jeudi 1 juin 2017

Du neuf sur "Mouvement" d'Arthur Rimbaud

Le poème "Mouvement" a été important dans mon devenir de critique rimbaldien, même si à l'heure actuelle je n'ai jamais publié d'étude de ce poème. Rimbaud était au programme en deuxième année de DEUG à l'Université de Toulouse le Mirail, et j'avais su produire une copie où je montrais que loin de m'être hermétiquement clos le poème me suggérait une lecture extrêmement fouillée au plan socio-politique. A l'époque, la lecture attendue au sein des universités (1996), n'était pas précisément socio-politique. Ce qui était attendu, c'était la relation aux idées vagues que nous pouvions nous faire sur la poétique du "voyant". Le mot "mouvement" devait être associé à la forme du poème, mais encore les formules : "lumières inouïes", "nouveauté chimique", "fortune chimique personnelle", "terribles soirs d'étude", "l'extase harmonique", devaient toutes être rapportées à l'entreprise du poète qui veut se faire "voyant". J'avais la meilleure note, mais la correction en rouge me suggérait qu'il était dommage de ne pas avoir travaillé cette question. Les meilleures copies d'autres élèves avaient tourné autour de cette idée que le poème parlait de lui-même, sinon de la création poétique. Moi, j'avais directement lu un poème engagé critiquant son époque. J'ai proposé par la suite des versions remaniées de ce travail universitaire à des fins de publication, mais d'autres de mes études ont eu la priorité, notamment l'article sur "A une Raison" qui fut mon premier article publié dans la revue Parade sauvage, parce qu'il était considéré comme le meilleur de ceux que j'avais écrit. En 2002, j'avais encore peu d'articles à mon actif, mais une étude de Bruno Claisse m'a pris de court, puisqu'il a ainsi fait connaître publiquement avant moi une lecture socio-politique de "Mouvement", d'abord dans le cadre d'une conférence à laquelle je fus présent en février 2002, ensuite sous la forme d'un article dans la revue d'études rimbaldiennes Parade sauvage.
Depuis lors, je n'ai jamais eu la patience de refondre entièrement mon article à des fins de publication. Le problème se pose également pour mon autre grande étude inédite de "Nocturne vulgaire" où là encore, au plan de la publication, j'ai été pris de court par Bruno Claisse qui a publié un article novateur sur "Nocturne vulgaire" aux conclusions proches des miennes, précisément dans le numéro de la revue Parade sauvage où figurait mon premier article sur "A une Raison".
Pourtant, l'étude que j'ai effectuée sur "Mouvement" a conservé toute son importance et devrait permettre un débat.
Précisons qu'à l'époque je n'avais pas su envisager qu'il était question du train aux vers 1 et 3 du poème "Mouvement", faute d'avoir identifié le lexique ferroviaire dans "mouvement de lacet" et "célérité de la rampe". L'américain Michael Riffaterre avait identifié le sens ferroviaire de l'expression "mouvement de lacet", mais il n'avait rien su en faire, à tel point que cela lui servait d'argument pour dire que nous pouvions lire à peu près ce que nous voulions dans le texte poétique rimbaldien. Steve Murphy avait attiré l'attention de Bruno Claisse sur cette considération de Riffaterre, et le chercheur douaisien a ainsi pu repérer une série importante d'allusions au monde du train dans un grand nombre de poèmes des Illuminations à partir d'une abondante étude lexicale.
En revanche, Bruno Claisse n'est pas du tout satisfaisant en ce qui concerne l'étude de la forme. Sur le vers libre, il développe les considérations rythmiques qu'il croit lumineuses d'Henri Meschonnic, alors qu'elles sont assez dérisoires. Sur ce sujet, il faut rappeler qu'Antoine Fongaro avait publié un ouvrage Segments métriques dans la prose d'Illuminations, dans les années 1990, où il prétendait identifier subrepticement les mesures du vers camouflés dans la disposition en prose. L'étude de Fongaro était expressément dépréciative, il n'y voyait qu'une tricherie maligne. Cette étude fut démontée par les approches des spécialistes de versification se réclamant peu ou prou des travaux de Benoît de Cornulier, et celui-ci lui-même a mis en pièces le procédé adopté par Fongaro pour identifier des alexandrins, puisque Fongaro ne respectait aucune règle historique, notamment en fait de césures. Surtout, un argument de poids venait de ce que tout texte peut se décomposer en petits groupes de syllabes. Fongaro prenait une phrase, découpait un groupe de trois syllabes, un groupe de cinq, un groupe de quatre et un groupe de sept syllabes, puis il affirmait que Rimbaud avait utilisé des vers de trois, cinq, quatre et sept syllabes dans sa phrase. L'ironie des métriciens était cinglante : pouvait-on s'attendre à trouver des segments de 3,6 syllabes dans une phrase ? Toutefois, Fongaro n'était pas le seul à envisager cette idée d'un découpage syllabique quelque peu comparable au travail de la poésie en vers. D'autres l'avaient fait avant lui, et même après l'ironie cinglante de Benoît de Cornulier, au moins moi et Michel Murat soutenons qu'il y a bien eu un travail en ce sens-là de la part de Rimbaud.
