lundi 3 mai 2021

Une Raison, leur en-marche, nos lots, ces enfants : de la détermination dans "A une Raison"

Le poème "A une Raison" offre un cas singulier parmi les titres des Illuminations. La plupart du temps, les titres sont en un seul mot ou bien ils forment un groupe nominal non introduit par un déterminant : "Fête d'hiver", "Matinée d'ivresse". Rimbaud a hésité à placer le déterminant pour le poème "Ouvriers", et il l'a conservé pour "Les Ponts", dans la mesure où sa suppression aurait un effet malheureux. En revanche, les titres "Après le Déluge" et "A une Raison" partagent le fait d'être des groupes prépositionnels. Le titre "A une Raison" a une allure de dédicace à un être qui peut-être n'entend pas le poète, surtout si on l'envisage comme le correspondant d'une série de titres baudelairiens parmi lesquels "A une passante". Et, en même temps, le titre est une revendication, et c'est bien sûr l'origine de l'emploi du déterminant indéfini "une". Le poème revendique une conception qu'il oppose au monde ambiant.
Nous n'avons aucun mal à nous convaincre qu'il s'agit d'une variation du "Credo in unam" rimbaldien. L'allégorie est flanquée d'un doigt, d'un "pas", d'une "tête", et les mouvements du corps de la divinité coïncident avec l'animation d'une "Vie harmonieuse" et d'humains renouvelés. C'est le "pas" lui-même qui doit être identifié à la "levée des nouveaux hommes". Autrement dit, la déesse a pénétré ces hommes. C'est le mouvement de la tête qui est "nouvel amour". A cette aune, il n'est pas spécialement pertinent de parler pour les "enfants" ou "nouveaux hommes" d'une pleine conscience de ce qu'est la divinité. Rimbaud parle bien évidemment de la "mère de beauté" du poème "Being Beauteous", mais nous ne sommes pas expressément dans le cas de figure où ces "nouveaux hommes" sont conscients de luttre contre notre monde. En revanche, le poète s'en sert comme de valeurs témoins, il parle de "leur en-marche", il les exhibe devant nous.
Mais, en insistant ainsi à dessein sur le fait que le "doigt", le "pas" et la "tête" deviennent des parties des "nouveaux hommes", sur le fait que "cette mère de beauté" recouvre les hommes d'un "nouveau corps amoureux", je songe à introduire une précision de lecture fine concernant le quatrième alinéa. Le poète fait parler ces "nouveaux hommes". Le réflexe peut être de penser que ces hommes étaient sur le qui-vive dans l'attente de l'ordre divin chanté par la Raison. Mais j'ai introduit l'idée que bien plutôt c'est une action subreptice de la divinité en eux qui leur insuffle la vie. En quelque sorte, les paroles rapportées sont une expression spontanée de ce qu'ils ressentent en eux et c'est ce qui va unir l'idée d'une "levée des nouveaux hommes" à un désir d'élévation des fortunes et des vœux. Il faut bien concevoir cette forte intériorisation d'un sentiment de puissance qui est en eux, mais qu'il nomme la divinité, et cela devient prière faite à ses propres possibilités.
Le poète maintient ce groupe comme une valeur témoin qu'il nous présente à l'attention, il parle de "ces enfants", mais dans l'alchimie nous avons donc une divinité, une allégorie de la Raison, un groupe de "nouveaux hommes" ou "enfants" et le poète. Le poète va se joindre à ce groupe "on t'en prie". Il s'agit d'une fusion et cette fusion concerne aussi la divinité avec les "nouveaux hommes" puisqu'elle est leur force motrice, leur "en-marche". Et c'est cette idée de fusion qui donne son sens à l'alinéa final : "Arrivée de toujours, qui t'en iras partout !" Il s'agit d'une idée de circulation universelle, qui implique la totalité du temps et de l'espace : "partout" et "toujours", selon un mode d'expression qui n'est pas étranger à la religion chrétienne. On peut penser par exemple au "comminotorium" écrit en latin par Saint-Vincent de Lérins. Je ne le cite pas simplement parce que j'ai habité à Cannes, mais parce qu'il a proposé une formule qui a eu un certain succès : "Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus" qui veut dire "Tenir pour vérité de foi ce qui a été cru partout, toujours et par tous." Peu importe que Rimbaud ait connu directement cette formule ou non. Il est clair que le poème de Rimbaud sent la rhétorique d'église, et ceci, afin comme dans "Génie", de s'y opposer par l'affrontement le plus immédiat. Et le poème s'intitule "A une Raison", il s'agit bien de définir une "vérité de foi" et parmi les trois critères (l'universalité, l'antiquité et l'unanimité), Rimbaud retient les deux premiers : l'universalité "partout" dernier mot du poème et l'antiquité dressée en éternité "toujours". Il va de soi que l'unanimité n'existe pas dans pareil affrontement. Et pour bien souligner la circulation universelle de cette Raison, le poète joue non seulement sur les échos entre les adverbes "toujours" et "partout", mais sur les échanges de phonèmes entre les deux formes "Arrivée" et "iras", puisque la différence de sens qui permet d'opposer les deux verbes s'accompagne d'une inversion dans la succession phonétique : "Arri...", "iras".
