lundi 31 mai 2021

Et qu'en était-il à la fin du mois de mai ?

J'ai voulu lancer en 2020 un projet de longue haleine où j'aurais commenté jour après jour dans le décalage commémoratif constant des 150 ans les événements de la guerre franco-prussienne et de la Commune vécus par Rimbaud. Nous aurions suivi dans son rythme réel une telle actualité. Ce projet s'est effondré à cause de problèmes de santé qui sont d'ailleurs loin d'être résolus. Il n'a pas pu reprendre pour le seul événement de la Commune, puisqu'en février j'ai été pris de court par la publication du Dictionnaire Rimbaud, lequel m'a d'ailleurs détourné d'autres projets alors en pleine effervescence. Et finalement je n'ai même pas commenté jour après jour les événements de la Commune en cette année de commémoration.
Il faudrait voir à faire cela dans dix ans éventuellement, mais sans la santé et en étant seul ce n'est plus possible pour moi.
En tout cas, nous sommes le 31 mai, le dernier jour du mois de mai. Cette mention de mois revêt une certaine importance dans la suite de la production poétique d'Arthur Rimbaud. En 1871, le 31 mai de notre adolescent ardennais est sous le signe du traumatisme. La Semaine sanglante a mis un terme tragique à l'expérience de la Commune. Et Rimbaud vit cela à distance à Charleville, et il faut inclure dans le rythme de réception le décalage des comptes rendus de l'événement dans la presse. Quelque part, dans la tête de Rimbaud, la semaine sanglante n'en finit par de raconter son agonie à travers les récits des journaux. Ce qu'il s'est passé le 28 est su le 29, et les journées suivantes apportent les compléments d'information, les confirmations, etc.
Que fait Rimbaud pendant ces journées-là ? Il rumine sans aucun doute, mais il écrit aussi très certainement, puisqu'après des envois conséquents de poèmes les 13 et 15 mai il remet ça en juin avec une lettre à Demeny et une autre à Aicard. La lettre à Demeny laisse deviner que le choc de l'événement a incité Rimbaud à renier toute sa poésie de jeunesse de 1870, à l'exception du poème "Les Effarés". Et des poèmes datés de cette période-là nous sont également parvenus.
Et si Rimbaud renie certains de ses poèmes, sa manière évolue-t-elle ?

Nous avons une longue époque de novembre 1870 à avril 1871 pour laquelle aucune transcription d'un poème rimbaldien ne nous est parvenue. Le récit en prose "Le Rêve de Bismarck" fait exception avec son impression dans le Progrès des Ardennes, mais il ne s'agit pas de vers, ce qui rend les comparaisons difficiles. Le texte a pu subir des interventions de Jacoby par ailleurs et de toute façon il s'agit d'une composition du début de novembre 1870.
Pour juger de l'évolution de Rimbaud au plan des césures de ses alexandrins, il convient également d'écarter tous les poèmes qui emploient des mètres plus courts. Il y en a trois : "Mes petites amoureuses", "Chant de guerre Parisien" et "Le Cœur supplicié".
Le dossier va se composer des poèmes "Accroupissements" (envoyé à Demeny dans sa lettre du 15 mai), "Les Poètes de sept ans" (daté ou antidaté, on ne sait, du "26 mai" et envoyé à Demeny dans sa lettre du 10 juin) et "Les Pauvres à l'Eglise" (daté évasivement de l'année 1871 en cours et envoyé à Demeny le 10 juin). Il faut étoffer le dossier avec le poème "Les Sœurs de charité" daté de juin 1871 sur le manuscrit qui nous en est parvenu, ce qui nous rapproche forcément du 26 mai des "Poètes de sept ans" par exemple. Il faut dire que nous pourrions inclure les poèmes de juillet : "Les Premières communions" et "L'Homme juste", vu que tout cela ferait un bel ensemble de compositions rapprochées dans le temps. Et il faudrait citer l'extrait mentionné par Delahaye avec le "fémur".
Deux autres cas plus délicats sont à traiter : "Les Assis" et "Paris se repeuple". Le poème "Les Assis" n'est pas daté. On peut raisonnablement penser qu'il date de cette époque, mais les preuves nous manquent et il y aurait en plus du débat selon que le poème est envisagé comme antérieur à la Semaine sanglante ou non. Quant au poème "Paris se repeuple", il est daté de "Mai 1871" par les premiers éditeurs, ce qui laisse penser que la date figurait en bas au moins d'un manuscrit, mais les différences en nombre de strophes nous imposent d'être prudent. Le poème a été remanié et la date est obligatoirement fictive, puisque Rimbaud ne peut pas écrire en mai des événements qui ne se sont déroulés qu'en juin : "Cachez les palais morts dans des niches de planches !"
Dans son édition philologique de 1999, Steve Murphy a classé le poème "Paris se repeuple" au mois de mai 1871 dans la section des poèmes datés, ce qui pour moi est trompeur. Il a également classé quatre poèmes dans un ordre qui, pour moi, ne s'impose pas le moins du monde : "Accroupissements", "Les Poètes de sept ans", "Paris se repeuple", "Les Pauvres à l'Eglise". Il faudrait croire que Rimbaud a écrit autour du 26 mai "Les Poètes de sept ans", que nécessairement du 27 au 31 mai il a consacré du temps à composer une version de "Paris se repeuple", puis il aurait composé "Les Pauvres à l'église" plutôt dans les dix premiers jours de juin. Le classement peut se concevoir pour "Accroupissements" et "Les Poètes de sept ans", puisque le second poème est daté du "26 mai" date postérieure à l'envoi par lettre de "Accroupissements", mais c'est le seul moment où l'articulation est concevable. Le poème "Accroupissements" est envoyé le 15 mai, mais il nous manque sa date de composition exacte. Le poème "Les Pauvres à l'église" est daté de "1871" au bas de la transcription, et ce n'est que la lettre qui le contient qui est du 10 juin.
Sur l'évolution de la manière de traiter les alexandrins par Rimbaud, il faut en outre se méfier. Il n'est pas commode de comparer les derniers alexandrins de 1870 qui se lovent dans sept sonnets avec ceux d'un discours en rimes suivies comme "Les Poètes de sept ans". Il est plus pertinent d'ailleurs de comparer "Les Poètes de sept ans" avec une pièce de longue haleine comme "Le Forgeron", comparaison qui soulignera d'ailleurs une certaine continuité.
En tout cas, si nous prenons "Les Pauvres à l'Eglise", "Les Poètes de sept ans", "Accroupissements" et "Les Sœurs de charité", comme les quatre pièces imparables d'une réflexion sur l'évolution des alexandrins de Rimbaud, en laissant de côté les cas problématiques ("Paris se repeuple", "Les Assis", sinon les vers inédits cités par Delahaye), on peut constater certains faits intéressants.
Le poème "Les Pauvres à l'Eglise" est daté évasivement de "1871" dans une lettre du 10 juin, et il est peu probable qu'il ait été écrit en accusant le coup du traumatisme de la Semaine sanglante. On pourrait nous accuser de gamberger, mais selon toute vraisemblance, il s'agit du plus ancien poème rimbaldien en alexandrins connu pour l'année 1871. Par lacune de la transcription, le vers 17 est faux : "Dehors, le froid, la faim, l'homme en ribotte :" mais le poème n'a aucun enjambement prononcé sur un déterminant ou un pronom d'une syllabe. Le cas limite est celui de la préposition en deux syllabes "avec" au vers 16 : "De gamines avec leurs chapeaux déformés[.]" Rappelons qu'en 1870 Rimbaud a déjà pratiqué avec une certaine profusion les césures sur des déterminants et pronoms d'une syllabe. Il me semble qu'à partir de juillet 1871 d'après ce qui nous est parvenu, sinon à partir de mai 1871 si on met en doute l'idée que "Les Pauvres à l'église" ait été inventé si tard, Rimbaud ne composera plus jamais un poème en alexandrins sans l'altérer de césures audacieuses.
Dans ce poème, les rejets concernent essentiellement des adjectifs. On observe un certain balancement d'hémistiche à hémistiche qui va dans le sens d'un relief de la régularité métrique : "Une prière aux yeux et ne priant jamais," "Comme un parfum de pain humant l'odeur de cire," "Les Pauvres au bon Dieu, le patron et le sire," "Loin des maigres mauvais et des méchants pansus," etc., et on relève aussi le traitement de l'adverbe en "-ment" quelque peu familier : "Regardent parader mauvaisement un groupe". Rimbaud mime une éloquence orale triviale déjà exploitée dans "Le Forgeron", mais qui aura de nouveaux développements dans "Les Premières communions" : "C'est bon." / "Aux femmes, c'est bien bon de faire des bancs lisses," / "Ces effarés y sont et ces épileptiques", etc. Il s'agit d'un des derniers poèmes dont la lecture immédiate est plutôt confortable avec un excellent usage du double sens qui frappe l'esprit du lecteur :
Ces aveugles qu'un chien introduit dans les cours.
De tels traits d'esprit, à la manière hugolienne, seront moins évidents à disséminer quand les poèmes seront plus hermétiques.
Notons toutefois que l'agressivité de Rimbaud dans ses descriptions s'éloigne petit à petit du moule hugolien encore sensible dans "Le Forgeron". On peut penser que l'influence de l'humeur sombre baudelairienne commence à poindre dans sa manière.
Or, le poème "Accroupissements", clairement composé avant la semaine sanglante, est précisément caractérisé par des citations de césures de Baudelaire. Dans "Accroupissements", Rimbaud s'essaie à une forme de strophe, le quintil ABABA, qui vient clairement d'une lecture des Fleurs du Mal et même des Epaves. L'acte est hautement significatif. Et un tel souci de souligner le quintil ABABA ne peut ressortir ainsi de la seule lecture des éditions de 1861 et de 1868. La strophe du poème "Accroupissements" a pour fonction de signifier que le poète a lu la version de 1857 et Les Epaves également. J'en ai déjà parlé sur mon blog et en parler ici nous mènerait trop loin.
Dans "Accroupissements", les allusions à Baudelaire se fondent sur des éléments lexicaux, l'abondance de recours à la séquence "comme un" est le fait qui rend inutile tout débat (vers 3, à cheval sur la césure, vers 8, au milieu du premier hémistiche, variante "tel qu'un" à cheval sur la césure au vers 15, enfin tout à fait à la façon de Baudelaire qui s'inspirait de Musset en réalité le comme un est devant la césure au vers 19, puis nouvelle répétition mais dans le second hémistiche au vers 20 ce qui montre bien qu'il s'agit d'un fait exprès). Il faut ajouter la césure sur la préposition "sous" au vers 6 qui conforte l'idée d'une résonance baudelairienne des césures du poème. Il y a d'autres choses à commenter sur les césures du poème "Accroupissements", et on peut signaler à l'attention le vers 32 dans le dernier quintil, avec la césure sur le déterminant "des" : "Aux détours du cul des bavures de lumière," ce qui sonne à nouveau comme une audace baudelairienne récente. Le choix du mot suspendu à la césure devient toujours plus trivial, étonnant, difficile à justifier spontanément.
Daté de juin 1871, le poème "Les Soeurs de charité" me semble résolument exprimer la manière nouvelle de Rimbaud. L'allure syntaxique est de plus en plus déconcertante et fait déjà penser au style des "Premières communions". On sent l'émancipation du poète. Les césures audacieuses sont bien présentes, nous avons même une césure sur le mot composé qui sert de titre au poème, avec le vers 14 qui met en relief le complément "de charité" par-delà la césure.
Venons-en maintenant aux "Poètes de sept ans".
Quelques césures audacieuses sont disséminées, mais ces césures audacieuses apparaissaient déjà en 1870 avec le même mode de traitement pas trop désinvolte, et en plus Rimbaud a tendance à reprendre la même préposition "sous" déjà repérée dans le cas de "Accroupissements" et de la rime du "Châtiment de Tartufe" et il dramatise de manière encore basique la préposition "dans". On observe toutefois qu'il réexploite la préposition "avec" ("Les Pauvres à l'église" composition plus ancienne d'après nous), mais en la décalant par une audace impliquant un déterminant "la", procédé qui fait songer à Verlaine, carrément et qui prouve que ce poème a une évolution sensible et si on songe que "sur" est l'inverse de la préposition "sous" on a de nouveau un décalage à la manière de Verlaine "sur un" un peu plus bas, manière qui implique Baudelaire (et Musset, et Hugo en réalité) à cause du "comme un" clairement mis en scène dans "Accroupissements" :

Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences

A se renfermer dans la fraîcheur des latrines :

Conversaient avec la douceur des idiots

- Huit ans, - la fille des ouvriers d'à côté,

Où, pommadé, sur un guéridon d'acajou,

Il n'aimait pas Dieu ; mais les hommes, qu'au soir fauve,

La césure sur la conjonction "mais" n'est pas la plus acrobatique, mais je la relève malgré tout.
En même temps, si on compare les enjambements des "Poètes de sept ans" au "Forgeron", on se rend compte qu'il y a une vraie continuité. Rimbaud creusait déjà le sujet des enjambements dans "Le Forgeron". Mais cette comparaison permet aussi de constater que Rimbaud est dans la continuité des thèmes et préoccupations des poèmes de 1870.
Le poème "Les Poètes de sept ans" est politique. Peu importe que la date du "26 mai" corresponde réellement à la fin de la composition du poème par Rimbaud. Il est évident que cela ferait sens pour le destinataire Demeny, surtout un 10 juin, à moins de deux semaines de la fin de la semaine sanglante.
Demeny devait se dire (s'il lisait cette pièce) : voilà ce que faisait et pensait Rimbaud pendant ce temps-là. Et "Les Poètes de sept ans" est clairement un poème politique et communard. Ce qui semble empêcher de le considérer comme explicitement communard, c'est qu'il annonce une émeute et ne décrit pas l'actualité de la répression. Mais c'est un faux problème. D'abord, le 26 mai si nous acceptons cette date, Rimbaud n'est informé que par les journaux et l'événement est tout frais. Rimbaud n'a aucun recul pour préparer la composition d'un poème. Il ne vit pas à Paris. Il n'est pas dans des milieux privilégiés qui échangent des avis et de l'information continue. Rimbaud avait en plus des poèmes déjà en cours avant que ne commence la répression. En clair, le poème "Les Poètes de sept ans" a très bien pu être écrit pendant la semaine sanglante mais en étant nourri de tout ce que Rimbaud a pu penser avec enthousiasme auparavant. Et même si Rimbaud a conscience du massacre, et il va de soi que quand il envoie sa lettre le 10 juin il sait qu'on ne va pas lire naïvement son poème, il déclare son jusqu'au boutisme d'adhésion de coeur dans cette pièce.
Le poème est assez lisible. Il ne fait que 64 alexandrins. Or, du vers 21 au vers 51, nous avons un discours politique articulé des plus limpides. On peut tant qu'on veut décrire abstraitement sans contexte la révolte des 18 premiers vers, il n'en reste pas moins qu'ils préparent la lecture des vers 21 à 51. Les vers 19 et 20 sont pour leur part le début de la phrase qui se termine au vers 21 : "Il écoutait grouiller les galeux espaliers." En fait, le poète écoute des déclassés qui grouillent sur une construction pour faire la récolte sur des arbres fruitiers. Du vers 21 au vers 30, le poète décrit son attachement pour les réprouvés face à l'effroi de la Mère. Du vers 31 au vers 43, le poète aggrave son cas par son attachement à une fille d'ouvriers, l'ouvrier étant un symbole pour les révolutionnaires dans l'esprit de 1848, et donc pour les communeux. Du vers 44 au vers 51, le poète rejette la lecture forcée de la Bible et l'enrégimentement bourgeois que cela suppose ("pommadé") pour dire qu'à l'amour de Dieu qu'il hait il substitue l'amour des émeutiers, lesquels se composent bien sûr de déclassés et d'ouvriers.
Les vers 52 à 54 sont métaphoriques, mais ils concluent le discours qui vient d'être tenu. Le blanc entre les séquences de vers ne tombe qu'entre le vers 54 et le vers 55.
Les dix derniers vers, vers 55 à 64, sont métaphoriques tant qu'on veut, ils concluent un discours où les signification politiques des vers 21 à 54, une bonne moitié du poème, ont leur part. On observe une liaison par la liquidité. La chambre "prise d'humidité" permet la vision des "forêts noyées", mais l'image liquide est contenue également dans l'expression "la rumeur du quartier", ce qui aide le lecteur à comprendre l'indiscutable horizon politique du poème. La "rumeur" devient cette vague qui emporte la voile du poète et permet d'avoir tant de "forêts noyées". L'idée d'émeute révolutionnaire est explicite. Il ne peut être question de faire l'hypocrite en faisant mine de ne pas comprendre la métaphore des dix derniers vers.
L'amour des "sombres choses" est pour sa part clairement un rappel de ce qui est dit auparavant dans le poème sur le refuge des latrines de l'enfant désobéissant et sur les déclassés "puant la foire", aux "habits tout vieillots".
Notons que dans la lettre du 10 juin l'allusion aux déclassés rapproche "Les Pauvres à l'église" et "Les Poètes de sept ans", et le rapprochement ne peut que s'enrichir avec mention du poème "Le Forgeron".
Je vais arrêter là pour l'instant, mais je reviendrai sur un point métrique des "Poètes de sept ans" avec la correction de la leçon erronée "rives" pour la leçon exacte "rios". C'est un point qui ne doit pas passer inaperçu car les rimbaldiens ont tiré des conséquences de cette correction, et l'événement est récent, il date des années 1990. Et donc je voudrais expliquer ce que ça a engagé.

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