Pour le poème "Mouvement", Fongaro avait proposé un découpage complet que je suis d'autant plus tenté de reprendre fidèlement, qu'après tout "Mouvement" est l'un des deux poèmes en vers libres des Illuminations.
Dans la foulée du travail de Fongaro, j'ai à l'époque insisté sur des faits qui, aujourd'hui, sont complètement inaudibles auprès des spécialistes des questions de forme en poésie. Par exemple, en physique, le mouvement s'oppose au repos. Or, si "Mouvement" est un poème de 26 vers, il est remarquable que "Le mouvement" en début de vers 1 ait pour réponse "Repos" au vers 14, le début de la seconde moitié du poème, abstraction faite du découpage en quatre strophes (ou séquences). A cela s'ajoute que le vers 14 et le vers final 26 font tous deux cinq syllabes et supposent tous deux une coordination avec "et", d'un côté des noms, de l'autre des verbes : "Repos et vertige", "Et chante et se poste". Remarquons encore les liens phonétiques "po(s)" entre "Repos" et "se poste".
Parce qu'aucune lecture immédiate ne saurait être sensible à un tel rapprochement entre deux vers éloignés l'un de l'autre, cette remarque ne devrait avoir aucun avenir dans le domaine des études rimbaldiennes, selon le credo des chercheurs ambiants.
Autre point important, les vers 19 et 20 du poème "Mouvement" sont remarquables pour la syllabation. Le vers 19 pose déjà un problème d'établissement du texte. Brandissant un fac-similé du poème, Antoine Fongaro prétendait qu'il n'était pas écrit "au-delà", mais "en delà". Steve Murphy prétend que la correction s'est effectuée en sens inverse de "au-delà" à "en dela". N'ayant pas la possibilité de consulter moi-même directement les manuscrits (je ne suis pas assez important pour recevoir l'autorisation d'une si prestigieuse consultation), je ne saurais moi-même trancher la question. Comme je m'appuie ici sur l'antériorité de Fongaro, je vais donner la leçon "en dela" dans les citations, mais cela ne signifie en aucun cas que je lui donne raison.
Mais ce point n'est pas le plus crucial. Ce qu'avait surtout mis à jour Fongaro c'était le jeu assez évident avec la forme de l'alexandrin au vers 19 : "On voit, roulant comme une digue en delà de la route hydraulique motrice", nous avions selon Fongaro, et j'ai tendance à être d'accord avec lui, la suite d'un octosyllabe et d'un alexandrin, mais Fongaro, si ma mémoire ne me trompe (car j'ai perdu son livre dans une inondation et n'ai pu le retrouver depuis), expliquait lui-même qu'il y avait carrément dans ce vers comme une suite de trois fois six syllabes "- On voit, / roulant comme une digue / en delà de la route / hydraulique motrice[...]". A cause des voyelles à élider ("digue en dela" et "route hydraulique"), le décompte syllabique ne pose pas ici de difficulté particulière. Certains pourront peut-être contester le découpage entre "route" et "hydraulique". Quelques-uns ne proposeraient-ils pas "roulant comme une digue / en dela de la route hydraulique / motrice", avec un "e" élidé cette fois à "hydraulique" ? Je n'en sais rien. Mais, personnellement, je suis très sensible à cette lecture 6/6/6 où finalement on peut lire deux alexandrins enchevêtrés. La forme "hydraulique motrice" aurait fait un hémistiche tout à fait acceptable dans la tradition classique qui n'admettait pas les rejets, mais qui acceptait les enjambements. Ici, les deux adjectifs font corps sur toute l'étendue d'un virtuel hémistiche. Or, quand, reprenant le travail où Fongaro l'a laissé, je lis le vers 20 qui suit, je sens nettement la frappe d'un alexandrin romantique banal au dix-neuvième siècle avec le rejet expressif du groupe prépositionnel "sans fin" : "Monstrueux, s'éclairant + sans fin, - leur stock d'études[.]" 
