Cythère". Le poème "Un voyage à Cythère" est composé de quinze quatrains ABBA. La césure sur "comme un" ne figure qu'à l'avant-dernier vers du huitième quatrain, accessoirement tout de suite après le franchissement du milieu d'un poème en quinze quatrains.
En revanche, le premier vers contient pourtant une comparaison avec à la fois la suite de mots "comme un" et le nom "ange". Rimbaud a évité de reprendre la forme telle quelle si on peut dire, mais il y a clairement une reprise de "comme un ange" de Baudelaire à "tel qu'un ange" de Rimbaud. Et Baudelaire a repris la même suite de mots "Comme un ange..." en attaque de la suivante comparaison au vers 4 du même premier quatrain du poème : "Comme un ange enivré d'un soleil radieux." Et nous savons que l'idée d'un ange en état d'ivresse appartient aussi au développement du sonnet "Oraison du soir".
Je citais comme éventuelle mesquinerie de forme l'expression "au fond de la mer profonde" du poème "Le Balcon", et c'est un peu cette même étrange répétition paresseuse qui se trouve épinglée par Rimbaud quand il fait exprès de citer les deux comparaisons "comme un ange" du premier quatrain de "Un voyage à Cythère". Rimbaud veut-il se moquer ou rendre hommage ? Ce n'est pas le moment de se précipiter aux conclusions hâtives.
Et tout le premier quatrain de "Oraison du soir" est par ailleurs une démarcation du premier quatrain de "Un voyage à Cythère", mais à partir d'inversions. Le poème de Baudelaire parle d'un balancement joyeux et du fait de planer librement, quand Rimbaud développe l'idée d'une position assise contrainte. Au soleil radieux et à la vie "sous un ciel sans nuages", Rimbaud oppose une situation "sous l'air gonflé d'impalpables voilures" et une progression du soir à la nuit. Et les voilures font écho à la situation de voyage en bateau décrite par Baudelaire avec mention des cordages à la rime du vers 2 et la relation des "oiseaux" aux "voiles blanches" est développée quelques vers plus loin. Il va de soi que, dans "Oraison du soir", Rimbaud joue sur l'effet de roulis des vagues de l'ivresse pour construire une illusion déçue de voyage en bateau par l'imagination. Rimbaud va s'inspirer du "roucoulement éternel du ramier" pour son "vieux colombier", de la tristesse du poème baudelairien "île triste et noire", de son appel aux sentiments du cœur, et il va reprendre le motif des brûlures de l'amour sensuel : "le corps brûlé de secrètes chaleurs". Ceci me rappelle au passage que je compte aussi travailler la relation à Baudelaire du poème "Les Sœurs de charité", qui, daté de juin 1871, est contemporain de "Accroupissements", "Les Assis", "Les Premières communions", "L'Homme juste", "J'ai mon fémur !..." Et je pense aussi à l'indice baudelairien de "l'essaim des rêves malfaisants" dans "Les Chercheuses de poux".
Précisons que l'expression "comme un" en suspens à la césure dans "Un voyage à Cythère" a l'intérêt de reconduire cette figure des oiseaux, mais aussi de correspondre à un instrument coupant, avec effet de sens à la césure qui est littéralement cisaillée :

Chacun plantant, comme un outil, son bec impur[.]
L'effet de coupure est envisageable au premier vers de "Oraison du soir" à cause de la mention en comparaison du barbier :
Je vis assis, tel qu'un + ange aux mains d'un barbier[.]
Dans "Oraison du soir", il va être question de "coulures", etc. Dans "Un voyage à Cythère", les oiseaux fouillent le cadavre d'un pendu et Baudelaire, qui a peut-être pensé à la célèbre "Epitaphe" de Villon, n'arrête pas là sa description :
Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses[.]
Personne ne songe spontanément à rapprocher le vers que je viens de citer des deux suivants de Rimbaud :
Puis, par instants, mon cœur triste est comme un aubier
Qu'ensanglante l'or jeune et sombre des coulures.
Tout ce qui précède a dû largement contribuer à changer la donne à ce sujet. D'ailleurs, j'ai cité plus haut un extrait du vers 5 de "Un voyage à Cythère" : "île triste et noire". Ici, si nous considérons que le cœur remplace le nom "île", nous avons une correspondance "triste" et "sombre" ou "noire" qui se révèle. Le basculement de la joie à la tristesse est une dimension essentielle du poème de Baudelaire, ce à quoi les vers 7 et 8 de "Oraison du soir" font écho. La forme "ensanglante" achève de rendre pertinente l'hypothèse d'une allusion aux "intestins" qui "coulaient sur les cuisses" dans le cas des "coulures".

Les comparaisons sont nombreuses dans "Un voyage à Cythère" et c'est un aspect un peu mécanique de la sorcellerie évocatoire baudelairienne que Rimbaud avait visiblement bien repéré :

Mon cœur, comme un oiseau...
[Le navire roulait] Comme un ange enivré d'un soleil radieux.
plane comme un arome
Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
comme un cyprès.
comme un outil
Comme un exécuteur entouré de ses aides.
Comme un vomissement
comme un suaire épais

Rimbaud savait pertinemment que Baudelaire n'avait pas du tout l'aisance pour écrire d'un Victor Hugo. Mais, dans la mesure où Arthur joue avec ces aspects, l'analyse littéraire doit partir en quête des intentions fines des poèmes de Rimbaud.

Cet article est assez long, je vais laisser mon lecteur sur l'ensemble des pistes suggestives désormais bien ouvertes. Je crois que ce que je viens de faire grâce à Rimbaud et Baudelaire c'est de la critique littéraire à coups de couteau.

4 commentaires:

  1. En fait, l'article qui précède, vous n'avez rien d'équivalent, d'aussi fascinant et percutant sur aucun autre poète sur le net. Où trouve-t-on des articles révolutionnaires pareils sur Hugo, Baudelaire, etc., sur Shakespeare ou Dostoïevski, sur Faulkner ou sur Hoffmann, sur Reverdy, Apollinaire, Aragon ou un poète hermétique du vingtième siècle ? J'ai beau cherché, ça n'existe pas en fait. Cela n'existe pas non plus dans les revues. Ce que j'ai écrit en 2021 sur "Oraison du soir", "Les Chercheuses de poux" et "Accroupissements" en fonction de Baudelaire et Mendès, c'est l'événement littéraire de l'année. Je les accumule, j'ai fait "Voyelles" et pas que "Voyelles", mais donc là l'événement de l'année 2021, vous l'avez là, c'est une bombe atomique. Je ne sais pas si vous êtes lucide, mais c'est un événement littéraire mondiale, les études rimbaldiennes ayant vocation à occuper favorablement cette position rayonnante. C'est un truc, mais tellement immense...
    Ouais, on est des centaines de milliers à lire Rimbaud, allez on va parler de Rimbaud comme quelque chose d'important entre une analyse critique de la Faculté de juger de Kant et un commentaire de Humain, trop humain de Nietzsche, et après on fera trois vidéos sur Balzac, Dostoïevski et Shakespeare. Et puis, Rimbaud, quoi ? Expliquez-moi Rimbaud !
    En fait, vous êtes des menteurs, si vous passez à côté de ce qui est écrit dans l'article ci-dessus, vous n'êtes pas des gens sérieux. Vous ne croyez pas à l'importance de Rimbaud, ni même à l'importance de la culture. Ce n'est pas vrai ! Faut arrêter de vous mentir à vous-même.
    Sinon, question événement rimbaldien, sur plusieurs années de préparation, on se rapproche aussi d'une sacrée mise au point sur les césures des vers nouvelle manière en 1872. La séance de mise au point sera aux petits oignons, ça aussi c'est prévu, puis d'autres trucs.

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    1. Prenons le Dictionnaire Rimbaud de 2021. L'entrée "Accroupissements" a été rédigée par Philippe Rocher. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, le texte rédigé n'est pas mauvais, mais le poème est surtout valorisé par l'éclairage apporté sur l'évolution d'une manière ("maîtrise de la caricature poétique", "procédés [issus] de la caricature dessinée", etc.). Le poème est mis plus banalement en phase avec des idées que le lecteur rangera sous forme de mots alignés dans une fiche : scatologique, caricature, anticléricalisme, métamorphose fantastique, anthropomorphisme. La lecture de Cornulier sur les frères ignorantins n'est pas évoquée, ni la piste Veuillot de Murphy. Mais ma lecture pose ici de nouveaux jalons. Le quintil ABABA, l'insistance sur les comparaisons et la césure, l'exhibition de "comme un", les indices que ce poème ET D'AUTRES de Rimbaud renvoient au poème "Un voyage à Cythère", l'insistance sur le fait que la fin du poème "Accroupissements" doit entrer en résonance avec celle de "Les Assis", avec des thématiques baudelairiennes de plusieurs poèmes des Fleurs du Mal, avec la fin de "Oraison du soir", etc. Tout cela contribue à imposer un regard neuf sur le poème "Accroupissements" et à sentir que s'y joue autre chose que le portrait sale d'un homme de religion.

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    2. La notice sur "Oraison du soir" dans le Dictionnaire Rimbaud 2021 est de Candice Nicolas, personne que je ne connais pas, mais son nom revient de temps en temps, plutôt du côté des études verlainiennes que des études rimbaldiennes. Comme "Accroupissements", "Oraison du soir" est une sorte de prestation obscène dans l'esprit des gens. Le premier s'en sort parce qu'il fait partie de la lettre dite "du voyant", le second a pour prestige la célébrité immédiate acquise par son vers ultime : "l'assentiment des grands héliotropes". L'obscénité est une provocation sans doute trop déclarée et "Oraison du soir" n'a jamais été le centre de l'attention critique des rimbaldiens. Je sais que quand j'ai pointé du doigt la forme des tercets à considérer comme allusion à Philmoméla de Mendès je n'ai pas été pris au sérieux. Pas plus que dans le livre L'Art de Rimbaud de Murat, il n'est question sous la plume de Candice Nicolas de l'organisation à la Pétrarque des rimes des tercets ABA BAB. Passons sur la certitude "composé en 1871", ça reste probable. Le poème est décrit comme intérêt pour le bas corporel et l'idée d'une allusion à Baudelaire ne vaut que pour le titre et est même refoulée !!! Je lis : "malgré son titre aux résonances baudelairiennes..." Nous avons un blasphème habituel mélangeant le religieux et l'organique. Le défi de la pisse à la voûte céleste, c'est pour faire rire. Vous sentez bien que les éléments que je mets en place dans l'article ci-dessus et à quelques autres endroits, ben, comment dire, ça fait du poème peut-être autre chose qu'une bleuette obscène. Non ? Vous ne sentez pas que le poème commence à prendre de l'intérêt et que, du coup, ça vaut le coup de croire que Rimbaud a quelque chose d'important à nous dire dans ce sonnet lui-même. Parce que pipi sur le gazon en mépris du bon dieu, tout le monde sait faire, non ? Là, je montre que le sonnet il est plus intéressant qu'on ne l'avait cru.

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    3. Passons aux "Chercheuses de poux", la notice a été écrite par Alain Chevrier, elle est assez courte. Je n'ai pas compris pourquoi le commentaire était introduit par un rappel de l'hypothèse biographique d'une intervention des soeurs Gindre pour épouiller Rimbaud. L'anecdote est réputée erronée, et surtout elle est inférieure en valeur chronologique à celle des Mémoires de l'ex-Madame Verlaine qui explique que Rimbaud avait des poux et que Verlaine s'amusait à y voir un acte politique. Chevrier a pas mal travaillé les nuances de son textes "soins plus sororaux que maternels", l'harmonica n'est pas celui que nous connaissons mais celui à lames de verres courant à l'époque (Fongaro avait mis les points sur les "i" à ce sujet). Chevrier a nettement travaillé son texte pour rendre compte avec élégance de l'exécution poétique : "vers pour la plupart d'une seule coulée", allitérations "liquides ou susurrantes", "assonances souvent assourdies", substantifs "lestés d'adjectifs" conférant une "lenteur à ces vers", les correspondances sont forcément "baudelairiennes" ("silences / Parfumés"). Nous aurions des "touches impressionnistes" avant l'heure, et ce dans un poème (Monet, prends-en de la graine !) Le problème, c'est que derrière le soin apporté à ce texte le lecteur va adopter une réduction à l'essentiel qui n'est pas si favorable que ça au poème. Les allitérations et assonances sont de l'ordre de la bonne vieille harmonie imitative basique, et les lenteurs vont dans ce sens. On n'en retient qu'un répertoire de procédés. Puis, on retrouve l'obscénité, l'éjaculation implicite ou par calembour, et la conclusion se dérobe en généralités de la plus vaine abstraction : "Le contraste de ce discours suave et raffiné avec le caractère "bas", et même infime, du sujet, en fait tout le paradoxe et toute l'ironie." "Kézako ?" pour parler comme Bernard Pivot ! C'est ça qu'il faut retenir du poème ? C'est comme ça je dois en faire la publicité auprès des gens ? La preuve du malaise vient dans la fin du paragraphe conclusif, on repart sur un relevé accessoire de détails formels épars (rime singulier-pluriel, rime batelée) et on repasse à une phrase qui parle pour ne rien dire : "Par l'originalité et la cohérence de ses images, par la musique de ses allitérations, par sa virtuosité grammaticale, ce poème a fasciné de nombreux commentateurs." J'aime bien la mention "commentateurs", car le poème n'a pas été réellement commenté ici, alors qu'on attendait la synthèse du travail des commentateurs. La "virtuosité grammaticale" ou la maîtrise des allitérations, ou la cohérence des images, on dirait que le poème est évalué comme exercice scolaire pour apprendre à bien écrire. Savoir proposer des allitérations justes, c'est un peu de l'ordre de l'exécution mécanique. J'adore les allitérations, j'aime bien "Bal des pendus", mais je sais aussi que ce poème des débuts n'est pas celui qui impose le génie de Rimbaud au monde. Il manque quelque chose à cette notice sur "Les Chercheuses de poux", il manque le commentaire qui fait que ce n'est pas qu'un travail esthétique d'artisan, mais que c'est aussi une vision de poète ! (Immanuel Kant, tu as vu comme ma dernière phrase est bien tournée ?)

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