Comme les enfants auxquels il se joint, le poète va tutoyer la déesse qui est une force interne qu'il reconnaît en lui : "qui t'en iras" pour le poète et "Elève" ou "change nos lots" pour les enfants.
Profitons de ce que nous avons ainsi bien ancré la référence à une rhétorique religieuse pour commenter un passage qui peut passer pour anodin dans le poème : "Change nos lots". Il s'agit bien évidemment de la qualité de leurs destinées. Dans ce poème, les mots "lots" et "fortunes" sont de quasi synonymes. Mais je trouve qu'il importe d'insister sur le sens de rhétorique religieuse du terme "lots".
Pour le faire, je vais citer un extrait significatif du roman Thérèse Desqueyroux de François Mauriac. Mauriac a écrit, peu avant Thérèse Desqueyroux, un roman dont le titre interpelle le rimbaldien en moi Le Désert de l'amour. Je ne l'ai pas encore lu, mais je l'ai quelque part dans mes piles de livres. Récemment, j'ai lu aussi son roman plus tardif de 1951 Le Sagouin et j'ai trouvé amusant le passage où le personnage accusé d'être comme une "pétroleuse" se remémore une image célèbre du journal Le Monde illustré, périodique que nous connaissons bien puisque Coppée y publiait pas mal de pré-originales de ses nouvelles, de ses poèmes des Humbles et de ses Promenades et intérieurs, concurremment avec le journal Le Moniteur universel. Il va de soi que le sentiment d'une écriture mauriacienne influencé par la lecture attentive de Rimbaud est diffus, mais je pense que ce n'est pas négligeable. Toujours est-il que, dans le roman qui porte son nom, Thérèse Desqueyroux, grande lectrice de Paul de Kock et des Causeries du lundi, se plaint de son "lot", précisément. Au début du roman, Thérèse Desqueyroux a obtenu une ordonnance de non-lieu dans une affaire d'empoisonnement de son mari, lequel est toujours en vie et participe avec toute la famille à sauver les apparences en évitant la condamnation à sa femme. Le roman va nous plonger dans le passé de cette femme dont les souvenirs de bonheur sont tous antérieurs à son mariage, un mariage qui ne lui a pas été imposé, qu'elle a choisi comme un "refuge", mais qu'elle a extrêmement mal vécu. Au chapitre III, nous avons un récit autour de Thérèse qui se souvient et évalue son passé :
   Du fond d'un compartiment obscur, Thérèse regarde ces jours purs de sa vie - purs mais éclairés d'un frêle bonheur imprécis ; et cette trouble lueur de joie, elle ne savait pas alors que ce devait être son unique part en ce monde. Rien ne l'avertissait que tout son lot tenait dans un salon ténébreux, au centre de l'été implacable - sur ce canapé de reps rouge, auprès d'Anne dont les genoux rapprochés soutenaient un album de photographies. D'où lui venait ce bonheur ? Anne avait-elle un seul des goûts de Thérèse ? Elle haïssait la lecture, n'aimait que coudre, jacasser et rire. Aucune idée sur rien, tandis que Thérèse dévorait du même appétit les romans de Paul de Kock, les Causeries du lundi, l'Histoire du Consulat, tout ce qui traîne dans les placards d'une maison de campagne.
Le terme "lots" s'entend clairement comme "parts de bonheur réservés à l'homme ou à la femme". Thérèse pense à son "lot", à "son unique part en ce monde" "de joie". On a bien l'idée d'une part de bonheur accordé par une balance mystique, divine. On retrouve l'idée baudelairienne des fées qui se penchent sur les berceaux pour accorder des dons définitifs. La "Raison" va endosser ce rôle contre des fées absurdes et contre Dieu et le christianisme, mais elle va aussi changer les lots, permettre une élévation des parts de bonheur, et cela vient de la pensée d'immédiateté du rapport au monde typique de Rimbaud. Je trouve remarquable dans le poème "A une Raison" cette expression "change nos lots" représente la transition rebelle. C'est l'expression d'un reproche à Dieu : "Oh ! Dieu, quel est mon lot ? Ne me le fais pas si maigre ?" et bien sûr en même temps l'appel à une insurrection contre le sort : "changeons tout ça !" Ce n'est pas le passage le plus anodin du poème quelque part.
Et on constate que l'intérêt du poème, ce n'est pas de déterminer si Rimbaud se répète une énième convulsivement qu'il ne croit pas à sa révolte, comme le soutiennent plusieurs personnes récemment.