Il est très difficile de parler de ce genre de lecture à césure pour un poème en vers libres. Dans un poème en alexandrins, on peut comparer avec la césure des autres vers. Ici, il faut comparer des vers qui n'ont pas le même nombre de syllabes, et, du coup, il n'est guère de comparaisons possibles en-dehors de la musique 6/6/6 à la fin du vers qui précède.
Toutefois, le décompte des syllabes pour le vers 20 n'est pas problématique, aucune élision, aucun problème de diérèse ou synérèse. Nous avons nettement une ligne de douze syllabes et Rimbaud qui avait tant lu et composé d'alexandrins ne devait pas être le dernier à prendre conscience qu'il aurait pu glisser le vers 20 de "Mouvement" dans un quelconque de ses poèmes en alexandrins.
Le rejet "sans fin" est expressif, il a un effet de sens particulièrement habituel à ce genre de jeu avec les frontières métriques : césures ou entrevers.
Pour l'instant, le débat sur un Rimbaud jouant dans la prose ou le vers libre avec le décompte des syllabes est au point mort. Le fait est aggravé par une définition du vers libre, anachronique!, qui en exclut son inventeur, Rimbaud ! On applique au(x) vers libre(s) de Rimbaud une définition qui peut convenir aux successeurs : Marie Krysinska, Gustave Kahn,... ou bien à des initiateurs dans d'autres langues comme Walt Whitman. Mais, outre qu'il reste à déterminer dans le cas de Walt Whitman si nous sommes bien dans une problématique formelle du vers libre comparable aux cas français, ce n'est pas à Gustave Kahn, Marie Krysinska et autres surréalistes postérieurs à légiférer pour Rimbaud.
Les années passent, et je vois bien que ce problème de la syllabation des vers libres et des poèmes en prose n'intéresse plus du tout la recherche rimbaldienne. Il est vrai que certains gardes-fous sont nécessaires pour ne pas s'illusionner comme l'a fait Fongaro sur la présence possible de vers tout au long d'un texte en prose.
Mais il est d'autres raisons pour lesquelles je souhaite un jour publier ma lecture du poème "Mouvement".
Pour continuer sur la forme, j'ai relevé la distribution des répétitions de mots dans "Mouvement" et je l'ai trouvée très significative. A cela s'ajoute une idée originale que j'ai eue et qui n'apparaît pas dans l'étude publiée par Claisse. J'ai remarqué que les huit premiers vers qui forment une séquence ou strophe sur le manuscrit parlaient de "voyageurs" en les décrivant dans un contexte éprouvant et épique, tandis qu'à l'inverse les vers 9 à 13, les cinq premiers vers de la seconde "strophe" ou séquence rebaptisaient ces personnages des "conquérants du monde" en les présentant dans un cadre plus conforme à l'idée de voyage "Le sport et le comfort voyagent avec eux ; / Ils enmènent [....]" (note: Rimbaud a bien orthographié ainsi "enmènent"). Cela me semble une technique de composition ironique qui appelle le commentaire.
Enfin, présent à la conférence initiale de Bruno Claisse sur le poème "Mouvement", j'ai pris la parole dans les interventions du public qui ont pu suivre pour dire que je n'étais pas du tout d'accord avec sa lecture du vers 25 "-Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?-" Bruno Claisse considère qu'il y a une seule voix dans ce poème, alors que je considère que le vers 25 est l'expression rapide et éphémère d'une autre voix qui s'oppose au "couple de jeunesse". Ma lecture du poème, c'est que nous avons un tableau qui est comme commenté par un guide : "On voit..." au vers 19, et le vers 25 serait l'intervention d'une personne dans le public.
Ma lecture peut être remise en cause par le fait que le vers 25 ne soit pas simplement ouvert par un tiret, mais encadré par deux tirets, ce qui équivaut à deux parenthèses, mais, même dans le cas d'une expression entre parenthèses, la question a l'air d'un discours rapporté, puisque "ancienne sauvagerie" s'oppose clairement à "couple de jeunesse". Bruno Claisse penche pour une sorte d'hésitation du poète, alors que je considère qu'il y a un jeu d'opposition à l'oeuvre dans les derniers vers. La question du vers 25 s'attaque au "couple de jeunesse", mais elle est évacuée par le lapidaire vers 26 final qui clôt le poème et donc le discours par une expression verbale militante "et se poste", "Et chante" étant déjà une forme affirmée d'engagement de la lutte.
J'espère donc un jour publier ma lecture, et puis aussi bien sûr que cela entraînera un débat sur la bonne lecture qui reste à faire de la fin de ce poème.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire