mardi 20 juillet 2021

"Voyelles", un dernier tercet jouant sur le cliché de l'élévation à l'Idéal !

Adolescent, j'aimais découvrir la poésie dans les volumes de la collection Lagarde et Michard. Je n'avais pas le tome du Moyen Âge, mais les cinq tomes courant du XVIe au XXe siècle. J'en avais besoin pour les cours de français au Lycée, et j'avais racheté mes cinq volumes à un élève qui passait en classe de terminale, quand moi j'entrais en classe de seconde. Mes volumes sont partis bien plus tard, et contre mon gré, avec un vide-grenier, je n'ai depuis récupéré que les tomes du XVIIe, du XVIIIe et du XIXe siècle.
Ces volumes offraient une anthologie de textes de la littérature française. Nous avions des poèmes de Ronsard et du Bellay. En lisant le poème de Ronsard sur les bûcherons de la forêt de Gastine, j'étais déjà agacé à l'époque quand on attribuait à Lavoisier la célèbre formule (d'ailleurs apocryphe) : "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", car il me semblait un peu gros que la formule de Lavoisier ressemblât autant au dernier vers du poème "Contre les bûcherons de la forêt de Gastine", suffisamment estimé pour figurer dans l'anthologie de Lagarde et Michard : "La matière demeure, et la forme se perd." D'évidence, il y a une influence de la pensée grecque derrière les deux formules françaises.
Un autre fait était marquant pour moi. Dans le volume du XVIe siècle, il y avait un sonnet du recueil L'Olive de Joachim du Bellay qui avait une note de pureté d'envol qui me subjuguait.

Si notre vie est moins qu'une journée
En l'éternel, si l'an qui fait le tour
Chasse nos jours sans espoir de retour,
Si périssable est toute chose née,

Que songes-tu, mon âme emprisonnée ?
Pourquoi te plaît l'obscur de notre jour,
Si pour voler en un plus clair séjour,
Tu as au dos l'aile bien empennée ?

Là, est le bien que tout esprit désire,
Là, le repos où tout le monde aspire,
Là, est l'amour, là, le plaisir encore.

Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée,
Tu y pourras reconnaître l'Idée
De la beauté, qu'en ce monde j'adore.

