Au début de l'année 1836, Alfred de Musset qui n'a que 25 ans publie un roman intitulé La Confession d'un enfant du siècle. Ce roman serait en partie la transposition d'une expérience vécue avec la romancière George Sand, mais à la mesure d'un fort travestissement artistique. Malgré sa célébrité, ce roman est un échec littéraire complet à l'exception du deuxième chapitre de la première partie, chapitre historique qui peut se détacher aisément de l'ensemble. Pour le reste, le roman charrie les clichés et se traîne dans une analyse psychologique sur laquelle nous n'avons aucune prise, tant l'intrigue est insignifiante et peu étoffée. Même la plume de Musset ne brille d'aucun talent particulier, sinon à de rares intervalles, ce qui ressort plus nettement encore de la comparaison avec le morceau de bravoure qu'est le chapitre que nous avons distingué.
Pourtant, dans ce roman, Musset a affiché des ambitions. Le titre est éloquent : La Confession d'un enfant du siècle. Le mot "confession" au singulier est conforme au genre, mais il rappelle les titres au pluriel de Rousseau et Saint-Augustin : Les Confessions. L'idée d'un "enfant du siècle" rejoint des préoccupations romantiques claires dans les années 1830, quand sous la monarchie de Juillet on se rappelle la récente Révolution française et l'épopée napoléonienne, car Musset s'inscrit pleinement dans les discussions de son époque. Ce chapitre II qui seul sauve le roman est moins une pensée personnelle qu'un rendu stylisé d'une certaine opinion de son temps. Ce chapitre II contient des métaphores politiques partagées par un poète tel que Victor Hugo : l'aurore énigmatique sur ce siècle nouveau, le bateau menacé de naufrage, métaphores qui se retrouvent dans l'oeuvre rimbaldienne. Mais la prétention de Musset est de définir un mal du siècle nommé désenchantement. A s'en tenir toujours au second chapitre de la première partie, ce discours sur le désenchantement a bien l'air d'un très bon témoignage d'époque, mais soudainement, à partir du chapitre trois, Musset nous impose un rétrécissement du point de vue demeuré célèbre : le mal du siècle ne va plus guère concerner que la désillusion amoureuse qui entraîne à la débauche et à la jalousie morbide. Dès lors, on ne comprend plus en quoi il peut être question d'un "mal du siècle", nous n'avons que l'histoire d'un vice qui échoue à rendre hommage à la vertu. Libertin et corrompu, le narrateur fait commencer son récit par l'histoire d'une trahison... non pas d'une femme, ni d'une future épouse, mais d'une maîtresse ! Avec cette sorte d'excuse en poche, l'amant trompé joue la grande scène de coeur en mal d'amour absolu, mais se livre à la débauche. Nous avons droit, comme c'est souvent le cas avec Musset, à un regret de la charité, de la belle morale chrétienne, mais pour s'avouer ne plus y croire, et pire encore pour passer son temps à blasphémer. Sainte-Beuve n'a pas tort quand il fait remarquer que Musset blasphème sans retenue en assimilant la débauche triste à des métaphores christiques. L'hypocrisie saute aux yeux, et cette hypocrisie concerne bien l'auteur par-delà la figure du narrateur. Musset n'en a en réalité que faire de l'attitude pieuse, mais il n'assume pas cette laideur de son âme. On ne peut mieux résumer ainsi la pensée de Musset : le vice qui échoue à rendre hommage à la vertu. Ce n'est que dans le dernier tiers du roman que se dessine une nouvelle histoire d'amour pour une femme plus âgée, charitable, Brigitte, et que se met en scène le drame réel auquel voulait en venir le roman : blessé dans son désir d'absolu, Octave est un libertin, corrompu, qui aspire à l'image de l'amour pur, mais cela ne passe pas par une façon de régler sa vie, mais par l'exaspération d'une jalousie maladive. Certes, le discours du narrateur ne va pas sans l'exposition d'idées assez fines sur la psychologie humaine, mais la finesse est plus en surface qu'en profondeur, puisque tout cela sonne faux et arrangé. En plus de cela, il nous faut faire semblant de croire que Brigitte, sinon la première maîtresse ayant trompé Octave, sont des figurations indirectes de George Sand. Cela est d'autant plus suspect que la note de ce roman reprend des discours tenus par Musset dans ses oeuvres avant la rupture avec Sand, avant même leur liaison. Il y a des comparaisons évidentes à faire avec Lorenzaccio, Rolla et bien d'autres textes, ce qui fragilise l'idée d'une personnalité octavienne correspondant à la souffrance nouvelle de Musset après la tromperie de George Sand à Venise. Rien de tout cela ne tient vraiment la route. Nous sommes face à un mauvais effort d'exploration du réel par la fiction romanesque. Evidemment, jaloux, Octave impose son libertinage à celle qu'il aime.
Si on y prête attention, le récit de Musset contient peu d'actions, elles sont parsemées comme à titre indicatif et ce qui domine c'est les raisonnements d'Octave l'alter ego de Musset, raisonnements sur lesquels nécessairement nous n'avons que peu de prise. Les poncifs s'enfilent comme sur un collier de perles. Nous sommes loin de la qualité des oeuvres qui, moralement aussi hypocrites ou non, font la gloire de Musset.
Le texte des "Déserts de l'amour" est très différent. L'action domine et si les récits sentent la débauche il n'est pas question de la jalousie. Les deux formes de confession ne correspondent pas vraiment. Il n'en reste pas moins que l'ensemble en prose de Rimbaud fait fortement songer au roman de Musset, et en tout cas à un modèle d'écrit romantique qui demande une enquête du côté du René de Chateaubriand, peut-être même du côté de l'Adolphe de Benjamin Constant, etc.
Les Déserts de l'amour sont précédés d'un "Avertissement" qui n'invite pas tant à cerner le modèle des poèmes en prose sur le rêve que le modèle des récits romantiques propices à une analyse psychologique de soi valant généralisation pour toute une génération, sinon pour tout un siècle, toute une époque : "comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes". Il s'agit à l'évidence d'une oeuvre dans l'esprit du René de Chateaubriand.
En attendant de relancer une enquête sur les oeuvres qui de loin en loin auraient favorisé l'émergence du projet rimbaldien des Déserts de l'amour, je relève tout de même le passage suivant : "ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier." Ce "ému jusqu'à la mort" renvoie selon moi assez nettement au "triste jusqu'à la mort" de plusieurs poèmes de Lamartine, donty le Jocelyn est nettement présent en filigrane dans la nouvelle Un coeur sous une soutane, et nous retrouvons la métaphore du basculement d'époque avec l'idée du "matin" opposable à la "nuit du siècle dernier". Nous trouvons un écho possible avec le titre du roman de Musset ponctué par le mot "siècle", mais citons ici les fins des chapitres III et V de la première partie du roman de Musset : "[...] je n'osai le rappeler une seconde fois ; et, mettant mes deux mains sur mon visage, je demeurai enseveli dans le plus profond désespoir"[,] et "Ainsi parlait Desgenais, d'une voix mordante, au milieu du silence de la nuit." Ces deux passages font suite à une intervention du conseiller immoral qu'est Desgenais. Le premier récit de l'ensemble rimbaldien se termine ainsi : "- Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit." Le second où il est question de laisser "finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit", se termine sur une formule qui rappelle et la fin du "Bateau ivre" et les pleurs d'Octave : "Vrai, cette fois, j'ai pleuré plus que tous les enfants du monde."
Je n'affirmerai pas qu'il y a ainsi de discrètes réécritures de Musset, Rimbaud s'inspire peut-être d'autres oeuvres similaires. Ce qu'on peut affirmer en revanche, c'est que Les Déserts de l'amour s'inscrivent nettement dans une tradition romantique du roman d'introspection qu'accompagne le désenchantement. Il me semble qu'analyser ces récits comme des rêves, c'est passer à côté de l'essentiel.
Maintenant, il me reste à apprécier un autre point important.
Dans cet "Avertissement" qui précède les deux récits, le "jeune homme" est présenté comme libre de toute attache : "sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît", et comme un rebelle à la société qui se veut ordre et beauté : "fuyant toute force morale". Enfin, cet ennui et ce trouble ont amené le héros à l'idée du suicide : "il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale"'. Il est déjà question, je pense à la saison, des "erreurs" du personnage et d'une "Âme" à sauver de l'égarement. En clair, nous avons plusieurs points qui permettent de retrouver la rébellion de la prose liminaire du livre Une saison en enfer. Le malheur, c'est que nous ne possédons probablement pas un récit complet, mais une partie seulement de ce que devait être Les Déserts de l'amour. Les comparaisons avec Une saison en enfer ne sauraient être infinies. Rimbaud en avait-il écrit plus ? Le texte des Déserts de l'amour nous est parvenu dans un ensemble Forain-Millanvoye qui contient un recopiage paginé de plusieurs poèmes de Rimbaud première manière et quelques poèmes en vers datés de mai 1872. Selon toute vraisemblance, il s'agit d'un récit composé dans les cinq premiers mois de l'année 1872. Nous aurions pu avoir une première forme de "saison en enfer". Rimbaud était-il allé plus loin ? Rien n'interdit de le penser. Rimbaud et Verlaine ne sont partis pour la Belgique que le 7 juillet 1872, et quand Verlaine réalisera que les lettres de Rimbaud ont été lues par certains de ses amis il prétendra pour donner le change qu'il s'agissait d'un texte en prose du type des Déserts de l'amour, sauf que le titre en était La Chasse spirituelle. Il accusera sa femme d'avoir détruit une oeuvre importante de Rimbaud et nous n'avons pas lieu d'en douter. Mathilde a toujours démenti, mais un aveu inquiétant a percé quand même, puisqu'elle admet avoir détruit des manuscrits de poèmes en vers finalement publiés tels que "Voyelles". Il me semble fort court de penser que Verlaine se trompait et qu'il avait oublié que le dossier des manuscrits était chez Forain à leur départ et non chez Mathilde. Il est beaucoup plus judicieux de penser qu'il y avait tout un ensemble de poèmes détenus par Mathilde, en partie équivalent à ce que détenait Forain. Une preuve aisée à établir selon laquelle il y avait des doublons des dossiers de poèmes de Rimbaud, c'est que les manuscrits remis à Forain sont la plupart du temps de la main de Verlaine. Verlaine avait dû recevoir des manuscrits autographes. Autre fait important, ce n'est qu'après la mort de Verlaine que les manuscrits de Forain et Millanvoye ont refait surface publiquement, et donc le texte ainsi intitulé Les Déserts de l'amour. Or, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle de la perte irréparable d'une oeuvre en prose. Il s'agit bien évidemment de parler de cette Chasse spirituelle, puisque dans sa vie publique c'est ce texte-là que Verlaine reproche à la famille Mauté d'avoir utilisé pour lui nuire. Si Jacques Bienvenu défend une thèse selon laquelle Verlaine a inventé l'existence de cette Chasse spirituelle, nous ne comprenons pas pourquoi il suppose que, dans Les Poètes maudits, Verlaine parle des "Déserts de l'amour" et non de La Chasse spirituelle, il parle nécessairement de La Chasse spirituelle à cet endroit, et alors soit il ment sur l'existence de ce texte, soit ce texte a existé et selon toute vraisemblance il doit s'agir d'une version des "Déserts de l'amour", éventuellement plus fournie dans l'hypothèse d'un texte dont l'écriture pourrait s'être prolongée de mai à juillet 1872, puisque le dossier Forain-Millanvoye ressemble fort à un dossier remis à Forain au mois de mai lui-même, vu son contenu. En effet, cette coïncidence d'un manuscrit des "Déserts de l'amour" retrouvé sur le tard à la suite d'une production n'excédant pas le mois de mai 1872 flatte très clairement l'idée, déjà soutenue dans le passé par Bouillane de Lacoste, que Les Déserts de l'amour soient une version, antérieure ajouterions-nous, du texte de La Chasse spirituelle.
On pourrait répliquer qu'en 1883 Verlaine ne fréquente plus Rimbaud et qu'il peut ignorer la transmission des manuscrits du côté de Forain. Il est vrai qu'il ignorait soit la transmission à Forain, soit la survie des manuscrits du côté de Forain et Millanvoye. Forain lui a-t-il fait croire qu'il n'avait plus rien ? En tout cas, c'est un fait : les manuscrits remis à Forain ont échappé à ses enquêtes pour retrouver des créations de Rimbaud. En revanche, malgré les belles phrases de Mathilde selon laquelle Verlaine eût été mieux avisé de demander à ses amis des manuscrits, Verlaine ne pouvait pas ignorer qu'il avait laissé chez lui des lettres et des poèmes de Rimbaud, car là on ne lui demande pas de se souvenir de ce qu'a fait Rimbaud, de ce qu'a vu Rimbaud, mais de ce qu'il a fait et vu, lui ! Ensuite, il n'est pas question de la mémoire de Verlaine plus de dix ans après les faits, puisque Verlaine a dû réagir sur le sujet dès la fin de l'année 1872. A la fin de l'année 1872, Verlaine sait pertinemment qu'il a laissé des écrits de Rimbaud, poèmes et lettres, chez sa belle-famille, et Rimbaud, tout aussi concerné, était à ses côtés qui ne l'a pas démenti.
Maintenant, il reste plein de mystères avec les héritiers de Paul Verlaine et de Mathilde Mauté de Fleurville, héritiers qui se trouvent devoir être en partie les mêmes à cause du fils de leur union. Verlaine a été capable d'exploiter une version du Sonnet du Trou du Cul dans le recueil Hombres, mais aussi une version du "Pantoum négligé" dans Jadis et naguère, il avait visiblement des dossiers de ses propres manuscrits, puisqu'il publiait des poèmes plus anciens dans ses recueils des années 1880. Quand Verlaine est décédé, bien des documents rimbaldiens ont pu repasser entre les mains de la famille Mauté. Il y a un truc invraisemblable, c'est qu'en toute bonne logique il y a dû y avoir un héritage maximal des manuscrits qui étaient toujours détenus par Verlaine en 1896. En gros, on ne peut pas exclure que des manuscrits rimbaldiens réapparaissent de ce côté-là, ainsi que quantité de manuscrits verlainiens, et pour les manuscrits rimbaldiens il pourrait même ne pas être exclusivement antérieurs au départ pour la Belgique du 7 juillet 1872, puisque nous ne pouvons pas manquer d'envisager, fût-ce à titre d'hypothèse, que Verlaine ait détenu quelques manuscrits dans les années 1880. Pourquoi pas, par exemple, "Paris se repeuple", "Dévotion", "Démocratie" ? Telle est l'épaisseur du mystère.
En tout cas, malgré les incertitudes et les avis divergents entre critiques, je tiens à plaider pour un rapprochement saisissant entre les "aperçus psychologiques" des Déserts de l'amour, alias La Chasse spirituelle selon moi, et la "prodigieuse espèce d'autobiographie psychologique" qu'est Une saison en enfer, car c'est capital à la démarche de tout lecteur des oeuvres de Rimbaud. Nous avons la même question d'une révolte morale conduisant à la mort et le même conflit avec l'idée d'une mort soeur de charité, cette expression "soeur de charité" étant un lieu commun de la littérature du dix-neuvième siècle : elles apparaissent dans l'oeuvre de Balzac, l'expression revient à plusieurs reprises, au moins deux, dans le roman de Musset et plusieurs poèmes de second ordre portent ce titre et étaient publiés dans les revues d'époque, tant la poésie n'était pas qu'une occupation de grands écrivains voués à la postérité.
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