Ce poème est aussi admirable par sa façon de se tourner sur lui-même. Le poème est très court, ramassé sur lui-même, ce qui devrait rendre les reprises du poème bien sensibles à la lecture. Il faut admirer comment le début des cinq alinéas correspond à une percussion ou entrée en scène : "Un coup de ton doigt..." "Un pas de toi!" "Ta tête...", "Arrivée...", cas à part peut-être du verbe "Elève..." et à quel point les fins d'alinéas soulignent l'idée de propagation : "nouvelle harmonie", "leur en-marche", "le nouvel amour !" et "qui t'en iras partout", avec toujours en cas à part le quatrième alinéa : "on t'en prie".
Il va de soi que la reprise du verbe "commencer" renforce une construction du sens complètement évidente : "et commence la nouvelle harmonie", "crible les fléaux, à commencer par le temps." Il va de soi que le poète ne parle pas de l'abolition du temps, qui serait donc une négation de la vie. Rimbaud oppose la "Vie harmonieuse" qu'il appelle de ses vœux en implorant l'universelle "Raison" à tout ce qui est corrupteur dans le temps, et précisément j'en reviens à l'idée avancée quasi au début du présent article c'est que la Raison agit en nous, est intériorisée par les "enfants", on a bien l'idée qu'elle peut se dissiper, manquer de vigueur en nous. C'est ça que raconte le poème.
Je conseille pour s'en faire quelque peu une idée de se reporter au récit de "La Chambre double", le cinquième des petites poèmes en prose du Spleen de Paris. Tout n'est pas à comparer entre "A une Raison" et "La Chambre double", mais Baudelaire évoque une allégorie qui vient pour triompher du temps. Je l'avais déjà annoncé dans mon article sur "A une Raison" paru en mai 2000 dans le numéro 16 de la revue Parade sauvage, mais Baudelaire développe des idées sur lesquelles il est clair que Rimbaud rebondit :
Sur ce lit est couchée l'Idole, la souveraine des rêves.
On pensera au dernier vers de "Voyelles" au passage, puisque le poète baudelairien s'avoue subjugué par les "yeux" de la terrible apparition. Il va de soi que le poème de Baudelaire s'écarte un peu de la logique plus exaltée du poème "A une Raison". Le poète des Fleurs du Mal parle plus trivialement de "mirettes" et la féerie vire à la fantasmagorie du prosaïque, car le poète baudelairien n'est pas ramenée à la réalité prosaïque en tant que telle, mais à une sorte de folie de la réalité triviale :
Oh ! oui ! le Temps a reparu ; le Temps règne en souverain maintenant ; et avec le hideux vieillard est revenu tout son hideux cortège de Souvenirs, de Regrets, de Spasmes, de Peurs, d'Angoisses, de Cauchemars, de Colères et de Névroses.
Et ce qui est intéressant au plan du rapprochement avec le poème de Rimbaud c'est bien évidemment que la "Sylphide, comme disait le grand René," correspond à une magie paradisiaque qui s'oppose au Temps qui s'égrène lourdement.
Je vous assure que les secondes maintenant sont fortement et solennellement accentuées, et chacune, en jaillissant de la pendule, dit : "Je suis la Vie, l'insupportable, l'implacable Vie !"
La pensée de Baudelaire vire malheureusement au solipsisme clownesque, et Rimbaud prend nettement ses distances avec le désir de mort baudelairien, il faut donc bien lire plus subtilement l'idée d'une remise en cause du "temps" que dans le poème de Baudelaire où le discours part en vrille avec une pensée réductrice de désespéré, sinon de cas désespéré :
Il n'y a qu'une Seconde dans la vie humaine qui ait mission d'annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur.
Je ne perds pas de vue qu'un rapprochement est également envisagé entre le passage du poème "Elève l'importe où..." et le titre de petit poème en prose "Anywhere out of the world", et sans exclure la pertinence du rapprochement je m'empresse évidemment de prévenir que Rimbaud ne pense pas comme Baudelaire. Rimbaud n'aime pas la réponse simpliste provocatrice. Il se joue autre chose dans sa poésie.
Maintenant, il resterait à commenter "Matinée d'ivresse" dans l'optique d'une lecture enchaînée à "A une Raison". Il est clair que les "enfants" sont pris en part positive dans "A une Raison". Si les deux poèmes sont liés l'un à l'autre, ce n'est pas "Matinée d'ivresse" qui va permettre d'interpréter ironiquement la célébration des "nouveaux hommes", c'est au contraire le poème "A une Raison" qui ne donnant aucune prise à une lecture ironique permet de supposer que l'expression "sous les rires des enfants" est à envisager avec un fort sentiment de la nuance dans le cas de "Matinée d'ivresse"...

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