Je ne suis pas très friand de l'enjambement "En l'éternel" au début du vers 2, ni de la platitude des vers 2 et 3, mais à partir du second quatrain, le sonnet prend une autre dimension et, évidemment, l'anaphore à forte résonance liturgique des tercets envoûtait complètement le lecteur novice que j'étais.
Et, comme je possédais le volume sur la littérature du dix-neuvième siècle, je découvrais dans un poème de Lamartine un passage qui, je pouvais en jurer, s'inspirait du sonnet en question de du Bellay.
Ce poème de Lamartine n'est pas n'importe lequel, c'est l'un des plus célèbres "L'Isolement", celui qui contient le célèbre vers : "Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !" Et ça ne s'arrête pas là, il contient une mention du motif du "lac" et surtout il est le premier poème du recueil, celui qui ouvre les Méditations poétiques.
Il se trouve que la mention du "lac" figure dans un vers lancé par la forme "Là", mais ce que je vais citer, c'est les quatre derniers quatrains du poème "L'Isolement". Dans l'antépénultième quatrain de "L'Isolement", Lamartine exploite l'anaphore en "Là" du sonnet de du Bellay, avec un parallèle de quasi fin de poème entre les deux pièces, mais avec aussi une reprise inversée de la rime "aspire"::"désire" au sonnet de du Bellay qui suffit à signifier qu'il y a bien eu une influence du poète angevin. Nous pouvons ajouter que la mention "amour" à la rime dans le quatrain de Lamartine est à rapprocher de l'hémistiche "Là, est l'amour" du sonnet de du Bellay. Lamartine fait rimer "amour" avec "séjour" qui est précisément l'un des quatre mots d'une rime en "-our" des quatrains : "tour", "retour", "jour", "séjour", et je n'hésiterais pas à rapprocher la forme verbale "enivrerais" de Lamartine du mot "plaisir" employé dans L'Olive. Je n'ai même pas à insister sur la correspondance allant de "Idée" à "bien idéal". Pourtant, si j'ai du mal à croire que personne n'ait effectué le rapprochement entre les deux poèmes, je n'ai pas souvenir d'annotations fortes en ce sens dans les éditions et commentaires des poèmes de Lamartine.
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire ;
Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore,
Vague objet de mes vœux, m'élancer jusqu'à toi !
Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore ?
Il n'est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
J'aimais tout autant cette pièce lamartinienne que le sonnet cité plus haut de L'Olive. Malgré certaines facilités de paresseux dans le choix des mots ou des rimes, Lamartine a une grâce rythmique particulière. On ne va pas aimer tous les poèmes de Lamartine de la même façon. Il n'y a pas cette constance de talent qui se rencontre dans Les Fleurs du Mal ou les recueils de Victor Hugo, mais les plus beaux poèmes de Lamartine sont parmi les plus beaux du monde, de ces poèmes qu'on ne lasse pas de lire et de relire encore. Il faut ajouter que le dernier quatrain de "L'Isolement" fait pont par le motif traité avec la célèbre "Chanson d'automne" des Poèmes saturniens d'un Verlaine qui, pourtant, a longtemps fait la fine bouche en matière de jugement sur la poésie lamartinienne. Dans la revue italienne Plaisance, Henri Scepi a fait un article très intéressant sur l'opposition recherchée par Verlaine entre le lyrisme expansif de Lamartine et la condensation et économie de moyens de la "Chanson d'automne".
Il n'est pas inintéressant d'observer une imitation aussi nette d'un sonnet de du Bellay dans le poème liminaire du recueil des Méditations poétiques qui lance l'ère de la poésie romantique. Ce n'est que quelques années plus tard que la mode va être aux poésies de Ronsard et de Mathurin Régnier, ce n'est qu'en 1828, de mémoire, que paraît l'ouvrage de Sainte-Beuve sur ces poètes que le classicisme avait tendu à méjuger. En plus, contrairement à Vigny, Musset et Hugo, Lamartine est assez nettement tenu à l'écart de cette idée d'une influence des formes poétiques du XVIe siècle. Nous avons donc ici une preuve intéressante qu'il faut compter sur lui, et ça ne s'arrête pas là. C'est un fait connu que le sort du philosophe Platon est assez particulier dans l'histoire des derniers siècles. Le grand philosophe grec, pour le Moyen Âge, c'était plutôt Aristote. Nous avions accès à ces textes et c'était lui qui était commenté. Avec la Renaissance d'abord italienne, puis européenne, les lignes vont bouger. Platon est traduit et rendu accessible, et le XVIe siècle est marqué par l'influence plus prégnante de la pensée platonicienne. Or, c'est un fait connu des spécialistes, mais dont le grand public n'a pas conscience, que l'intérêt pour Platon va retomber au XVIIe et au XVIIIe siècles. Pourtant, Descartes et Pascal sont des philosophes d'envergure au XVIIe siècle, auxquels ajouter Leibniz dont La Monadologie est écrite en français. Il est d'autres philosophes au plan européen, avec notamment Spinoza qui écrit en latin, avec des penseurs de langue anglaise, etc. Et, au dix-huitième siècle, même si l'appellation de philosophes est parfois un peu abusive (sauf au plan de la philosophie politique pour Rousseau et Montesquieu), nous avons droit à quatre grands penseurs des Lumières qui sont aussi de grands écrivains : Voltaire, Diderot, Rousseau et Montesquieu. Pourtant, Platon n'est pas tellement présent dans leurs écrits. Le nouvel âge d'or du platonisme, ce sera le dix-neuvième siècle. Le platonisme n'avait certainement pas complètement sa place dans le domaine de la science et du monde héritant de la pensée révolutionnaire, mais le platonisme a eu une certaine prégnance dans le domaine de la spiritualité en poésie, que cette spiritualité soit sincère ou affectée, sérieuse ou métaphorique. Lamartine avec ses Méditations poétiques a explicitement imposé un cadre métaphorique quelque peu platonicien appliqué au cosmos. Et nous avons tellement pris l'habitude de ne citer "Le Lac" de Lamartine qu'en passant que beaucoup d'entre nous oublient à quel point Victor Hugo dans Les Rayons et les ombres comme dans Les Contemplations est fortement redevable aux principes de poésie cosmique qui ne furent pas de peu de poids dans le succès et la fascination des publications lamartiniennes. Leconte de Lisle est lui aussi redevable quelque peu au système lamartinien, puis les parnassiens, et bien évidemment le fameux poème de Rimbaud à ses débuts "Credo in unam" devenu "Soleil et Chair" porte lui aussi la marque de l'influence lamartinienne qu'il conteste et réécrit.
Et cerise sur le gâteau, je prétends depuis longtemps que Baudelaire aussi crée l'esthétique des Fleurs du Mal en tenant étroitement compte de ce qu'a imposé culturellement l'énormissime succès public de Lamartine. Jusqu'à quand va-t-on hypocritement (c'est le cas de le dire) refouler la citation de Lamartine dans le premier hémistiche du sonnet "Les Correspondances" : "La Nature est un temple..." ?
Lamartine établit cette lecture métaphorique dans ces deux vers du poème "Dieu" (méditation vingt-deuxième).
Nature ! firmament ! l'œil en vain vous contemple ;
Hélas ! sans voir le Dieu, l'homme admire le temple,
[...]
Mais, dans l'économie du recueil, il l'a fixée une première fois avec le même jeu de rime dans le poème "L'Immortalité" (méditation cinquième) :
Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !
L'esprit te voit partout quand notre œil la contemple ;
[...]
D'autres passages pourraient être cités, mais la rime "temple"::"contemple" permet de nous assurer qu'il n'y a évidemment pas loin du sonnet "Les Correspondances" de Baudelaire au recueil Les Contemplations de Victor Hugo. Non seulement, le début du sonnet "Les Correspondances" est une citation de Lamartine, mais c'est une citation même du discours chrétien et de Dieu lui-même, comme l'attestent les deux derniers vers que nous venons de citer de Lamartine.
Et je cite bien sûr tout cela exprès, car le sonnet "Voyelles" est connu pour avoir des liens métaphoriques avec le sonnet "Les Correspondances", sauf que ces liens ne sont jamais correctement élargis aux métaphores lamartiniennes et hugoliennes. Il n'est quand même pas inintéressant d'observer que le mot d'ordre de ne pas se contenter d'admirer le temple, mais d'éprouver et voir même la présence de Dieu dans ce temple, est au centre du principe de transfiguration de la poésie lamartinienne, que Victor Hugo se réclame de son principe, notamment par le recours au titre Les Contemplations qui ne rime pas plus innocemment avec "Méditations" que le titre rimbaldien "Illuminations". Hugo témoigne qu'il a répondu à l'injonction lamartinienne de contempler, et le poème "Les Correspondances" se réclame lui aussi de l'injonction lamartinienne à sa façon, et bien évidemment le dernier tercet de "Voyelles" raconte le regard qui en admirant le temps voit le Dieu caché au fond !
L'influence de Lamartine sur Baudelaire ne s'arrête d'ailleurs pas là.  Jusqu'à quand va-t-on ignorer que dans le poème liminaire des Fleurs du Mal, le vers conclusif : "- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !" s'inspire, bien évidemment à dessein, d'un vers du poème "La Foi" de Lamartine (méditation quatorzième) : "Homme, semblable à moi, mon compagnon, mon frère !"
La comparaison entre la forme des deux vers est éloquente. Cette citation du poème "La Foi" est précédée, deux vers plus haut, d'une nouvelle expression de l'idée qu'il faut cerner la présence de Dieu dans l'immensité du ciel : "Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous a faits !"
Parce qu'il ne faudrait que condescendre à lire les vers de Lamartine, Baudelaire et Rimbaud ne lui devraient rien. En réalité, il y a une continuité et un dialogue entre ces poètes, et il est même plutôt important pour définir la réaction d'hostilité au modèle lamartinien d'identifier les reprises évidentes opérées tantôt par Baudelaire, tantôt par Rimbaud.
On comprend mieux que, loin de faire du rapport de "Correspondances" à "Voyelles" un axe de poésie moderne faisant table rase des traditions antérieures en poésie, il faut au contraire placer "Les Correspondances" et "Voyelles" dans l'héritage des visions cosmiques lamartiniennes. Et, partant de là, on peut alors mobiliser d'autres sources : celle évidente des poésies de Victor Hugo, celle d'Armand Silvestre plus discrète, celle aussi de Paul Verlaine.
Et venons-en à ce dernier. Quand Verlaine et Rimbaud se rencontrent pour la première fois en 1871, que ce soit en février-mars ou moins probablement en septembre, Verlaine a déjà publié quelques recueils Poèmes saturniens, Fêtes galantes et La Bonne chanson, ainsi qu'une plaquette parue sous le manteau Les Amies. Il faut y ajouter des poèmes épars diffusés dans la presse d'époque. Dans ses recueils ultérieurs, Verlaine va publier des poèmes anciens, composés soit avant sa rencontre avec Rimbaud, soit du temps de son compagnonnage avec lui : Romances sans paroles, Sagesse et Jadis et naguère pour l'essentiel, mais d'autres poèmes plus anciens apparaîtront à l'occasion dans des recueils plus tardifs, sans oublier que certains textes demeureront inédits du vivant de Verlaine. Or, parmi les poèmes inédits, il en inévitablement de plus potachiques que Verlaine affectionnait tout particulièrement, mais qu'il ne pouvait pas aisément publier. Il devait y avoir l'idée à plus ou moins longue échéance de les publier sous le manteau, mais l'incarcération de Verlaine et la rupture de son couple vont ruiner le réseau parisien initial de Verlaine. On peut penser que quand Rimbaud a fréquenté Bretagne en juillet-août 1870 le dénommé Bretagne lui a fait lire des poèmes obscènes inédits de Verlaine. Je me demande, par exemple, si Rimbaud n'a pas eu connaissance des deux poèmes réunis sous le titre "Au pas de charge" avant de composer "L'Eclatante victoire de Sarrebruck", car certaines ressemblances sont intéressantes à relever : "Les petits tambours", "garçonnets", "tapins de la bonne guerre", "Iront frappant sur la peau d'âne", "Peuple, il faut voir tout en rose", "la louange extrême / Qu'il se décerne à lui-même", "besoin pressant", tout cela est fort parent de la manière du sonnet de Rimbaud : "car il voit tout en rose", "les bons Pioupious", "tambours dorés", "rouges canons", "Et, tourné vers le Chef, s'étourdit de grands noms !", "présentant ses derrières". J'ajouterais que le vers de "Au pas de charge" : "Dont l'éclat tournant nous pénètre" n'est pas sans écho possible avec un vers d'un poème banvillien parodique de la nouvelle Un cœur sous une soutane. Récemment, j'ai souligné que dans "Credo in unam", bien que le traitement ne fût pas obscène, nous avions des vers démarqués d'autres du recueil particulièrement obscène et paru sous le manteau d'Henri Cantel : Amours et Priapées.
Il y a fort à parier qu'en compagnie de Bretagne Rimbaud a eu la primeur aussi du recueil La Bonne chanson. En tout cas, il semble que ce recueil qui n'était pas encore dans le commerce en septembre 1870 a pu inspirer des passages du "Rêve de Bismarck" et de quelques poèmes remis à Demeny en septembre-octobre 1870.
S'il est très intéressant de réunir tous les poèmes de Verlaine en un seul volume, il faudra aussi un jour s'intéresser à un dossier datant le mieux que faire se peut chacune des compositions de Verlaine pour déterminer tout ce que Rimbaud a pu lire et à quel moment.
Et il n'y a pas que des poèmes obscènes ou satiriques qui furent des lectures verlainiennes inédites pour Rimbaud à son arrivée à Paris. Or, parmi les poèmes non publiés en volume, il en est un daté du "10 mai 1861" qui retient mon attention. Il s'intitule "Aspiration". Il figure aux pages 597 à 599 de l'édition des Œuvres poétiques complètes de Verlaine dans la collection "Bouquins" chez Robert Laffont. Le poème s'ouvre par un motif religieux exploité aussi par Catulle Mendès dans le recueil alors à venir Philoméla, motif de la vallée qui inévitablement peut faire songer aussi à Lamartine, le poète du "Vallon". Le titre "Aspiration" fait songer aussi au titre du poème "Elévation" des Fleurs du Mal, dont la seconde édition date précisément de 1861, la version de 1857 ayant été condamnée. Le poème "Elévation" ne figurait pas dans la prépublication de plusieurs "fleurs du mal" dans la Revue des deux mondes en 1855, mais il s'agit du troisième poème du recueil tant dans la version de 1857 que dans la version de 1861, et, à chaque fois, il précède le poème "Les Correspondances" dans l'économie du recueil. Cette distribution sera conservée dans l'édition posthume de 1868.
Le mot "vallée" figure lui aussi dans le premier vers du poème de Baudelaire, il figure précisément à la rime. Précisons par ailleurs que le couple "étangs" et "vallées" du premier vers du poème baudelairien a de quoi faire songer au couple lamartinien "lac" et "vallon".
Il y a une ressemblance d'allure évidente entre le poème de Verlaine "Aspiration" et le poème de Baudelaire "Elévation". Le rapprochement des verbes à l'impératif du poème verlainien est sans doute plus frappant avec ceux du poème "Moesta et errabunda" qui, pour précision, figure déjà dans l'édition de 1857 des Fleurs du Mal, voire dans la présélection publiée en 1855 dans la Revue des deux mondes, mais les infinitifs sont également quelque peu présents dans "Elévation" et les compléments prépositionnels pour exprimer le dégagement face aux éléments de ce monde sont nettement parents de ce qu'exprime le encore jeune Verlaine dans "Elévation".
Avant d'effectuer des citations, j'essaie de poser le cadre de ce qui se joue. J'ai dit que le poème "Elévation" dont "Aspiration" effectue une reprise thématique précède la mention du sonnet "Les Correspondances" qui s'ouvre par une citation de Lamartine "La Nature est un temple..." et qui est un modèle de référence bien admis pour le sonnet "Voyelles", ce que renforce certaines allusions du "Sonnet des sept nombres" de Cabaner en hommage à Rimbaud. J'ai insisté sur l'anaphore "Là" du poème "L'Isolement" qui impliquait une reprise d'un motif développé dans un sonnet de Joachim du Bellay où il est question de l'Idée au sens platonicien, ce que Lamartine rend de manière moins emphatique avec la notion moins compromettante de l'idéal. Or, le poème de Verlaine de 1861 si manifestement inspiré de Baudelaire contient lui aussi l'anaphore en "Là", l'idée d'accéder à l'idéal (ce qui est évidemment présent dans "Elévation" de Baudelaire dans tous les cas), en plus de l'écho "vallée" pour "vallées" chez Baudelaire et "vallon" chez Lamartine, sans oublier la référence biblique à la vallée de larmes. Mais, là où on passe à un plan de lecture supérieur, c'est que, sans parler d'idées qui me viennent au sujet du poème "Larme" de Rimbaud, nous avons des indices forts d'une résonance possible avec le sonnet "Voyelles" dont il devient avec ce rapprochement de plus en plus clair que son principe est de résonner avec toute la tradition de poésie cosmique issue du modèle lamartinien initial.
Je ne sais pas encore s'il est bon de rapprocher le vers de Verlaine : "L'horizon est ridé comme un front de vieillard ;" du premier tercet de "Voyelles", mais j'observe que la rime "étranges"::"anges" est mobilisée pour un passage qui peut faire sens face à "Voyelles", tandis que, à la rime aussi chez Verlaine, le pluriel "mondes" suit à peine quelques vers plus loin avec le même sens cosmique que dans le cas du sonnet rimbaldien. Je relève bien évidemment l'importance du motif universel de la vibration avec pour Verlaine le verbe "vibre" conjugué à la rime quand Rimbaud emploie le néologisme de Gautier "vibrements". En fait de découverte d'un monde auquel on aspire, songeons par ailleurs à l'attaque avec anaphore en "C'est" de la première des "Ariettes oubliées" au début des Romances sans paroles, poème publié en mai 1872 dans la Renaissance littéraire et artistique, peu de temps après la composition de "Voyelles" par Rimbaud, "Voyelles" étant d'autant plus probablement une des compositions les plus récentes de Rimbaud aux yeux de Verlaine au début de 1872, que Rimbaud est éloigné de Paris depuis bientôt deux mois et ne lui a sans doute pas envoyé par lettres toutes ses dernières créations !
Le poème "Aspiration" n'exclut même pas le traitement parodique du thème avec son épigraphe "Des ailes ! Des ailes ! (Rückert)" qui n'est pas sans faire penser aux railleries banvilliennes des poésies du séminariste dans Un cœur sous une soutane.

Aspiration

Cette vallée est triste et grise : un froid brouillard
              Pèse sur elle ;
L'horizon est ridé comme un front de vieillard ;
              Oiseau, gazelle,
Prêtez-moi votre vol ; éclair, emportez-moi !
               Vite, bien vite,
Vers ces plaines du ciel où le printemps est roi,
               Et nous invite
A la fête éternelle, au concert éclatant
                Qui toujours vibre,
Et dont l'écho lointain, de mon cœur palpitant
                Trouble la fibre.
Là, rayonnent, sous l'œil de Dieu qui les bénit,
                 Des fleurs étranges,
Là, sont des arbres où gazouillent comme un nid
                  Des milliers d'anges ;
Là, tous les sons rêvés, là, toutes les splendeurs
                 Inabordables
Forment, par un hymen miraculeux, des chœurs
                 Inénarrables !
Là, des vaisseaux sans nombre, aux cordages de feu,
                 Fendent les ondes
D'un lac de diamant où se peint le ciel bleu
                 Avec les mondes ;
Là, dans les airs charmés, volèrent des odeurs
                Enchantereesses,
Enivrant à la fois les cerveaux et les coeurs
                De leurs caresses.
Des vierges, à la chair phosphorescente, aux yeux
                Dont l'orbe austère
Contient l'immensité sidérale des cieux
                Et du mystère,
Y baisent chastement, comme il sied aux péris,
                Le saint poète,
Qui voit tourbillonner des légions d'esprits
                Dessus sa tête.
L'âme, dans cet Eden, boit à flots l'idéal,
                Torrent splendide,
Qui tombe des hauts lieux et roule son cristal
                Sans une ride.
Ah ! pour me transporter dans ce septième ciel,
                 Moi, pauvre hère,
Moi, frêle fils d'Adam, cœur tout matériel,
                Loin de la terre,
Loin de ce monde impur où le fait chaque jour
                Détruit le rêve,
Où l'or remplace tout, la beauté, l'art, l'amour,
               Où ne se lève
Aucune gloire un peu pure que les siffleurs
               Ne la déflorent,
Où les artistes pour désarmer les railleurs
               Se déshonorent,
Loin de ce bagne où, hors le débauché qui dort,
               Tous sont infâmes,
Loin de tout ce qui vit, loin des hommes, encor
               Plus loin des femmes,
Aigle, au rêveur hardi, pour l'enlever au sol,
                Ouvre ton aile !
Eclair, emportez-moi ! Prêtez-moi votre vol,
                Oiseau, gazelle !

Je vous laisse vous-même vous reporter ensuite à la lecture de "Elévation", "Moesta et errabunda", "L'Isolement" et "Voyelles". J'aurais d'autres comparaisons intéressantes à signaler avec d'autres poèmes de Rimbaud et aussi, surtout pour la fin de "Aspiration", avec des passages en vers de Banville. Mais je vais m'arrêter là.

Ajoutons enfin le poème "Un soir d'octobre" daté du "10 octobre 1862". Ce poème fait partie des sonnets hétérométriques, c'est-à-dire qu'il est composé de deux vers différents qui alternent. L'alternance dans les tercets n'est pas toujours du même profil selon les poèmes. Je ne vais pas ici en parler en revenant sur "La Musique" de Baudelaire, "Au désir" de Sully Prudhomme, "Rêvé pour l'hiver" de Rimbaud et quelques autres du dix-septième ou du dix-neuvième siècle. Ce qui m'intéresse, c'est que le sonnet se termine par la rime "anges"::"étranges" et surtout que la fin "prunelles étranges" personnifie la saison elle-même, selon un principe non admis par la critique baudelairienne à ce que je sache mais que je prétends avoir mis à jour au sujet du couchant célébré en tant que femme dans "Le Balcon".

L'automne et le soleil couchant ! Je suis heureux !
            Du sang sur de la pourriture !
L'incendie au zénith ! La mort dans la nature !
            L'eau stagnante, l'homme fiévreux !

Oh ! c'est bien là ton heure et ta saison, poète
            Au cœur vide d'illusions,
Et que rongent les dents de rats des passions,
            Quel bon miroir, et quelle fête !

Que d'autres, des pédants, des niais ou des fous,
             Admirent le printemps et l'aube,
Ces deux pucelles-là, plus roses que leur robe ;

Moi, je t'aime, âpre automne, et te préfère à tous
             Les minois d'innocentes, d'anges,
Courtisane cruelle aux prunelles étranges.

L'influence de Baudelaire est assez évidente dans ce sonnet. Je précise toutefois que le rapprochement avec "Voyelles" ne consiste cette fois qu'à souligner la manière de chute en mentionnant des "yeux" qui sont une personnification d'un élément non humain, ce qui se retrouve dans "Voyelles" qu'on songe à identifier Dieu ou un élément lumineux du ciel. Quant au poème "Aspiration", il ne s'agit pas de le présenter comme une source que Rimbaud aurait nécessairement lue avant de composer "Voyelles", mais c'est un témoin accablant pour continuer de bien marquer que "Voyelles" est une reprise des principes lamartiniens de poésie cosmiques qui ont essaimé sur Hugo, Baudelaire et Verlaine et sur toute la poésie du dix-neuvième siècle. Il y a évidemment énormément d'enjeux à comprendre ce soubassement culturel de toute la poésie du dix-neuvième siècle pour en revenir à "Voyelles" en tant qu'il est une énième réplique de ce courant de visions poétiques, et une réplique qui n'est en rien fumiste, qui n'est en rien de l'ordre de la mesure parodique qu'on a tenté jusqu'ici d'accorder explicitement aux quatorze vers de Rimbaud !

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